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NFFN - Comité permanent

Finances nationales


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES FINANCES NATIONALES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mardi 8 octobre 2024

Le Comité sénatorial permanent des finances nationales se réunit aujourd’hui, à 9 h 4 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-233, Loi concernant l’élaboration d’un cadre national sur le revenu de base garanti suffisant.

Le sénateur Claude Carignan (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Bonjour, tout le monde.

Avant de commencer, je voudrais demander à tous les sénateurs et aux autres participants qui sont ici en personne de consulter les cartes sur la table pour connaître les lignes directrices visant à prévenir les incidents liés au retour de son. Veuillez tenir votre oreillette éloignée de tous les microphones à tout moment. Lorsque vous n’utilisez pas votre oreillette, placez-la, face vers le bas, sur l’autocollant placé sur la table à cet effet.

Merci à tous de votre coopération.

Bienvenue à tous les sénateurs et à toutes les sénatrices, et aussi à tous les Canadiens qui nous regardent sur sencanada.ca

Je m’appelle Claude Carignan, sénateur du Québec et président du Comité sénatorial permanent des finances nationales.

J’aimerais maintenant demander à mes collègues de se présenter, en commençant par ma gauche.

Le sénateur Forest : Bonjour à tous nos invités. Éric Forest, sénateur indépendant de la division sénatoriale du Golfe, au Québec.

Le sénateur Gignac : Bonjour. Clément Gignac, du Québec.

Le sénateur Loffreda : Bonjour et bienvenue. Tony Loffreda, de Montréal, au Québec.

[Traduction]

La sénatrice Pate : Kim Pate. Je vis ici, sur le territoire non cédé et non abandonné des Algonquins Anishinabeg.

La sénatrice Kingston : Bienvenue. Joan Kingston, du Nouveau-Brunswick.

La sénatrice Ross : Bonjour. Krista Ross, du Nouveau-Brunswick.

La sénatrice MacAdam : Jane MacAdam, de l’Île-du-Prince-Édouard.

La sénatrice Marshall : Elizabeth Marshall, de Terre-Neuve-et-Labrador.

Le sénateur Smith : Larry Smith, du Québec.

[Français]

Le président : Merci beaucoup, honorables sénateurs et sénatrices.

Aujourd’hui, nous continuons notre étude du projet de loi S-233, Loi concernant l’élaboration d’un cadre national sur le revenu de base garanti suffisant, qui a été renvoyé à ce comité par le Sénat du Canada le 18 avril 2023.

Nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui par vidéoconférence Niigaan Sinclair, professeur à l’Université du Manitoba. Bonjour, monsieur Sinclair. Nous accueillons également Guy Caron, ancien député fédéral et maire actuel de la Ville de Rimouski. Il est également en vidéoconférence, car il n’avait pas envie de venir voir ses anciennes amours à Ottawa. En présentiel, nous accueillons enfin Benjamin Roebuck, ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels, Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels.

Bienvenue. Je vous invite à faire une courte introduction en commençant par M. Sinclair, qui sera suivi de M. Caron et de M. Roebuck.

Monsieur Sinclair, la parole est à vous.

[Traduction]

Niigaan Sinclair, professeur, Université du Manitoba, à titre personnel : [Mots prononcés en langue autochtone]. Je suis heureux de comparaître. Je viens de vous saluer dans ma langue d’ici, le territoire visé par le Traité no 1. Je suis un Anishinabe de la Première Nation de Peguis. Je suis également très fier d’être membre signataire du Traité no 1 ici, à Man-into-wahpaow, ou Wînipêk, qui est maintenant connue comme étant la ville de Winnipeg, mais qui fait allusion à une bien plus longue série de sept Premières Nations, de plusieurs centaines de communautés métisses et, bien sûr, de toutes nos différentes relations inuites qui font maintenant partie de notre territoire elles aussi. Meegwetch de m’avoir invité, et j’ai hâte de prendre la parole aujourd’hui.

[Français]

Le président : Merci beaucoup. Monsieur Caron, la parole est à vous.

Guy Caron, ancien député fédéral et maire de la Ville de Rimouski, à titre personnel : Bonjour, monsieur le président. Merci de me recevoir. Cela me rappelle de bons souvenirs, effectivement. Je suis désolé de ne pas être avec vous en personne. Le manque de connexion aérienne entre Rimouski, Montréal et Ottawa, qui n’existait pas au moment où j’étais député, m’empêche malheureusement de pouvoir faire le voyage. Je suis très heureux d’être parmi vous sur Zoom pour parler du revenu minimum garanti. J’ai une présentation que je vais lire en français, mais je peux répondre aux questions en français ou en anglais.

En 1989, la Chambre des communes a approuvé à l’unanimité la motion du chef néo-démocrate Ed Broadbent, qui avait pour objectif d’éliminer la pauvreté au Canada d’ici l’an 2000, soit de 1989 à 2000.

En 2000, on avait vu autant de pauvreté, sinon plus qu’il y en avait 11 ans auparavant. Est-ce que c’était un exercice de démonstration de vertu? Peut-être, mais s’attaquer à la pauvreté devrait être une priorité pour toute nation industrialisée ou post-industrialisée qui possède la richesse collective requise pour le faire.

La pauvreté est un immense gâchis, un gaspillage éhonté de ressources humaines. Nous perdons le talent de centaines de milliers de personnes, voire de millions de personnes, qui ne pourront jamais contribuer positivement à la société en raison de leur état ou ne pourront jamais devenir des artistes, des entrepreneurs ou des bénévoles, en faisant ce qu’ils aiment faire dans cette seule vie qu’ils ont à vivre, en raison de la crainte de devenir pauvres. Ils peuvent être pauvres. S’ils sont pauvres actuellement, ils ne peuvent se sortir de la spirale de la pauvreté, parce que la survie au quotidien prime sur leurs aspirations ou parce que la stigmatisation subie empêche leur épanouissement.

Je suis un économiste. J’ai longtemps rejeté la notion d’un revenu de base en la jugeant irréaliste, mais plus maintenant. Je ne crois pas en un modèle de revenu de base universel, dont les difficultés politiques ou économiques ont été largement démontrées, mais je crois fermement qu’un revenu minimum garanti et inconditionnel est possible et tendrait à tout le moins vers l’élimination de la pauvreté la plus abjecte.

En 2017, je suis devenu, à ma connaissance, le premier candidat à la direction d’un parti politique majeur à proposer la mise en œuvre d’un tel revenu de base. C’était au cœur de mon programme.

Le modèle que j’ai proposé n’était pas universel, mais inconditionnel. Il s’agissait d’une garantie, par le gouvernement fédéral, que tout ménage au Canada devrait avoir un revenu au moins équivalent au seuil de faible revenu, qui est déterminé par la taille du ménage et la taille de la municipalité où ce dernier réside.

Les ménages dont le revenu était supérieur au seuil de faible revenu ne recevraient pas d’allocation. Ceux qui se situaient sous ce seuil pourraient faire une demande, un peu comme les prestataires d’assurance-emploi le font, pour recevoir une allocation complémentaire leur permettant d’atteindre ce seuil de faible revenu.

Évidemment, si les conditions du ménage changeaient et que les revenus dépassaient le seuil de faible revenu, il appartiendrait à ce ménage de déclarer le changement de situation, comme on le fait actuellement pour l’assurance-emploi, et les montants versés en trop pourraient être réclamés lors du dépôt de la déclaration de revenus suivante.

Il est illusoire de penser qu’un tel programme peut se réaliser à coût nul par l’élimination de programmes sociaux et de mesures fiscales. Certains d’être eux, qui sont déjà une forme de revenu de base, comme la Sécurité de la vieillesse et le Supplément de revenu garanti, pourraient être éliminés. De même, l’assurance-emploi deviendrait caduque, à tout le moins pour les allocations sous le seuil de faible de revenu.

Ce serait une mesure fiscale, ce qui minimiserait les possibilités de confrontation avec les provinces. Il faudrait cependant que les provinces prennent des mesures pour limiter l’augmentation des coûts, et donc minimiser les risques d’inflation. Le contrôle des loyers me vient en tête, entre autres, comme mesure qui pourrait permettre de limiter l’inflation et faire en sorte qu’il n’y ait pas d’abus de la part des provinces pour profiter de cette garantie de revenus.

Cette proposition de ma part a été attaquée par ma gauche comme par ma droite. L’argument de la gauche était que l’élimination de programmes sociaux accompagnant la création de ce revenu minimum garanti pourrait accroître la pauvreté. Une personne avec un handicap devrait assumer plus de dépenses qu’une personne ayant le même revenu, mais sans handicap. C’était une objection qui pouvait se justifier et qui était légitime. Un revenu minimum garanti doit effectivement tenir compte de ces réalités.

La critique de la droite portait sur le fait que le revenu minimum garanti dissuaderait les gens de travailler. Vous êtes sûrement au courant. Cependant, de tous les projets pilotes qui ont été réalisés, il n’y a pas d’évidence claire qu’il s’agit d’un désincitatif sérieux au travail. Je lisais la présentation du directeur parlementaire du budget qui parlait d’une diminution potentielle de 1,5 % par rapport aux objectifs qu’atteindrait un revenu minimum garanti; on parle d’un impact minime. Il n’est pas prouvé qu’un revenu minimum garanti encouragerait la paresse. Il pourrait, en revanche, permettre à une personne de prendre le temps de trouver un emploi mieux adapté à ses capacités, mais aussi à ses aspirations, plutôt qu’un emploi mal rémunéré dans lequel elle se sentirait piégée.

De fait, un revenu minimum garanti bien conçu permettrait d’éliminer le piège de l’aide sociale; c’est un désincitatif qui existe actuellement, qui est bien réel et qui prévaut dans plusieurs programmes sociaux bien intentionnés. Le revenu de base garanti serait beaucoup plus simple à administrer, éliminant ainsi une lourdeur bureaucratique certaine, et permettant de rediriger ces ressources vers un usage plus productif.

Un tel programme serait coûteux, certes. J’avais estimé les coûts à l’époque de 30 à 40 milliards de dollars par année en 2017, avant la pandémie de la COVID. Pendant la pandémie, nous avons vécu une situation où la Prestation canadienne d’urgence a permis à des millions de Canadiens de traverser la crise. C’était une forme de revenu de base plus conditionnelle, mais je crois qu’il est possible d’atteindre des objectifs ambitieux comme l’élimination de la pauvreté, mais pour cela, il faut y mettre les ressources nécessaires.

Or, nous vivons actuellement une crise de pauvreté. J’ai vu le témoignage de Mme Jao, qui parlait d’une étude qui avait été effectuée par un économiste de Harvard, Sendhil Mullainathan. Celui-ci démontrait que la pauvreté entraîne une diminution de 13 points du quotient intellectuel. Cela ne veut pas dire que parce qu’on est pauvre, on est moins intelligent. Cela veut dire que si l’on est pauvre, beaucoup plus de ressources mentales sont consacrées à la simple survie au quotidien. Il y a donc beaucoup moins de place dans notre cerveau — on faisait une analogie avec une bande passante — pour être productif au travail ou penser à être un membre productif de la société.

Cette perte de quotient intellectuel équivaut à devoir travailler le lendemain de façon constante sans avoir dormi la nuit précédente. La pauvreté entraîne des coûts humains, des coûts sur la personne et des coûts à la société. Une personne peut devenir pauvre à cause de mauvais choix qu’elle a faits et, bien souvent, c’est la pauvreté qui entraîne les mauvais choix qui sont faits par la suite. Comme société, nous devons pouvoir nous donner les outils pour lutter contre la pauvreté et récupérer tout ce potentiel perdu, non seulement pour l’individu, mais aussi pour la société. C’est la raison pour laquelle le projet de loi S-233 nous permettrait d’étudier les possibilités en vue d’avoir un programme efficace et de remplir les objectifs qui seraient fixés par le gouvernement. Cela serait un pas dans la bonne direction pour prendre la place de programmes sociaux qui sont ciblés, mais lourds à administrer. Il y aurait effectivement des coûts à tout cela, mais dans la perspective de l’élimination de la pauvreté abjecte, ces coûts devraient être étudiés et pris au sérieux. Merci.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Caron.

Benjamin Roebuck, ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels, Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels : Merci et bonjour à tous et à toutes. Merci de m’accueillir ce matin.

[Traduction]

Nous nous trouvons sur le territoire non cédé et non cédé du peuple algonquin anishinabe. Le jour de la vérité et de la réconciliation, nous nous sommes rassemblés pour honorer la présence et la résilience durables des communautés des Premières Nations, des Inuits et des Métis.

Les appels à la justice 4.5 et 16.20 du rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées demandent au gouvernement du Canada d’établir un revenu de subsistance annuel garanti. Je suis heureux de comparaître pour voir comment le Canada respectera son engagement envers la réconciliation.

Le Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels est une ressource indépendante pour les victimes et les survivants au Canada. Nous sommes un organisme fédéral indépendant du ministère de la Justice qui relève directement du ministre à titre de conseiller spécial. Notre mandat consiste en partie à veiller à ce que les décideurs soient au courant des problèmes systémiques qui nuisent aux victimes et aux survivants d’actes criminels et à ce que le gouvernement comprenne ses obligations au titre des dispositions quasi constitutionnelles de la Charte canadienne des droits des victimes.

La violence entre partenaires intimes est une épidémie au Canada. Je vais lire une citation d’une survivante qui a participé à une étude avec mon équipe de recherche avant ma nomination au poste d’ombudsman, en 2022. Elle a dit ce qui suit :

J’ai quitté une relation abusive. Je ne pouvais pas laisser les enfants [à la maison] en toute sécurité, j’ai arrêté de travailler. Mon mari a essayé de me tuer. Je devais trouver un moyen de sortir de ça en gardant les enfants en sécurité et en les faisant sortir aussi. J’ai tout fait pour les garder en sécurité, y compris en laissant tout derrière moi. Nous sommes partis avec les vêtements sur notre dos. Je n’étais même pas habillée correctement parce que je n’avais pas le droit d’avoir accès à des vêtements appropriés. Mon mari m’a laissé 14 cents.

