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RIDR - Comité permanent

Droits de la personne


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE

TÉMOIGNAGES


TORONTO, le jeudi 22 septembre 2022

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui à 13 h 20 (HE) pour examiner les questions qui peuvent survenir concernant les droits de la personne en général.

La sénatrice Salma Ataullahjan (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, je me présente : Salma Ataullahjan, sénatrice de Toronto et présidente du comité. Aujourd’hui, nous tenons une séance du Comité sénatorial permanent des droits de la personne. Je vais présenter mes collègues, les membres du comité qui participent à la séance. Nous accueillons la sénatrice Gerba, du Québec, et le sénateur Oh, de l’Ontario. Malheureusement, le sénateur Arnot a dû partir parce qu’il avait un vol à prendre, le seul vol à destination de la Saskatchewan. Il a dû partir, mais nous restons. Je suis ravie que vous soyez là.

Après avoir consacré deux séances à la question en juin, à Ottawa, nous poursuivons aujourd’hui notre étude de l’islamophobie au Canada en vertu de notre ordre de renvoi général. L’étude porte notamment sur le rôle de l’islamophobie dans la violence en ligne et hors ligne contre les musulmans, la discrimination fondée sur le sexe et la discrimination en matière d’emploi, y compris dans la fonction publique fédérale. Elle s’intéresse également à la source de l’islamophobie, à ses répercussions sur les personnes, notamment aux plans de la santé mentale et de la sécurité physique, ainsi qu’aux solutions et aux interventions gouvernementales possibles.

Nous sommes heureux de siéger à Toronto et d’entendre des témoins au sujet de l’islamophobie dans cette région. Il s’agit de la quatrième de nos audiences publiques à l’extérieur d’Ottawa. Il y a deux semaines, nous étions à Vancouver et à Edmonton, et plus tôt cette semaine, nous étions au Québec.

Voici quelques détails au sujet de la séance d’aujourd’hui. Cet après-midi, nous entendrons pendant une heure chacun deux groupes composés de plusieurs témoins. Avec chaque groupe, nous entendrons d’abord les exposés des témoins, après quoi les sénateurs poseront des questions.

Voici maintenant le premier groupe. Les témoins ont été invités à faire un exposé liminaire de cinq minutes, et chacun est prié de respecter cette limite. Après avoir entendu tous les témoins, nous passerons aux questions des sénateurs. De l’Institut canado-arabe, voici Jad El Tal, directeur de la recherche et de la politique. De Islamic Relief Canada, nous accueillons Reyhana Patel, directrice des communications et des relations gouvernementales, et de la Somali Canadian Association of Etobicoke, nous recevons Adem Ali, directeur des programmes.

J’invite maintenant Jad El Tal à faire son exposé.

Jad El Tal, directeur de la recherche et de la politique, Institut canado-arabe : Merci, madame la présidente. Bonjour. Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de m’avoir invité à parler d’un sujet qui tient à cœur à la communauté canado-arabe. Je m’appelle Jad El Tal. Je suis directeur de la recherche et de la politique à l’Institut canado-arabe. Il s’agit d’un groupe de réflexion et d’action non partisan qui met l’accent sur les enjeux et les intérêts de la communauté arabe au Canada. Il fait de la recherche, applique des programmes communautaires et fait la promotion des intérêts de la communauté.

[Français]

Aujourd’hui, je vais parler d’islamophobie et de racisme anti‑arabe en anglais, mais avant cela, je dois reconnaître que notre communauté, au Québec, fait face à une forme de discrimination de plus en plus institutionnalisée, dont vous avez sûrement beaucoup entendu parler mardi, à Québec.

[Traduction]

La communauté canado-arabe est la plus importante population de nouveaux arrivants. Elle comprend des musulmans, des queers, des Autochtones et des Noirs, ce qui n’est pas mis en évidence, d’habitude, dans les recherches et les discussions sur la communauté arabe. Les Arabes ne sont souvent englobés que dans les catégories des moyen-orientaux ou des musulmans. Il est donc fait abstraction des diverses réalités intersectionnelles et des caractéristiques démographiques de cette communauté diversifiée au Canada.

Selon le recensement de 2016, environ la moitié du million d’Arabes présents au Canada s’identifient comme musulmans. Cela veut dire aussi que la moitié du million de musulmans présents au Canada sont arabes. Il importe de souligner cette donnée statistique importante, car les musulmans ne sont pas tous arabes et, bien sûr, ce ne sont pas tous les Arabes qui sont musulmans. Pourtant, la plupart des Canadiens d’origine arabe, qu’ils soient musulmans ou non, conviendront qu’ils sont victimes de discrimination dans notre pays parce que l’islamophobie et le racisme anti-arabe se nourrissent l’un l’autre. En effet, par le passé et aujourd’hui encore, le racisme contre les Arabes et l’islamophobie ont eu besoin l’un de l’autre comme un feu a besoin de vent pour se répandre dans une forêt.

Voici quelques exemples de la façon dont ce feu de brousse que sont le racisme anti-arabe et l’islamophobie se manifeste dans le quotidien des Canadiens d’origine arabe. En avril 2022, nous avons publié un rapport d’enquête sur les raisons pour lesquelles les Arabes, et plus particulièrement les femmes arabes, affichent les taux de chômage et de sous-emploi les plus élevés de tous les groupes démographiques au Canada. Le taux a atteint environ 18 % pendant la pandémie, soit plus du double du taux de chômage des Canadiens blancs. En examinant les obstacles à l’emploi, nous avons constaté que l’identité était importante pour l’emploi et l’acceptation en milieu de travail.

Les femmes arabes que nous avons interviewées dans tout le pays ont eu du mal à se sentir acceptées dans leur milieu de travail à cause des stéréotypes concernant leurs antécédents. Elles se font notamment poser des questions condescendantes au sujet de leur niveau d’éducation, de leur état matrimonial, de leur religion et de leur éducation « dans le désert ». Les femmes non musulmanes de notre communauté ont également été victimes de microagressions islamophobes et se sont fait demander par exemple si leur mari leur permettait de ne pas porter le hidjab.

Les femmes visiblement musulmanes de notre communauté ont sans aucun doute été doublement touchées à cause de leur double identité arabe et musulmane. Par exemple, plusieurs des femmes arabes voilées que nous avons interrogées ont sérieusement envisagé, et se sont fait conseiller par leurs pairs, de retirer leur hidjab pour obtenir un emploi parce que c’était la seule façon d’obtenir la sécurité d’emploi dans notre pays. Certaines ont dû s’y résoudre.

Mais la plus grande raison, et de loin, alléguée par les femmes arabes pour ne pas être rappelées pour un emploi est en fait leur nom. Cela commence par le curriculum vitæ. La majorité des noms de famille dans la communauté comprennent le préfixe « Abu » ou « El », tout comme le mien, « El Tal ». De nombreux prénoms de Canadiens d’origine arabe sont bien naturellement arabes, comme Yasmeen, Bassma, Yara, Rima ou Hoda. Donc, quelqu’un qui s’appellerait « Bassma Abu Yasser » fera face de façon anecdotique et statistique à une discrimination accrue au Canada, et pas seulement dans l’emploi, car il y a aussi le logement, les soins de santé, le système de justice, l’accès aux services, l’éducation, les médias et tout le reste. Tout cela à cause de leur nom.

Enfin, dans le contexte historique, qu’il est très important de souligner, il nous serait très commode et facile de dire que l’islamophobie a commencé il y a 20 ans, après les attentats du 11 septembre, mais ce n’est tout simplement pas le cas. La dure vérité, c’est que le racisme contre les Arabes et l’islamophobie remonte à des centaines d’années, comme l’illustre Orientalism, d’Edward Said. Nous ne pouvons pas parler de la lutte d’aujourd’hui contre l’islamophobie sans reconnaître que les puissances occidentales ont eu recours à des sentiments hostiles aux Arabes et aux musulmans pour coloniser notre peuple, c’est‑à‑dire pour « civiliser les barbares ». Cette notion a été institutionnalisée dans les politiques étrangères de l’Occident pendant des siècles, et elle se répercute sur ce que vivent au quotidien les Arabes et les musulmans au Canada aujourd’hui.

En fin de compte, notre témoignage d’aujourd’hui met en lumière les diverses expériences de discrimination auxquelles les Arabos-Canadiens sont soumis au Canada, qu’ils soient musulmans ou non. C’est que le racisme contre les Arabes et l’islamophobie sont le feu et le vent nécessaire à ce feu de brousse.

Je demande donc aujourd’hui au comité de prendre en considération et d’étudier de près le racisme contre les Arabes dans ses délibérations et ses recherches sur l’islamophobie, car, croyez-moi — ou alors croyez les données — vous ne pourrez pas éradiquer l’islamophobie au Canada sans vous attaquer aussi au racisme dont les Arabes sont victimes.

Merci de m’avoir écouté. Je rends le reste de mon temps de parole à la présidence.

La présidente : Reyhana Patel, je vous invite à présenter votre exposé. Merci.

Reyhana Patel, directrice des communications et des relations gouvernementales, Islamic Relief Canada : Merci, madame la présidente. Je souhaite un bon après-midi aux sénateurs et à madame la présidente. Je m’appelle Reyhana Patel et je représente Islamic Relief Canada. Nous sommes l’une des plus grandes ONG musulmanes au Canada et, à ce titre, nous sommes depuis de nombreuses années en première ligne dans la lutte contre l’islamophobie. Notre communauté est depuis beaucoup trop longtemps victime de la haine, surtout en ligne. Au fil des ans, cette haine, sous toutes ses formes, a gagné en importance. Nous recevons des commentaires haineux et menaçants, en ligne et hors ligne. Notre bureau a reçu des lettres, du courrier haineux, et notre personnel et nos équipes de bénévoles ont été physiquement harcelés et attaqués dans l’exercice de leurs fonctions.

Nous avons vu d’autres organisations musulmanes faire face à des défis semblables et nous avons remarqué une islamophobie systémique, même au sein d’institutions gouvernementales comme l’ARC, l’Agence du revenu du Canada, qui cible injustement les organisations musulmanes depuis plus d’une décennie maintenant. Et les attaques sont menées dans une relative impunité, parce que l’islamophobie est considérée comme une forme acceptable de racisme et de haine. Alors que la libre expression directe du racisme et de l’homophobie en public est souvent réprimée, l’islamophobie est encore acceptée dans les conversations à table. Elle peut facilement s’exprimer dans la société, que celle-ci soit policée ou non. C’est un exutoire pour ceux qui, par ailleurs, seraient plus discrets dans l’expression de leur haine. C’est que l’islamophobie peut être perçue comme patriotique, non raciste et même rationnelle. Voilà pourquoi il faut dénoncer et contrer à la moindre occasion l’autojustification apparente et l’aveuglement des islamophobes, de la même façon que l’on combat de nombreuses autres formes de racisme et de sexisme depuis l’après-guerre.

En février 2021, Islamic Relief Canada a publié un rapport, In Their Own Words : Untold Stories of Islamophobia in Canada, qui présentait plusieurs histoires saisissantes de victimes d’islamophobie aux quatre coins du Canada. En voici quelques‑unes qui ressortent du lot. Prenons le cas d’un jeune Britanno-Colombien qui a changé d’école uniquement à cause du barrage d’attaques islamophobes qui le visaient. Nous avons parlé à une enseignante du Québec qui a été contrainte de quitter son emploi parce que la loi 21 la forçait à retirer son foulard. Ensuite, nous avons parlé à Aymen Derbali, un survivant de la fusillade survenue à la mosquée de Québec. Il a reçu une balle et s’est retrouvé paralysé. Il subit toujours les conséquences de ses blessures au bout de tant d’années.

Nous avons remarqué, entre autres grands constats du rapport, que l’islamophobie ne touche pas les deux sexes de façon égale. En effet, les femmes sont les plus ciblées par les attaques, ce qui semble de plus en plus normalisé dans la société canadienne, au point que de nombreuses victimes acceptent les insultes comme quelque chose de courant et allant de soi. Cette différence entre les deux sexes s’observe même parmi ceux qui ont participé à nos recherches : lorsque nous avons lancé un appel aux participants, un pourcentage nettement plus élevé de femmes que d’hommes se sont manifestées, et bon nombre d’entre elles ont été victimes d’islamophobie parce qu’elles avaient choisi de porter le foulard ou le hidjab.

À propos de normalisation, presque tous ceux que nous avons interrogés pour produire le rapport ont amorcé l’échange en disant qu’ils n’étaient pas de grandes victimes, qu’ils n’avaient pas subi autant d’islamophobie que d’autres. Bien que cela puisse tenir en grande partie à un mépris pour le sensationnel, ce qui est très apprécié dans l’islam, les entrevues ont montré à l’évidence que la haine et la discrimination sont devenues tellement courantes au Canada que de nombreuses victimes estiment que ces incidents vont de soi lorsqu’on appartient à une minorité religieuse dans la société canadienne.

