LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES PÊCHES ET DES OCÉANS
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 17 novembre 2022
Le Comité sénatorial permanent des pêches et des océans se réunit aujourd’hui avec vidéoconférence, à 9 h 5 (HE), afin d’examiner, pour en faire rapport, les populations de phoques du Canada ainsi que leurs impacts sur les pêches au Canada; et, à huis clos, pour examiner un projet d’ordre du jour (travaux futurs).
Le sénateur Fabian Manning (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour à tous. Je m’appelle Fabian Manning. Je suis un sénateur de Terre-Neuve-et-Labrador et j’ai le plaisir de présider cette réunion.
Nous tenons aujourd’hui une réunion du Comité sénatorial permanent des pêches et des océans. En cas de difficultés techniques, particulièrement en ce qui a trait à l’interprétation, veuillez le signaler au président ou à la greffière et nous nous efforcerons de régler le problème. J’aimerais demander aux membres du comité qui se sont joints à nous ce matin de se présenter en commençant par la personne qui se trouve à ma droite.
La sénatrice Ataullahjan : La sénatrice Salma Ataullahjan, de l’Ontario.
Le sénateur Kutcher : Stan Kutcher, Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Francis : Sénateur Francis, Île-du-Prince-Édouard.
[Français]
La sénatrice Ringuette : Pierrette Ringuette, du Nouveau-Brunswick.
[Traduction]
La sénatrice Busson : Bev Busson, sénatrice de la Colombie-Britannique.
Le président : Merci, honorables sénateurs. Avant de poser des questions ou d’y répondre, j’aimerais demander aux membres du comité présents dans la salle d’éviter de se pencher trop près du microphone ou de retirer leur oreillette. Cela permettra d’éviter tout effet Larsen qui pourrait avoir une incidence négative sur le personnel du comité dans la salle.
Le 4 octobre 2022, le Comité sénatorial permanent des pêches et des océans a été autorisé à examiner pour en faire rapport les populations de phoques au Canada ainsi que leurs impacts sur les pêches au Canada. Aujourd’hui, dans le cadre de son mandat, le comité entendra M. Paul Bentzen, professeur à l’Université Dalhousie, M. Daniel Ruzzante, professeur Killam à l’Université Dalhousie, et M. Fred Whoriskey, directeur général, Réseau de suivi des océans, Université Dalhousie. Je m’excuse si je n’ai pas prononcé vos noms exactement comme votre mère vous les a donnés.
Au nom des membres du comité, je vous remercie de votre présence. Je crois comprendre que les trois témoins ont une déclaration préliminaire à prononcer. Après vos exposés, les membres du comité auront des questions à vous poser. J’aimerais commencer par M. Bentzen. Monsieur Bentzen, vous avez la parole.
Paul Bentzen, professeur, Université Dalhousie, à titre personnel : Merci et bonjour à tous. J’aimerais me présenter brièvement et vous parler un peu de mes titres de compétences et de mes recherches. Je suis titulaire d’une maîtrise de l’Université de la Colombie-Britannique et d’un doctorat de l’Université McGill. Je suis professeur au Département de biologie de l’Université Dalhousie depuis 2001. Auparavant, j’ai été professeur à la School of Aquatic and Fisheries Sciences de l’Université de Washington à Seattle pendant environ huit ans. Je fais de la recherche depuis environ 38 ans, et au cours de cette période, mes travaux ont porté sur des questions liées à la biologie des populations et de la conservation et à la biodiversité des espèces aquatiques. Par espèces aquatiques, j’entends surtout les poissons, même si au fil des ans d’autres animaux, comme certaines baleines et loutres de mer, se sont ajoutés à la liste, j’étudie surtout des poissons marins des océans Pacifique et Atlantique.
Au cours de cette période, mes recherches ont presque toujours comporté l’utilisation de données génétiques pour répondre à des questions liées aux sujets que je viens de mentionner. Il y a trop de recherches et trop de recherches diversifiées pour en dire grand-chose, sinon que certains exemples de recherches récentes auxquelles j’ai participé ont porté sur la structure des populations et l’adaptation locale d’espèces comme le saumon de l’Atlantique et la morue de l’Atlantique. Un autre thème de ma recherche a été d’aider à définir les unités désignables pour les espèces reconnues en vertu de la Loi sur les espèces en péril. Dernièrement, on s’est surtout intéressé à l’utilisation de l’ADN environnemental comme outil pertinent de surveillance de la biodiversité dans les milieux marins et aquatiques d’eau douce. En résumé, je me concentre sur les espèces en voie de disparition, les espèces envahissantes ou les espèces préoccupantes d’une façon ou d’une autre.
C’est tout ce que j’ai à dire, et je répondrai volontiers à vos questions.
Le président : Merci, monsieur Bentzen. Nous passons maintenant à M. Ruzzante. Vous avez la parole.
Daniel E. Ruzzante, professeur Killam, Université Dalhousie, à titre personnel : Merci. Je vais suivre brièvement l’exemple de Paul Bentzen. J’ai une maîtrise et un doctorat de l’Université Dalhousie. Après mes études, j’ai travaillé pour le Danish Fisheries Institute for Fisheries Research pendant environ quatre ans et je suis professeur à la faculté de biologie de l’Université Dalhousie depuis 2002.
Je travaille aussi sur la génétique des populations, principalement sur les poissons. Mais ce sur quoi je veux me concentrer aujourd’hui, et je pense que c’est la raison pour laquelle j’ai été invité, c’est le projet auquel je participe actuellement. Il s’agit de l’estimation de l’abondance de la population de poissons marins ou dans le domaine marin à l’aide de la génomique.
Ce travail est basé sur le principe qu’un individu porte un génotype de chacun de ses deux parents. Il y a une méthode en écologie qui existe depuis, disons, sept ou huit décennies pour estimer l’abondance d’une population, qui est fondée sur le principe du marquage-recapture basé sur l’identification génétique des paires des individus apparentés. Cette méthode se base sur le fait que si vous marquez des individus, que vous les relâchez dans la population et que vous les échantillonnez de nouveau, alors la proportion des individus marqués dans votre deuxième échantillon sera une indication de la taille de la population, et vous pouvez l’estimer.