Vous avez des garde-manger pour mettre votre nourriture, et je garde la mienne rangée et cachée dans mon véhicule avec mes enfants. Nous mangions une fois par jour. Les enfants avaient toujours à manger. Je m’en suis passé, mais ils avaient toujours au moins un repas par jour. Mon véhicule a eu tellement de contraventions.

[…] parce que j’ai eu le courage et la force de dire : « ça suffit ».

Les personnes de tous les genres subissent de la violence conjugale, mais les femmes sont touchées de façon disproportionnée. Chaque année, au Canada, plus de 100 000 femmes sont victimes de violence conjugale. Les femmes autochtones et les femmes handicapées sont plus à risque en raison de l’inégalité systémique. De nombreuses survivantes subissent une commotion cérébrale ou un traumatisme cérébral, ce qui peut compliquer et prolonger leur rétablissement.

La violence entre partenaires intimes retire les femmes du marché du travail de façon disproportionnée. Beaucoup doivent recommencer leur vie sans avoir accès aux ressources dont elles ont besoin pour payer le premier et le dernier mois de loyer, pour s’acheter de nouveaux vêtements ou en acheter à leurs enfants, pour leur acheter des jouets, des appareils technologiques, de la nourriture et des fournitures scolaires ou pour payer des meubles, des moyens de transport et les frais juridiques afin de pouvoir se battre devant le tribunal de la famille pour la garde de leurs enfants.

Notre bureau a récemment reçu une plainte d’une survivante qui avait été victime d’un comportement coercitif et contrôlant. Son partenaire a menti à la police et aux services sociaux et a pris leurs enfants. Son principal revenu était l’Allocation canadienne pour enfants. Elle doit maintenant des milliers de dollars à Revenu Canada parce qu’elle a touché la prestation sans avoir accès à ses enfants.

En 2021, une étude du Centre canadien pour l’autonomisation des femmes a révélé que 95 % des survivantes de l’échantillon avaient été victimes d’exploitation économique et de manipulation financière de la part de leur partenaire. De nombreux agresseurs ont contracté des dettes au nom de leur partenaire afin de limiter la cote de crédit dont elles auraient besoin si elles s’échappaient.

La Charte canadienne des droits des victimes garantit aux victimes d’actes criminels le droit à la protection contre l’intimidation et les représailles. Nous devons faire mieux. Il faut agir pour prévenir les féminicides, appuyer l’égalité entre les sexes et aider les gens qui doivent recommencer à zéro à cause de la violence.

Je crois que nous devons aux victimes et aux survivants d’élaborer un cadre qui garantira leur indépendance financière, leur sécurité et leur dignité. Je recommande que le cadre soit très élaboré en consultation avec les gens qui auront accès aux prestations.

[Français]

Le président : Merci beaucoup, monsieur Roebuck.

Monsieur Sinclair, nous revenons maintenant à votre présentation d’ouverture.

[Traduction]

M. Sinclair : Meegwetch, merci. Je m’excuse. Je pensais que nous ne faisions qu’une série d’introductions. Évidemment, vous pouvez voir que je ne suis pas à Ottawa lorsqu’il s’agit de comprendre les procédures de ce genre de travail. Je vais vous parler aujourd’hui de deux choses.

Tout d’abord, la notion de revenu minimum garanti n’est pas quelque chose qui sort de nulle part. Ce n’est pas une idée aléatoire et arbitraire. En tant que Canadiens, si nous nous mettions en cercle, par exemple, et que nous nous demandions tour à tour ce qui est canadien, nous en arriverions à des réponses comme la démocratie, les soins de santé, le multiculturalisme et la liberté d’expression. Ce que nous ferions, c’est analyser et poser la question : d’où viennent ces choses-là? La réponse serait inévitablement qu’elles ne sont pas venues d’Europe. Ce ne sont pas des idées qui venaient des Européens qui sont arrivés de sociétés extrêmement xénophobes, qui étaient basées sur des connaissances, qui étaient centralisées, particulièrement avec le roi et le pape ou l’église, et qui, absolument… il n’y avait pas de liberté d’expression, aucune capacité d’adopter d’autres cultures, si ce n’est de dire que notre culture est la seule façon de vivre et, par-dessus tout, d’apporter la civilisation aux personnes qui étaient perçues comme étant non civilisées, sauvages et inférieures ou déficientes par rapport à la supériorité des gens qui venaient ici.

Lorsque les nouveaux arrivants sont venus, ils ont vu des gens siéger à des conseils et assis en cercles en train d’échanger des idées collectivement dans un gouvernement égalitaire au sein duquel tout le monde avait son mot à dire, et ce fut l’invention de la démocratie. Ils ont aussi commencé à comprendre que tout le monde pouvait dire quelque chose, et ce, sans que cela n’entraîne la mort ou une punition. C’est ce qu’on appelle la liberté d’expression.

Ils ont aussi été témoins de l’idée selon laquelle, dans une société où tout le monde est important, où ils ont entendu le terme Kanata — le mot iroquois qui signifie « le village », qui allait finir par devenir le pays… lorsque les Européens ont été exposés à ce terme et qu’ils ont commencé à l’utiliser pour décrire ce qu’ils recherchaient, ce qu’ils cherchaient et qu’ils voyaient, ce dont ils parlaient, c’était d’un collectif de gens qui se souciaient les uns des autres, qui s’occupaient les uns des autres, qui avaient adopté les nouveaux arrivants — voilà le multiculturalisme — et partageaient leurs biens et leurs ressources. C’est cela, la richesse d’un village.

Le terme original Kanata est « le village ». Il s’agit de l’idée que nous sommes tous importants et que tout le monde doit être pris en considération. Par conséquent, dans le cas des personnes qui ont, par exemple, de la nourriture, des médicaments ou des ressources, leur devoir et leur obligation en tant que dirigeants au sein de la communauté est de veiller à ce que tout le monde mange, et c’est ainsi que fonctionnait initialement le leadership dans les communautés autochtones, presque partout dans les plus de 600 Premières Nations, les centaines de collectivités métisses et, bien sûr, les dizaines de collectivités inuites dans le Nord. Le premier critère est : Partagez-vous? C’est le critère relatif au leadership au sein de nos communautés.

Lorsque les nouveaux arrivants, les Européens — plus tard, les Canadiens — ont été témoins de ce mode de vie, ils ont fini par créer l’État providence, l’idée selon laquelle, si on perd son emploi ou si on souffre d’une façon ou d’une autre, on a accès à l’aide sociale ou à l’assurance-chômage ou aux médicaments, au système de soins de santé, qui a également été inventé par les peuples autochtones.

Ce sont les peuples autochtones qui nous ont donné tout ce qui est canadien. Les politiques d’aide sociale qui s’appliquent maintenant à nos vies étaient autochtones en leur centre. Elles n’ont pas été inventées par les Européens. Bien entendu, les Européens ont eu des choses importantes à dire en cours de route et, bien sûr, ont joué un rôle important pour ce qui est de légiférer et de les introduire plus tard dans la Constitution, de les intégrer dans les lois et les politiques, puis, elles sont devenues le tissu social ou le statu quo que nous considérons comme étant canadien aujourd’hui, mais il ne fait aucun doute qu’elles sont intrinsèquement autochtones.

Le revenu de base garanti est la plus autochtone des idées autochtones. C’est la prémisse selon laquelle tout le monde compte. Il ne s’agit pas que d’un événement où nous décidons de porter un chandail orange une journée par année. Si nous devions mettre en œuvre un revenu de base garanti, nous adopterions le principe selon lequel tout le monde compte, les personnes qui ne peuvent peut-être pas se nourrir, celles qui ne peuvent pas se servir par elles-mêmes, celles qui ne peuvent pas avoir les mêmes possibilités que tout le monde, ont leur place à la table, ont droit à leur part du festin. Et, tout comme à l’occasion d’un festin dans presque toutes les communautés autochtones du pays, on nourrit d’abord les enfants, les personnes qui ne peuvent pas se nourrir par elles-mêmes et les aînés, ce qui est précisément l’objectif de cette politique, de cette prémisse, de ce projet de loi. Il s’agit d’envisager non seulement une idée autochtone, mais aussi la plus canadienne des idées canadiennes.

Voilà qui m’amène à mon premier point, c’est-à-dire que, si nous devions être à la hauteur de notre statut de kanatiens, ou Canadiens, nous devrions respecter l’idée d’un revenu de base garanti, parce que ce serait la notion la plus fondamentale de ce que nous sommes en tant que pays. C’est ce qui nous distingue de nos voisins du Sud et des pays du monde entier. En fait, c’est la démocratie, les soins de santé et le multiculturalisme. L’idée que tout le monde compte, c’est ce que le Canada exporte dans le reste du monde. Les Casques bleus des Nations unies en sont un exemple. Il s’agit d’une autre idée autochtone que les Canadiens, les Européens, ont apprise des peuples autochtones et qu’ils ont donc apportée au monde.

Cela m’amène au deuxième point, à savoir que, si nous voulons réaliser la réconciliation, tous les grands rapports, qu’il s’agisse de la Commission royale sur les peuples autochtones, des 94 appels à l’action de Vérité et réconciliation, des 231 appels à la justice du rapport sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées… chacun de ces documents est au cœur du principe fondamental selon lequel les personnes que nous avons abandonnées, celles que nous avons oubliées ou qui ont été marginalisées dans la société, se sont retrouvées, en conséquence, enlisées dans la pauvreté, prises dans une expérience de surveillance policière excessive et plongées dans des situations de grand danger. Si nous devons rectifier le tir et nous attaquer à ce problème à quelque niveau que ce soit, le revenu de base garanti sera un principe qui est au cœur de notre façon de procéder, en milieu urbain comme en milieu rural, et qui évoquera la réconciliation.

J’en ai parlé dans tout le pays lors de nombreux événements. De fait, j’ai écrit à ce sujet dans mon livre, juste ici. Il porte sur les principes fondamentaux du Canada, qui commencent aux endroits mêmes où on a fait les premiers pas de la colonisation dans les Prairies. Il n’est pas surprenant que ces principes, ces solutions, viennent des Prairies, de lieux comme Dauphin, où nous avons vu la mise en œuvre d’un revenu de base garanti. Pour toutes les raisons dont mon collègue vient de parler il y a un instant, non seulement il atténuera le problème des conflits dans les foyers et de ceux dans les collectivités… ou même l’idée qu’il rendra les gens plus intelligents ou qu’ils auront la possibilité de le devenir plus, c’est un principe fondamental de la réconciliation.

Si nous ne mettons pas ce revenu en œuvre, il nous manquera un facteur important,c’est-à-dire que personne ne se souciera des relations si on s’inquiète de ne pas avoir à manger, d’avoir sa maison…

Le président : Merci.

M. Sinclair : Meegwetch, merci beaucoup.

[Français]

Le président : Merci, monsieur Sinclair. C’est très intéressant. Nous allons commencer la période des questions.

[Traduction]

La sénatrice Marshall : J’ai une question d’ordre général à poser à tous nos témoins, mais je voulais commencer par M. Caron. Je me demandais quel genre de recherches vous avez effectuées et ce que chacun des témoins envisage comme revenu de subsistance de base. Le terme signifie différentes choses pour différentes personnes.

L’an dernier, nous avons entendu l’homme qui présidait le groupe de travail de la Colombie-Britannique sur le revenu de base. Il a témoigné devant le comité, et il a dit qu’il s’agissait de l’étude la plus exhaustive qui ait été faite sur le revenu de base au Canada et peut-être, selon lui, dans monde entier. Il n’était pas favorable à l’idée de partir de rien et de mettre en œuvre un nouveau programme de revenu de base. Il favorisait plutôt celle de miser sur les programmes existants pour que les gens qui ont des besoins différents soient traités différemment, et c’est le programme de revenu de base qu’envisageait son groupe de travail.

Monsieur Caron, pourriez-vous commencer? Qu’aviez-vous envisagé? Dans votre déclaration préliminaire, j’ai cru comprendre que vous ne recherchiez pas un programme universel. Vous avez mentionné la notion de supplément, ainsi que la possibilité d’éliminer les programmes sociaux existants, ce qui n’était pas la recommandation du groupe de travail de la Colombie-Britannique. Pourriez-vous essayer de répondre à toutes ces questions, s’il vous plaît?

M. Caron : Merci beaucoup pour les questions.

Vous avez raison de dire que le revenu de base est un sujet très complexe parce qu’il signifie beaucoup de choses pour bien des gens. Nous avons examiné divers exemples dans le passé, comme le revenu annuel de citoyenneté, qui donne le même montant à tout le monde comme un droit de citoyenneté. En Alaska, il y a un programme qui répartit essentiellement les revenus tirés des ressources naturelles extraites de l’État, et ceux-ci sont remis aux citoyens sous forme de droits de citoyenneté. Il y a le revenu de base universel, dont on a fait la promotion comme étant la distribution d’argent à tout le monde dans le but de s’assurer que chacun a un revenu qui lui permet de subvenir à ses besoins, dont nous récupérerons ensuite une grande partie par l’intermédiaire du régime fiscal en tant que version universelle.