Tout au long de l’élaboration du rapport, un certain nombre de personnes ont précisé que c’est surtout dans leur milieu de travail qu’elles ont été en butte à l’islamophobie. Il convient de souligner que certains de ces lieux de travail ne sont autres que des bureaux de l’État. Alarmés par cette tendance, nous entreprenons maintenant une étude intitulée Muslims at the Margins : Islamophobia & (Un)Employment, que nous espérons pouvoir publier au début de 2023.

Nous avons également présenté nos recommandations au gouvernement fédéral lors du Sommet national sur l’islamophobie, l’an dernier. Nous les avons reprises dans nos mémoires, mais je proposerais aussi qu’on se conforme aux lignes directrices que voici. Premièrement, nous croyons que le gouvernement doit prendre les devants au lieu de se contenter de réagir lorsque survient une crise liée à l’islamophobie au Canada. Deuxièmement, il est essentiel que toutes les mesures soient mises en œuvre de telle manière qu’elles ne puissent être perçues comme un traitement de faveur accordé à la communauté musulmane qui, comme nous le savons, est une cible de choix pour les suprémacistes blancs. Enfin, pour éradiquer la source idéologique de l’islamophobie, le gouvernement doit adopter une approche pangouvernementale pour bannir le suprémacisme blanc à tous les niveaux de la société.

Merci beaucoup de m’avoir écoutée.

La présidente : Merci. Adem Ali, c’est votre tour.

Adem Ali, directeur des programmes, Somali Canadian Association of Etobicoke : Je m’appelle Adem Ali. Je suis le directeur des programmes de la Somali Canadian Association of Etobicoke. C’est précisément dans cette ville que nous nous trouvons actuellement. Bien entendu, notre organisation est d’abord au service de la communauté somalienne, qui s’est implantée dans cette région dans les années 1980. Notre organisation a plus de 30 ans. Nous avons commencé par nous occuper de choses comme l’immigration, par aider les immigrants à obtenir leur résidence permanente, par exemple. À mesure que les besoins de la collectivité changeaient, nos services ont évolué. Donc, aujourd’hui, nous nous occupons davantage de jeunes qui sont nés ici. Ce ne sont pas de nouveaux arrivants; leurs parents l’étaient, mais les enfants sont nés ici. Nous essayons vraiment de nous occuper aussi de l’insécurité alimentaire, qui est un gros problème.

Au cours de la dernière année, nous avons réalisé un programme de recherche sur la cybercriminalité haineuse dont sont victimes les musulmans et, bien sûr, principalement les Somaliens et les Africains de l’Est. Nous avons fait un sondage auprès de plus de 400 membres de notre communauté, qui ont été divisés en trois groupes : les aînés, les adultes et les jeunes. Nous leur avons simplement posé des questions d’ordre général : ont‑ils déjà été victimes de haine? Savent-ils même ce qu’est un crime haineux? Bien des aînés ne savaient pas ce que c’est, surtout si le crime est commis en ligne. De toute évidence, ils connaissent assez bien les crimes haineux commis en personne, physiquement, mais en ligne? Après que nous leur avons expliqué de quoi il s’agissait, ils ont ajouté : « Oh, oui, nous avons effectivement vécu cela. » Parmi les adultes, nous avons trouvé un peu de tout, car certains étaient de nouveaux arrivants, d’autres pas. Certains hésitaient beaucoup à parler de leurs expériences, et après quelques séances, ils se sont montrés plus ouverts.

Un mot des jeunes, qui ont été très ouverts au sujet de ce qui leur arrive. Ils ont dit qu’ils étaient en ligne pour la plupart pendant plus de six heures, sauf erreur. Notre sondage leur a permis d’inscrire des durées différentes. De 0 à 1 heure, de 1 à 2 heures, par exemple. Mais le maximum de réponses s’est situé dans la catégorie de six heures et plus. Ils ont tous coché cette catégorie.

Donc, pour ces jeunes, c’est presque un autre monde. Même pour nous, peut-être. Nous pouvons ranger nos appareils, mais eux, ils ne s’en éloignent jamais. C’est une présence constante et, selon eux, c’est là que réside le problème. Ils reçoivent ces messages de haine — simplement parce qu’ils sont ce qu’ils sont, parce qu’ils sont musulmans, parce qu’ils sont noirs. Ces messages sont toujours là. Ils leur sautent au visage constamment. Et le grand coupable, ce sont généralement les médias sociaux.

Nos échanges avec eux nous ont étonnés. Invités à décrire les solutions qu’ils souhaitent, ils ont répondu qu’ils voulaient une réglementation plus rigoureuse des sites des médias sociaux. La plupart des adultes ne veulent pas de cette réglementation. Ils se méfient beaucoup du gouvernement. Ils ne veulent aucune forme d’ingérence, mais les jeunes ont davantage confiance, et ils veulent que ces comportements cessent parce que cela ne leur plaît manifestement pas. Ils refusent d’être la cible de la haine, et ils pensent qu’il devrait y avoir une réglementation plus rigoureuse pour que les coupables subissent les conséquences de leurs actes. Ils réclament en général des espaces plus sûrs. Ils souhaitent qu’on en fasse plus pour les protéger lorsqu’ils sont en ligne.

C’est donc le principal problème touchant les jeunes que nous avons constaté. Lorsqu’ils se retrouvent dans cette situation, devant ces crimes haineux, il est clair que leur santé mentale et plus particulièrement leur estime de soi en souffrent. Je ne tiens pas à reprendre les exemples déjà donnés, mais cette attitude désobligeante tient habituellement à leur nom ou à leur apparence. Un simple message peut les hanter. Nous leur avons demandé quand les incidents se sont produits. C’est il y a des semaines, des mois, des années. Mais ils s’en souviennent toujours et ils en souffrent. Nos jeunes ne devraient pas avoir à vivre pareilles expériences simplement parce qu’ils interagissent en ligne. Merci d’avoir pris le temps de m’écouter.

La présidente : Merci beaucoup. Passons aux questions des sénateurs. Monsieur le sénateur Oh, à vous l’honneur.

Le sénateur Oh : Merci, madame la présidente. Je remercie les témoins de leur présence. Monsieur El Tal, j’ai une question à vous poser. Quelle est votre plus grande préoccupation en ce qui concerne la communauté égyptienne avec laquelle vous travaillez? Selon vous, quels sont les éléments les plus critiques et les plus préoccupants auxquels le comité devrait s’intéresser?

M. El Tal : Monsieur le sénateur, merci de cette question. La plus grande préoccupation de la communauté arabe en général, surtout depuis un an ou deux, c’est le logement, c’est la discrimination à laquelle ses membres font face lorsqu’ils essaient de louer un logement n’importe où au Canada. Nous avons fait un sondage en février dernier, il y a donc sept mois, et nous avons demandé quels étaient les plus importants sujets d’inquiétude. Nous avons demandé aux participants de classer dans l’ordre leurs cinq principales préoccupations. La première était le logement; la deuxième, les soins de santé; la troisième, la discrimination en général. Et quand nous avons posé des questions plus poussées sur la discrimination, nous avons obtenu les résultats que j’ai évoqués tout à l’heure : les noms. Pour ceux qui sont visiblement musulmans, évidemment, c’est leur apparence physique qui les préoccupait. Ils craignent pour leur sécurité. La sécurité publique est donc aussi un enjeu énorme. Et tout cela se rattache à leur identité arabe. Ce sont donc les plus gros problèmes.

Le sénateur Oh : À cause de leur identité, ils ont du mal à louer un appartement?

M. El Tal : Tout à fait. Nous avons mené d’autres entrevues auprès de personnes précises. L’une d’entre elles a demandé à louer trois copropriétés différentes à Toronto, et a essuyé autant de refus. Sans aucune justification sinon que le propriétaire avait préféré quelqu’un d’autre. Bonne cote de crédit. Contrat de travail. Emploi. Rien ne manquait. Sa demande n’a pas été retenue, simplement. Elle a eu l’impression d’être victime de discrimination à cause de son nom.

Le sénateur Oh : Merci.

M. El Tal : Merci, monsieur le sénateur.

Le sénateur Oh : Madame Patel, vous représentez une ONG, n’est-ce pas? Qui la finance? Comment obtenez-vous des fonds?

Mme Patel : Oui, je représente une ONG. La majorité de nos fonds provient de notre communauté, des musulmans canadiens de partout au Canada. Nous recevons aussi quelques subventions du gouvernement, mais cela représente entre 1 et 5 % de toutes nos rentrées.

Le sénateur Oh : Recevez-vous des fonds de pays étrangers?

Mme Patel : Non, aucunement.

Le sénateur Oh : Absolument rien?

Mme Patel : Islamic Relief Canada n’en reçoit pas. Rien. Nous avons évidemment des bureaux partout dans le monde. Notre bureau aux États-Unis obtient ses fonds dans ce pays-là et notre bureau britannique les trouve au Royaume-Uni.

Le sénateur Oh : Chez nous, tous les fonds proviennent uniquement du Canada?

Mme Patel : Du gouvernement du Canada ou d’organismes de l’ONU également.

Le sénateur Oh : Et quel grand problème lié à l'islamophobie et à la discrimination à l’encontre de votre communauté souhaitez-vous que le comité étudie?

Mme Patel : Deux choses. Le grand problème des ONG musulmanes en ce moment, c’est l’ARC, dont les audits ciblent des organismes de bienfaisance musulmans. Nous n’avons jamais fait l’objet d’un audit de la part de l’ARC, mais d’autres organismes de bienfaisance musulmans ont été ciblés. Nous entendons des choses très préoccupantes. Nous voudrions que le comité s’attaque au problème. Il s’intéresse déjà à la question.

Islamic Relief Canada s’occupe beaucoup du problème de la violence fondée sur le sexe et travaille auprès des musulmanes. Lorsque nous discutons d’islamophobie avec la communauté, nous remarquons une vraie crainte, une profonde inquiétude. Les agressions sont quotidiennes. À mes yeux, à nos yeux, ce qui ressort le plus de nos recherches, c’est que bien des gens trouvent qu’il est normal de subir de la violence verbale, et même de la violence physique. Les agressions ne sont pas signalées. Les victimes restent discrètes.

Le sénateur Oh : Merci. Il y a beaucoup de communautés somaliennes à Etobicoke, surtout dans la région de Jane et Finch. Dites-moi un mot des manifestations d’islamophobie qui touchent votre communauté?

M. Ali : Notre projet a porté sur la cybercriminalité motivée par la haine. Il s’agissait de voir comment les internautes sont touchés, quelle est la nature de leurs interactions. On peut examiner le problème sur une longue période, mais ce qui se passe ces derniers temps, c’est que des groupes ciblent ceux qui leur semblent ne pas être blancs ou pratiquer une religion qui leur semble différente — dans ce cas, bien sûr, l’Islam. Nous avons discuté avec une organisation juive, et elle est aux prises avec le même problème. Certains ciblent les groupes non chrétiens, leur lancent des insultes à cause de leur apparence, de leur religion, de leur mode de vie, et ils leur demandent : « Pourquoi faites-vous ceci ou cela? »

L’expérience de notre organisation confirme ce que les autres témoins ont dit. La discrimination se manifeste lorsqu’on essaie de louer un logement ou cherche un emploi. Il arrive souvent qu’on se présente à une entrevue, que tout soit en règle et qu’on ne soit pas rappelé. Ou bien, on demande à louer un logement sans pouvoir l’obtenir, même si on a une bonne cote de crédit. On se fait aussi refuser l’aide alimentaire. Nous faisons une foule de choses. L’insécurité alimentaire est un très gros problème dans la communauté somalienne en ce moment parce que les logements coûtent cher. Ceux qui s’adressent aux banques alimentaires se font répondre : « Oh, il n’y a rien cette semaine. Revenez la semaine prochaine. » S’ils y retournent la semaine suivante, ils se font dire qu’il n’y a toujours rien. Pourtant, ils en voient d’autres qui ont accès à ces services.

Heureusement, nous avons obtenu des fonds de différents ordres de gouvernement, municipal et fédéral, et nous avons pu fournir des paniers alimentaires et des cartes-cadeaux d’épicerie à la communauté. Mais la demande dépasse de loin nos moyens. La discrimination en ligne cible certains groupes. La discrimination concrète, en personne, se manifeste dans la recherche de logement et l’aide alimentaire.

Le sénateur Oh : Vous arrive-t-il de communiquer avec le ministre Hussen? Il est dans votre région et il vient de la Somalie.

M. Ali : Oui. Notre directeur exécutif n’a pas pu comparaître, parce qu’il soigne une blessure à la jambe, mais il a été en contact avec le ministre. Celui-ci nous a dit comment nous y prendre. Il a été très utile à notre organisation au fil des ans.

Kirsty Duncan nous a aussi aidés. Elle a ses bureaux tout près de chez nous, et elle nous aide vraiment, nous et les membres de la communauté, à régler bon nombre de problèmes.