Vous utilisez le principe selon lequel un individu porte un génotype de chacun de ses deux parents dans le cadre du marquage-recapture basé sur l’identification génétique des paires des individus apparentés, c’est-à-dire qu’un juvénile marque le génotype de son parent. À l’aide de ce cadre, nous essayons d’estimer l’abondance actuelle de la population de flétan de l’Atlantique. C’est un projet en cours. Il y a de nombreux avantages à estimer l’abondance de la population par rapport aux méthodes actuelles, qui sont fondées sur la mesure des prises par unité d’effort, qui peut être sujette à des biais et à des incertitudes liées aux variations annuelles, aux fausses déclarations, aux pertes d’étiquettes, à la mortalité due au marquage et ainsi de suite.
Rien de tout cela ne se produit dans le cadre de cette approche parce que le génotype tient lieu d’étiquette, et vous pouvez prélever des échantillons sur des individus vivants ou sur des poissons morts tant que l’ADN est en bon état. C’est relativement bon marché, et le séquençage est de moins en moins coûteux. Vous pouvez obtenir une estimation assez précise de l’abondance de la population et, avec un effort continu, donner des indications des changements dans la taille de la population.
Comme je l’ai dit, nous le faisons pour le flétan de l’Atlantique. Le projet représente environ un million de dollars sur cinq ans, ce qui est une somme dérisoire comparée aux revenus tirés de la pêche au flétan de l’Atlantique, qui se sont élevés, je crois, à environ 60 millions de dollars l’an dernier, soit 60 millions de dollars par année. L’approche peut être utilisée pour les phoques, pour compter les phoques. Je serai heureux de répondre à vos questions.
Le président : Merci, monsieur. Monsieur Whoriskey, allez-y.
Fred Whoriskey, directeur général, Réseau de suivi des océans, Université Dalhousie, à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invité en compagnie de mes bons amis et collègues de Dalhousie. Nous reconnaissons tous que nous venons du territoire ancestral et non cédé des Micmacs. Nous devons également saluer le travail héroïque de Sara Gajic, votre greffière, qui a réussi à nous réunir et à faire en sorte que nous puissions comparaître devant votre comité dans un délai très court. Merci beaucoup.
Je suis biologiste de la vie marine et je travaille sur un large éventail d’espèces. J’ai terminé mon doctorat à l’Université Laval, qui a été suivi d’une bourse postdoctorale d’un an de l’OTAN au Royaume-Uni. Je suis ensuite resté pendant 10 ans comme professeur à l’Université McGill jusqu’au milieu des années 1990. J’ai alors déménagé au Nouveau-Brunswick pour occuper un poste à la Fédération du saumon atlantique, une organisation environnementale non gouvernementale, afin de créer une division de recherche pour travailler sur ce qui cause le déclin du saumon de l’Atlantique. Là-bas, nous avons été les pionniers de l’utilisation d’équipement de télémétrie électronique pour suivre les déplacements de petits et de grands animaux dans l’océan.
À la suite de ces succès, en 2008, j’ai été recruté à l’Université Dalhousie pour devenir directeur général du Réseau de suivi des océans, qui est bénéficiaire du Fonds des initiatives scientifiques majeures de la Fondation canadienne pour l’innovation et qui est la seule installation scientifique nationale de cette envergure au Canada atlantique. Comme directeur général, je supervise un réseau mondial d’infrastructure de télémétrie électronique qui sert à suivre les déplacements et la survie des animaux marins. À l’heure actuelle, nous suivons plus de 340 espèces, y compris les phoques. Nous faisons le lien entre ces déplacements et les conditions environnementales.
Je supervise également deux grands programmes de recherche de l’Université Dalhousie, l’un portant sur les déplacements et la survie du saumon de l’Atlantique dans l’océan et l’autre sur la baleine noire dans le golfe du Saint-Laurent. J’ai été président du conseil d’administration du Centre des sciences de la mer Huntsman et du conseil de gestion de l’Institut canadien des rivières.
Pour ce qui est des phoques, ils sont un sujet d’intérêt et de préoccupation constant dans la quasi-totalité de mon travail. Ils touchent aussi ma vie familiale, car ma fille, qui a suivi une formation vétérinaire à l’Île-du-Prince-Édouard, est maintenant la chef vétérinaire de l’équipe de rétablissement des phoques moines de la National Oceanic and Atmospheric Administration des États-Unis. Je serai donc ravi de pouvoir vous dire tout ce que je peux au sujet des phoques. Merci beaucoup.
Le président : Merci à tous nos témoins. Il ne fait aucun doute que nous avons devant nous une mine de renseignements. Nous allons essayer d’en tirer le meilleur parti. Nous allons passer à la sénatrice Busson, notre vice-présidente, pour les premières questions. Je tiens à informer nos témoins que toute question peut s’adresser à une personne en particulier, mais n’hésitez pas à donner des précisions ou à faire des commentaires.
La sénatrice Busson : Je suis impressionnée par les titres de compétences de tout le monde, alors n’importe qui peut répondre à ma question s’il estime avoir quelque chose à dire à ce sujet.
Ma question porte sur les défis que pose la recherche sur les phoques dans le cadre de projets. Je m’intéresse plus particulièrement à la côte Ouest, mais je vous invite à faire des commentaires sur les populations de phoques sur les deux côtes et dans le Nord. En qualité de sénatrice de la Colombie-Britannique, je m’intéresse particulièrement aux populations de phoques et au chevauchement de la question de la conservation entre les populations de phoques et d’autres espèces aquatiques. Je me demandais si, au cours de vos recherches, vous avez rencontré des difficultés particulières, en particulier sur le dénombrement des populations de phoques, et si vous avez des commentaires ou des recommandations à faire au comité dans le cadre de notre étude sur les phoques dans les eaux canadiennes? Merci.
Le président : Que celui qui veut commencer se sente libre de le faire. Monsieur Bentzen, vous avez la parole.
M. Bentzen : Je crois que je devrais m’en remettre à M. Fred Whoriskey. J’ai des idées au sujet des phoques, mais je ne me considère pas comme un expert.