Ce que je préconise, c’est essentiellement que l’on utilise le système que nous avons actuellement. Nous avons un seuil de faible revenu qui est déterminé par Statistique Canada; ainsi, nous savons où se situe le niveau de la pauvreté, et nous pouvons en fait, par des moyens financiers, atteindre ce niveau et le garantir à tout le monde au pays. Évidemment, ce projet a un coût. J’aime bien le professeur Kevin Milligan, qui, soit dit en passant, vient aussi de la Colombie-Britannique. Nous avons parlé du revenu de base et de l’impossible trinité. On ne peut pas établir un programme qui distribue beaucoup d’argent au même coût pour le Trésor public que les programmes actuels et, en même temps, essayer de récupérer assez d’argent pour qu’il n’y ait pas d’incidence sur les incitatifs au travail. On ne peut atteindre que deux de ces objectifs.

La principale opposition à l’idée du revenu de base en arrive toujours à l’idée que les gens ne voudront plus travailler. Je ne suis pas d’accord, parce qu’il est toujours question d’emplois à faible salaire où les gens sont obligés de faire ce travail. Nous parlons essentiellement d’esclaves salariés parce qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’occuper ces emplois peu rémunérés. À ce stade, je vous demanderai quelle est la productivité de ces gens lorsqu’on est obligé d’accomplir une tâche pour laquelle on sait qu’on pourrait être en mesure de faire mieux. La personne pourrait être un artiste, comme je l’ai dit. Elle veut peut-être démarrer une entreprise, mais elle a peur de le faire parce que, si cela ne fonctionne pas, elle va sombrer de nouveau dans la pauvreté. En fin de compte, cette garantie ouvre des possibilités pour les gens, et c’est ce que je demande.

La sénatrice Marshall : Puis-je entendre les autres témoins à ce sujet? Je sais, monsieur Roebuck, que vous parliez des victimes de violence familiale. Avant même qu’une personne décide de quitter un partenaire violent, elle a besoin de soutien. Lorsque vous parlez d’un revenu de subsistance de base, songez‑vous à quelque chose pour tout le monde, ou pensez-vous que divers groupes ont des besoins différents?

M. Roebuck : Je pense que je serais en faveur d’une évaluation des revenus ou d’un seuil de revenu pour ce type d’approche complémentaire. Je ne suis pas économiste, loin de là; je suis criminologue et victimologue. Toutefois, je pense que les gens peuvent se sentir pris au piège lorsqu’il n’y a pas de possibilité visible de partir et d’avoir du soutien. Selon moi, l’une des plus importantes préoccupations à ce chapitre concerne la capacité de fournir les nécessités de la vie aux enfants. Si les options sont vraiment limitées, c’est difficile.

[Français]

Le sénateur Forest : Merci aux témoins d’être parmi nous.

Ma première question s’adresse à M. Caron. Il est difficile de ne pas l’appeler « Guy », puisqu’on a fait un peu un parcours inverse. Ils ont vraiment un très bon maire à Rimouski. Ils en avaient un qui était pas mal et maintenant, ils en ont un bon.

Monsieur Caron, vous avez, avec beaucoup de justesse, parlé de votre projet de revenu à seuil, et non pas universel. Je veux vous amener sur le terrain municipal, parce qu’on le sait, l’impact de la pauvreté signifie qu’il y a une partie de ces coûts qui sont assumés directement par les municipalités. Je pense notamment à l’itinérance et au logement, où les municipalités doivent s’investir financièrement en ayant une structure financière qui n’est absolument pas adaptée, compte tenu du fait que 75 % des revenus des municipalités sont issus de l’impôt foncier, donc des services aux immeubles, et non aux personnes.

Pourriez-vous nous illustrer à quoi peuvent ressembler l’impact et les coûts financiers de la pauvreté pour une ville comme Rimouski?

M. Caron : Merci de la question, monsieur le sénateur.

Vous ne serez pas surpris de constater que je suis d’accord avec vous sur l’ensemble de ce que vous avez dit. Les coûts sont immenses et beaucoup plus importants qu’auparavant. Vous savez très bien que pour les municipalités, au Québec comme au Canada, les gouvernements des villes, les maires et les conseils municipaux sont là en grande partie pour offrir des services aux bâtiments, comme la tuyauterie, la canalisation, les routes et ainsi de suite.

Aujourd’hui, la réalité est différente. On a besoin de travailler pour la communauté et, au bout du compte, pour les programmes sociaux auxquels on contribue. On voyait cela à Montréal et à Québec auparavant, dans les grandes villes; maintenant, on voit cela dans des cités régionales comme Rimouski. On parle de pauvreté, et on a justement inauguré hier de nouveaux bureaux pour Moisson Rimouski-Neigette, qui est la banque alimentaire de la région. Ils ont dû doubler la superficie pour combler les besoins de la population en général. On a reçu du financement pour faire fonctionner un refuge pour itinérants à Rimouski, une ville de 50 000 habitants. C’est une situation qu’on n’avait pas vraiment vue avant la COVID-19. Aujourd’hui, on a besoin de financement. La ville doit payer pour un bâtiment, des infrastructures et des ressources pour lutter contre la pauvreté, qui devient de plus en plus systémique.

Comme vous l’avez mentionné, nos revenus ne sont pas adaptés pour cela. La taxe foncière est une taxe sur la richesse; elle n’est pas conçue pour payer ou contribuer à l’investissement pour des problèmes sociaux récurrents. Malheureusement, à cause de la Constitution et des volontés des gouvernements, fédéral et provincial, nous sommes encore dans ce piège où, dans la plupart des cas, plus des deux tiers des revenus proviennent des taxes foncières.

Il y a toute une réflexion à faire sur le rôle des municipalités comme gouvernement de proximité, mais oui, la situation est toujours pire pour les municipalités qui, bien souvent, n’ont pas les moyens de faire face à ces crises engendrées par la pauvreté.

Le sénateur Forest : Vous avez été député fédéral et vous avez un peu montré votre philosophie lorsque vous avez brigué la chefferie du Nouveau Parti démocratique. Vous comprenez la complexité des relations entre le fédéral et les provinces. Et là, on ne parle même pas des municipalités, qui sont des espèces d’êtres dont la paternité et la maternité appartiennent aux provinces.

Comment envisager un revenu de base garanti dans un contexte où les champs de compétence peuvent être énormément partagés, compte tenu des filets sociaux qui sont, dans certains cas, de compétence provinciale, et dans d’autres cas, de compétence fédérale? Comment peut-on, dans un contexte aussi complexe, en arriver à cheminer vers un revenu de base?

M. Caron : C’est une excellente question, monsieur le sénateur.

En premier lieu, ce n’est pas une allocation; ce n’est pas un programme comme l’assurance-emploi, par exemple, ou encore des allocations comme la Sécurité de la vieillesse, qui ont engendré ces questions au fédéral et au provincial et qui ont créé des conflits par le passé.

Le revenu de base ou le minimum garanti proposé serait une mesure fiscale, donc elle serait utilisée et gérée au moyen de l’impôt, et non des ressources d’allocation. Il y aurait des négociations ou des discussions avec les provinces qui seraient nécessaires. Est-ce que cela inciterait les provinces à éliminer l’aide sociale, étant donné le revenu minimum garanti, et ce, qu’il y ait un programme social ou non? Ce sont des questions qu’il faudrait étudier. Le conflit a déjà existé par le passé et continuera d’être une préoccupation. Le fait qu’il s’agisse d’une mesure fiscale, et non d’une allocation, minimise le problème. Si l’objectif est d’éliminer la pauvreté, les provinces pourraient y trouver leur compte également. Le projet de loi S-233 n’est pas un modèle qui est présenté, mais il vise l’établissement d’un cadre national pour donner les conditions nécessaires à la mise en œuvre d’un revenu minimum garanti. Ce que je propose est un modèle. Il y a des difficultés à envisager. Toutefois, si on a un cadre, on pourra le faire plus efficacement, avec des objectifs et des lignes directrices qui seraient clairs et, espérons-le, mesurables.

Le sénateur Gignac : Bienvenue aux témoins. Je vais questionner mon confrère économiste. Monsieur Caron, merci d’être avec nous ce matin. En fait, je suis curieux de voir votre réaction à la décision du Québec. En 1997, ce dernier a mis sur pied un rapport d’experts qui ont analysé le sujet du revenu minimum garanti. On sait que le Québec est le champion toutes catégories au Canada pour ce qui est du filet de sécurité sociale. Le Québec a à peu près tous les programmes sociaux. Il est en avance sur les autres provinces. Il ne s’agit pas de montrer un manque de sensibilité. On est tous en faveur de la lutte contre la pauvreté, cela ne fait aucun doute. Si le gouvernement du Québec, après avoir lu ce rapport du comité d’experts, avait rejeté l’idée, la barre est haute pour qu’on puisse me convaincre que ce serait une bonne idée.

Donc, ma première question est la suivante : vous avez sans doute pris connaissance de ce rapport. Quelle est votre réaction, votre opinion?

M. Caron : Je me souviens de l’avoir lu. Je ne suis pas en désaccord avec le fait que le Québec ne pourrait pas avoir un revenu de base efficace. Pour qu’elle soit efficace, la mesure doit être canadienne, et non pas québécoise. Un revenu de base au Canada serait assumé par le gouvernement fédéral, par l’Agence du revenu du Canada pour l’ensemble des provinces. Au Québec, le champ était beaucoup plus limité.

J’avais lu le rapport dans une perspective où on a mis l’accent sur les désincitatifs au travail. Dans la mesure où la question a été étudiée, c’était pertinent, mais cela s’est fait dans le contexte de ce qui avait été proposé au comité. J’avais lu le rapport et je l’avais trouvé intéressant. Il contribue au débat, à savoir la conclusion ultime que le revenu de base n’est pas adéquat. La réponse est partiellement exacte, dans le sens où le Québec n’a pas la capacité et l’étendue des programmes sociaux requises pour avoir un revenu de base tel qu’il était proposé. C’est la raison pour laquelle je ne l’ai jamais proposé pour les provinces ou même pour les municipalités.

Je vais revenir aux municipalités rapidement, en complément de ce que le sénateur Forest a demandé. Il y a des villes aux États-Unis qui mettent de l’avant un revenu de base. On parle de Chicago, Milwaukee et quelques autres grandes villes. Elles ont la possibilité de le faire, parce qu’elles ont une diversification des revenus. Les municipalités du Québec et du Canada ne l’ont pas, donc on ne pourrait pas le faire. Le Québec — où la diversification des revenus existe pour les mêmes raisons, mais où la capacité est moindre que celle d’un gouvernement plus central, qui pourrait le faire pour l’ensemble des provinces —, pour cette raison, serait moins bien préparé à mettre de l’avant un revenu minimum garanti.

Le sénateur Gignac : Il y a quand même des économistes de renom qui ont plusieurs réserves par rapport à cela. Pierre Fortin, qui avait été à l’origine d’initiatives gouvernementales sur le plan des garderies et de l’assurance parentale au Québec, et Jean‑Yves Duclos, le ministre, parlaient de l’impact négatif sur l’incitatif au travail, sans parler de l’acceptabilité sociale de bien des travailleurs à faible revenu qui pourraient voir d’un mauvais œil des gens qui pourraient rester chez eux et gagner pratiquement autant qu’eux. Vous semblez minimiser ce volet. Quelle est votre réaction? Vous avez sans doute parcouru les mémoires et les études de Nicholas-James Clavet, Jean-Yves Duclos et Guy Lacroix à ce sujet, sur l’incitation au travail?

M. Caron : Oui.

Le sénateur Gignac : Quelle est votre réaction?

M. Caron : Je ne nie pas qu’il y aurait un désincitatif au travail. Il serait minime. Le directeur parlementaire du budget l’avait évalué à 1,5 %. La situation serait-elle la même qu’avec le statu quo? Probablement pas. Rappelons-nous que l’ensemble de la mosaïque de programmes que nous avons actuellement constitue aussi un désincitatif au travail à cause du piège de l’aide sociale. On parle de l’aide sociale et de différents programmes où, lorsque vous travaillez ou que vous voulez retourner sur le marché du travail, pour chaque dollar de revenu, une portion de ce dollar sera coupée de l’indemnité que vous recevrez du programme dans lequel vous êtes. Ce sont des désincitatifs qui existent actuellement pour la mosaïque des programmes que l’on offre.

On parle de gens qui gagneraient autant que ceux qui les emploient. Ce n’est pas tout à fait le cas. Lorsqu’on parle de seuil de faible revenu, bien souvent, on parle, pour une personne seule, d’environ 18 000 ou 19 000 $ par année. Une personne peut décider de vivre avec un revenu de 18 000 $ par année à Toronto, même si je ne vois pas l’avantage de le faire. Elle ne serait probablement pas si productive que cela à occuper un emploi au salaire minimum, dans l’état actuel des choses. Alors, la personne voudrait peut-être devenir un artiste ou prendre un risque dans la vie et s’établir en affaires. Elle voudrait peut-être contribuer de manière différente. Elle voudrait peut-être vivre avec 18 000 ou 19 000 $ par année, puis devenir bénévole pour différentes causes. Il y a peut-être des gens qui ne voudront pas travailler, parce qu’ils auront 18 000 ou 19 000 $, ou encore une famille avec un enfant qui aurait un minimum de 25 000 $. Cela arrivera peut-être, mais ce ne sera pas une situation généralisée. Rappelons-nous que la situation actuelle a aussi ses propres désincitatifs au travail.

[Traduction]

Le sénateur Smith : Monsieur Roebuck, étant donné que votre mandat consiste à répondre aux besoins des victimes d’actes criminels, dont bon nombre sont aux prises avec des problèmes de santé mentale et de toxicomanie, quelles considérations clés devrait-on pendre en compte dans la conception d’un programme de revenu de base garanti pour s’assurer qu’il soutient efficacement ces populations vulnérables?