Le sénateur Oh : D’accord. Merci. Merci, madame la présidente.

La présidente : Merci, monsieur le sénateur. Juste une précision. Vous avez parlé d’insécurité alimentaire. Où vous faites-vous refuser l’aide alimentaire? Ce sont des banques alimentaires locales?

M. Ali : Il s’agit parfois d’organisations. Quant à nous, nous recevons des fonds, et nous disons dans notre demande que nous ferons des dons à des groupes particuliers. Ensuite, nos dons vont à ces groupes, évidemment. D’autres organisations dont nous avons entendu parler sont de la région de Toronto et elles ont obtenu des fonds pour offrir cette aide, mais certains demandeurs se font refuser l’accès.

La présidente : Et vous avez l’impression que ces gens-là ne donnent rien à la communauté somalienne tout en accordant de l’aide à d’autres, si je comprends bien?

M. Ali : Oui. D’après ce que nous avons observé, ce sont peut-être plutôt les musulmans ou encore plus les Noirs, puisque la majorité des Somaliens le sont, qui essuient des refus. C’est donc plutôt cela, effectivement.

La présidente : Merci. Je cède maintenant la parole à la sénatrice Gerba.

La sénatrice Gerba : Merci, madame la présidente. Merci aux témoins de comparaître. Je vais m’adresser d’abord à Jad El Tal. Vous venez de Montréal?

M. El Tal : J’ai déjà vécu à Montréal, mais je ne suis pas de là-bas.

La sénatrice Gerba : D’accord. Je ne veux pas parler du projet de loi 21, mais voyez-vous un lien entre la progression de l’islamophobie au Québec et ce projet de loi?

M. El Tal : Excellente question. Je pense que oui. Au cours de nos entrevues, pendant notre étude sur l’emploi, les membres de notre communauté au Québec ont parlé du projet de loi 21, disant que cette mesure a une incidence sur leur vie quotidienne. D’habitude, les simples citoyens ne connaissent pas le numéro des projets de loi. Ils connaissent celui de ce projet de loi, tellement il a de lourdes conséquences pour eux.

La sénatrice Gerba : D’accord. Que peut faire le gouvernement fédéral? Selon vous, que pourrait-il faire pour mettre fin au comportement islamophobe dans nos collectivités?

M. El Tal : Je comprends, évidemment, que le gouvernement fédéral ne peut pas en faire tellement sans trop empiéter sur la souveraineté des provinces, mais une démarche très constructive consisterait d’abord à examiner ce qui se passe dans sa propre cour, à voir comment ses employés musulmans sont traités, à réfléchir à l’islamophobie dans son propre réseau. Je dis toujours à différentes organisations : « Regardez d’abord ce qui se passe chez vous avant de dénoncer l’inaction des autres. »

Le gouvernement fédéral devrait avant tout déclarer très clairement qu’il réprouve l’islamophobie, ce qu’il a fait, mais aussi commencer à demander à ses propres députés du Québec, qui sont nombreux, ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent.

La sénatrice Gerba : Merci. Ma question s’adresse à n’importe lequel des témoins. Avez-vous étudié le lien qui existe peut-être entre l’aggravation de l’islamophobie et la radicalisation de certains musulmans? Y a-t-il des études qui établissent ce lien?

[Français]

Je vais le dire en français. Cela m’intéresse d’en savoir davantage. On observe qu’il y a une augmentation de la radicalisation au sein de la communauté musulmane. Est-ce qu’il y a des études qui ont analysé l’effet de cette radicalisation sur la montée de l’islamophobie au Canada ou ailleurs dans le monde?

[Traduction]

Mme Patel : Ce n’est pas un domaine que j’étudie, mais je peux vous donner un aperçu. Je ne connais aucune étude, mais je suis sûre qu’il y en a. Lorsque j’habitais au Royaume-Uni, je me suis intéressée à la radicalisation et à la prévention de l’extrémisme. Bien qu’il n’y ait pas de lien, il peut arriver que les communautés qui se sentent exclues, repoussées dans les marges, qui ont des expériences très regrettables, soient tentées par la radicalisation.

Quant au Canada, je ne suis pas tout à fait sûre de ce qu’il en est. Mes collègues pourront peut-être vous dire s’il existe une étude concrète à ce sujet, mais je sais que, de façon générale, à propos de la radicalisation au sein de certaines communautés, lorsque les gens sont mis de côté, ils sont poussés vers ce qui les rend à l’aise, vers différentes idéologies, et ils peuvent s’engager dans cette voie.

M. Ali : Je ne sais pas quand au juste, mais je crois qu’une étude a été réalisée dans notre organisation des années avant que je ne commence à y travailler. Il a été constaté qu’il y avait une corrélation. Comme Mme Patel vient de le dire, lorsque les gens sont exclus ou qu’ils ont l’impression de ne pas faire partie de la collectivité, de la société, ils risquent davantage de céder à la radicalisation. Ils ne vont peut-être pas passer à l’action au Canada, mais ils pourraient aller à l’étranger pour y mener leur lutte.

C’est pourquoi j’ai dit dans ma déclaration qu’il est important que les jeunes, surtout, se sentent en sécurité ici, qu’ils aient l’impression que le gouvernement s’occupe d’eux et veille à ce qu’ils ne soient pas agressés en ligne ou physiquement en personne, qu’ils ne soient pas victimes de discrimination.

[Français]

La sénatrice Gerba : J’aimerais aussi poser une autre question d’ordre général. J’aimerais savoir s’il y a quelque chose à faire, également en ce qui concerne la radicalisation des musulmans, et qui irait à l’encontre ou qui aiderait à régler le problème de l’islamophobie.

M. El Tal : Merci, sénatrice.

[Traduction]

Pour répondre à la question précédente et aborder ensuite celle-ci, je dirai que je ne suis pas sûr qu’il y ait un lien entre la radicalisation des musulmans et l’intensification de l’islamophobie, mais il est certain que l’islamophobie est bien antérieure à l’émergence de la notion de radicalisation des musulmans. Je ne suis pas sûr que les deux tendances soient liées ou se renforcent mutuellement. Il arrive peut-être parfois que ce soit le cas, mais ce qui a bien marché par le passé dans les efforts de déradicalisation, surtout au sein des groupes confessionnels, ce sont les partenariats avec des membres du clergé, des mosquées et d’autres institutions religieuses pour faire connaître la religion, qui est une religion de paix. Comme les autres témoins l’ont dit, des membres de notre communauté se radicalisent parce qu’ils sont exclus de la société canadienne.

Lorsque nous avons des échanges comme ceux-ci, publions des rapports et montrons que notre société, notre pays lutte contre l’islamophobie, ceux qui se sentent exclus pourraient avoir l’impression que, en fait, notre pays travaille dans notre intérêt. Ils ne ressentiront peut-être pas le besoin de se radicaliser.

Ce que vous faites maintenant est un exemple parfait de la façon dont nous pouvons faire en sorte que les membres de la communauté se sentent encore mieux accueillis au Canada, mieux intégrés, si bien que les risques de radicalisation diminueront à l’avenir.

La sénatrice Gerba : Merci.

La présidente : Merci. Un mot d’explication. J’ai lancé cette étude parce que certaines statistiques m’ont horrifiée. L’une d’elles m’a particulièrement choquée : le Canada est le pays du G7 où il y a le plus de musulmans tués. L’étude que nous avons amorcée et poursuivons nous apprend que les incidents d’islamophobie sont plus fréquents au Canada qu’aux États-Unis. Une étude britannique révèle que le Canada n’est pas un lieu très sûr pour les musulmans. Et nous observons une augmentation de l’islamophobie. Il y a trois jours, un jeune garçon de Bradford a subi une hémorragie. Nous apprenons qu’à Ottawa, un jeune réfugié syrien a peut-être été victime d’un incident. La tendance se maintient donc. Nous avons entendu parler de tous ces incidents.

Je voudrais aborder une question que d’autres ont soulevée, monsieur El Tal. Il s’agit de la représentation de l’homme moyen-oriental dans les médias. Je songe à l’attentat perpétré rue Yonge, l’attentat à la fourgonnette bélier. Avant que quiconque ne sache qui était l’auteur de l’attentat, une journaliste d’une chaîne locale a dit que c’était un homme du Moyen-Orient à l’air furieux. Il n’en était rien. À une autre occasion, j’ai demandé à un journaliste quelles avaient été les conséquences. Il m’a répondu : « Elle a écopé d’une suspension de 10 jours. » Nous devrions peut-être être reconnaissants de cette sanction de 10 jours, mais cette journaliste est censément de notre religion.

J’ai deux jeunes filles. Dans ma famille, nous avons appris à rire de la représentation des musulmans dans les films hollywoodiens. C’est tellement caricatural. Mais dans la presse écrite et à la télévision, nous commençons à voir des représentations positives. Il y en a eu quelques-unes. Quel est le sentiment de votre communauté? Réagit-on avec humour? Avec colère? Vous n’en êtes pas à votre première comparution devant le comité. Vous n’êtes pas un homme en colère et hagard, comme le voudrait cette perception généralisée.

M. El Tal : Oui, bien sûr. Je vous remercie, madame la sénatrice, de me donner l’occasion de parler de cette question, qui me touche personnellement, comme vous venez de le dire. Dans un sondage que nous avons réalisé l’an dernier, nous avons demandé aux membres de notre communauté : « Pensez-vous que, au Canada, la représentation des Arabes dans les médias soit fidèle? » Quatre-vingt-quinze pour cent ont dit non. Il nous arrive de réagir au traumatisme par l’humour, comme vous l’avez dit, mais l’impact reste dévastateur. Netflix vient de rendre disponible une émission intitulée Mo, il y a quelques semaines, je crois. Elle porte sur un Américain d’origine palestinienne et son intégration aux États-Unis comme réfugié. Et pour la première fois, j’ai ressenti une grande de fierté, parce que j’ai vu quelqu’un qui me ressemblait, qui plaisante comme je le fais avec ma mère, mes parents et ma famille. Je n’ai pas vraiment compris personnellement l’importance de la représentation avant de voir quelqu’un qui me ressemble vraiment, qui est le reflet fidèle de qui je suis.

La première fois que j’ai vu à la télévision un musulman, un homme du Moyen-Orient, un Arabe, c’était Aladin, un personnage de fiction. Évidemment, il y a beaucoup de stéréotypes dans ce genre de représentation. Il y a là un concept très important.

À propos, précisément, de la situation de la Palestine, si je peux me permettre de l’effleurer en répondant à la question, je pense, ou plutôt je sais que les membres de notre communauté, surtout au Canada, ne se sentent pas à l’aise ni même en sécurité, à dire vrai, pour exprimer leur appui aux droits fondamentaux des Palestiniens, surtout dans les médias, parce qu’ils voient ce qui arrive. Des gens perdent leur emploi, leur logement, leur dignité au Canada simplement parce qu’ils appuient ouvertement les droits fondamentaux des Palestiniens.

Je voudrais ajouter autre chose, outre la question de notre propre représentation dans les médias. Il y a aussi la façon dont on parle de nous dans les médias, notamment en matière de politique étrangère. Je tenais à le faire remarquer.

La présidente : Merci. Madame Patel, votre organisation et son travail inspirent un grand respect. Vous avez soulevé une question au sujet des audits de l’ARC. J’ignore si vous êtes au courant, mais certains d’entre nous étudient cette question. Nous avons commencé il y a quelque temps. Nous avons eu des réunions privées. Sur huit associations caritatives, six étaient musulmanes. J’ai demandé à l’agence pourquoi ces associations avaient été choisies. Je me suis fait répondre : « Nous ne savons jamais quels organismes de bienfaisance sont musulmans ou non musulmans. » À quoi j’ai rétorqué : « Si vous constatez qu’un certain organisme de bienfaisance travaille dans des pays à majorité musulmane, cela ne vous donne-t-il pas une idée? » La réponse? « Non, le choix se fait sans que nous connaissions les noms. » Vous voyez donc, et je l’ai dit au comité, car le sujet y est soulevé, nous n’obtenons pas de réponses à nos questions, mais nous continuons de les poser.

Que voudriez-vous nous dire? Nous réfléchissons déjà à la question de l’ARC. C’est la deuxième fois que cette question est soulevée aujourd’hui, et nous en avons entendu parler hier également, lorsque nous avons rendu visite à l’ISNA, l’Islamic Society of North America; nous sommes allés à la mosquée. Nous devrons probablement consacrer un segment spécial à l’ARC dans l’étude sur l’islamophobie. J’ai dit aux témoins, en privé, que cela fait penser à un oignon. Quand on enlève une couche, il y en a toujours une autre derrière. Il y a tellement de questions en jeu, et certains des témoins de ce matin ont soulevé d’autres questions que nous examinons.