M. Whoriskey : Je peux parler un peu de cette question. L’une des principales préoccupations de bon nombre de nos concitoyens concerne les interactions entre les phoques et d’autres espèces de grande valeur, surtout les espèces de poisson de grande valeur commerciale. Comprendre la répartition des phoques par rapport à l’endroit où se trouvent ces espèces de poissons à un moment donné est une première étape importante pour comprendre les répercussions potentielles des phoques sur ces autres groupes. Nous n’avons pas vraiment une bonne compréhension de la répartition de ces animaux, qu’il s’agisse de la répartition des phoques dans l’océan ou, bien souvent, de celle des populations animales dont se nourrissent les phoques. Une grande partie du travail que nous faisons actuellement avec les systèmes de télémétrie électronique vise à démêler tout cela et à fournir de l’information à ce sujet. D’importants progrès sont réalisés.
Les interactions entre différentes espèces de phoques constituent un autre sujet de préoccupation. Nous avons des phoques communs ici, sur la côte Est et nous avons aussi des phoques gris. Le phoque gris peut être un prédateur important et, en fait, on a constaté qu’il cannibalise parfois sa propre espèce. Nous sommes préoccupés par le déclin des populations de phoques communs dans certaines régions et nous nous interrogeons sur les interactions négatives possibles entre les deux espèces. Cela pourrait être un sujet de préoccupation du point de vue de la conservation. Merci.
Le président : Monsieur Ruzzante, avez-vous quelque chose à ajouter?
M. Ruzzante : Je ne peux rien ajouter de substantiel à propos d’un sujet de recherche en particulier, sinon que dans mon travail j’ai voulu utiliser cette approche, l’approche du marquage-recapture des individus apparentés dont je viens de parler — je voulais l’appliquer à la population de phoques gris sur la plate-forme Scotian, mais il n’y avait pas de financement pour cela.
L’industrie ne voulait pas collaborer, parce que — ses représentants me l’ont dit — dès qu’il était question des phoques, c’était une mauvaise nouvelle pour le secteur, parce qu’il ne pouvait pas être gagnant. Les gens penseront qu’il le fait parce qu’il a l’intention de commencer à les abattre, et il n’est pas question pour le MPO, Pêches et Océans Canada, d’investir plus d’argent dans la recherche sur le phoque gris.
Pour ce qui est de la question que la sénatrice a posée au sujet de la côte Ouest, je n’ai pas d’expertise dans ce domaine. Je suis désolé.
Le président : Merci.
La sénatrice Ataullahjan : Merci à tous les témoins.
J’aimerais savoir si les changements climatiques ont eu un impact sur la population de phoques au Canada. Si oui, de quelle façon? Les impacts ont-ils été positifs ou négatifs et quel effet cela a-t-il eu sur l’écosystème?
M. Bentzen : Je vois que M. Whoriskey a activé son micro et qu’il aura sans doute d’autres choses à dire.
Je ne sais pas quelle influence directe les changements climatiques ont eue sur la répartition des phoques. Cela influe certainement sur la répartition des poissons dont ils se nourrissent. Cela ne fait aucun doute. La répartition des espèces dont se nourrissent les phoques est clairement en train de changer, en partie à cause des changements climatiques.
Les modalités de ces changements sont complexes, mais nous observons le déclin de certaines espèces qui étaient très abondantes dans les eaux du Canada atlantique, et nous voyons de nouvelles espèces devenir abondantes.
Le président : Merci.
M. Whoriskey : Je suis d’accord avec M. Bentzen.
Nous n’avons pas une bonne connaissance des répercussions directes des changements climatiques sur les populations de phoques, mais concernant ces répercussions sur les espèces-proies dont ils se nourrissent, l’une des principales choses qui nous préoccupent en ce moment, ce sont les cycles de production primaire, singulièrement dans la région de l’Atlantique.
On prévoit que le réchauffement climatique pourrait réduire cette productivité de 30 % par rapport à ce qu’elle a été. Par conséquent, si nous réduisons la chaîne alimentaire de 30 % dès le départ, le rétablissement de la population de phoques gris qui est actuellement réduite sera beaucoup plus difficile. Cela signifie également qu’il n’y aura pas beaucoup d’espèces de ce genre à partager entre la communauté des pêcheurs et la population de phoques qui existera à ce moment-là.
Le président : Pour faire suite à la question de la sénatrice Ataullahjan, monsieur Bentzen, certains scientifiques du MPO nous ont plus ou moins dit que... Je vais prendre l’exemple de la morue. Je sais que c’était un gros problème à Terre-Neuve-et-Labrador. Nous avons entendu des déclarations estimant que les quelque sept millions de phoques qui se trouvent au large des côtes de Terre-Neuve-et-Labrador n’ont pas nécessairement une incidence sur la pêche à la morue, mais tous ceux à qui je parle et qui travaillent dans le secteur des pêches le croient.
Nous avons un moratoire de 30 ans à Terre-Neuve-et-Labrador, et nous ne nous sommes toujours pas rétablis. La population de morue ne s’est toujours pas rétablie. En fait, dans certaines régions de la province, la situation est peut-être pire qu’elle ne l’était. D’un autre côté, nous entendons des gens dire qu’il ne fait aucun doute dans leur esprit que le nombre de phoques au large de nos côtes a un effet très négatif sur la pêche à la morue.
Je me rends compte que les changements climatiques et d’autres problèmes existent, mais vous pourriez peut-être nous parler de quelques-uns des facteurs qui, selon vous, expliquent pourquoi les stocks sont décimés à Terre-Neuve, mais aussi dans le Canada atlantique d’ailleurs.
Merci.
M. Bentzen : Je vous remercie de la question.
Je dois être bref, car je n’ai pas fait de recherche sur cette question précise. Je ne peux aborder la question que d’un point de vue général en qualité de spécialiste de l’écologie, comme personne qui suit les poissons marins.
Je ne pense pas qu’on puisse exclure l’impact des phoques sur ces populations, mais le fait est que les phoques et la morue font partie d’un écosystème très complexe. Il y a des espèces-proies sous la morue, et la morue a des concurrents. C’est ce qu’on appelle à juste titre une « chaîne alimentaire », et cette chaîne alimentaire est également influencée par des conditions abiotiques, c’est-à-dire, de façon générale, le climat et ses effets sur la productivité.
En présence d’un mammifère marin très visible comme le phoque, il est facile de le pointer du doigt et de dire que c’est lui le problème, et il ne fait aucun doute qu’il mange beaucoup de poisson. Mais les phoques sont-ils le problème fondamental? Je ne le crois pas.