M. Roebuck : Le Canada est aux prises avec une crise du logement. À mon avis, l’itinérance et le manque de logements constituent l’une des principales menaces à la sécurité publique. Elle touche les survivantes de la violence conjugale qui n’ont nulle part où aller. Elle touche les jeunes. Beaucoup de gens sont actuellement en situation d’itinérance, et c’est une crise.

Selon une étude très rigoureuse menée au Canada sur le logement d’abord, le projet At Home/Chez Soi, il existe des données probantes selon lesquelles la prestation d’un revenu permettant d’accéder au logement est un facteur de stabilisation qui peut mettre fin à l’itinérance, même pour les sans-abri chroniques.

À titre de chercheur, avant d’occuper mon poste actuel, j’ai passé beaucoup de temps auprès de jeunes sans-abri à Ottawa, et il y a tellement de dynamiques qui créent des conditions où la sécurité est absente, y compris, pour les adolescents et les jeunes adultes, l’attrait de la vente de drogue comme moyen de survie. Il y a aussi une crise de la toxicomanie au Canada, et je pense qu’un revenu de subsistance garanti est un moyen de s’attaquer au volet de l’approvisionnement. Il y a beaucoup de gens qui se lancent dans ce domaine seulement pour survivre. Ce n’est pas ce qu’ils veulent faire, mais c’est une porte ouverte lorsqu’on n’a pas d’autres options.

Le sénateur Smith : Ce que je vous demande, c’est si vous avez envisagé des mesures de protection qui pourraient être intégrées à un programme national de revenu de subsistance garanti et qui protégeraient les populations vulnérables contre l’exploitation ou empêcheraient que l’on profite de ces personnes?

M. Roebuck : En ce qui concerne le cadre, il faudrait que l’on tienne compte de la capacité d’adopter un comportement de coercition et de contrôle par rapport au revenu de subsistance garanti. Nous savons que, dans les relations de violence, les gens prennent parfois le contrôle des prestations de leur partenaire et de ce genre de choses. Il faudrait qu’il y ait des mesures de protection et autres qui facilitent… si une personne réussit à se sortir de cette situation ou d’y échapper, qu’elle puisse accéder aux prestations par elle-même. Ce que nous avons constaté, au Canada, c’est que les programmes d’indemnisation des victimes d’actes criminels sont réduits de façon généralisée, et il y a tellement de lacunes qui ont des répercussions négatives sur les gens.

Le sénateur Loffreda : Je remercie nos témoins de comparaître ce matin.

J’ai une question générale à poser à ceux qui ont l’expertise économique nécessaire pour y répondre. Je me soucie du bien‑être de tous et de la lutte contre la pauvreté. Je crois que la plupart des membres du comité partagent ces valeurs. Mais, en tant qu’ancien banquier, je serais toujours extrêmement préoccupé par les risques et par notre capacité de les atténuer, et cette capacité déterminerait la façon dont nous procéderions ou notre capacité ou incapacité de le faire.

Il y a de nombreux parallèles à établir entre un revenu de subsistance garanti et la Prestation canadienne d’urgence, ou PCU, offerte pendant la pandémie. Il ne fait aucun doute que cette prestation a sauvé la vie de nombreuses personnes et familles. Cela ne fait aucun doute. Je ne remets absolument pas ce fait en question. Elle n’a pas entraîné de troubles sociaux, alors c’était une mesure positive. Cependant, beaucoup ont critiqué la PCU, notamment la valeur du montant distribué aux bénéficiaires et la durée du programme. D’aucuns estimaient également que cette prestation avait dissuadé les gens de travailler ou même de chercher du travail, en plus d’augmenter les ressources limitées et les économies, et, si on a des ressources limitées et des liquidités excédentaires en raison de ses économies, eh bien, ces conditions mènent à l’inflation.

À votre avis, ces préoccupations sont-elles fondées, et craignez-vous que ces mêmes problèmes puissent être reproduits avec un revenu de base garanti? Nombre d’entre vous y sont favorables, mais je suis certain que vous avez tous examiné les risques qu’il présente et le bien-être de la société dans son ensemble. Je crois à la lutte contre la pauvreté et au bien-être de tous. Quelqu’un veut-il essayer de répondre?

M. Caron : Je pense que c’est à l’inflation qu’il faut faire attention, plus qu’à la désincitation au travail. C’est pourquoi j’ai dit que, si on atteint le seuil de faible revenu pour tout le monde comme garantie, en fonction de la taille de la famille et l’endroit où l’on se trouve… évidemment, le niveau n’est pas le même si on vit à Toronto que si on vit à Rimouski, parce que le coût de la vie sera différent. Il y a un risque réel que cette garantie donne lieu à une augmentation du coût du loyer, par exemple, parce que les propriétaires pourraient dire : « D’accord, mon locataire a peut-être été pauvre dans le passé ou plus inquiet en ce qui concerne ses revenus, mais il jouit maintenant de cette garantie, alors je peux augmenter le loyer un peu plus. » S’il n’y a pas de mécanisme pour contrôler ce phénomène, il existe un risque, et c’est pourquoi le concept devrait être étudié pour que l’on puisse voir quels pourraient être les inconvénients.

Pour ce qui est de la PCU, je suis d’accord avec vous. Tout s’est fait très rapidement parce qu’il y avait une crise. C’était une forme de revenu de base, mais n’oublions pas qu’il était aussi conditionnel. La population n’a pas vraiment bien compris ces conditions. Parce que nous étions en crise et parce qu’il fallait survivre, cette crise a empêché l’information de parvenir à tout le monde de façon efficace. Puis, le programme a pris fin et il a fallu récupérer une partie de l’argent qui n’aurait pas dû être versé en raison de l’absence d’une surveillance administrative adéquate. Il y a des raisons à ce manque de surveillance, vous en conviendrez. Mais nous nous sommes retrouvés dans une situation où les gens, parce que c’était conditionnel, ont dû rembourser le programme et remettre l’argent.

Je pense que la différence entre la PCU et ce qui constituerait un revenu minimum garanti, c’est que l’on préparerait le terrain pour le revenu minimum garanti. On dirait, vous savez, que ce revenu peut remplacer la Sécurité de la vieillesse, parce que le montant du revenu minimum garanti serait supérieur à celui de la Sécurité de la vieillesse, alors il remplacerait ce programme. Il est question de peut-être éliminer l’Allocation canadienne pour enfants, parce que je pense que les enfants augmenteraient le seuil minimal auquel on le toucherait. Il y aurait une préparation en vue de ce programme, ce qu’on n’a pas eu l’occasion de faire dans le cas de la PCU.

L’inflation est une préoccupation légitime, et il faudrait adapter le programme en conséquence. Selon moi, il ne devrait pas mettre un frein aux efforts visant à examiner le cadre national qui serait mis en place pour encadrer la création d’un revenu minimum garanti.

M. Sinclair : Je ne suis pas certain que la PCU soit une mesure comparable à cette situation particulière. Peut-être que l’idée sur laquelle je fonderais cette affirmation est qu’il n’y a pas de contexte dans lequel on aborde cette question en tant que véritable problème racisé. C’est un problème où les gens qui souffrent le plus dans nos villes plus particulièrement, mais aussi dans les régions rurales, sont souvent des Autochtones, des personnes racisées et aussi des nouveaux arrivants, parce qu’ils manquent de possibilités. Souvent, ils font l’objet d’une surveillance excessive par la police ou se retrouvent dans des situations où ils ont des démêlés avec le système de justice, souvent de façon négative. Ces difficultés se traduisent donc par de moins bons résultats en matière de santé, par une espérance de vie plus courte, etc. Bien sûr, on peut constater tout cela par le nombre immense d’enfants dans le système de protection de la jeunesse, qui est une cause directe de la pauvreté et qui, comme nous le savons bien, se situe tout à fait dans le contexte autochtone du pays.

Voici ce que nous pouvons faire. Nous pourrions payer pour régler ces problèmes dans le système de soins de santé, dans le système de justice, dans le système d’aide sociale... l’immensité de problèmes liés au bien-être social, mais une façon beaucoup plus adéquate d’y réfléchir, c’est en pensant aux investissements que nous avons faits, par exemple, dans des centres d’injection supervisée ou les logements à loyer modique, parmi les avancées sociales, ou peut-être au fait que nous avons pu examiner notre manière de cibler certaines populations, en particulier les façons dont elles effectuent la transition vers les villes et qui leur donnent des possibilités d’éducation. Un petit peu d’argent sur chaque dollar produit des revenus et des résultats directs, si l’on regarde le fonctionnement des programmes d’injection supervisée, par exemple, ou celui des projets de logement, qui réduit ensuite les coûts associés aux gens dans le système de soins de santé, le système de justice et le système de protection de la jeunesse.

Une façon beaucoup plus exacte de voir les choses, c’est que nous pouvons soit payer pour ces énormes problèmes, pour des systèmes qui règlent les problèmes de façon réactive, soit agir de façon proactive, et c’est exactement ce qu’est un revenu de base garanti. Il s’agit d’une approche proactive qui consiste à s’occuper de ce que nous payons de toute manière, et souvent beaucoup plus cher d’une façon réactive, où nos systèmes de justice, de protection de la jeunesse et de soins de santé sont déjà au maximum de leur capacité. C’est une façon beaucoup plus exacte de réfléchir à la question.

La sénatrice MacAdam : La question s’adresse à M. Caron. Je suis une sénatrice de l’Île-du-Prince-Édouard, et je crois comprendre qu’un groupe de travail fédéral-provincial a été mis sur pied afin d’appuyer le travail effectué par ma province pour offrir un revenu de base garanti à l’échelle de son territoire et qu’il a commencé à se réunir et à permettre principalement l’échange de données d’enquête et de données fiscales administratives. À votre avis, en quoi ce travail contribue-t-il au débat plus vaste sur le revenu de base garanti, et que pensez-vous de la proposition de l’Île-du-Prince-Édouard?

M. Caron : Je vous remercie de poser la question.

J’étais au courant de la proposition de l’Île-du-Prince-Édouard, mais seulement de façon générale. Je ne l’ai pas examinée, alors je ne peux pas vous donner de détails.

Concernant votre question plus générale sur le travail fédéral-provincial, comme je l’ai dit, je ne suis pas convaincu que les provinces soient en mesure de le faire. Je pense que l’Île-du-Prince-Édouard pourrait en fait servir de beau projet pilote. La négociation ou la discussion avec le gouvernement fédéral est en fait essentielle en ce qui a trait au financement du programme, parce qu’une grande partie de ce que nous voyons à l’échelon fédéral — encore une fois, l’assurance-emploi, ou surtout la Sécurité de la vieillesse, et peut-être l’Allocation canadienne pour enfants — sont des éléments qui seraient essentiellement financés par le revenu minimum garanti et qui pourraient ainsi contribuer à le financer si on y intégrait ces montants.

Lorsqu’on regarde ce que fait la province, il est évident qu’elle est à l’avant-garde de la lutte contre la pauvreté au moyen de programmes comme l’aide sociale. Elle est probablement bien placée pour adapter la réalité du revenu minimum garanti à celle de l’aide sociale et, éventuellement, pour modifier les programmes de manière à les rendre complémentaires.

Je ne peux pas parler précisément de ce qui a été proposé à l’Île-du-Prince-Édouard, car je n’ai pas eu l’occasion d’examiner la proposition ces derniers temps. De façon générale, si le revenu garanti est géré à l’échelon fédéral, ou, dans ce cas-ci, à l’échelon provincial, il doit y avoir une synchronisation entre les efforts fédéraux et provinciaux.

La sénatrice MacAdam : Merci.

La sénatrice Kingston : Ma première question s’adresse à M. Roebuck. Le problème lié à l’itinérance dont vous parlez me préoccupe. Lorsque vous parlez d’un revenu de base garanti, ce serait certainement utile, mais j’ai quelques réserves quant à la façon dont le cadre devrait être envisagé pour qu’il soit possible de réagir rapidement.

Je songe à ce qui s’est passé au cours des dernières années en matière de logement et au fait qu’à cause de multiples facteurs, en quelques mois, dans un endroit comme le Nouveau-Brunswick, où le coût de la vie est habituellement moins élevé, si on veut, les loyers ont augmenté de centaines de dollars, avec seulement un ou deux mois de préavis pour les personnes concernées. De nombreuses personnes se sont retrouvées en situation d’itinérance alors qu’elles ne pensaient pas que c’était une possibilité seulement quelques mois auparavant... pas des gens qui étaient riches, mais certainement des personnes qui avaient un revenu adéquat, un revenu de base, à l’époque. Je voudrais savoir ce que vous en pensez. Comment peut-on établir un cadre ayant une capacité de réaction intégrée pour éviter que les gens se retrouvent dans une situation difficile à prévoir? Qui comble les lacunes dans ces situations?

M. Roebuck : Ce sont des problèmes complexes, et c’est pourquoi j’appuie vraiment l’approche du projet de loi qui consiste à élaborer un cadre et non pas à se lancer directement dans un programme, mais à prendre le temps de le concevoir.

Mes collègues et moi avons rédigé un document sur les interventions auprès des sans-abri pendant la pandémie de COVID-19. L’un des grands thèmes, c’est que, lorsque la pandémie a frappé, tout à coup, nous pouvions faire preuve d’innovation et rompre avec le statu quo. Nous pouvions penser différemment. Que se passerait-il si nous considérions la crise du logement et de l’itinérance comme une crise de santé publique qui a des conséquences importantes pour les Canadiens? Je pense que c’est le cas, alors nous devons penser différemment et nous détacher de ces concepts. Nous devons investir dans ce processus de réflexion stratégique afin d’équilibrer toutes les variables parce que c’est complexe. Je vois beaucoup de gens qui veulent avoir la possibilité de se trouver un logement, d’obtenir un emploi et d’avoir l’impression de participer. Il y a tellement d’obstacles. Selon moi, nous pouvons faire mieux.