Alors, comment pouvons-nous amener certains de ces organismes à au moins admettre ce qu’ils font et leur faire comprendre quel fardeau cela impose à ces organismes de bienfaisance? Certains organismes de bienfaisance faisaient vraiment du bon travail, et ils en sont désormais incapables.

Mme Patel : Je vous remercie de ce que vous venez de dire. Je sais que vous avez beaucoup travaillé à ce problème. Vous vous êtes exprimée ouvertement, et je vous en remercie. Merci beaucoup.

Nous posons des questions. Nous n’obtenons toujours pas de réponses, mais les faits sont évidents : six des huit organismes de bienfaisance visés sont musulmans. On peut faire deux ou trois choses comme demander la tenue d’une enquête ou la création d’un comité spécial pour creuser la question, mais aussi, de façon générale, il faut une plus grande transparence. Comment ces organismes de bienfaisance ont-ils été sélectionnés? Comment l’ARC les choisit-elle? Comment se fait-il que six de ces huit organismes soient musulmans? Je suis sûre qu’il y a d’autres ONG qui travaillent dans des pays à majorité musulmane également. Nous faisons partie de ce qu’on appelle la Coalition humanitaire, et nous travaillons dans beaucoup de pays semblables. Nous souhaitons une plus grande transparence. Comment les organismes sont-ils choisis? Si on donnait le plus de détails possible, nous pourrions voir d’où vient cette discrimination et pourquoi les organismes de bienfaisance musulmans sont soumis à des audits.

Comment l’audit se passe-t-il? Nous ne le savons pas tout à fait. Nous connaissons le processus, mais comment est-il appliqué? Est-il équitable de bout en bout? L’audit est-il exécuté de la même façon pour les organismes de bienfaisance musulmans et pour les autres? Il n’y a pas beaucoup de transparence. Nous voulons donc voir. Il faut intervenir davantage, poser les bonnes questions. Cela permettra de beaucoup progresser. Merci de vous intéresser à ce dossier.

La présidente : Merci. Heureuse que vous soyez au courant du travail que nous accomplissons, car il arrive parfois que nous, sénateurs, siégions à l’abri des regards et travaillions d’arrache‑pied sans que personne le sache. Ce qui m’amène à cette étude. Il serait bien que vous puissiez faire savoir que nous avons entrepris ce travail, puisque tous peuvent nous présenter des mémoires. Il suffit de les faire parvenir au greffier du Comité des droits de la personne. Sébastien Payet est là. Nous allons prendre connaissance des mémoires.

Monsieur Ali, il faut regarder autour de soi, mais savoir aussi voir ce qui se passe chez soi. Je suis peinée lorsqu’il est question de la communauté somalienne et que, parfois, on parle de la violence qui peut y sévir. Que faites-vous pour lutter contre cette violence?

M. Ali : Nous avons fait bien des choses ces dernières années, surtout pendant la pandémie de COVID-19. Nous avons été en mesure de parler à un plus grand nombre de jeunes, car il était plus facile de communiquer par Zoom qu’en personne. Nous avons rassemblé des jeunes qui risquaient peut-être de se joindre à un gang ou qui faisaient peut-être déjà partie d’un gang, et nous leur avons fait rencontrer des aînés, simplement pour discuter de leurs problèmes et de la manière de les régler pacifiquement au lieu de recourir à la violence.

Nous avons aussi un programme d’entrepreneuriat pour les jeunes, qui existe depuis six ou sept ans. Il s’agit de mobiliser des adultes, des mentors et des membres de la communauté pour initier les jeunes à l’entrepreneuriat et leur montrer comment monter leur entreprise. Comme tous n’ont pas les mêmes débouchés, il a été très utile d’initier ces jeunes à l’entrepreneuriat, de leur montrer que, s’ils ont une idée, ils peuvent la concrétiser. Ils apprennent ainsi qu’ils peuvent avoir une entreprise, une carrière et un revenu pour la famille sans recourir à d’autres moyens de se procurer de l’argent.

Nous progressons lentement, mais nous progressons. Nous poursuivrons nos efforts pour aider les jeunes. Voilà pourquoi, je le répète, nous essayons de nous concentrer davantage sur eux parce qu’ils sont l’avenir. Je peux reprendre tous les clichés qui ont cours. Je peux dire pour ma part, puisque j’ai été engagé pendant presque toute ma vie dans la communauté, que beaucoup de gens avec qui j’ai grandi ont eu des problèmes; ils sont allés en prison; certains sont même morts. Mais les jeunes d’aujourd’hui s’en tirent beaucoup mieux. Ils vont à l’école, obtiennent leur diplôme et essaient de se faire une vie au Canada. Mais j’y reviens : s’ils ont l’impression d’être oubliés, ils se tourneront peut-être davantage vers la criminalité ou la radicalisation. C’est pourquoi nous insistons sur le fait qu’ils devraient se sentir intégrés à la société, avoir le sentiment qu’on s’occupe d’eux, qu’ils ne sont pas des étrangers.

La présidente : Merci. Dans nos déplacements au Canada, je tenais à ce que nous nous rendions à Edmonton, car nous avons tous entendu parler des problèmes qu’y éprouvent les jeunes musulmans noirs et les femmes qui portent le hidjab. La sénatrice Gerba et le sénateur Oh seront d’accord avec moi pour dire que les témoignages les plus douloureux que nous avons entendus sont ceux de deux témoins de cette communauté. À un moment donné, la jeune femme s’est mise à pleurer, et nous avons dû lui dire qu’il était normal de manifester sa peine. Ce qui lui arrivait avait un impact sur sa vie.

Est-ce la même chose ici? Il arrive régulièrement que des jeunes femmes se fassent arracher leur hidjab. Elles sont victimes de violence physique, de violence verbale, on leur lance du café. C’est le tableau qu’elles ont brossé. Et la police ne les secourt pas. Est-ce la même chose ici?

M. Ali : Nous leur avons demandé ce qui leur arrivait. Il peut effectivement y avoir de la violence physique. Elles se font arracher leur hidjab, par exemple. En bonne partie, cependant, il s’agit de violences verbales, de propos méprisants et condescendants. Nous nous sommes intéressés surtout au cybercrime haineux. Il y a constamment dans les médias sociaux des messages haineux provenant d’inconnus. Ces inconnus ont pu remarquer un nom à consonance musulmane, par exemple, et ils commencent à envoyer des messages.

Beaucoup ont dit qu’il leur fallait opter pour une image ou un profil différents qui ne correspondent pas à leur réalité, utiliser un nom d’emprunt. Dès que leur vrai nom, permettant de les identifier, est utilisé, les messages de haine commencent à déferler.

La présidente : Vous soulevez un autre aspect intéressant. Ma jeune fille, qui était avocate, avait du mal à trouver un emploi. Elle est diplômée de l’Université de Toronto, qui est censée être l’un des meilleurs établissements. Quelqu’un m’a conseillé de lui dire de changer de nom. Voilà où nous en sommes.

Je me souviens d’un incident. J’étais en compagnie d’un autre sénateur et nous nous préparions à monter à bord d’un avion. L’embarquement des passagers de la zone 1 a été annoncé. Je me suis présentée. La dame m’a regardée et m’a dit : « Zone 1 seulement. » J’ai répondu : « Oui, madame. Dans un cas, vous avez présumé que je ne comprenais pas l’anglais. Vous pensez que ne peux pas me permettre de voyager en zone 1. » En fait, j’ai porté la question au niveau supérieur lorsque des représentants d’Air Canada ont comparu devant le Comité des transports. Tout sénateur peut se présenter à n’importe quel comité et poser des questions. J’ai dit que j’en avais une à poser. Le président a accepté, pensant qu’elle portait sur le sujet à l’étude. J’ai parlé de la sensibilisation aux différences culturelles : « Offrez-vous cette formation aux employés? Sont‑ils conscients du fait que le Canada a changé? Vont-ils dans les rues des grandes villes et voient-ils qui ils y côtoient? » Le PDG était présent et il s’est précipité vers moi après la séance : « Madame la sénatrice, si jamais vous avez un problème, dites‑le-nous. » Mais le problème se manifeste à tous les niveaux. Cette présomption que telle personne ne connaît pas l’anglais, qu’elle ne comprend pas, simplement parce qu’elle a un nom différent, parce que son apparence est différente. Nous en sommes là.

Au cours de notre étude, parmi tant d’autres problèmes, la question des noms a été soulevée à maintes reprises. Je vous en remercie. Autre chose à ajouter?

Mme Patel : Je reviens sur ce qu’Adem Ali vient de dire. Dans cette région-ci et aux alentours, il y a beaucoup de violence verbale, mais une grande partie de l’islamophobie systémique dans les milieux de travail et les institutions ne peut être qualifiée de violence verbale. Ce sont plutôt des réflexions blessantes. Au bout du compte, on vise les femmes qui portent le foulard, on met en cause leur mode de vie. Cela a aussi un effet traumatisant sur elles, et elles en restent marquées pendant des années. Bien des gens ne sont pas conscients des effets de certaines réflexions. Même les femmes touchées ne se rendent pas compte que c’est de l’islamophobie. Elles pensent que c’est acceptable : étant donné que je suis habillée de telle façon, il est normal qu’il y ait des réflexions semblables. Mais ce n’est pas acceptable non plus. C’est de l’islamophobie.

M. El Tal : Dans le même ordre d’idées, nous faisons beaucoup de recherche à l’institut — nous sommes un groupe de réflexion, après tout — et il est vraiment difficile d’arracher beaucoup d’information à la communauté arabe parce qu’elle se méfie des institutions, mais aussi parce que les Arabes ne veulent pas se plaindre d’être au Canada, puisque c’est beaucoup mieux que d’être dans leur pays d’origine, n’est-ce pas? Peu importe les difficultés, comme le racisme contre les Arabes et l’islamophobie, ils s’y font. Ils se disent que c’est inévitable : « Je suis venu au Canada. Il faut faire avec. »

Pour réaliser nos études, il faut leur arracher l’information. C’est aussi douloureux que d’extraire une dent. Chaque fois que j’entends parler d’un incident — et c’est parfois traumatisant, comme se faire tirer les cheveux, se faire maltraiter au travail, et ainsi de suite — la victime finit toujours par conclure : « Mais cela peut aller. Je vais bien. » Ma réaction? « Oui, je sais que vous allez bien. C’est ce que vous dites, mais de façon générale, ces comportements ne sont pas acceptables. Vous ne devriez pas avoir à les subir. »

Je suis profondément reconnaissant au comité de son travail. Il braque les projecteurs sur des comportements qui restent encore un peu dans l’ombre, même si nous avons de grands alliés qui les dénoncent et en parlent dans les médias. Il n’en reste pas moins que, en général, les communautés arabe et musulmane n’en parlent toujours que derrière des portes closes. Elles n’y attachent pas beaucoup d’importance alors que, au contraire, c’est très important. Merci de m’avoir donné l’occasion de témoigner.

La présidente : Donc, juste avant de terminer, je veux vous raconter quelque chose. J’ai parlé de faire cette étude quand j’étais chez un ami avec quelques autres musulmans à l’aise, très bien établis. Quand je leur ai dit que j’allais réaliser cette étude, ils m’ont répondu : « Ne faites pas de vagues. Vous savez, nous avons de la chance d’être ici. » Je me suis dit que cette attitude était bien différente de celle des jeunes, car j’ai aussi la chance d’accueillir des jeunes chez moi. Les adultes se disent plutôt : « Il ne faut pas faire de vagues, nous avons de la chance d’être ici. Les Canadiens nous ont acceptés pour ce que nous sommes et nous ne réclamons rien de plus. » À mon avis, ce n’est pas la bonne attitude.

Je tiens donc à vous remercier tous d’être là. Vos témoignages nous font penser à d’autres aspects de l’islamophobie. Je dis à tous les témoins que nous avons du mal avec le mot « islamophobie ». Notre étude porte sur l’islamophobie. Or, phobie signifie peur. Ce qui ne dit rien des répercussions sur la communauté dont on a peur et qui est victime de violence physique et verbale. Nous sommes donc en train d’y repenser. Nous remettons en question l’utilisation de ce terme. Nous songeons à « haine contre les musulmans », à « racisme contre les musulmans ». Nous verrons. D’ici la fin de l’étude et la publication du rapport, le terme pourrait changer.

Tout ce que nous avons entendu sera enregistré et servira à l’élaboration du rapport final. À la fin du rapport, nous formulerons des recommandations à l’intention du gouvernement. Le rapport sera à la disposition du grand public. Nous le rendrons public au cours d’une conférence de presse à Ottawa. Je vous remercie.

Je vais maintenant présenter le deuxième groupe de témoins de cet après-midi. Les témoins ont été priés de faire un exposé liminaire de cinq minutes. Nous entendrons tous les témoins, puis nous passerons aux questions des sénateurs. Je dois présenter des excuses. Deux sénateurs ont dû nous quitter. Nous devons nous partager entre de nombreux rôles et de multiples engagements. Mais il vous reste la sénatrice Gerba et moi. Vos témoignages seront néanmoins communiqués à tous les sénateurs.