Le président : Merci.
Y a-t-il d’autres témoins qui aimeraient répondre?
M. Ruzzante : Oui, si vous me le permettez.
J’insiste sur le point soulevé par M. Bentzen, à savoir qu’il ne s’agit pas d’une relation entre deux espèces. Il y a aussi ce qu’on appelle en écologie la « réponse fonctionnelle ». S’il y a très peu de morue, les phoques mangent autre chose. Ils ne se concentrent pas sur la morue, parce qu’il n’y en a pas beaucoup. Ce n’est pas une relation entre deux espèces. C’est un réseau trophique complexe. Les effectifs d’autres espèces ont peut-être augmenté depuis le déclin de la morue.
Si la question est de savoir si nous devrions agir du côté de la population de phoques et commencer à les abattre, eh bien, il n’est pas du tout clair que cela aurait un effet quelconque.
Je le répète, je n’ai pas fait de recherche précise sur cette question. Il s’agit d’une compréhension générale de l’écologie du système.
Le président : Monsieur Whoriskey?
M. Whoriskey : Nous avons fait un peu de suivi des phoques qui venaient de l’île de Sable et de leur migration trophique. Il ne s’agit pas du stock de morue du Nord, et cela ne répond donc pas directement à votre question.
Lorsqu’ils sont partis, nous les avons suivis dans des zones où nous avions également marqué la morue. Nous avons constaté que la morue et les phoques se concentraient sur les zones dans lesquelles il y avait des poissons argentés riches en gras — des poissons-proies — dont les deux espèces préfèrent se nourrir. Elles n’interagissaient pas entre elles, et les phoques ne mangeaient pas les morues marquées que nous détections à partir des phoques. Nous avions de l’équipement sur le dos des phoques qui permettait d’écouter les morues pour voir s’ils interagissaient avec elles à ce moment-là. Les deux espèces étaient à proximité l’une de l’autre, mais non, nous n’avons pas constaté que les morues étaient mangées par les phoques. Au lieu de cela, tout le monde s’est concentré sur sa proie préférée, c’est-à-dire celle qui a la plus grande valeur calorique, et c’est ce qu’ils recherchent vraiment, parce qu’ils cherchent tous à grandir et à prendre du poids à ce moment-là. Nous avons cette preuve.
Pour ce qui est de la morue du Nord, il y a une lacune en ce qui concerne les phoques dont vous parlez au large de Terre-Neuve. Nous n’avons pas étiqueté ces animaux avec la technologie qui nous permettrait de voir quelles sont leurs trajectoires et de voir s’ils se déplacent vers les zones où la morue du Nord se trouve à des moments où elle est concentrée, par exemple en pleine mer, et où elle hiverne pendant la saison de frai.
Cela vaudrait la peine d’être fait.
Le président : Merci beaucoup de cette suggestion, qui pourrait devenir l’une de nos recommandations.
Le sénateur Francis : J’ai entendu quelqu’un parler brièvement des lacunes dans le financement de la recherche. J’aimerais savoir ce que vous pensez des priorités de recherche pour la population canadienne de phoques et comment le gouvernement fédéral devrait appuyer ce genre de travail.
M. Whoriskey : Merci. Au bout du compte, il faudra prendre des décisions de gestion difficiles au sujet des phoques et de la taille des populations. En matière de recherche, à mon avis, la priorité absolue consiste à comprendre où se trouvent les animaux et comment ils interagissent avec les espèces précieuses dont dépendent nos collectivités côtières pour leur subsistance. Je soupçonne que nous aurons des interactions très différentes à des endroits très différents, de sorte que dans le fleuve Saint-Laurent, par exemple, les populations de phoques qui s’y développent semblent être beaucoup plus actives et capturent beaucoup plus de morue que ce que l’on constate ailleurs, et cela peut avoir une incidence sur les collectivités locales. Ils vont peut-être commencer à pêcher le crabe des neiges dans ces endroits et, Dieu nous en préserve, le homard à un moment donné. J’accorderais donc la priorité à une meilleure compréhension de certaines de ces zones, comme le Saint-Laurent, à une meilleure compréhension de la répartition des phoques, de leur choix de proies et de la façon dont cela peut changer en fonction de l’évolution des océans.
M. Bentzen : Je suis d’accord avec tout ce que Fred Whoriskey vient de dire. J’ajouterai simplement, puisqu’il y avait une question concernant le financement de la recherche, que je vais sans vergogne faire la promotion de certains types de recherche que je fais. J’ai mentionné à la fin de mon exposé que l’ADN environnemental est devenu une préoccupation majeure. C’est un outil de surveillance précieux. À bien des égards, il s’agit d’un complément aux observations de marquage direct que M. Whoriskey effectue dans le cadre de ses recherches. En utilisant des échantillons d’eau, nous pouvons détecter la présence de la communauté d’espèces de poissons. Nous pouvons savoir quels poissons sont présents. On peut aussi détecter les phoques. Nous ne pouvons rien dire directement au sujet des interactions écologiques, mais nous pouvons tout à fait examiner la répartition des proies et du prédateur potentiel, le phoque, et le faire très efficacement.
Je dirais que le MPO montre des signes indiquant qu’il s’oriente vers cette approche de la recherche.
M. Ruzzante : Oui, j’appuie tout ce que Fred Whoriskey et Paul Bentzen ont dit.
Pour revenir un peu à l’autopromotion éhontée, une recommandation serait de se concentrer sur ce que je fais.
Je sais qu’un groupe en Alaska utilise la méthode de marquage-recapture basée sur l’identification génétique des paires des individus apparentées pour estimer l’abondance de la population, me semble-t-il, de phoques barbus. Je sais que c’est une méthode qui peut être utilisée pour, peut-être, les phoques annelés ou toutes les espèces qui sont abondantes. C’est relativement bon marché, comme je l’ai dit, parce qu’il suffit d’un fragment d’ADN et d’un morceau de tissu pour commencer. Vous devez connaître l’âge de ces individus. Il pourrait s’agir d’une méthode complémentaire aux méthodes actuellement utilisées pour estimer l’abondance.