La sénatrice Kingston : J’aimerais passer à un autre sujet que vous avez abordé, soit l’effet d’un revenu de subsistance de base accessible à une personne et à elle seule, et toute la notion de contrôle coercitif. J’ai vu des femmes sans-abri se faire envoyer au guichet automatique alors que le chèque est dans leur compte bancaire. Si on envisage un revenu de subsistance de base, il y a des gens qui, si on leur donne suffisamment d’argent, peuvent se débrouiller par eux-mêmes, mais il y a un nombre important de personnes qui sont des victimes, qui subissent de la discrimination systémique ou qui ont toutes sortes d’autres problèmes et qui ont vraiment besoin d’aide pour s’y retrouver dans leur situation. Lorsque l’on envisage un cadre, je pense qu’il est important de comprendre que — par exemple, vous avez parlé du logement d’abord — le modèle Logement d’abord requiert l’idée de logements supervisés. Comment intègre-t-on cette idée dans un revenu de subsistance de base? Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui en profiteraient et qui auraient besoin d’un peu plus qu’une certaine somme d’argent dans leur compte de banque.

M. Roebuck : L’argent et le logement indépendant ne constituent pas, à eux seuls, une solution complète. Nous devons penser de façon holistique. Le contrôle coercitif et la traite des personnes sont des problèmes importants et complexes qui exigent un soutien et des suppléments de revenu, alors je suis d’accord.

La sénatrice Kingston : Au deuxième tour, je demanderai aux deux autres témoins de nous faire part de leurs réflexions sur ces sujets.

La sénatrice Ross : Ma question s’adresse à M. Caron. Il ne s’agit pas vraiment de débattre du pour et du contre d’un revenu de base garanti ou des problèmes à l’égard desquels il peut être utile. Comme l’ont mentionné mes collègues, les sénateurs Gignac et Loffreda, nous devons tous travailler ensemble pour aider les personnes qui vivent dans la pauvreté. Toutefois, pensez-vous que, au bout du compte, l’objectif du projet de loi est la mise en œuvre d’un revenu de base garanti et, dans l’affirmative, allons-nous adopter le projet de loi dans le but d’indiquer comment on le fera? On me dit que je ne peux plus dire que je suis une nouvelle sénatrice puisque j’occupe ce poste depuis près d’un an, mais cette idée d’un cadre me laisse perplexe. Le projet de loi prévoit-il que l’on dépensera de l’argent ou établit-il simplement comment on devra le dépenser? C’est très nuancé à mes yeux, et je ne suis pas certaine de bien comprendre. J’aimerais savoir si, au bout du compte, la recommandation du cadre serait une explication de la façon dont nous devrions procéder ou si elle pourrait viser à nous dissuader de le faire. Monsieur Caron, je voudrais connaître votre opinion à ce sujet.

M. Caron : Merci beaucoup de poser la question.

Je pense que le projet de loi est une façon intelligente de régler la question du revenu de subsistance garanti parce qu’il est question de bien des choses différentes. Comme on l’a déjà mentionné, s’agit-il du modèle universel, du modèle conditionnel ou du modèle inconditionnel? Comment serait-il financé? Quelle serait l’incidence sur les incitatifs au travail? Quelles seraient les conséquences sur l’inflation? Ce sont des préoccupations pertinentes auxquelles il faudra répondre. Je pense qu’un projet de loi qui créerait les conditions pour l’établissement d’un revenu minimum garanti serait prématuré à ce stade-ci, car nous devons examiner toutes les conséquences possibles de l’adoption d’une telle mesure.

Je vais vous donner en référence l’époque où le filet de sécurité sociale a été mis en place au Canada. Il n’a pas été établi à l’initiative d’un seul projet de loi. C’est vraiment un travail qui a été fait à la suite du rapport publié au Royaume-Uni, et le même rapport a été produit au Canada, par Mme LaMarsh.

Je pense que nous devons commencer à avoir une conversation fructueuse à ce sujet, et, la plupart du temps, nous craignons de le faire parce que nous avons peur des inconvénients potentiels, que ce soit l’inflation, mais surtout les incitatifs au travail, l’argument qu’on utilise tout le temps.

Le projet de loi prévoit la bonne approche. Examinons la mesure sérieusement. Investissons les ressources nécessaires pour voir comment il pourrait fonctionner et comment nous pourrions atténuer les problèmes qui pourraient en découler. Prenons un, deux ou trois ans, mais essayons de construire quelque chose plutôt que de donner des raisons de ne pas le faire, ce que j’ai vu dans tous les débats dans le monde, à commencer par Mincome, au Manitoba, mais nous le voyons en Finlande et partout où il a été appliqué. Nous avons un programme pilote, nous obtenons des résultats et des données, mais nous arrêtons parce que nous avons peur d’aller plus loin. L’étape suivante n’est pas la mise en œuvre; il s’agit de créer les bonnes conditions pour voir comment il pourrait être mis en œuvre.

La sénatrice Ross : Merci, monsieur Caron.

Le projet de loi prévoit un échéancier précis, et je me demande quelle incidence, selon vous, les élections qui auront lieu au cours de la prochaine année pourraient avoir sur ce délai et sur la capacité de le respecter.

M. Caron : Les élections ont toujours une incidence sur les délais. Je pense que c’est possible, mais ce projet n’appartient pas à un seul parti politique. Par le passé, nous avons vu des conservateurs en faveur du revenu de base, ainsi que des progressistes, des libéraux et des néo-démocrates y être favorables sous différentes formes. Je pense que c’est un problème auquel il faut s’attaquer sur le plan structurel. Laissons les politiciens de gauche ou de droite trouver des défauts à ce qui sera élaboré parce qu’il y aura des perspectives différentes, mais construisons quelque chose qui sera faisable. C’est la première partie et la plus importante. Je ne pense pas qu’un modèle universel soit faisable, alors n’y pensons pas. Si nous nous dirigeons vers un revenu minimum garanti, qui garantit un revenu suffisant pour sortir de la pauvreté, voyons quelles seraient les conditions, et laissons ensuite les politiciens s’y opposer ou l’appuyer en fonction de leurs positions. Je ne pense pas que ce soit aux partis politiques mêmes d’établir ce que devrait être le programme de revenu de subsistance garanti. Selon moi, il appartient aux gens qui sont les experts au sein du gouvernement de le concevoir, comme ils l’ont fait dans le cas d’autres programmes sociaux par le passé.

La sénatrice Ross : Merci beaucoup.

La sénatrice Pate : Je remercie tous nos témoins. Mes questions s’adressent à vous tous, mais j’aimerais commencer par M. Sinclair.

Monsieur Sinclair, un de mes collègues a soulevé une question plus tôt relativement à l’inflation. Vous avez mentionné les coûts en aval. Nous savons, d’après les études les plus récentes réalisées par la Colombie-Britannique... lorsque David Green a comparu devant nous, il a reconnu qu’en fait, un revenu de subsistance garanti ne contribuerait pas à l’inflation, alors les personnes qui ont été critiques à cet égard en ont déjà parlé.

Nous savons que nous dépensons plus de 80 milliards de dollars par année pour maintenir les gens dans la pauvreté. Vous en avez parlé un peu. Cette somme n’inclut pas les coûts pour le système de soins de santé et le système judiciaire et tous les problèmes que nous voyons partout au pays.

Je suis curieuse de savoir si vous savez si le Québec a consulté les Premières Nations, en 1997, lorsqu’il s’est penché sur cette question. J’aimerais savoir comment vous voyez le cadre proposé dans ce projet de loi contribuer non seulement aux efforts de réconciliation et aux discussions de nation à nation, mais aussi à la protection des droits inhérents et de l’autodétermination des peuples autochtones du pays.

M. Sinclair : La consultation des années 2020 n’est pas celle des années 1990. Elle est beaucoup plus significative aujourd’hui et beaucoup plus exigeante, et elle suppose des conversations et l’inclusion des gens dès le début du projet, et non pas une lettre envoyée à un bureau du conseil de bande un vendredi après-midi à laquelle, sans surprise, on n’a pas répondu. Dans le modèle de 1997, comme dans d’autres administrations au pays, les Premières Nations participaient très peu ou pas du tout à l’analyse ou au modèle de prestation lorsqu’il s’agissait de parler des résultats d’un revenu de subsistance. Cela n’a rien d’étonnant, car je pourrais également pointer du doigt plusieurs administrations du pays, y compris certaines de ma province, le Manitoba.

Le fait est que nous ne pouvons pas nier que la réussite du Canada s’est faite au détriment des communautés autochtones. J’utilise un modèle de base. Le succès des Autochtones est toujours synonyme de succès pour le Canada. Pour les raisons que j’ai mentionnées plus tôt, lorsque nous nous attaquons aux problèmes graves qui touchent de façon très marquée les communautés autochtones, les communautés racisées et les populations de nouveaux arrivants, la réussite de tous est assurée. Cela signifie que nous payons moins pour des choses comme le maintien de l’ordre. Tout à l’heure, j’ai donné l’exemple des injections supervisées à Thunder Bay. Grâce à la création d’un programme de soutien destiné à aider les personnes à faire face à leurs problèmes de toxicomanie, on a constaté une diminution massive, à deux chiffres, des interactions avec la police et le système de justice. Ce n’est qu’un exemple, sans parler du système de soins de santé.

La réalité, c’est que lorsque nous nous attaquons aux problèmes liés au revenu de subsistance garanti, les communautés racisées, les communautés autochtones et les populations de nouveaux arrivants sont les plus directement concernées. Cela signifie qu’il y a moins d’interactions avec le système de soins de santé, le système de justice et le système de protection de l’enfance. Nous aurions analysé cela sur une longue période, mais comme nous le savons tous, les personnes racisées, les nouveaux arrivants et, en particulier, les communautés autochtones dans certaines parties du pays n’ont généralement pas été inclus dans les mesures des gouvernements provinciaux ou des gouvernements municipaux parce qu’ils n’ont aucune relation juridique avec ces communautés, si ce n’est qu’ils ont en commun des questions comme la gestion des ressources naturelles, entre autres, qui intéressent les Premières Nations, disons.

De façon plus générale, lorsque nous faisons participer les communautés autochtones à nos discussions sur l’économie nationale du pays, nous réalisons nécessairement que nous payons pour cette question, que nous la mettions sur papier ou non ou que nous la soulevions à un comité sénatorial ou non. Nous payons continuellement et constamment pour cette question de diverses façons. Par conséquent, nous devons l’aborder au début de la conversation et en faire l’intégrer à nos questions et à nos conversations chaque fois que nous en avons l’occasion.

C’est pourquoi je rappelle constamment aux Canadiens que les idées que nous trouvons dans l’État-providence pour prendre soin les uns des autres sont nécessairement des idées autochtones; ce sont des choses que nous apprenons des communautés autochtones. Nous devons mettre cela à l’avant‑plan, tout comme nous le faisons, par exemple, en ce qui concerne les reconnaissances territoriales. Nous ne pouvons pas simplement dire quelque chose puis passer à autre chose comme si cela n’avait pas eu lieu ou comme si on n’en parlait pas.

Nous devons être en mesure d’examiner les répercussions sur ceux qui ont été les plus touchés par la réussite canadienne, qui a coûté davantage aux communautés autochtones qu’à n’importe qui d’autre. Si nous nous rendons compte que la réussite des Autochtones se traduira inévitablement par la réussite des Canadiens, nous disposerons d’un modèle qui nous permettra d’examiner la question du revenu de subsistance garanti et de comprendre que cela réglera nécessairement ces problèmes en même temps.

La sénatrice Pate : Monsieur Roebuck?

M. Roebuck : Je suis désolé. Pourriez-vous répéter votre question?

La sénatrice Pate : Nous parlions du fait que nous dépensons déjà 80 milliards de dollars par année pour maintenir les gens dans la pauvreté. Vous avez donné des exemples incroyables, comme l’ont fait tous les témoins, de la façon dont cela pourrait être avantageux. Souvent, les coûts ne tiennent pas compte des économies qui seraient réalisées. Je me demande si vous pourriez nous en dire davantage à ce sujet.

M. Roebuck : Dans le cadre de l’étude de l’approche Logement d’abord, les résultats de l’analyse coûts-avantages étaient mitigés. Nous avons constaté que les gens pouvaient conserver leur logement plus longtemps lorsqu’ils en bénéficiaient. Pour certaines personnes, lorsqu’on a mesuré les économies de coûts réalisées par différentes institutions, on a constaté qu’elles ne dépassaient pas le montant dépensé pour le programme. Pour les personnes dont les besoins sont les plus importants, le rendement du capital investi était considérable.

Comme nous venons de l’entendre, la question est de savoir où nous voulons investir et dépenser notre argent. Le rapport de 2009 sur les victimes et les survivants d’actes criminels au Canada a révélé que les survivants absorbaient 10 milliards de dollars en coûts. On a connu une inflation importante depuis. Ce sont des choses qui éloignent les gens du marché du travail et des domaines où ils peuvent contribuer davantage. Il existe toute une science de la prévention du crime qui s’harmoniserait bien avec les principes du revenu de subsistance garanti et qui montre que lorsque nous investissons stratégiquement, il en découle un large éventail d’avantages.

[Français]

Le président : J’ai une question. Je vois qu’au Québec, il y a actuellement des consultations sur les prestations d’aide sociale. Il y a une étude qui a été publiée sur les inégalités pour des personnes de même niveau. Par exemple, pour des couples sans enfant, c’est en proportion du revenu médian après impôt dans la même situation. On voit qu’au Canada et au Québec, on est légèrement sous la moyenne de l’OCDE. Le Danemark est dans une position plus intéressante, à 52 %.