Voici donc les témoins. Nous accueillons Anver Saloojee, vice-président intérimaire, Équité et inclusion communautaire, Université métropolitaine de Toronto. Nous recevons également Nouman Ashraf, professeur adjoint à l’Université de Toronto, et Shaykh Yusuf Badat, de l’Islamic Foundation of Toronto, qui est imam et directeur des affaires religieuses. C’est à la fondation que je vais le plus souvent. Je dirai à l’imam que je suis présente et près de la porte. Parfois, personne ne sait que je suis là, mais je m’y rends plutôt souvent. Je tiens à vous remercier d’offrir un asile sûr aux musulmans.

J’invite maintenant M. Saloojee à présenter son exposé.

Anver Saloojee, vice-président intérimaire, Équité et inclusion communautaire, Université métropolitaine de Toronto, à titre personnel : Merci beaucoup, madame la sénatrice, et merci de me permettre de faire partie de ce groupe de témoins vraiment fabuleux. Avec mon collègue de l’Université de Toronto, nous avons eu une belle conversation. En fait, il a volé l’un de mes directeurs généraux. Je ne sais pas trop si je dois être content ou en colère, mais mon directeur général a trouvé une bonne place. Merci beaucoup.

Je vais aborder la question sous un angle légèrement différent. J’ai entendu certaines des observations des témoins de tout à l’heure et certaines des questions qui leur ont été posées. À mon sens, votre travail sera extrêmement important pour assurer la cohésion et l’inclusion au Canada à l’avenir. Voilà mon point de départ. J’ai présenté un mémoire qui est beaucoup plus long que mon exposé, mais je voudrais me concentrer sur deux éléments de mon mémoire. Premièrement, la notion même d’islamophobie. Ensuite, une série de recommandations à votre intention.

Je sais, et je l’ai entendu tout à l’heure, que le terme « islamophobie » revient extrêmement souvent. Il est devenu très courant. Cependant, c’est un terme litigieux et problématique. À mon avis, il a perdu son utilité et il dissimule plus d’émotions qu’il n’en révèle. Il est populaire, mais il ne devrait plus faire partie du vocabulaire, et j’espère que les membres du comité trouveront un meilleur terme pour le remplacer. Les mots sont très importants. Comme un témoin du groupe précédent l’a souligné, la représentation est importante, mais les mots le sont aussi. Il est crucial à ce point-ci de définir clairement notre position, et je pense que grâce à ce groupe de témoins, à ce comité et à son travail, nous y parviendrons.

Nous ne parlons donc pas ici d’« islamophobie ». Nous parlons en réalité de la haine contre les musulmans, de la discrimination contre les musulmans. Ce n’est pas une « phobie », comme la peur irrationnelle de voler en avion ou celle des grands espaces, des araignées ou autres. C’est une haine des musulmans, c’est de la discrimination contre les musulmans. Ces sentiments sont profondément enracinés dans la pensée occidentale face à l’Orient, et ce récit se reproduit maintenant sous une forme nouvelle et complexe dans notre société.

Après la guerre froide, ces sentiments ont déclenché un débat occidental sur l’islam, sur son soi-disant retard de développement ou, dans le contexte canadien de 2014-2015, un débat sur des pratiques culturelles dites barbares. Il s’agit d’un islam que les gens considèrent comme immuable et inchangeable. C’est un débat sur la migration des musulmans vers l’Ouest, sur une soi-disant intégration des musulmans dans les sociétés occidentales.

Dans cette manifestation contemporaine de l’orientalisme, on a recoupé les identités complexes des musulmans pour les fusionner en un gigantesque monolithe d’identité musulmane. Essentiellement, ce trope trouve son expression dans l’ouvrage de Huntington, intitulé The Clash of Civilizations, où l’islam est perçu comme une menace pour la civilisation occidentale, où le jeune musulman est stéréotypé comme terroriste, et où la femme musulmane vêtue de vêtements religieux est dépouillée de son rôle de femme.

Le terme « islamophobie » évoque la peur. Il se concentre sur la personne et joue sur des émotions viscérales. Dans son sens littéral, il obscurcit l’histoire, la structure et le système. Il permet aux décideurs, aux juges et autres, de se concentrer sur l’état émotionnel de l’agresseur en lui attribuant une peur irrationnelle des musulmans. Votre comité entame ce travail, il me semble, à un moment très propice, car une fenêtre politique s’est ouverte pour remodeler la réflexion. Abandonnez avant tout le terme « islamophobie », puis précisez la définition du nouveau terme que vous choisirez. Je vous recommande de le remplacer par « discrimination raciale antimusulmane » et de définir cette expression de façon exhaustive afin d’englober et de souligner les mesures préventives à instaurer à l’égard des pratiques individuelles et systémiques ainsi que des pratiques de l’État, de ses organismes et de son personnel qui sont motivées par la discrimination, la haine, les crimes haineux, l’idéologie raciste et le discours raciste. Ce sont en fait, comme je l’ai déjà dit, des actes perpétrés par des agences étatiques. Je vous ai entendu parler de Revenu Canada tout à l’heure. Cependant, il ne s’agit pas seulement de l’ARC, mais aussi du SCRS ainsi que de la GRC et de son personnel. Comme vous le savez, la GRC fait l’objet d’une poursuite de 35 millions de dollars pour des actes de discrimination contre une personne musulmane.

Le remplacement de ce terme témoignera de la contribution importante et très particulière du Canada au discours mondial. Ce terme englobera directement un certain nombre de courants puissants dont vous avez déjà discuté, j’en suis sûr, comme les préjugés, la discrimination et la violence, les racines historiques et les manifestations contemporaines fondées sur une peur irrationnelle. Il comprendra aussi la perpétuation des stéréotypes sur l’islam comme une religion rétrograde et profondément contraire aux valeurs de l’Occident. Il englobera également la création et la reproduction continuelle des stéréotypes sur les hommes et sur les femmes de l’islam ainsi que l’interaction complexe entre ce que fait l’État, ce que font les médias de masse et la façon dont les Canadiens ordinaires perçoivent les musulmans, soit comme une menace à la cohésion, à la stabilité, au « mode de vie canadien », et cetera.

Cette approche est tout à fait conforme à une approche intersectionnelle qui divise la notion de l’identité homogène afin de montrer que la discrimination raciale antimusulmane est sexospécifique. Je suggère également qu’elle trouve écho dans la Charte canadienne des droits et libertés, dans le Code des droits de la personne de l’Ontario et dans les lois contre le racisme. Pour s’attaquer à la discrimination raciale antimusulmane et pour établir la confiance envers la communauté musulmane, il faut avant tout la nommer pour ce qu’elle est réellement.

L’affichage continuel d’images principalement négatives des musulmans et de l’islam dans les médias, l’absence de représentations positives, la représentation des musulmans dans les guerres en Afghanistan et en Irak, les reportages sur ce qu’on appelle « les attaques de loups solitaires », le langage voilé utilisé dans le projet de loi sur les pratiques culturelles barbares, les lois codifiées du Québec ciblant les musulmans à répétition au nom de la laïcité, les organismes de sécurité avertissant que le Canada est menacé par les terroristes musulmans alors qu’en réalité, c’est la droite qui menace notre démocratie, tous ces actes ont l’effet cumulatif d’exacerber la peur des musulmans chez les Canadiens en soulignant cette soi-disant menace. Les Canadiens en sont bombardés dans tous les médias, en ligne et hors ligne.

Il nous incombe donc aussi d’examiner comment les gouvernements canadiens expriment la discrimination raciale antimusulmane dans la forme et le contenu de leurs discours. Comme d’autres personnes qui ont comparu devant vous, j’ai donné un certain nombre d’exemples de la façon dont l’État, ses organismes et ses fonctionnaires ont contribué à aggraver la discrimination raciale antimusulmane et à perpétuer les stéréotypes musulmans. Ces expressions sont souvent subtiles, mais elles sont parfois ouvertes et flagrantes. Quoi qu’il en soit, elles ont des effets extrêmement néfastes sur la communauté musulmane, sur son sentiment d’appartenance et sur la relation de confiance entre l’État et la communauté. Je recommande donc au comité de dévoiler dans quelle mesure l’État, ses organismes et ses fonctionnaires contribuent à la reproduction de ces images.

Mes recommandations stratégiques sont les suivantes.

Premièrement, remplacer le terme « islamophobie » par l’expression « discrimination raciale et haine des musulmans ».

Deuxièmement, élaborer une définition exhaustive de la discrimination raciale antimusulmane selon ce que j’ai proposé.

Troisièmement, améliorer l’analyse de la surveillance et de la dénonciation des pratiques systémiques en matière de racisme et de profilage racial antimusulmans par les agents de sécurité de l’État et par les secteurs des services de police, du renseignement national et des services frontaliers.

Quatrièmement, respecter les droits de la personne que défendent les lois internationales et nationales et retirer les lois et les politiques arbitraires et discrétionnaires qui restreignent et suspendent la primauté du droit au nom de la lutte contre le terrorisme et de la sécurité de l’État.

Cinquièmement, examiner les activités de l’État dans sa lutte contre le terrorisme et contre la haine sous l’angle de l’équité pour en éliminer les préjugés et le profilage racial.

Sixièmement, normaliser les normes et les définitions de dénonciation des crimes et des incidents haineux dans tous les secteurs de compétence.

Septièmement, augmenter le financement pour la protection des lieux de culte et d’assemblée islamiques.

Enfin, intégrer une éducation contre le racisme, particulièrement antimusulman, et contre le colonialisme dans les programmes d’études de la maternelle à la 12e année et au postsecondaire ainsi que dans les exigences de base de la formation des enseignants.

Laissons-nous donc guider par notre responsabilité de créer un Canada meilleur et plus inclusif pour tous ceux qui y vivent, y compris les Canadiens musulmans. Merci.

La présidente : Je vous remercie beaucoup pour votre présentation et pour les recommandations que vous avez formulées. Pourriez-vous nous en fournir la liste? M. Naef prend des notes, mais l’un de nos analystes est tombé malade, alors si vous pouviez nous fournir cette liste, elle nous aiderait beaucoup.

M. Saloojee : Oui, j’ai envoyé par courriel une copie complète de ma présentation avec des données.

La présidente : Merci. Monsieur Ashraf, vous avez la parole.

Nouman Ashraf, professeur adjoint, Université de Toronto, à titre personnel : Merci, sénateurs, collègues et amis. Je veux d’abord vous remercier de m’avoir invité. Je vais commencer de la façon qui m’est la plus familière. Je viens des terres traditionnelles des Hurons-Wendat, des Sénécas et, plus récemment, des Mississaugas de Credit. Chers collègues et amis, je ne dis pas cela uniquement pour suivre l’une des recommandations de la Commission de vérité et réconciliation. Je le dis parce qu’en ce qui me concerne, les établissements publics d’enseignement comme l’Université de Toronto, l’Université métropolitaine de Toronto et autres n’existent que pour deux raisons. La première est de créer des connaissances, et la deuxième est de mobiliser des connaissances. Je ne pense pas que nous puissions accomplir notre travail de façon significative à moins de reconnaître, dans tous nos systèmes et dans ceux qui nous ont précédés, les systèmes de connaissances des gens du territoire sur lequel nous travaillons, et les systèmes de connaissances de ceux qui s’occupent de l’élimination systémique de ces connaissances dans les pensionnats, de la rafle des années 1960 et de ce qui continue d’être la saga des femmes autochtones assassinées et disparues.

À ce sujet, j’aimerais commencer par citer Mme Tanya Talaga, qui est gardienne du savoir, journaliste et auteure. Dans son livre intitulé All Our Relations, elle nous rappelle que, dans la culture ojibwée et crie, le commandement n’était pas fondé sur le pouvoir, mais sur la compassion. Ce comité est la preuve que nous prenons soin de tous nos citoyens, de toutes nos nations et de toutes les nationalités qui font du Canada notre patrie, quels que soient nos antécédents et notre histoire. À titre d’universitaire de premier plan, je veux simplement dire que le travail d’élimination de la discrimination raciale et de la haine des musulmans, comme mon collègue l’a si bien dit, vise à revendiquer la place du Canada dans la famille des nations. Nous avons un précédent, puisque nous sommes le premier pays de la famille des nations qui ait adopté une politique officielle sur le multiculturalisme. La politique de 1971 sur le multiculturalisme affirme sans équivoque qu’elle vise tous les Canadiens. Elle sous-entend la compréhension entre nations et affirme que tous les Canadiens partagent une même identité. La population ne se divise pas en Canadiens de vieille souche et citoyens de deuxième classe. Et à mon avis, les musulmans en particulier ont le droit d’être traités comme des citoyens à parts égales.