Je dois ajouter que les ministères des Pêches du monde entier commencent à employer ces approches pour estimer l’abondance des poissons exploités, des requins, des espèces dont la conservation est préoccupante et ainsi de suite. Merci.
Le président : Merci. Avant de donner la parole au sénateur Kutcher, monsieur Whoriskey, vous avez mentionné une étude que vous avez menée au large de l’île de Sable, je crois. Je me demande si nous pourrions recevoir une copie de cette étude.
M. Whoriskey : Je vais chercher les documents qui sont ressortis de ce travail et voir à ce qu’ils soient transmis à la greffière du comité, Mme Gajic.
Le président : Merci beaucoup monsieur.
Le sénateur Kutcher : Je vous remercie tous d’être parmi nous ce matin. C’est une question très complexe que nous essayons de comprendre, l’impact des phoques sur les stocks de poissons.
Le débat au sujet d’une relation directe entre prédateur et proie, d’une relation entre prédateurs concurrents, est le sujet principal. À cela s’ajoutent les interactions complexes entre tous les aspects du réseau trophique, l’impact du réchauffement et de l’acidification des océans sur les modifications de l’abondance des espèces et le fait qu’il existe des différences dans ces interactions entre le golfe du Saint-Laurent, le détroit de Cabot, le détroit de Belle-Isle et d’autres parties de l’océan Atlantique. Pourtant, nous avons des difficultés à élaborer des politiques qui favoriseront notre capacité de gérer nos stocks de poissons, mais aussi des politiques qui déterminent la façon de gérer notre population de phoques et les collectivités qui dépendent des populations de phoques pour leur subsistance.
À votre avis, quel est l’état actuel de la science susceptible de nous aider à prendre ce genre de décisions stratégiques complexes? Car, après tout, c’est notre travail. Vous avez déjà identifié des domaines. S’il y a des lacunes, lesquelles devrions-nous traiter en priorité?
J’aimerais parler de deux autres aspects de cette question. Premièrement, nous avons entendu des témoignages selon lesquels les méthodes utilisées par le ministère des Pêches et des Océans n’ont pas changé depuis des décennies pour ce qui est de l’estimation de la relation entre les superprédateurs, les prédateurs secondaires, les prédateurs concurrents et tout le reste.
L’autre chose que j’ai trouvée incroyablement déconcertante est tirée du rapport du vérificateur général de 2022, La protection des espèces aquatiques en péril, et nous savons que la morue est une espèce aquatique en péril. J’aimerais vous en lire un extrait pendant que vous réfléchissez à la manière de répondre à ma question décousue. On peut y lire :
Nous avons constaté que les analyses de Pêches et Océans Canada à l’appui des décisions d’inscrire ou non des espèces en vertu de la Loi sur les espèces en péril n’étaient pas toujours claires et suffisantes. De plus, les conseils du ministère en matière d’inscription n’étaient pas suffisamment ou clairement fondés sur des données scientifiques et d’autres évaluations à l’appui.
Dans une autre partie, il est dit :
Les connaissances de Pêches et Océans Canada sur certaines espèces aquatiques étaient limitées. Le ministère n’a pas élaboré de conseils sur l’inscription en temps opportun pour la moitié des espèces, et les analyses qu’il a fournies pour appuyer les avis d’inscription étaient parfois mal informées.
J’ai de sérieuses préoccupations au sujet de la qualité, de la nature, du caractère adéquat, de la quantité, des méthodologies et de la modélisation des données scientifiques dont nous avons besoin pour prendre ces décisions stratégiques. J’aimerais savoir ce que vous en pensez. Pendant que vous réfléchissez à la question, j’aimerais vous demander quelle devrait être la relation entre le MPO et les départements universitaires comme ceux dont vous faites partie, mais aussi l’Institut océanographique de Bedford et le travail universitaire qui se fait sur la côte Ouest. Comment peut-on améliorer cette relation? Parce que vous avez une expertise phénoménale. Nous ne voyons pas cette expertise au MPO. Pouvez-vous nous donner des idées sur ces questions complexes?
Le président : D’accord. C’est une sacrée question. Nous attendons les réponses avec impatience.
Le sénateur Kutcher : C’était une question, pas une déclaration.
M. Bentzen : Eh bien, il y a beaucoup de choses dans votre question!
La dernière partie de votre question, sénateur, concernant les interactions entre le MPO et le milieu universitaire, est la plus claire à mes yeux. Je dois dire que ces interactions existent d’après mon expérience personnelle. Une très grande partie de ma recherche se fait en collaboration avec les scientifiques du MPO. Donc, dans mon petit monde, cela se produit.
Cela s’accompagne de beaucoup d’obstacles administratifs que j’aimerais voir disparaître ou se réduire. Dans le milieu universitaire, nous dépendons, bien sûr, de subventions et de contrats. Parfois, les organiser et les faire passer par les deux bureaucraties — le MPO d’un côté et l’université de l’autre — peut représenter une combinaison presque cauchemardesque, ce qui nuit directement à ce que nous accomplissons d’une année à l’autre.
Bien sûr, je suis un scientifique. Je dirai toujours qu’il faut faire plus de recherche. À mon avis, les partenariats entre le gouvernement et les universités sont clairement la voie à suivre.
Il y a tellement d’éléments mouvants qui ont été soulevés. Les interactions complexes du réseau trophique, les changements climatiques, les espèces — je l’ai déjà dit, mais on s’attend à ce que la répartition des espèces change considérablement au cours des prochaines décennies.
Dans la région de l’Atlantique, nous sommes littéralement dans une zone névralgique du changement climatique, en ce sens que les températures changent et la courbe a une pente très abrupte. La répartition des espèces et, par conséquent, les interactions écologiques qui sous-tendent nos pêches sont en pleine évolution.
Nous avons besoin des meilleurs scientifiques. Nous avons besoin de beaucoup de données. Nous avons besoin de données pour chaque approche. Nous avons besoin de meilleures estimations de l’abondance de la population. Nous avons besoin de modélisation et de beaucoup de recherche. C’est un domaine très, très complexe, et je devrais arrêter de m’étendre, mais c’est très important.
Comme M. Whoriskey l’a souligné précédemment dans ses observations, nous envisageons, à la base de tout cela, une diminution de 30 % de la productivité globale de ce système au cours des prochaines décennies. C’est potentiellement énorme. En fait, ce n’est pas potentiel. Cela aura des répercussions énormes sur le gagne-pain de nombreuses personnes dans cette région du monde.