Est-ce que vous avez fait des études pour comparer les pays de l’OCDE en fonction du revenu par opposition au taux de crime et à tous les éléments ou aux avantages qu’on pourrait avoir sur le plan social en comparant l’ensemble des différences? Par exemple, si le Danemark est le pays qui est en avant à 52 %, est‑ce que cela se traduit dans l’ensemble des autres paramètres, pour qu’on puisse voir s’il y a un avantage à avoir un revenu supplémentaire ou au-dessus de la moyenne de l’OCDE, par exemple?

M. Caron : Puisque je suis passé de député à maire, je n’ai pas vraiment eu le temps de travailler spécifiquement sur ce genre d’étude.

Cependant, ce que je peux vous dire — et vous avez eu Mme Forget au comité par le passé sur cette question —, l’exemple de Mincome au Manitoba a montré la vertu de garantir un revenu sur le déterminant de la santé, mais aussi de la criminalité. Par exemple, on a vu que les cas de violence conjugale pour les ménages qui avaient accès au revenu minimum garanti avaient diminué. C’était notable; il y avait une distinction qui était au-delà de la marge d’erreur. C’est la même chose pour la criminalité. Pourquoi? Parce que les gens n’avaient plus besoin de penser à leur propre survie. Cela revient à la question de l’incitatif au travail ou pas.

Dans les années 1970, il y avait de jeunes adolescents qui n’avaient pas besoin d’aller travailler ou de recourir à la criminalité. Ils finissaient leurs études secondaires et pensaient même à faire des études postsecondaires. Ils le faisaient grâce à la sécurité que leur apportait le revenu minimum garanti.

On a pu voir cela chez les couples qui vivaient de la violence conjugale ou d’autres réalités liées à la criminalité. Un lien a été établi dans la seule étude à long terme disponible au Canada dans les années 1970, soit le programme Mincome.

Le président : Merci. Avant de passer à la deuxième ronde de questions, j’aimerais faire une demande spéciale. M. Sinclair doit partir à 10 h 30. Est-ce toujours le cas, monsieur Sinclair? Vous devez partir à 10 h 30?

[Traduction]

M. Sinclair : Oui, je m’excuse. Je dois donner un cours.

[Français]

Le président : Nous passons à la deuxième ronde pour les questions posées à M. Sinclair. Nous reviendrons ensuite aux deux autres témoins.

Le sénateur Forest : Ma question est la suivante. Dans votre exposé, vous avez bien illustré le fait que le Canada s’est beaucoup inspiré de la philosophie autochtone quant à un comportement plus solidaire et à un meilleur partage. Dans l’optique du cheminement vers un revenu minimum garanti, ou peu importe comment on l’appelle, comment peut-on aujourd’hui s’inspirer de la philosophie autochtone par rapport à ce que vous vivez au sein de vos collectivités?

[Traduction]

M. Sinclair : Eh bien, la prémisse fondamentale — j’étais vraiment heureux que M. Caron le mentionne —, c’est que les études sur le revenu de base ont au départ été réalisées au Manitoba. Cela s’explique en particulier par la proportion de la population autochtone. Un cinquième de la population du Manitoba est autochtone. Cela veut dire que tout le monde travaille avec la communauté autochtone, vit à ses côtés ou est touché par ce qui s’y passe. Ainsi, lorsque nous investissons dans un endroit comme Dauphin, au Manitoba, par exemple, où on compte un nombre important d’Autochtones, nous constatons les répercussions directes sur chaque sphère de la société et sur chaque secteur de cette municipalité en particulier. Je voulais simplement souligner le fait qu’une étude très importante a été réalisée dans les années 1970.

Quel est donc l’esprit qui nous animera? Je pense qu’il y a un changement énorme au pays, mais malheureusement, ce changement ne se produit pas dans certains des grands centres urbains du pays parce que, encore une fois, de la question de la proportionnalité de la population dans des endroits comme Ottawa, Toronto, même Vancouver, et des endroits comme Montréal. La réalité, c’est qu’il faut comprendre que nous sommes influencés les uns par les autres, les Premières Nations, les Inuits, les Métis et les Canadiens de toutes les allégeances et de toutes les couleurs ainsi que les différentes communautés qui sont venues apprendre les valeurs autochtones et qui ont bâti ensemble un pays qui est intrinsèquement autochtone à chaque étape, mais qui continue d’innover et de créer collectivement. Nous le voyons en une journée comme la Journée du chandail orange, au cours de laquelle nous apprenons les uns des autres et pensons les uns aux autres. Pendant les 364 autres jours — j’exagère —, la plupart des autres jours de l’année, nous ne parlons pas des peuples autochtones ni du fait que notre pays est bâti sur des valeurs autochtones. Souvent, nous ne faisons que nous demander d’où viennent ces idées. Ensuite, les questions du capitalisme, la propriété individuelle et la compétitivité nous incitent à penser que la façon normale de se comporter est de laisser de côté un groupe de personnes parce qu’elles ne travaillent pas assez fort, parce qu’on ne pense pas qu’elles sont assez importantes ou parce que ce sont elles là-bas qui sont enfermées dans une réserve et qui ont des façons différentes de traiter avec le pays dans son ensemble.

Ce que j’ai essayé de souligner dans mon exposé, c’est que nous sommes profondément touchés par les problèmes sociaux et les problèmes que le Canada a créés et continue de créer à l’égard des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Nous payons pour ces problèmes de manière exponentielle, alors que, au bout du compte, l’investissement dans un revenu de subsistance garanti ne coûterait qu’une fraction du prix, ce qui aurait une incidence directe sur les communautés autochtones, mais aussi sur les communautés racisées et immigrantes.

Ce que j’essaie de dire, c’est que c’est important. Mon collègue, M. Roebuck, a parlé de la magnifique Journée de la vérité et de la réconciliation. Mon père, qui était l’un d’entre vous, s’est investi dans sa carrière pour essayer de nous amener à porter un chandail orange, à nous regarder les uns les autres, à réfléchir à ce que cela signifie de vivre dans un pays qui a été le théâtre d’actes scandaleux commis envers une communauté, et qui continue de l’être, et à voir que nous pouvons être différents. Lorsque nous portons un chandail orange, nous pouvons nous regarder et prendre soin les uns des autres et apprendre des valeurs mêmes qui nous ont bâtis; nous adoptons les nouveaux arrivants, nous partageons les médicaments et la nourriture, et, au bout du compte, nous bâtissons un village où tout le monde compte. Nous ne nous contentons pas de l’afficher sur notre torse, nous le faisons tous les jours.

Je vois des progrès dans certaines administrations, par exemple dans des endroits comme le Manitoba, parce qu’un cinquième des familles, des collectivités et des électeurs... ce n’est pas pour rien que nous avons élu le premier premier ministre issu des Premières Nations dans une province canadienne dans l’histoire, c’est grâce à l’arrivée massive de jeunes Autochtones sur le marché du travail. C’est parce que les gouvernements du Manitoba, pendant longtemps, ont investi dans la formation des jeunes Autochtones, comme ceux à qui je vais enseigner dans une demi-heure dans ma classe à l’Université du Manitoba. À mesure qu’ils entrent sur le marché du travail et qu’ils obtiennent cet intérêt, cette attention et ce soutien, nous créons et recréons radicalement le pays comme il était censé être, c’est-à-dire un endroit où tout le monde compte chaque jour de l’année, pas seulement une journée où nous portons un chandail orange, mais tous les jours. C’est l’esprit qui nous animera au bout du compte.

La réalité, c’est que le centre de l’avenir du Canada se trouvera dans les domaines auxquels nous pensons le plus souvent et dans lesquels nous interagissons le plus souvent. L’un des effets secondaires de cette situation, c’est que nous nous attaquerons à la crise environnementale en tenant compte des valeurs autochtones. Nous nous pencherons également sur la question de l’économie, car il s’agit de tous les minéraux et de toutes les ressources que nous utilisons. De plus, nous reviendrons aux valeurs mêmes qui sont canadiennes dans ce pays et qui sont nécessairement et presque toujours des valeurs autochtones fondamentales. Meegwetch.

Le sénateur Loffreda : Monsieur Sinclair, je suis heureux de vous revoir. Nous nous sommes vus au Forum de Victoria. J’ai bien aimé votre livre.

Vous avez parlé rapidement de l’adaptation des populations de nouveaux arrivants et des centres d’injection. Il y a tellement de choses à couvrir. Rapidement, nous parlons beaucoup de pauvreté. Si nous examinons la pauvreté au Canada depuis 2015, nous constatons une diminution importante. Elle est passée de 14,5 % en 2015 à 6,4 % en 2020, selon le rapport de Statistique Canada du 23 mars 2022. Nous avons bien réussi à réduire la pauvreté. Nous avons tous cet objectif en tête.

Je tiens à souligner que pour les populations de nouveaux arrivants, lorsque je voyage au Canada, et même dans d’autres pays du monde, le sans-abrisme est en train de devenir un problème majeur dans notre société. Le sans-abrisme ne dépend pas de l’argent. Ce n’est pas une question d’argent. C’est une question de soutien communautaire. Les nouveaux arrivants se débrouillent extrêmement bien. Ils s’intègrent bien où qu’ils soient. Pourquoi? Grâce au soutien de la communauté dont ils bénéficient. Dans de nombreuses collectivités, bon nombre des nouveaux arrivants sont ceux qui ont... qui sont des banques pour les plus démunis. Nous devons nous pencher sur cette question. Ne pensez-vous pas qu’il y a d’autres programmes que nous pourrions mettre en œuvre à l’heure actuelle pour aider les personnes en situation de sans-abrisme et les personnes souffrant de maladies mentales, pour soutenir tout cela? Dix pour cent des Canadiens n’ont pas de compte bancaire.

Le président : Il nous reste une minute.

M. Sinclair : Je vais terminer avec cette question, puis je partirai.

Meegwetch. Excellente question.

Tout d’abord, j’aimerais soulever un léger problème avec cette question très importante, en guise de préambule pour parler un peu de la façon dont nous avons réduit la pauvreté. Je pense qu’il y a des débats sur la façon dont nous avons manipulé la mesure du panier de consommation et sur la façon dont nous voyons peut-être les gens qui sont toujours dans la pauvreté, mais que nous définissons maintenant comme étant sortis de la pauvreté. C’est un débat que nous aurons un autre jour.

Je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire que ce sont les services de soutien global qui permettent aux gens de sortir de la pauvreté. La réalité, c’est que, dans n’importe quelle ville canadienne, un nombre disproportionné de personnes sont racisées, en particulier les Autochtones. Il suffit d’aller dans n’importe quelle ville des Prairies, que ce soit Winnipeg, Thunder Bay ou Regina, pour constater que 70 %, 80 % ou 90 % des Autochtones dorment dehors.

Quel est le principal défi? Le problème, c’est qu’il s’agit d’un système permanent qui continue de dévaloriser les gens ou peut-être de les traiter comme des personnes déficientes dans toutes les sphères de la société. Nous pouvons citer une centaine d’exemples, mais je prendrai celui des femmes autochtones qui se trouvent dans un site d’enfouissement ici au Manitoba, qui continuent d’être la cible de diverses institutions, sans parler d’un tueur en série qui a pu pendant des années rester à l’écart du système carcéral.

En réalité, si vous vous demandiez ce qui permet souvent aux Autochtones de ne pas sombrer dans la pauvreté, c’est une chose et une seule… leurs enfants. C’est le fait de garder ces enfants à la maison. Souvent, ils sont retirés à cause de la pauvreté extrême. Nous n’avons qu’à regarder le travail de Cindy Blackstock et le problème disproportionné de la pauvreté chez les Premières Nations qui entraîne les enfants dans le système de protection de l’enfance. J’appuierais un modèle de garde d’enfants qui vise à soutenir les Premières Nations, mais la meilleure façon de savoir que les services de garde fonctionnent, c’est de permettre aux familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis de garder leurs enfants par choix individuel. Le plus souvent, il ne s’agit pas de choix systémiques. Il s’agit souvent de payer pour des services dans les collectivités locales, souvent des services offerts par des parents ou des services locaux. Le choix individuel pourrait bien être l’un des éléments les plus importants du soutien du revenu de base garanti, qui donne aux gens la possibilité de subvenir aux besoins de leurs enfants en leur offrant des aliments sains, un foyer sain et des mesures de soutien pour que les parents puissent aller travailler.

Je conviens qu’il faut faire preuve d’innovation lorsqu’on imagine ce que suppose un revenu de base suffisant, mais lorsqu’il s’agit des Premières Nations, des Inuits et des Métis, le principal problème est de garder les enfants à la maison et les familles ensemble. Pour y remédier directement, il faut s’assurer que ces familles ont un revenu décent qui leur permette d’avoir un foyer, un endroit sûr, de sorte que lorsqu’elles se retrouvent dans des situations de traumatisme, elles ne continuent pas à chercher ce qu’elles ont déjà eu. Gardons-les dans la situation de ce qu’elles peuvent avoir plutôt que de les mettre dans des situations plus traumatisantes.

Meegwetch. Merci à tous.

Le président : Avez-vous quelques minutes, monsieur Sinclair, pour répondre à une question de la sénatrice Pate?

M. Sinclair : Une brève question. Mes étudiants peuvent attendre.

La sénatrice Pate : Je suis désolée de faire attendre vos étudiants. Je ne veux pas manquer de respect envers eux ou envers vous.

Vous avez parlé du projet Mincome au Manitoba. Comme vous l’avez dit, il y a eu une réduction de 17,5 % de la criminalité, ce qui comprend 350 crimes violents de moins que dans les villes semblables de la région.