Ce qui est unique dans l’expérience musulmane, c’est, en un mot, l’intersectionnalité. Lorsque je pense à la démographie des musulmans, je pense au chevauchement entre le sexe, la race, au statut d’immigration, au statut socioéconomique, aux antécédents scolaires, aux tendances familiales et ainsi de suite. Je vais donc ajouter quatre éléments aux excellentes recommandations du professeur Saloojee. Premièrement, nous devons reconnaître que pour comprendre l’identité musulmane, il faut adopter une perspective intersectionnelle. L’expérience d’un Albanais de troisième génération qui n’est pas tout à fait blanc est différente de celle d’une femme qui arrive au Canada — à Toronto ou dans n’importe quelle autre ville — comme réfugiée de la Somalie ou du Somaliland. Cette femme parle une langue différente, elle est visiblement noire — car les gens remarquent la race avant toute chose —, et si elle choisit de porter le hidjab, elle est punie, perçue comme une personne différente, ostracisée. L’optique intersectionnelle est vraiment très importante.

Deuxièmement, je pense que nous devons discuter de la source des préjugés qui passent inaperçus dans l’expérience musulmane afin de mieux la définir. Je parle du moment de la naissance. Pensons aux rituels pratiqués à la naissance d’un enfant musulman, qui subira plus tard des moqueries à cause de son nom. Je vous remercie, monsieur le sénateur, de nous avoir parlé de l’expérience des membres de votre propre famille que l’on encourageait à blanchir leur curriculum vitæ pour obtenir de l’emploi. Cette façon de penser commence au moment de la naissance, puis elle se perpétue à l’école, de la maternelle à la 12e année. Je suis encouragé par la recommandation de mon collègue — je devrais plutôt dire de mon mentor — sur l’intégration par une optique anticoloniale et antiraciste. Nous devons éliminer les représentations biaisées des musulmans que présentent nos programmes scolaires et notre pédagogie. Il est donc important de cerner les sources des préjugés qui passent inaperçues dans notre système d’éducation, dans notre système d’emploi et dans nos services gouvernementaux.

Troisièmement, parlons des systèmes qui entravent activement la réalisation de la promesse d’une expérience unique et gratifiante pour les musulmans. Ce sont des systèmes d’emploi, d’éducation, d’engagement communautaire, d’incarcération et d’autres formes qui les empêchent de saisir les bonnes occasions. Voilà le défi que nous devons relever.

Enfin, nous devons établir, au moyen de mécanismes comme celui-ci, des boucles de consultation où les membres de ces communautés peuvent parler de leurs problèmes et exiger des mesures de suivi. Frederick Douglass a dit un jour : « Le pouvoir ne concède rien sans une demande. Il ne l’a jamais fait et il ne le fera jamais. »

En terminant, je pense que nous devons recadrer le travail de ce comité et celui que nous avons entamé au nom des Canadiens. Ne considérons pas simplement le coût de l’islamophobie ou des préjugés et de la haine des musulmans comme de la discrimination raciale. Visons les résultats à atteindre en assumant un rôle de chefs de file pour que les musulmans ne soient pas considérés comme des citoyens de deuxième classe, mais comme des citoyens à parts égales en vertu de la loi.

Que devons-nous faire, à mon avis? Nous avons besoin d’un programme scolaire cohérent, complet et financé par l’État pour assurer la fluidité culturelle. Je n’aime pas le terme « sensibilité ». Il ne s’agit pas d’agir avec plus de sensibilité envers les musulmans. Ce n’est même pas une question de compétence, parce que l’inverse de la compétence est péjoratif, c’est l’incompétence. Cela me semble très colonial. Nous voici au « sommet de la compétence ». Vous, qui venez de là-bas, êtes tous des incompétents. Je déteste ces expressions. Je préfère de loin le terme « fluidité culturelle », qui indique que l’on comprend que la culture est puissante, mais que la plupart des gens ne la perçoivent pas. Puisque la culture est invisible et profondément puissante, nous devons comprendre que les autres vivent leur culture différemment. Je tiens à dire sans équivoque au comité qu’il y a autant de différences au sein de la communauté musulmane qu’au sein des communautés non musulmanes. C’est la définition même d’une perspective intersectionnelle. Nous devons acquérir la capacité non seulement de comprendre, mais aussi d’inclure et d’adopter l’ensemble de la société musulmane qui est ici au Canada.

Enfin, cette pratique produit ce que j’appelle la « fluidité culturelle ». Il s’agit d’une métaphore linguistique. Dans le passé, j’enseignais la langue en insistant sur l’acquisition du vocabulaire, jusqu’à ce que l’on me confie un groupe d’étudiants linguistes, qui m’ont dit, « professeur, le langage ne commence pas par l’acquisition du vocabulaire; le langage commence par » — écoutez bien — « l’attachement ». Si nous voulons que les musulmans canadiens ou les musulmans qui vivent au Canada s’attachent au Canada, nous devons leur démontrer sans aucun doute que le Canada s’attache à eux. Merci.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Ashraf. Je vous cède maintenant la parole, imam Badat.

Shaykh Yusuf Badat, imam, Islamic Foundation of Toronto : Je commence en louant le Tout-Puissant et je transmets les meilleures salutations à tous les prophètes, y compris Moïse, Jésus et Mahomet. Paix et bénédiction sur chacun d’eux.

Je suis très reconnaissant au comité et à la sénatrice Salma de m’avoir offert cette occasion. Le seul fait d’être assis ici et d’écouter le groupe de témoins précédent et ce que vous avez dit montre que vous possédez une connaissance considérable non seulement de l’islamophobie, mais aussi de l’expérience dans le dossier de la haine contre les musulmans. Je vous félicite de vos efforts et de votre excellent travail et j’espère, et j’en suis même certain, que tous ces efforts produiront un Canada plus inclusif, un Canada plus pacifique qui donnera l’exemple au monde entier. Comme on dit, Inshallah, si Dieu le permet.

Je ne veux pas faire de longs commentaires, mais je tiens à souligner que l’islamophobie, ou la haine des musulmans, est réelle, et qu’elle se manifeste même envers les enfants — dans mon rôle d’imam, je suis avant tout en contact avec la communauté. Dans ma mosquée, chaque vendredi, entre 3 000 et 4 000 personnes viennent pour la prière de la congrégation. Donc des jeunes viennent me parler, des adultes viennent me parler, des professionnels aussi. J’ai entendu des récits réels sur la haine des musulmans vécus par les membres de ma propre communauté et de ma propre congrégation. Des écoliers subissent de l’intimidation parce qu’ils sont musulmans. Comme l’ont mentionné des témoins, certaines personnes ont de la difficulté à décrocher un emploi, à obtenir un logement ou même à faire le plein d’essence dans une station-service locale. Donc il est certain que cette haine existe. On ne peut pas le nier. Les faits sont là. Je suis sûr que les sénateurs ont entendu ces récits.

Que devons-nous faire? Nous devons appliquer les recommandations qui nous ont été présentées, et je n’en ai pas de nouvelles à vous donner. Je fais référence au Sommet national sur l’islamophobie qui a eu lieu l’an dernier à peu près à cette époque, en juillet, je crois. Ses recommandations ont été signées par plus de 130 organismes de partout au Canada : par des organismes juridiques, par des organismes musulmans. Elles ont été signées par des organismes qui travaillent sur le terrain et qui ont présenté des résultats de recherche et des faits préparés principalement par un étudiant en droit, je crois, un étudiant de notre professeur qui est ici, M. Azeezah Kanji.

Je le répète, je n’ai pas de nouvelles recommandations à vous présenter. À titre de gouvernement, nous devons assumer ces responsabilités. Que faisons-nous de tous ces comités mis sur pied pour écouter la communauté et des recommandations qu’on leur présente? Quelle est la reddition de comptes? Qu’avons‑nous fait et comment avons-nous pris des mesures concrètes pour éliminer toutes les formes de haine contre les musulmans afin que le Canada soit plus inclusif et pacifique? Voilà ce que j’avais à dire. Merci.

La présidente : Merci beaucoup. Je vais céder la parole à la sénatrice Gerba pour qu’elle pose ses questions, puis je poserai les miennes.

[Français]

La sénatrice Gerba : Je vais commencer par remercier nos témoins d’être ici aujourd’hui.

Vos remarques, vos témoignages et vos recommandations sont vraiment appréciés. Je vais commencer par m’adresser à M. Ashraf. J’ai beaucoup apprécié votre rappel historique de l’histoire du Canada, l’histoire du multiculturalisme du Canada. J’ai beaucoup apprécié. J’ai surtout apprécié le fait que vous ayez fait le lien avec les Premières Nations canadiennes.

Pourquoi dis-je cela? Je vais prendre un exemple personnel; c’est une anecdote qui s’est produite dans un magasin alors que j’étais avec mon mari. Il y a une personne qui nous servait et qui a dit à mon mari : « Vous parlez très bien français; est-ce que vous avez étudié en France? Quand est-ce que vous êtes arrivé ici? » Mon mari la regarde et puis dit : « Oui, je parle français et je viens du Cameroun. » En fait, elle a demandé où il était né. Il a dit qu’il était né au Cameroun. Il lui répond donc : « Moi, je suis né au Cameroun. Et vous, de quelle origine êtes-vous? »

Et il a ajouté : « Parce qu’à ma connaissance, il n’y a que les Autochtones, les Premières Nations, qui sont de souche ici au Canada. »

Alors, tout dépend du moment où nous sommes arrivés; c’est la date qui fait la différence entre les immigrants, parce que le Canada est un pays d’immigration.

Cela dit, être un pays d’immigration, cela veut dire qu’il faut assumer les différences. Il faut assumer et accepter toutes les différences. C’est pour cela que c’est très surprenant de voir des chiffres qui nous montrent que le Canada est le pays du G7 où on compte le plus de meurtres ou d’attaques de personnes qui sont décédées à la suite de crimes haineux attribuables à l’islamophobie.

Je sais que vous avez donné beaucoup de recommandations, notamment en ce qui concerne les organisations et le système, mais, si vous aviez une recommandation en particulier pour le gouvernement fédéral, quelle serait-elle?

À titre de sénatrice — moi, je suis toute jeune sénatrice, je ne suis pas jeune d’âge, mais je suis sénatrice depuis seulement un an —, ce que j’aime dans ce métier, c’est que nous pouvons avoir une influence. Nous pouvons poser des questions, nous pouvons faire des études comme celle que nous sommes en train de faire en ce moment. Ces études ne restent pas toujours dans les placards, comme on dit. Il y a souvent des retombées à la suite de ces études, soit le gouvernement qui va agir — on ne promet rien — et il peut aussi y avoir des projets de loi.

Donc, à la suite de votre témoignage aujourd’hui — cela s’adresse à vous tous —, que pourriez-vous recommander, concrètement, que nous, les sénateurs, en tant que législateurs, puissions faire pour mettre fin à cette montée de la haine envers les musulmans?

[Traduction]

M. Ashraf : Merci, madame la sénatrice. Tout d’abord, je tiens à vous dire que la sagesse ne vient pas nécessairement avec l’âge, selon moi. Je vous félicite donc pour la sagesse de vos commentaires et je vous remercie d’être si reconnaissante.

Permettez-moi de vous donner une définition en répondant à votre question. Quand je pense à la diversité, j’y vois toute la gamme des expériences humaines. Pour moi, l’inclusion, c’est notre capacité de tirer parti de toute la gamme des différences humaines et de l’expérience. L’équité, c’est lorsque l’on tire parti de l’ensemble des différences et des expériences humaines. L’appartenance naît lorsque nous pouvons tirer parti avec justice de l’ensemble des différences et des expériences humaines. Bon. À mon avis, la définition fondamentale d’une société inclusive, équitable et juste est celle où l’expérience de chacun est respectée. Je recommande que l’on amplifie les expériences des musulmans d’un océan à l’autre afin de les intégrer dans la mosaïque qu’est le Canada. Notre pays se compose de nombreuses nations, et les musulmans ont été relégués à l’arrière-plan pendant trop longtemps.

Je n’accuse personne de tramer un complot, mais j’accuse ouvertement les gens d’être ignorants. Nous devons mettre fin à cette ignorance et accroître l’expérience des Canadiens, leur contribution, mais aussi leur sentiment de perte et celui d’être privés de leurs droits. Il faut que cela cesse dès aujourd’hui.

M. Badat : Ma réponse à cette question est que ce sont des humains, des gens, qui sont à l’origine de la haine des musulmans. Qu’ils travaillent dans les médias, au gouvernement ou qu’il s’agisse de simples citoyens, nos dirigeants, notre gouvernement, doivent se faire entendre et dire aux Canadiens « qui que vous soyez et quoi que vous fassiez, vous devez considérer toutes les autres personnes comme vous vous considérez vous-mêmes ». Je dois assurer à tous les citoyens et à tous les autres Canadiens, quels que soient leurs antécédents, la couleur de leur peau, leur langue et leur religion, la même justice que celle que je désire obtenir. Donc qu’il s’agisse d’une vérification de l’ARC ou d’un projet de loi, les personnes visées sont des êtres humains. Les gens sont à l’origine des conséquences et de la négativité de la haine des musulmans. Donc si chaque personne, qu’il s’agisse d’un dirigeant ou autre, reconnaît ce principe et le respecte, alors, espérons-le, les circonstances s’amélioreront beaucoup.