Je vais m’arrêter ici et céder la parole à l’un de mes collègues, à qui voudra bien continuer.
Le président : Monsieur Whoriskey?
M. Whoriskey : À titre de blague, je pensais vous demander de répéter la question, mais je pense que je vais être sage.
En ce qui concerne Pêches et Océans Canada, le MPO a la capacité d’accueillir les meilleurs et les plus brillants scientifiques qui sortent de nos systèmes scolaires chaque année. Il ne fait aucun doute qu’il y a des gens de grande qualité qui travaillent dans le secteur scientifique du ministère.
Le deuxième avantage du MPO, ce sont des capacités à long terme que le milieu universitaire n’a pas. M. Bentzen en a parlé. Nous obtenons une subvention qui est valide pour trois à cinq ans, ensuite c’est terminé, il faut passer à autre chose. Ce n’est pas vraiment la meilleure façon de faire face aux changements climatiques, qui sont progressifs. Sur une période de 5, 10, 15, 20 ou 30 ans, des choses se produisent, et vous devez sans cesse refaire votre travail. Ce sont les scientifiques du gouvernement qui ont cette capacité.
De plus, le MPO est le poids lourd du secteur et possède de loin les meilleures capacités scientifiques au pays. C’est là que se trouve une grande partie de l’équipement. Les budgets sont beaucoup plus importants que ce qui est injecté dans le milieu universitaire, ce qui donne aux scientifiques du ministère beaucoup plus de possibilités de faire des choses.
Cela dit, pour ce qui est de la transmission de l’information entre le milieu universitaire et le gouvernement, c’est un problème. Je me bats depuis 30 ans pour trouver une façon de le faire. J’insère les résultats des études que nous faisons, et je les insère au bas de la chaîne du MPO; je les insère au milieu de la chaîne du MPO; je les insère au sommet de la chaîne du MPO, et ces résultats ne sont pas transmis d’un niveau à l’autre. Cela a des répercussions importantes sur la politique internationale par exemple.
Nous travaillons à l’échelle internationale avec le Réseau de suivi des océans. J’ai prononcé un discours aux Nations Unies sur des questions de politique il y a quelques années. Par la suite, l’ambassadeur du Canada a fait une déclaration de la position du Canada qui ne tenait pas compte de la recherche universitaire qui avait été faite et qui aurait pu éclairer cette position. Lorsque j’ai parlé à l’équipe par la suite, elle m’a dit qu’elle avait obtenu tous ses renseignements du MPO. Ces gens ne s’adressent pas au milieu universitaire pour essayer de recueillir cette information et de l’utiliser, ils n’y pensent pas, et par conséquent, une partie de l’histoire est oubliée.
Une bonne partie de tout cela vient de la lettre de mandat très précise que reçoit Pêches et Océans Canada et qui dit : « Concentrez-vous sur ceci et faites-le de façon très précise », et de l’aspect collaboratif de ce qu’ils doivent faire maintenant.
Chaque fois qu’il sera question d’adopter de nouvelles méthodes — semblables à celles que vous avez décrites —, nous apporterons de nouvelles informations. Dans le cadre de nos systèmes de gestion actuels, cela signifie que dans les collectivités de pêcheurs, il y aura de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants. Un changement comme celui-là est très difficile à gérer, alors l’adoption de nouvelles technologies est découragée, simplement en raison de l’acrimonie qui entoure la prise de décisions. Vous avez un système de gestion qui est établi; les gens l’acceptent, et un système de gestion ne fonctionne que si les gens acceptent de le respecter. Si vous le changez et que plus personne n’accepte de s’y conformer, tout s’effondre.
Il s’agit d’une approche conservatrice à l’égard de ces questions, et cela fait également partie du problème.
Merci.
M. Ruzzante : M. Bentzen et M. Whoriskey ont tous deux fait des observations qui témoignent d’une grande hauteur de vue.
Très modestement, je réitère ce que M. Bentzen a déjà mentionné, c’est-à-dire les formalités administratives qui existent entre le MPO et le milieu universitaire et les différents délais de présentation des rapports, et ainsi de suite. Ce ne sont pas les mêmes mois. C’est parfois un cauchemar.
Par exemple, il y a un fossé entre la réalité et certaines des exigences assorties au financement fourni par Pêches et Océans Canada. Permettez-moi d’expliquer ce détail en prenant l’exemple d’une subvention particulière que j’ai — ou plutôt un contrat — non pas une subvention, mais un contrat que j’ai avec le MPO.
Dans le cadre de ce travail sur l’abondance estimée du flétan de l’Atlantique, le MPO s’intéresse beaucoup au sujet. C’est pourquoi il l’a financé, mais j’ai besoin de l’aide du MPO.
L’une des exigences du programme pour lequel j’ai obtenu ce contrat est qu’il n’augmente pas la charge de travail des scientifiques du MPO. J’ai besoin que les scientifiques du MPO travaillent à ce projet, mais ils me disent : « Non, nous ne pouvons plus travailler là-dessus, parce que nous ne sommes pas censés le faire. »
Il est difficile d’en comprendre la logique. À un certain niveau, je peux le comprendre, mais en pratique, c’est irrationnel. C’est tout.
Le président : Merci.
Le sénateur Kutcher : Merci beaucoup de ces réponses. Ce sera très utile.
Je vais vous poser une question plus précise, puis je vous demanderai si vous avez deux ou trois conseils à nous donner sur le sujet de l’amélioration de la recherche. Pourriez-vous nous donner les deux ou trois éléments auxquels vous accorderiez la priorité? Il serait important que nous comprenions cela.
Voici ma question : avez-vous remarqué des changements au niveau de l’interaction entre le phoque et le saumon, en particulier le phoque qui remonte les rivières d’eau douce, les frayères du saumon et qui mange du saumon en remontant les rivières, et ainsi de suite? Des collègues du Nouveau-Brunswick ont dit que c’était une préoccupation particulière dans les eaux à saumon du Nouveau-Brunswick, mais je ne sais pas ce que vous en pensez.