Je pense que le fait qu’il s’agisse de l’un des appels à la justice de l’Enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées est important, mais plus important encore, j’aimerais savoir si vous pouvez nous en dire davantage, s’il vous plaît, sur la façon dont vous pensez que cet appel à la justice pourrait contribuer à remédier à l’inégalité de la violence subie par les femmes autochtones et sur ce que sont, selon vous, les obligations du Canada à cet égard.

M. Sinclair : Je vais dire trois choses, puis je devrai partir.

Tout d’abord, je vais répéter ce que j’ai dit il y a une minute. Les femmes sont les principales gardiennes d’enfants dans les communautés autochtones. Ce sont le plus souvent des grands-mères, des mères ou des tantes. Lorsque vous faites face au problème de la garde des enfants, cela remet en question votre capacité de travailler, et cela remet en question votre capacité de fournir un foyer dans lequel vous avez maintenant plus de bouches à nourrir, plus de services et plus de programmes parascolaires à assumer, et ainsi de suite. C’est nécessairement lié au revenu.

Nous savons que les femmes et les filles autochtones, selon le rapport, sont victimes de plus de violence que n’importe qui d’autre, ce qui signifie qu’elles font face à plus d’obstacles systémiques et à des interventions policières excessives ou que les systèmes de protection de l’enfance font plus d’inspections chez elles. Nous savons qu’un nombre disproportionné de femmes autochtones se voient retirer leurs enfants de force uniquement en raison de la question du revenu, c’est presque spécifiquement lié au revenu. C’est le premier problème.

J’aimerais simplement souligner que, lorsque nous avons un revenu de base suffisant, nous nous attaquons directement à ce qui a été l’objet d’un rapport entier, à savoir que les femmes, les filles et les personnes bispirituelles autochtones ont été ciblées de façon disproportionnée par le pays et continuent de l’être. Nous nous retrouvons donc avec les problèmes exponentiels que j’ai énumérés plus tôt.

L’autre partie du rapport Dauphin qui a été un point saillant très important, c’est que les Autochtones sont souvent sous‑financés de façon chronique, surtout les membres des Premières Nations, et surtout à un stade avancé de leur vie. Ils ont peut-être accès à du financement pour l’éducation au début de la vingtaine, mais la plupart de mes étudiants sont âgés de 30 ans et plus et viennent suivre des cours de remise à niveau de l’éducation et de recyclage, souvent après avoir passé une longue période dans le système de protection de l’enfance ou le système de justice. Ils entrent à l’école en tant qu’étudiants adultes. Par conséquent, il y a une tonne de problèmes qui sont directement liés au revenu, ce qui devient très stressant pour maintenir de ce niveau nécessaire pour les deux, trois ou quatre années nécessaires au recyclage afin de pouvoir obtenir un nouvel emploi.

Le revenu de base suffisant serait un coussin que les gouvernements des Premières Nations, des Inuits et des Métis ne peuvent, franchement, tout simplement pas se permettre en raison du sous-financement chronique. Il s’agira d’un pilier, d’un pont, pour ainsi dire, qui permettra d’aider les Autochtones à entrer sur le marché du travail et de ne pas les laisser passer entre les mailles du filet et sombrer dans la pauvreté, le traumatisme ou les emplois à faible revenu, qui relancent les cycles d’engagement dans des situations de traumatisme et de violence.

Enfin, lorsque nous fournissons un revenu de subsistance aux oncles et aux tantes, toute une génération de jeunes Autochtones est ensuite encadrée par eux. Non seulement nous rendons service à ces oncles et à ces tantes qui sont ensuite recyclés dans de nouveaux postes, mais nous avons maintenant donné toute une vie de possibilités à une personne comme celle que vous voyez en ce moment, qui a eu une chance parce qu’elle avait un père, parce que quelqu’un a cru en elle, l’a aidée pendant ses études de droit et s’est assuré qu’elle ait des possibilités. Puis cette personne ici même, cet homme que vous voyez en ce moment, est maintenant professeur, un professionnel, qui élève une jeune femme qui étudie la flûte à l’Université d’Ottawa. Il serait absolument inconcevable pour un jeune Autochtone d’obtenir un diplôme de musique spécialisé en flûte dans presque n’importe quelle partie du pays, mais c’est ce qui arrive deux générations plus tard lorsque nous faisons le plus petit investissement pour aider les Autochtones à entrer sur le marché du travail, alors que les gouvernements des Premières Nations, des Inuits et des Métis souffrent déjà d’un sous-financement chronique.

Ce que je dis, c’est que ce que vous faites aujourd’hui en parlant d’un revenu de subsistance, c’est que vous parlez de sept générations à venir. Vous parlez des jeunes Autochtones qui seront l’avenir de ce pays, la population qui connaît la croissance la plus rapide. Personne ne croît plus rapidement que les Autochtones. Ces jeunes, au lieu d’avoir recours au système de protection de l’enfance et au système de justice, ils seront encadrés par des oncles et des tantes, ils iront ensuite à l’université ou au collège et ils prendront soin de nous dans les foyers pour personnes âgées, paieront les impôts, construiront les routes et feront toutes ces choses. Peut-être même qu’ils dirigeront des provinces.

Le président : Merci, monsieur Sinclair. Nous pourrions demander à la greffière d’envoyer à vos étudiants le lien vers sencanada.ca pour suivre notre travail.

M. Sinclair : Je pense que ce serait probablement un meilleur cours que celui que je m’apprête à donner. Merci à tous.

Le président : Merci, et saluez votre père.

La sénatrice Marshall : Monsieur Caron, j’ai participé à la prestation de bon nombre de ces programmes d’aide sociale et je peux donc comprendre ce que vous dites au sujet d’un programme de revenu de base, mais il y a toujours eu deux grands problèmes. Il y a d’abord le coût du programme. L’autre est de s’assurer que ceux qui reçoivent des prestations dans le cadre du programme y ont effectivement droit. Ce sont deux grands problèmes et, bien sûr, tout revient toujours à l’argent. Je ne pense pas que quiconque puisse dire qu’il ne veut pas aider quelqu’un qui en a vraiment besoin, mais ce sont là deux préoccupations. Lorsque vous parlez aux gens qui hésitent au sujet du revenu de base, ce sont les deux problèmes qu’ils soulèvent. Avez-vous des idées à ce sujet ou avez-vous réfléchi à ces deux problèmes? Il faudra convaincre non seulement la population en général, mais aussi les politiciens, du fait qu’il s’agit effectivement de programmes bénéfiques et que ce sont ceux qui ont besoin d’aide qui en recevront. Pouvez-vous nous parler de ces deux problèmes? Est-ce que vous les avez envisagés pour ce qui est de la mise en œuvre d’un programme de revenu de base?

M. Caron : Je vous remercie de la question.

Il est probablement plus facile de fournir une réponse à l’égard du deuxième problème, car les personnes qui reçoivent ces prestations sont celles qui se situent sous le seuil de faible revenu. C’est très simple. Ceux qui se situent sous le seuil de faible revenu recevraient un supplément pour atteindre ce niveau. Comme je l’ai déjà expliqué, certains programmes pourraient être utiles dans des circonstances particulières… par exemple, les personnes handicapées, qui doivent assumer des coûts supplémentaires en raison de leur handicap. Des mesures précises seraient prises pour les aider à cet égard.

En ce qui concerne le coût, c’est pourquoi l’établissement d’un cadre national apporterait une réponse plus précise. À l’époque, en 2017, lorsque j’ai examiné la façon dont le programme serait financé, y compris certains crédits d’impôt qui sont ciblés, mais qui pourraient en fait contribuer au financement sans priver une communauté ciblée de ce crédit en particulier, parce que cela aurait pour effet d’augmenter le seuil de faible revenu, j’ai constaté qu’en limitant certains programmes — pas tous, mais certains qui s’apparentent au revenu de base à l’heure actuelle —, il est possible de réduire les coûts. Encore une fois, je fais référence au professeur Milligan, qui a estimé qu’on pouvait envisager un total de 165 milliards de dollars de crédits d’impôt et de programmes qui pourraient réduire le coût de l’octroi d’un revenu de subsistance garanti qui atteigne le seuil de faible revenu. Est-ce 30, 40 ou 60 milliards de dollars? Je n’en suis pas sûr.

La sénatrice Marshall : Pour ce qui est de réaliser des économies dans d’autres secteurs, je ne crois pas que beaucoup de gens soient convaincus. Je travaille au gouvernement depuis 50 ans. Il y a beaucoup de promesses d’économies, mais cela semble être un véritable défi, et les gouvernements ne semblent pas être en mesure de livrer la marchandise.

L’autre chose, c’est que vous donnez un avantage à quelqu’un, puis vous retirez cet avantage et vous l’intégrez à un autre avantage. Je pense qu’il reste encore du travail à faire pour vendre le programme aux politiciens et au grand public. Je ne sais pas si vous voulez faire un commentaire à ce sujet.

M. Caron : Oui. En fait, lorsque les gens parlent de réduire les programmes à financer, ils pensent qu’ils peuvent être entièrement financés. Je ne pense pas que ce soit le cas. Je pense que certains programmes seraient redondants avec la création d’un revenu de subsistance garanti qui vous permet d’atteindre le faible revenu. De toute évidence, le programme ne serait pas aussi coûteux que si on considérait simplement la somme d’argent fournie par son intermédiaire, mais il est vrai que certains programmes seront redondants, et nous devons en tenir compte.

Une fois de plus, nous examinons le coût pour le gouvernement, et c’est une question très légitime. Un cadre national offrirait en fait la possibilité d’estimer avec plus de précision les coûts en fonction des paramètres qui seraient utilisés. De plus, un élément qui est toujours négligé dans tout cela, c’est le coût réel de la pauvreté pour la société. Cette partie est toujours mise de côté, mais nous devons également inclure ces coûts.

[Français]

Le sénateur Gignac : Merci, cher confrère économiste, on va continuer la conversation.

Notre collègue la sénatrice Bellemare a aussi étudié la question. En fait, il y a des études qui montrent que les familles monoparentales sont les personnes qui seraient affectées négativement par un revenu minimum de base. Je serais curieux d’avoir votre réaction, pour savoir si vous êtes d’accord avec son assertion et si d’autres chercheurs ont montré la même chose.

Si le but est d’harmoniser ce qui se passe au Québec et dans les provinces avec ce que fait le gouvernement fédéral, à un moment donné, si on commence à ajuster tout cela, ce sera un peu compliqué. Quelle est votre réaction à cette évaluation de ma collègue la sénatrice Bellemare?

M. Caron : Elle n’est pas la seule; j’ai également vu des gens du côté progressiste qui s’y sont opposés, car ils ont peur que certains groupes particuliers y perdent au change.

Cette préoccupation est valide; elle doit être étudiée et peut-être même redressée. Par contre, ne pas aller dans le sens du projet de loi S-233 pour cette raison-là, je crois que cela ne rendrait pas service au sujet lui-même et aux possibilités qui peuvent s’offrir.

Peut-être que, dans le cadre de l’élaboration de ce cadre national, on arriverait à la conclusion que certains groupes seraient désavantagés. Est-ce qu’il y a une façon d’éliminer cette possibilité? Non. Il existe des études qui ont été menées par différents groupes; j’ai vu des études qui étaient plus positives et d’autres, plus négatives. Ce sont des études qui sont valables, mais si elles ne mènent pas à l’établissement d’un cadre national pour étudier sous quelle forme ce revenu minimum pourrait être possible... Je crois que cela reste des études intéressantes, mais elles n’apporteront pas nécessairement un résultat.

Le sénateur Gignac : Si je peux me permettre, quand on regarde les études sur la pauvreté, ce sont souvent les familles monoparentales qui sont les plus affectées. Alors, l’objectif est-il de lutter contre la pauvreté? Si des clientèles cibles sont les familles monoparentales — et ce sont souvent des femmes, malheureusement —, je pense qu’on pourrait manquer notre coup.

Deuxièmement, pensez-vous vraiment que le Québec — et là, c’est plus politique — accepterait de soumettre un revenu national garanti et de laisser aller le tout? Le Québec, c’est environ 40 % du soutien au revenu et le gouvernement fédéral, c’est 60 %. Sur le plan politique, j’éprouve beaucoup de réserves à l’idée que le Québec s’harmonise à cela. À ce moment-là, est‑ce qu’on est dans le droit de retrait avec compensation financière? Avez-vous des réflexions à partager là-dessus?

M. Caron : Merci beaucoup pour la question; elle est très, très pertinente. Encore une fois, on parle d’une mesure qui serait fiscale, donc gérée au moyen du système d’impôt, et non d’une allocation ou d’un programme qui envoie des chèques.

Je peux comprendre que les provinces auront toutes une réponse différente par rapport à la question. À l’origine, quand j’ai fait la proposition en 2017, je disais qu’il fallait faire attention et prévoir des négociations pour empêcher notamment que les provinces soient tentées d’éliminer l’aide sociale, l’assistance sociale avec un revenu de base où le gouvernement fédéral assurerait qu’un revenu minimum garanti serait atteint et que le seuil de faible revenu serait atteint.

Aujourd’hui, ce que je me dis, c’est qu’effectivement, on devrait faire attention dès le début en préparant un modèle de revenu minimum garanti; il faut faire attention de ne pas aller trop vite et de ne pas éliminer ces programmes. Au bout du compte, les provinces vont peut-être y trouver leur compte en se disant : « Graduellement, sur une période de 10 ans, je n’ai peut‑être plus besoin de contribuer à l’aide sociale, et les sommes que j’investis actuellement dans l’aide sociale pourraient être redistribuées, par exemple, pour renforcer le système de santé ou ailleurs, donc on va laisser le gouvernement fédéral fournir graduellement cette garantie par l’intermédiaire du système fiscal à l’ensemble du pays. »

Encore une fois, ce sont des possibilités. Il n’y a pas de programme où ce principe a été appliqué et pour lequel je peux vous dire que cela va se produire. Cependant, si on ne tient pas ce dialogue et ce développement au moyen d’un cadre national, je crois qu’on passe à côté de la possibilité de voir de quelle manière toutes ces études, qui sont très utiles, peuvent être prises en compte pour en arriver à un modèle beaucoup plus concret que tout ce qu’on a vu jusqu’ici.