M. Saloojee : Je vous remercie pour cette question, madame la sénatrice. Elle est vraiment intéressante. J’ai formulé huit recommandations, dont la première était d’abandonner le terme islamophobie, mais je ne serais pas un pédagogue si je ne disais pas que la principale recommandation que je ferais au gouvernement — fédéral, provincial, municipal, quel qu’il soit — doit viser le domaine de l’éducation. Nous devons penser aux générations futures et aux générations actuelles.

Il faut donc élaborer un programme d’études qui favorise un Canada inclusif, un programme qui témoigne directement de l’effet positif que les Canadiens musulmans ont dans notre pays et de l’histoire de la haine des musulmans. L’élaboration de ce programme pour les élèves de la maternelle à la 12e année, puis son intégration dans notre système universitaire, je crois, contribuera grandement à créer un Canada plus harmonieux et, espérons-le, plus inclusif. Il nous faut un programme qui rassure les musulmans et les non-musulmans en soulignant qu’un Canada qui accueille les musulmans et les contributions des musulmans canadiens résistera à l’épreuve du temps et montrera l’exemple aux autres pays du monde. Donc, je mettrais l’accent sur l’éducation, sinon je ne ferais pas honneur à ma profession.

[Français]

La sénatrice Gerba : En sachant que l’éducation est de juridiction provinciale, et qu’aujourd’hui, dans des provinces comme le Québec, qui est ma province, on prône plutôt la laïcité, nous avons entendu beaucoup de témoins qui reviennent sur l’éducation; j’y crois beaucoup. Je crois à la communication, à la sensibilisation et à l’éducation, bien évidemment.

Cependant, par où doit-on commencer ce curriculum, sachant que nous vivons dans un pays qui prône la laïcité de manière générale et que nous refusons nous-mêmes, en tant que musulmans, qu’on enseigne la religion catholique ou d’autres religions comme la religion protestante, la bible et tout?

Pensez-vous que ce soit possible, de façon pragmatique?

[Traduction]

M. Saloojee : Je vous remercie pour cette question. Vous savez, à un certain niveau, vous avez raison. Nous vivons dans une société laïque. D’un autre côté, la Charte canadienne des droits et libertés commence en fait par une ligne qui parle de la primauté du droit et de Dieu, n’est-ce pas? Nous avons inscrit dans la charte une protection du christianisme dans le domaine de l’éducation. Donc, même si nous prétendons être une société laïque, on y trouve des éléments qui ne sont pas nécessairement laïques, et cela remonte aux racines historiques de la façon dont le Canada a été colonisé par les deux nations fondatrices. Donc, la primauté est donnée à certaines religions et non à d’autres. Donc, si nous voulons être une société complètement laïque, alors soyons une société complètement laïque, et si nous ne le sommes pas, alors ne prêchons pas une laïcité de façade.

Donc, oui, c’est une question complexe. Je pense qu’à un autre niveau, la réponse est... Vous savez quoi? Le gouvernement fédéral donne des enveloppes de financement aux provinces. Que diriez-vous de commencer par les conditions? Pourquoi ne pas collaborer avec les ministres de l’Éducation de toutes les provinces et avec les conseils et districts scolaires? Le gouvernement fédéral, en tout cas dans mon domaine, celui de l’éducation postsecondaire, n’a aucune compétence à cet égard, mais il a trouvé des façons d’intervenir, et mon collègue le sait et en parlera avec plus d’éloquence que moi. Le gouvernement fédéral a trouvé une façon, par l’entremise des chaires d’excellence en recherche du Canada, par exemple, de motiver l’enseignement postsecondaire à se lancer dans un programme de recherche plus ambitieux.

Le gouvernement fédéral peut donc utiliser ses leviers fiscaux, son pouvoir de persuasion et ses différents sommets pour inciter les ministres de l’Éducation et les conseils scolaires à influer sur le programme d’études. Il faut le faire de la maternelle à la 12e année, et il faut que ce soit un programme à volets multiples, donné simultanément dans les collèges et les universités de toutes nos provinces. Je ne pense donc pas que ce soit une tâche difficile. Écoutez, nous l’avons fait avec la campagne contre le tabagisme. Regardez où nous en sommes aujourd’hui.

M. Ashraf : J’aimerais ajouter quelque chose à ce que M. Saloojee a dit. Je crois que les comportements organisationnels réunissent deux approches, et il a mentionné les deux, la motivation et les incitatifs, n’est-ce pas? Donc si notre gouvernement a la motivation d’encourager le sentiment d’appartenance à une nation commune, il doit créer des incitatifs pour que les gens s’y rallient. Prenons par exemple le bilinguisme. Je tiens à souligner que l’un des programmes les plus efficaces de l’histoire du Canada a été celui qui offrait des bourses d’études aux jeunes Canadiens, aux Néo-Canadiens, pour vivre dans une famille, au sein d’une communauté, afin de réellement découvrir la culture française au Québec, au Nouveau-Brunswick et dans certaines régions de l’Ontario. Il a créé ainsi des possibilités d’immersion culturelle. Même si le bénéficiaire ne le faisait que pour inscrire sur son curriculum vitæ qu’il est bilingue, cet incitatif l’a rendu non seulement bilingue, mais biculturel. Pour moi, c’est très important. La culture ne s’imprègne en nous que si nous en vivons l’expérience.

Soit dit en passant, je ne suis pas ici pour dire que nous devons souligner que les musulmans sont égaux aux citoyens canadiens. Ce que je dis, c’est que nous devons créer la capacité pour les autres de vivre l’expérience de considérer les musulmans comme des égaux et comme des Canadiens.

La sénatrice Gerba : Merci.

La présidente : Merci. Nous avons avec nous deux éducateurs. Cependant, lors de nos déplacements en Colombie-Britannique, en Alberta et au Québec, on nous a dit constamment qu’il faut éduquer les éducateurs. Et hier, nous avons entendu — vous savez, les gens viennent témoigner, et nous avons eu des gens qui nous ont profondément impressionnés — deux jeunes enseignantes musulmanes. Je suis allée leur parler avant la séance pour leur dire de ne pas craindre de témoigner avec une franchise absolue, car nous en avons besoin pour notre étude. Elles ont témoigné très franchement, et après la séance, l’une d’elles est venue me dire qu’elle s’était sentie profondément émue et m’a demandé si elle avait peut-être été trop franche. Je lui ai répondu que non, que nous avions besoin d’entendre des témoignages très francs, parce que si les témoins ne décrivent pas les problèmes avec franchise, nous n’y trouverons pas de solutions.

Elles nous ont décrit l’attitude raciste de leurs collègues envers elles. Vous avez mentionné le gouvernement fédéral. Bien sûr, il a le pouvoir de suggérer aux provinces ce qu’elles devraient faire. Le premier ministre rencontre régulièrement ses homologues provinciaux. Un témoin nous a dit que les ministres fédéraux devraient peut-être rencontrer les ministres provinciaux de l’Éducation. Il suggérait que chaque mois — ce qui, je le sais, n’est pas possible; je serais heureuse qu’ils le fassent même une fois par an — de simplement passer en revue ce qu’ils enseignent dans le programme. Hier, nous étions dans une école, parce que nous essayons de couvrir le plus d’aspects possible de l’étude pour lui rendre dûment justice. Je tiens à la transmettre à ma postérité. Je veux que dans des années, les gens sachent que la sénatrice Ataullajhan s’est penchée sur ce problème.

Nous sommes allés dans une école où nous avons parlé à environ 25 jeunes étudiants musulmans, je crois. L’école leur avait demandé de se diviser en petits groupes pour inscrire, sur une immense feuille de papier, les incidents d’islamophobie qu’ils avaient vécus ainsi que ce qu’ils nous suggéraient de faire et s’ils se sentaient inclus. C’était intéressant de constater que chaque groupe, en arrivant vers cette longue liste, avait quelque chose à y ajouter. La plupart de ces étudiants avaient vécu un incident d’islamophobie. Les jeunes filles qui avaient la tête couverte la ressentaient quotidiennement. Il y a donc quelque chose dans notre système qui néglige ces jeunes Canadiens. Ces jeunes Canadiens sont ensuite venus me parler, et certains d’entre eux m’ont serrée dans leurs bras.

Hier, j’ai porté un shalwar kameez, et cela a déclenché toute une conversation. Nous allions à la mosquée, et j’ai demandé si je pouvais y aller en shalwar kameez. Imam, pardonnez-moi, mais j’ai ajouté que si j’entrais dans la mosquée en shalwar kameez, les gens me considéreraient comme une musulmane ordinaire, discrète et soumise, qui n’aurait pas grand-chose à dire. Les gens me jugeraient.

Vous voyez, nous nous plaignons d’être jugés, mais nous portons des jugements nous aussi. J’en ai discuté avec ma fille aînée, qui vient de commencer à enseigner à l’Université Western. Je l’ai appelée pour lui dire : « Anushka, je crois que je vais y aller en pantalons en portant juste un foulard. » Elle m’a répondu : « Non, maman, montre-leur que tu peux porter tes vêtements musulmans en fréquentant les allées du pouvoir. » En un certain sens, elle avait bien raison.

Donc, hier, des étudiantes sont venues me dire que si elles avaient su que j’allais porter un shalwar kameez, elles l’auraient, elles aussi, porté. Et vous savez, quand une étudiante vient vous dire cela, vous savez que vous avez changé la vie de cette personne.

Alors nous parlons de suivre l’exemple de certaines personnes, mais malheureusement — et je l’ai dit très ouvertement à la mosquée hier; j’ai dû faire des heureux et des malheureux —, nous ne choisissons pas toujours nos champions au sein de la communauté. Nous ne les reconnaissons pas. Et vous savez, ma vie n’est pas différente de celle de la sénatrice Gerba. Nous nous trouvons toutes dans la même situation.

Mais comment éduquer les éducateurs? J’en reviens à l’expérience de ma plus jeune, qui est en cinquième année. Les membres de mon personnel détestent que je parle de cet incident. C’était le jour du Souvenir, les élèves découpaient des croix et des coquelicots, et elle découpait un coquelicot, et l’un de ses camarades s’est tourné vers elle pour lui dire : « Pourquoi tu découpes un coquelicot? Tu veux nous tuer. Tu es une talibane. » Elle s’est tournée vers lui et lui a dit de se taire. Eh bien, il n’a pas été réprimandé pour avoir traité ma fille de talibane, mais on a réprimandé ma fille pour lui avoir dit de se taire. Je ne suis pas une de ces mères qui laissent tout passer. Le lendemain, je suis allée à son école et j’ai dit à l’enseignante : « Le Canada n’a pas de religion officielle. Vous faites découper des croix à nos enfants, et je ne me plains pas. Vous distribuez des bibles aux enfants, et j’accepte cela aussi. Mais quand un camarade insulte ma fille et que vous, au lieu de la soutenir, la pénalisez pour y avoir réagi, vous devriez vraiment examiner votre attitude. » Je suis allée voir le directeur et je lui ai dit que j’irais me plaindre au conseil scolaire, que j’irais jusqu’au bout. » Vous savez, cette même enseignante avait dit que les musulmans nouent des serviettes de cuisine sur leur tête. C’est arrivé il y a plusieurs années, mais je constate que certains enseignants posent encore des problèmes.

Qu’allons-nous faire? Je vous pose cette question, parce que vous êtes tous deux éducateurs.

M. Saloojee : Eh bien, madame la sénatrice, vous avez abordé un certain nombre de questions vraiment cruciales, et je pense que la solution commence, comme je l’ai dit, par l’éducation. Je dirai deux choses. Premièrement, nous devrons tenir les directeurs responsables de créer un milieu inclusif dans leurs écoles. Nous nous adresserons donc aux directeurs, aux directeurs adjoints et aux enseignants. Nous traiterons également avec les superviseurs et les conseils scolaires. Il est crucial que nous établissions une politique officielle.

Deuxièmement et simultanément, nous devons aussi ajouter un programme aux cours de formation des enseignants — que ce soit à l’Université de Toronto, à l’Université Queen’s, partout où nous formons nos enseignants. Il faut qu’une section précise du programme traite de la lutte contre la haine et la discrimination, notamment des formes de discrimination contre les musulmans. Il faut le présenter dans le contexte plus vaste de la colonisation et du respect des lois ontariennes sur les droits de la personne ainsi que des lois fédérales et des lois ontariennes sur la lutte contre le racisme. Nous devons tenir ces directeurs et ces directeurs adjoints responsables de créer ce milieu dans leurs écoles. Comme mon collègue l’a dit, il faut user de la carotte et du bâton. S’ils créent un milieu merveilleux, ils auront la carotte; sinon, le conseil scolaire les tiendra responsables, et ce sera le bâton.