M. Bentzen : Je peux commencer.
Là encore, ma recherche ne m’amène pas à m’intéresser directement à ce phénomène. Cependant, dans ma vie de chercheur, j’ai vu des phoques remonter des rivières pour se nourrir de saumon. C’était en Colombie-Britannique, mais je n’ai aucun doute que le même comportement se produise du côté de l’Atlantique.
Les phoques sont des prédateurs très astucieux et opportunistes, et ils savent où sont les concentrations de poissons et agissent en conséquence.
M. Whoriskey : Je pourrais vous faire part de quelques réflexions.
Historiquement, il y a eu des populations de phoques dans un grand nombre de réseaux hydrographiques que remonte le saumon de l’Atlantique. On n’a qu’à relire, par exemple, certains vieux récits français et les écrits des évêques qui patrouillaient sur la Côte-Nord du Québec à la fin des années 1700 et au début des années 1800 pour voir qu’ils font état de la présence de colonies de phoques, de colonies de reproduction, à 30, 40, 50 kilomètres en amont de rivières comme le réseau hydrographique de la Moisie.
Le retour des phoques en eau douce est peut-être ou n’est peut-être pas une réalité, mais nous n’avons pas de documentation concrète là-dessus pour l’instant. C’est peut-être dû au rétablissement des populations de phoques, qui commencent à réoccuper les zones évacuées à cause de la mise en place de mesures de conservation. C’est une observation que je voulais faire.
Quant aux autres changements dans le réseau, oui, les phoques mangent des poissons, mais les poissons mangent aussi des phoques. En effet, il y a des requins blancs dans notre océan. Les mesures de conservation dont ils sont entourés ont commencé à vraiment modifier la distribution des requins blancs sur la côte de l’Atlantique.
Je pense aussi, et il y a un certain désaccord là-dessus chez les scientifiques, que les populations de requins blancs sont aussi en progression. Nous pistons régulièrement des centaines de ces animaux dans les eaux canadiennes. Ils sont marqués surtout au Massachusetts au large de Cape Cod, où s’est développée une colonie de phoques qui n’a pas tardé à attirer les requins. Aujourd’hui, 30 % de ces requins patrouillent à longueur d’année autour de Cape Cod, et 70 % viennent faire un tour au Canada. Ils commencent à accaparer nos territoires. Nous voyons et recevons une foule de rapports de cas de phoques gravement blessés par des morsures de requins à ce stade particulier.
Cela va modifier fondamentalement, je pense, la distribution et le comportement des phoques et leur capacité, par exemple, de surveiller les goulots d’étranglement dans les estuaires où le saumon peut tenter de remonter la rivière et où les phoques ont besoin de se concentrer pour avoir la chance de capturer le saumon. Si les phoques se concentrent là, ils deviennent une proie idéale pour les requins en même temps. Nous verrons certains grands changements ici, que nous devrons aussi examiner et comprendre. Merci.
Le sénateur Kutcher : L’autre aspect, c’est que si chacun avait deux ou trois priorités pour la science, que proposerait-on?
M. Ruzzante : Dans une certaine mesure, les trois priorités ont déjà été exposées. M. Whoriskey, sauf erreur, a mentionné la nécessité de pister les phoques et leurs proies pour voir s’ils sont au même endroit en même temps et si les phoques mangent une proie particulière. M. Bentzen a parlé de l’ADN environnemental et j’ai parlé de l’utilisation de la génomique pour estimer l’abondance de la population. Combien y a-t-il de phoques effectivement? Le savons-nous? Pouvons-nous en faire une estimation précise avec une facilité relative? Telles sont les questions sur lesquelles je mettrais l’accent, et je m’en tiendrai là.
M. Bentzen : Je suis d’accord sur ces commentaires.
À cela, j’ajouterai simplement un autre commentaire sur un point que j’ai déjà soulevé, à savoir le financement. M. Whoriskey a signalé, à juste titre, que le ministère des Pêches et des Océans, le MPO, doit entreprendre d’importants projets scientifiques qui exigent des navires et du temps de navigation extrêmement coûteux.
Par ailleurs, dans les milieux universitaires, nous offrons une proposition de valeur incroyable en ce qui concerne l’information que nous pouvons fournir sur les coûts unitaires. Parce que nous travaillons avec des étudiants diplômés très énergiques et très intelligents, ainsi que des étudiants du niveau postdoctoral, nos coûts sont moins élevés pour ce que nous faisons. Les partenariats de recherche entre le MPO et les universités sont un moyen important de réaliser ces choses-là. Comme je l’ai déjà dit, ce sont des choses qui arrivent.
Je constate, du moins dans mon monde, la rareté relative du financement pluriannuel. Un montant disproportionné du financement que je reçois du MPO est pour un seul exercice. Typiquement, on commence à parler en février d’un projet possible pour l’exercice suivant. Au printemps, nous tombons d’accord sur une recherche que nous pouvons mener. Ensuite, ce n’est qu’en septembre que le projet obtient la bénédiction de la bureaucratie au MPO. Alors, il arrive à mon université, où il demande un autre mois ou deux d’analyse par l’administration universitaire locale.
Nous devons nous démener pour trouver des façons créatives de faire de la recherche lorsque, en théorie, nous disposons de très peu de temps pour utiliser les fonds. Ce n’est pas une façon efficace de faire progresser la productivité.
Ma première recommandation, dans cette perspective, serait d’accorder plus de financement pluriannuel aux universités pour rendre ces partenariats possibles.
M. Whoriskey : Je mettrais un bémol sur cette question particulière, soit que vos priorités dépendent des questions que vous posez au départ.
Pour les Inuits du Nord, les grandes questions concernent les phoques de glace, et la perte des glaces et les conséquences que cela aura sur la survie des phoques. Dans le golfe du Saint-Laurent, ce pourrait être la morue et ses interactions avec les phoques. Nous sommes dans un monde où, de façon réaliste, les ressources seront toujours limitées. Nous n’aurons pas assez pour tout faire, d’où les questions sur les priorités. Nous devons aussi établir la priorité de ces questions. Quelles sont les choses les plus importantes sur lesquelles nous pencher? Partant de là, nous pourrons probablement vous donner une meilleure réponse à la question que vous posez. Aujourd’hui, je ne saurais répondre à votre question, parce qu’il y a tellement de groupes d’utilisateurs différents qui ont des priorités très différentes.