[Traduction]

Le sénateur Smith : Monsieur Caron, selon moi, un principe essentiel d’un programme de revenu de base est qu’il s’agit d’un processus simple qui réduit les obstacles à l’accès. Étant donné que vous ne croyez pas à un programme de revenu de base universel, j’aimerais savoir si, selon vous, votre proposition ajoute des obstacles supplémentaires pour les gens, en particulier pour les sans-abri et pour ceux qui n’ont pas la capacité de demander le programme. Par exemple, 10 % des Canadiens ne produisent pas de déclaration de revenus. J’aimerais savoir ce que vous en pensez.

M. Caron : C’est une préoccupation légitime. Je pense que cette question doit être soulevée dans le cadre de la création du programme.

Je vais parler d’une situation locale d’itinérance à Rimouski. Nous n’avons jamais eu de problème d’itinérance auparavant, et nous avons maintenant des gens qui arrivent. Dans bien des cas, ils ne sont pas de Rimouski, et nous ne savons pas s’ils peuvent ou non obtenir de l’aide sociale ou s’il existe des programmes qui peuvent les aider. Nous avons des travailleurs sociaux qui s’adressent à eux pour essayer de comprendre leur réalité et les aider à accéder aux services. Un groupe communautaire a proposé d’utiliser son adresse municipale pour que les sans-abri qui ont besoin d’une adresse municipale pour obtenir de l’aide sociale puissent l’utiliser et aller y chercher leur chèque.

Il arrive parfois que des sans-abri ne veuillent pas d’aide. Ils ne veulent pas produire de déclaration de revenus et ils ne veulent pas recevoir de services sociaux. S’ils sont dans une situation d’urgence, ils peuvent avoir l’aide des services de santé. Dans certains cas, c’est leur choix personnel. Dans d’autres, c’est le manque de sensibilisation qui les rend marginaux et désespérés en ce sens qu’ils ne peuvent pas être aidés par le système.

Lorsque je parle du fait que ce programme est financé par le système fiscal, je vois aussi l’application de ce programme. C’est un peu comme ce que nous avons pour l’assurance-emploi, en ce sens que si vous perdez votre emploi, vous allez faire une demande. Quelqu’un peut vous aider à présenter une demande d’assurance-emploi, mais vous recevrez votre chèque. Au bout du compte, si votre situation s’améliore et que vous obtenez un nouvel emploi, vous devez alors informer le gouvernement du fait que vous êtes prestataires de l’assurance-emploi.

C’est la même chose ici. Vous pouvez faire une demande parce que votre situation a changé et que vous êtes maintenant dans la pauvreté, sans revenu. Vous pouvez faire une demande, et vous êtes alors admissible à ce revenu supplémentaire qui vous permet d’atteindre le seuil de faible revenu. Au bout du compte, si votre situation s’est améliorée, vous pouvez dire que ce n’est plus nécessaire et que votre situation a changé.

La mise en œuvre sera importante. Les gens peuvent choisir volontairement de ne pas faire partie du système. Dans certains cas, nous devons faire un travail de sensibilisation actif pour les faire entrer dans le système. Le fait que le programme soit financé en même temps par le système fiscal et par un système où il faut faire une demande et informer le gouvernement de votre situation, comme c’est le cas pour l’assurance-emploi, atténuerait ce problème.

La sénatrice MacAdam : Ma question s’adresse à M. Caron. Si on regarde le préambule du projet de loi S-233, un revenu de base garanti faciliterait la transition vers une économie qui répond à la crise climatique et à d’autres grands défis actuels. Voyez-vous une intersectionnalité entre le revenu de base garanti et la lutte contre les changements climatiques?

M. Caron : C’est une bonne question. À ce stade-ci, je suis sûr que je pourrais vous fournir une réponse, mais je ne le ferai pas parce que je n’ai pas vu les données. Il existe peut-être des études qui le disent.

Cela dit, il y a d’autres problèmes qui seront abordés et dont nous n’avons pas encore parlé aujourd’hui. Dans de nombreuses régions du pays, le problème, c’est que des gens sont déplacés en raison de l’intelligence artificielle, des nouvelles technologies, de la robotisation ou de l’automatisation. Bref, les nouvelles technologies déplacent les gens. De plus en plus, ces gens, surtout s’ils sont peu qualifiés — au sens où nous l’entendons en économie —, auront de plus en plus de difficulté à s’adapter à la nouvelle situation. L’intelligence artificielle et son utilisation dans la nouvelle économie sont particulièrement préoccupantes pour ce qui est de s’assurer que certaines personnes puissent continuer de faire partie de la société, même lorsque leurs compétences ne sont plus nécessaires. On parle de cette possibilité depuis longtemps. La robotisation était un élément. L’intelligence artificielle, sa place et ses promesses pour l’avenir perturberont grandement la société, l’économie et le Canada dans son ensemble, comme dans la plupart des pays industrialisés. Nous devons trouver une façon de moderniser notre filet de sécurité sociale afin de faire face à cette situation future.

La sénatrice MacAdam : Votre point de vue sur un programme de revenu de base a-t-il changé depuis que vous avez présenté votre plan en 2017? Dans l’affirmative, de quelle façon?

M. Caron : A-t-il changé? Non. Il évolue à mesure que la situation évolue au Canada. Nous parlons du coût d’un revenu de subsistance garanti. La façon dont j’ai décrit son application en 2017 n’a pas vraiment beaucoup changé.

La réalité du filet de sécurité sociale change de plus en plus. Nous parlons du coût et de la suffisance du revenu qui serait fourni. Examinons les divers programmes que nous avons vus par le passé. L’assurance-emploi fournit moins d’argent qu’au début parce que diverses conditions ont été mises en place pour réduire l’admissibilité et réduire les composantes qui pouvaient être financées. L’aide sociale, surtout depuis les années 1970, offre beaucoup moins de protection parce qu’elle n’a pas suivi l’augmentation du coût de la vie. Elle est de moins en moins capable de pallier la situation de pauvreté.

La situation actuelle a évolué plus que mon opinion sur le revenu de base. Cela m’a réconforté dans l’idée que nous devons explorer cette possibilité, non pas comme un moyen universel de fournir de l’argent ou un droit de citoyenneté, mais plutôt comme un moyen de rendre le filet de sécurité sociale plus efficace en limitant certains fardeaux administratifs, en éliminant la stigmatisation, en donnant plus de liberté aux pauvres, mais aussi en leur donnant plus de possibilités de s’en sortir en leur offrant plus de choix et plus d’options. C’est quelque chose que le revenu minimum garanti peut vous apporter et que les autres programmes sociaux ne peuvent pas à l’heure actuelle.

La sénatrice Kingston : Mes questions s’adressent à M. Caron.

Tout d’abord, j’aimerais souligner que ce que vous avez dit au sujet d’une approche multipartite ou sociétale de la réduction de la pauvreté en général est un bon point. On trouve partout au pays des exemples d’initiatives de réduction de la pauvreté qui ont été mises en œuvre par tous les partis et qui ont donné des résultats.

J’aimerais aussi savoir ce que vous pensez du cadre et de la création des bonnes conditions. Je me reporte au projet de loi S-233, à l’alinéa 3(3)d), et au fait que, outre les besoins exceptionnels en matière de santé ou de handicap, il serait bon de tenir compte de ces conditions lorsque nous examinons les déterminants sociaux de la santé, ainsi que les autres déterminants qui existent.

Je me demande également ce que vous pensez des commentaires de M. Roebuck au sujet de l’approche Logement d’abord et du rendement du capital investi. Plus le modèle Logement d’abord est complexe, plus le rendement du capital investi est élevé. En fait, l’approche Chez-Soi a été mise en place au Nouveau-Brunswick, ce qui nous permet d’avoir une connaissance plus approfondie des réussites de ce programme.

Que pensez-vous de la possibilité d’inclure dans le cadre une autre condition qui comprendrait le fait de considérer les personnes ayant les besoins les plus importants qui recevraient le meilleur rendement du capital investi et la collaboration avec les provinces ainsi que toutes les autres choses qui doivent être faites pour harmoniser, si vous voulez, les différentes prestations qui existent actuellement?

M. Caron : C’est une question très complexe qui comporte plusieurs angles.

Je vais passer à votre premier point, qui porte sur les déterminants sociaux de la santé. Nous l’avons vu avec Mincome. Encore une fois, je n’insisterai jamais assez sur l’importance de ce programme. Aucun rapport officiel n’a été établi, mais il s’agit de l’expérience la plus longue en matière de revenu minimum. Le travail du professeur Forget, qui l’a analysé une quarantaine d’années après les faits, a révélé l’effet positif qu’il a eu sur les déterminants sociaux de la santé.

C’est ce que nous voulons dans la société. Nous voulons des gens en santé. Nous voulons des gens capables de contribuer à la société selon leurs propres aspirations. J’ai déjà donné cet exemple. Si vous voulez être un artiste, voulez-vous être un artiste pauvre? Voulez-vous toujours chercher des moyens de survivre pour pouvoir créer dans ce pays? Vous voulez peut-être démarrer une entreprise, mais vous avez peur de le faire parce que c’est risqué. Vous ne voulez pas vous retrouver dans la pauvreté en cas d’échec. Le fait d’éliminer ce risque est très positif pour la société. Si vous êtes un adolescent et que vous constatez que votre famille vit dans des conditions difficiles, serez-vous tenté de quitter l’école pour aller travailler et apporter un revenu supplémentaire à votre famille? Ou bien serez-vous enclin à rester à l’école plus longtemps, à améliorer vos perspectives et vos propres conditions afin de pouvoir contribuer de la façon dont vous aimeriez le faire?

Nous examinons les coûts, les conditions et les paramètres d’un programme, mais ne perdons pas de vue le fait que ce programme aidera les gens à s’améliorer réellement et à vivre heureux. Nous n’avons qu’une vie à vivre. Assurons-nous de pouvoir en profiter pleinement et de contribuer pleinement. Si on examine les programmes sociaux actuels, on constate qu’ils présentent leurs propres problèmes. Dans bien des cas, ils nous font tomber dans le piège de l’aide sociale. Ils engendrent la stigmatisation. Ce sont des problèmes actuels. Mais en disant que le revenu de base ou le revenu minimum garanti serait trop coûteux et trop problématique à mettre en place, ce qui fait que nous allons continuer avec l’entremêlement de programmes que nous avons actuellement, et qu’il pourrait être adapté pour certains et qu’il faut l’adapter pour d’autres, en fin de compte, nous ratons constamment des occasions d’examiner ce que les programmes peuvent faire pour améliorer les conditions des gens et avoir un effet positif sur les déterminants sociaux de la santé.

Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question. Je pense que c’est davantage une question philosophique.

La sénatrice Ross : Monsieur Caron, lorsque vous envisagez l’élaboration d’un cadre, nous devons inclure la consultation des Autochtones, mais le projet de loi prévoit la consultation du ministre fédéral de la Santé, de l’Emploi, du Développement social et des personnes handicapées, ainsi que des représentants provinciaux de la santé, des personnes handicapées, de l’éducation et du développement social ainsi que des parties prenantes, des responsables de l’élaboration des politiques, des décideurs politiques et d’autres experts du revenu de base garanti. Quels sont, selon vous, les aspects logistiques d’une telle consultation, et est-ce réaliste?

M. Caron : Je pense que c’est ambitieux. À mon avis, la mise en œuvre du revenu de base dans un contexte où il n’a jamais été pleinement mis en œuvre est également ambitieuse. Je ne pense pas qu’il suffira de réunir toutes ces personnes dans une même pièce pour mettre en place un programme; ce n’est pas envisageable. Il faudra commencer par les économistes. Il faudra commencer par les gens, surtout du domaine de la santé et du développement social, qui seront en mesure d’examiner l’ensemble des problèmes actuels, d’étudier les objectifs que le revenu minimum garanti permettrait d’atteindre et de partir de là. Par la suite, vous commencerez à voir les effets sur d’autres ministères, d’autres sphères de la société et, éventuellement… vous n’avez pas parlé de développement économique dans tout cela. Ce que je veux dire, c’est que les gens qui travaillent au développement économique et à l’élaboration de politiques industrielles devront aussi être consultés, mais cela ne se fera pas d’un seul coup. Je pense que cela se fera progressivement. Examinons la situation actuelle, regardons ce que nous voulons comme revenu minimum garanti et commençons à le bâtir, puis faisons venir les experts qui nous présenteront les avantages et les inconvénients des initiatives proposées.

[Français]

Le président : Ceci met fin à notre réunion. Merci à nos témoins. Merci, monsieur Roebuck, de vous être déplacé, et merci à M. le maire Guy Caron. J’ai vu que vous pensiez à exproprier les servitudes de stationnement et de vue, ce qui nous a rappelé, au sénateur Forest et à moi, la vision d’une autre vie. Bonne chance dans ce dossier complexe.

M. Caron : Merci.

Le président : Merci beaucoup. Quant à nous, nous allons nous revoir le 9 octobre, à 18 h 45, pour continuer notre étude sur la pratique consistant à inclure des questions non financières dans les projets de loi exécutant les dispositions des budgets et des énoncés économiques, que l’on appelle des projets de loi omnibus. Merci à toute l’équipe de son soutien.

(La séance est levée.)

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