Le sénateur Kutcher : Vous avez, tous les trois, été très utiles, surtout pour ce qui est des différents groupes d’utilisateurs dont les priorités ne coïncident pas. Vous revenez tout juste du Sommet sur les phoques. En ce qui a trait à l’importance d’une collaboration entre le gouvernement fédéral et les différents groupes et à la détermination des priorités de recherche, conviendriez-vous qu’une bonne recommandation de notre comité pourrait être de définir les priorités de recherche?
Le président : Je vois des pouces en l’air et des hochements de tête.
Le sénateur Kutcher : Ce qui veut dire oui.
Le président : Oui, c’est oui.
Le sénateur Kutcher : À Terre-Neuve aussi?
Le président : À Terre-Neuve. C’est universel, oui.
La sénatrice Ataullahjan : Le sénateur Kutcher a posé la question que j’avais au sujet des priorités.
La sénatrice Ringuette : Merci. J’aimerais revenir sur ce que vous avez dit au sujet de la concurrence que se livrent le phoque et la morue pour les aliments riches en calories. Surveillez-vous cette quantité d’aliments riches en calories? Y en a-t-il assez? Et s’il n’y en a pas assez, un des prédateurs ira manger autre chose ailleurs. Surveillez-vous les espèces riches en calories?
M. Whoriskey : Permettez-moi de répondre en premier. Nous ne faisons pas cela, mais le ministère des Pêches et des Océans a le mandat de le faire. Il s’occupe des stocks de capelan, de hareng et de maquereau. Ce sont les trois espèces qui sont observées. C’est de là que vient la réponse à votre question. Vous avez vu certaines mesures plutôt rigoureuses de cette gestion cette année parce que les stocks de hareng et de maquereau étaient beaucoup plus bas que ce que tout le monde souhaitait et que, pour cette raison, il a fallu restreindre ou interdire la pêche de ces espèces.
Oui, l’environnement canadien est très saisonnier. Notre productivité est faible pendant tout l’hiver parce qu’il fait tellement froid, une fois revenus le printemps, l’été et l’automne, toutes les espèces migratrices arrivent dans nos eaux et occupent ces zones particulières.
Comme M. Bentzen l’a mentionné tantôt, nous voyons de grands changements dans la distribution de certains animaux et de certaines ressources alimentaires. La baleine noire de l’Atlantique en est peut-être un très bon exemple. Jadis, elle occupait des zones d’alimentation au large de la baie de Fundy. Maintenant, elle a envahi le golfe du Saint-Laurent, non pas parce que c’est une meilleure zone d’alimentation, mais parce que les zones qu’elle fréquentait sont devenues beaucoup plus pauvres et qu’elle cherche d’autres proies désormais.
Oui, ces animaux se déplacent en raison de ce facteur, mais cela ne signifie pas nécessairement que les choses s’amélioreront ou qu’elles répondront à tous leurs besoins.
La sénatrice Ringuette : Je comprends ce qui se passe. Mais il me semble que, dans votre réponse, au lieu d’intervenir sur le phoque ou la morue pour maintenir cette nourriture riche en calories, le MPO réduit la collectivité des pêcheurs.
Il me semble qu’il y a une sorte de traitement préférentiel, mais pas nécessairement pour les pêcheurs.
M. Whoriskey : Nous cherchons la solution gagnant-gagnant pour tous les groupes. Des gains pour l’écosystème, des gains pour les espèces en déclin, et des gains pour les collectivités concernées. Pour vous donner un exemple de solution possible, je dirai qu’un grand nombre de ces poissons — le maquereau et le hareng — sont aujourd’hui capturés pour servir d’appât aux pêcheurs de homard de la région de l’Atlantique, et que leur effondrement provoquera des effets de cascade sur la capacité des pêcheurs de homard de gagner leur vie dans leurs secteurs.
Comment corriger cela? Le hareng de rivière offre un exemple. Il s’agit d’espèces comme le gaspareau et d’autres. Dans un grand nombre de nos réseaux hydrographiques, nous avons perdu des populations qui représenteraient des millions et des millions de ces animaux, parce qu’on y a construit des barrages qui entravent leur migration vers les frayères. Je vous donne l’exemple de la rivière Sainte-Croix — qui sert de frontière entre le Maine et le Nouveau-Brunswick. À un moment donné, l’État du Maine a fermé sa passe migratoire, et une rivière qui viabilisait 2 millions ou plus de harengs de rivière n’en comptait plus dorénavant que 970. À une époque des plus glorieuses de l’histoire du MPO, on a continué d’assurer la migration en capturant les animaux et les transportant par camion pour contourner ces obstacles qui avaient été érigés en attendant que le Canada et le Maine puissent tomber d’accord.
La population est aujourd’hui revenue à environ 500 000 poissons. Mais réfléchissez-y bien: si nous pouvions ramener ce chiffre à 2 millions, et ouvrir la pêche aux collectivités de pêcheurs, on se trouverait à réduire la pression sur les autres stocks qui sont dans l’océan et nous commencerions à avoir la situation que nous recherchons pour qu’il n’y ait plus que des gagnants.
Le président : Merci. Merci, sénateurs, et merci à nos témoins. Nous avons eu une matinée fort intéressante, d’un angle différent de celui que nous avions par le passé. En tout cas, je tiens à vous remercier de votre temps et de votre expertise, ainsi du travail que vous accomplissez.
Au Sommet sur les phoques auquel j’ai assisté à Terre-Neuve la semaine dernière, 80 % de la discussion a porté sur la recherche et l’absence de recherche dans certains secteurs, sur sa nécessité, quoi! En tout cas, ce ne sont pas les questions qui manquent sur la recherche ministérielle et ni les commentaires sur la recherche indépendante, et je pense que cela s’inscrit dans la discussion que nous avons eue ce matin.
Je tiens à vous remercier encore une fois au nom des membres du Comité d’avoir pris le temps d’être là ce matin et je vous souhaite à tous une bonne journée. Nous allons suspendre la séance quelques instants pour nous préparer à une discussion à huis clos. Merci à nos témoins. Bonne journée.
M. Ruzzante : Merci de votre invitation à témoigner.
M. Whoriskey : Merci.
M. Bentzen : Oui, merci.
(La séance se poursuit à huis clos.)