Donc, vous voyez, c’est une approche globale, mais si les éducateurs respectent ces valeurs et ces principes, on ne sous‑estimera jamais l’importance de cette éducation. Donc, nous commençons dans les écoles et en même temps, nous commençons dans les milieux où les enseignants reçoivent leur formation.

M. Ashraf : Je vais réserver mes commentaires et parler des enseignants qui accueillent 4 000 étudiants non inscrits. Les étudiants doivent s’inscrire pour suivre mes cours. Je prendrai donc la parole après l’imam Badat, si vous voulez bien.

M. Badat : Oui, je suis d’accord avec le professeur Ashraf. Il faut enseigner la compétence culturelle. Plus on apprend à connaître « l’autre », plus on apprécie « l’autre ». Je donne des cours interconfessionnels et j’amène mes élèves à l’église, dans des synagogues, dans des temples bouddhistes. Ils acquièrent ainsi une meilleure compréhension des autres cultures et des autres religions, ce qui les amène à mieux traiter « l’autre ».

Donc je pense que si les éducateurs, les enseignants et les gens du domaine de l’éducation qui forment les jeunes générations, l’avenir du Canada, ne possèdent pas ces compétences, alors ce sera difficile, parce que les élèves apprennent de leurs enseignants. Imaginez l’enseignante dont vous avez parlé, sénatrice Ataullahjan, devant ses 30 élèves. Lorsque cela s’est produit, ils ont appris quelque chose. Ils n’apprennent pas seulement en écoutant ce qu’on leur dit et en lisant les manuels scolaires, ils tirent des leçons du comportement des enseignants en classe. Ce comportement leur transmet un message puissant, n’est-ce pas? Si le prof peut le faire, alors moi aussi, je peux le faire. C’est ainsi que les jeunes développent leur confiance en eux.

Le groupe de témoins précédent se demandait ce qui déclenche l’extrémisme. Si souvent, lorsque les jeunes se sentent exclus ou maltraités, ils disent que personne ne les protège, que le pays ne les protège pas, alors qu’ils doivent se protéger eux-mêmes, qu’ils doivent se débrouiller seuls. Il est donc très important d’appliquer ce que nous pensons au sujet de la formation des formateurs. Nous devons enseigner la fluidité culturelle aux éducateurs.

M. Ashraf : Donc, permettez-moi de dire qu’il y a trois leviers que nous n’avons pas mentionnés et qui sont typiquement canadiens. Premièrement, nous avons CBC/Radio-Canada. Nous avons ce joyau — je ne parle pas de leur appli, CBC GEM — qui, je pense, peut jouer un rôle vraiment important. À mon avis, la CBC/Radio-Canada a la capacité non seulement de contribuer à la prospérité économique, mais aussi à la prospérité culturelle de nos régions, de nos provinces, de nos territoires et de nous, partout dans le monde. Nous devrions donc utiliser CBC/Radio-Canada comme facteur de motivation pour l’éducation des éducateurs, notamment la programmation à laquelle ils ont accès.

Deuxièmement, le mouvement syndical canadien est très fort. Il faut que les syndicats participent à cette démarche, parce que le système d’éducation des provinces et des territoires est très syndiqué. Les syndicats devraient ajouter, dans les conventions collectives, des attentes sur la dénonciation de la haine et de la discrimination contre les musulmans. Ils devraient imposer la mise en pratique pédagogique de cette lutte, soit la façon de l’enseigner ainsi que les programmes d’études, soit le contenu de cet enseignement. J’aimerais ajouter une chose. Nous savons, grâce aux données de Statistique Canada, que les musulmans prennent l’éducation très au sérieux. Par conséquent, l’absence de ces attentes dans le système d’éducation leur nuit plus qu’à tous les autres étudiants.

Troisièmement, le Canada compte une proportion plus élevée de Canadiens qui travaillent dans le secteur sans but lucratif que tout autre pays au monde, à part le Danemark. N’oublions donc pas la société civile et les organismes, qui peuvent eux aussi jouer un rôle : les gurdwaras, les mandirs, les synagogues, les mosquées et les temples zoroastriens. Oui, je conviens que nous vivons dans une société laïque, mais elle ne devrait pas être antireligieuse et anticulturelle.

M. Saloojee : Madame la sénatrice, me permettriez-vous de poser une question aux sénateurs? Quel rôle le Sénat assume-t-il dans son domaine officiel, dans notre Parlement? En 2015, le gouvernement fédéral — heureusement, des élections ont été déclenchées, alors cela n’a pas eu lieu — proposait un projet de loi sur ce qu’il appelait les pratiques culturelles barbares, ce qui était une attaque voilée, bien sûr, contre les États musulmans. Si ce projet de loi avait été adopté, il serait devenu un fléau pour le Canada. Quel rôle voyez-vous le Sénat jouer comme gardien de l’État, des organismes de l’État — que ce soit l’ARC, le SCRS ou autres — et des fonctionnaires qui se livrent à ces pratiques, flagrantes ou voilées, de haine, de discrimination et de préjugés contre les musulmans?

La présidente : Je vais devoir attendre que le greffier vérifie les règles sur les questions posées aux sénateurs en comité. Nous ne voulons pas ouvrir les vannes d’un déluge de témoins venant nous poser des questions. Cependant, en privé...

M. Saloojee : Je comprends.

La présidente : ... je me ferai un plaisir de répondre à votre question. Cette institution est très ancienne. Nous suivons certaines règles, et dès que nous décidons d’accorder une requête en comité, les autres demandent de l’accorder aussi, alors nous risquons de perdre le contrôle de nos procédures.

Sébastien Payet, greffier du comité, Sénat du Canada : Oui, vous pourrez poser une question si elle ne concerne pas l’objectif de la séance. Vous pouvez donc discuter avec la sénatrice et lui poser une question. Oui.

M. Saloojee : Merci. J’en suis très heureux.

La présidente : Merci. J’ai donc une question à vous poser, monsieur l’imam. On vient de me dire qu’il me reste 10 minutes. J’ai une entrevue dans 15 minutes, puis nous nous rendons à la mosquée.

Pensez-vous que les gens imposent un fardeau trop lourd aux musulmans? On nous demande constamment de nous expliquer. Mes collègues me disent toujours : « Voilà ce qui est arrivé. Nous espérons que vous le condamnerez », et je leur réponds : « Quelle autre religion condamne les actes commis par des fous? » Alors, est-ce que les gens imposent un fardeau trop lourd aux musulmans?

M. Badat : Oui. Il y a beaucoup d’attentes à l’égard des musulmans, surtout lorsqu’un acte de terrorisme est commis. Comme vous l’avez dit à juste titre, on s’attend à ce que nous le condamnions, et bien souvent, prématurément, comme vous l’avez dit avec le groupe de témoins précédent, des allégations sont faites avant que les faits ne soient rendus publics, et cela ne fait qu’exacerber toute la situation anti-islamique. On nous accuse simplement parce que nous sommes musulmans. Si nous ne condamnons pas ou si nous ne retirons pas une déclaration, si nous ne diffusons rien, nous allons être perçus comme l’appuyant, alors que, comme nous le savons, toute activité criminelle ou tout acte violent perpétré par un autre citoyen ou un autre Canadien n’est pas vu de la même façon que lorsqu’un musulman commet la même infraction. C’est donc un fardeau imposé aux musulmans.

La présidente : Merci. Monsieur Ashraf, j’ai une question pour vous, puis nous entendrons la sénatrice Gerba au deuxième tour. J’aimerais donc que vous nous expliquiez la différence entre la diversité culturelle et la maîtrise de la culture. Comment l’adoption de la maîtrise de la culture pourrait-elle aider à lutter contre la discrimination envers les musulmans?

M. Ashraf : Pour moi, la maîtrise assume la métaphore de la langue, et l’élément le plus fondamental à cet égard est la pratique. Je pense que le leadership, c’est une pratique. Donc, quand on n’utilise pas une langue, on risque de la perdre, n’est‑ce pas? Et c’est pourquoi nous avons dans notre pays, à juste titre, une insistance sur le bilinguisme, parce que nous assisterons à l’effacement culturel, et en érodant cette importance, nous érodons tout le phénomène.

Non seulement il est vrai que nous risquons de perdre la langue, mais il y a autre chose qui se produit avec la maîtrise de la culture. La maîtrise de la culture nous permet également de rendre cela pratique. J’en ai assez des proclamations. Ce que je veux, c’est que le camionneur qui compose avec les gens sur la route et dans les relais routiers partout au Canada prenne des mesures concrètes auprès de la chaire de recherche du Canada qui étudie le lien entre l’immigration et la politique économique dans les meilleures institutions du pays. La maîtrise de la culture, c’est une pratique.

Pour moi, ce que je préconise, c’est la différence entre ce que j’appelle la diversité par défaut — c’est-à-dire que nous avons une diversité au Canada — et l’inclusion par dessein. Nous devons concevoir l’inclusion de façon à ce que les gens aient les outils nécessaires pour en tirer parti. J’aimerais ajouter une chose. Vous avez demandé si un fardeau supplémentaire est imposé aux musulmans. Il est non seulement imposé en ce qui concerne les imams et les universitaires, à ma droite et à ma gauche, il est imposé à ceux qui n’ont même pas appris la langue pour pouvoir se défendre, comme la personne de cinquième année que vous avez décrite, qui est accusée, soit dit en passant...

La présidente : Ma fille.

M. Ashraf : Votre fille. Pour faire taire la haine, elle est appelée à l’école et on la traite de fautrice de troubles. Permettez-moi de vous dire ce qui m’inquiète : je m’inquiète que l’on nuise à l’éveil de la curiosité dès le plus jeune âge chez nos apprenants musulmans.

Je vais vous raconter une anecdote personnelle. Pour la circonstance, je quitte mon rôle de professeur pour le rôle le plus important que j’ai, celui de parent. J’ai un fils. Il s’appelle Saad. Je suis heureux de vous en faire part. Vous connaissez Saad. Il est un diplômé de l’école. Un vendredi après-midi, je rentre à la maison. Il est environ 16 h 30, et nous avons notre repas familial le vendredi, et Saad n’est pas en bas. J’ai dit : « Eh bien, où est‑il? » On me répond : « Il est dans sa chambre. » Je monte et je le trouve couché sur le ventre dans son lit. Il est 16 h 30. Je lui demande ce qui s’est passé. Il me répond : « Je ne veux pas en parler. » Plus tard, il dit que lui et quatre de ses amis les plus proches, après la prière du vendredi, alors qu’ils allaient chercher un shawarma à Scarborough, ont été encerclés par trois voitures de police, parce qu’ils avaient des sacs à dos. Le policier — devinez quoi? — a choisi le seul ami musulman noir qui était avec eux et a dit : « Qu’est-ce que tu fais ici? Où est-ce que tu vas? » Il a cessé de parler parce qu’il était choqué. Mon fils Saad répond : « Nous allions chercher un shawarma. » « Tais-toi, mon gars. Je ne te parle pas, c’est à lui que je parle. » Les policiers les ont tous obligés à vider leurs sacs à dos et à se coucher sur l’herbe, à la vue de tous. Je n’ai jamais vu mon fils aussi brisé, aussi défait, que ce jour-là, à 16 h 30, un vendredi après-midi.

Mais attendez. Vous voyez, quand je parle d’antiraciste, quand je parle de quelqu’un qui lutte quotidiennement contre le racisme envers les Noirs, jamais je n’ai pensé à moi. Je pensais à un militant. Cette expérience m’a fait comprendre que le racisme, le racisme intersectionnel, la discrimination raciale envers les musulmans et la haine transcendent tous les privilèges et toutes les frontières en matière socioéconomique et scolaire. C’est vrai. Je pensais que le fait que mon fils, qui vivait à Don Mills, en Ontario, qu’il était très instruit et protégé sur le plan socioéconomique, n’aurait pas à vivre cette expérience. Ce n’est pas vrai.

Ce que j’essaie de dire, c’est que je m’inquiète pour ceux dont le moral est brisé dès leur jeune âge et qui ne se considèrent plus dignes des possibilités qu’offre le Canada.

La présidente : Merci d’avoir raconté cette histoire très percutante. Vous savez que cela fait toute la différence. La raison pour laquelle je ne cesse de vous raconter des histoires personnelles, c’est parce que vous êtes réels, je le suis, nous sommes assis en face les uns des autres. Lorsque nous faisons part de ces histoires, elles sont réelles. Merci. Je sais qu’il n’est pas facile de parler de ces choses.

M. Ashraf : Je vous en prie, sénatrice. Je vous remercie toutes les deux, ainsi que ceux qui ne sont pas ici, de faire du vrai travail, du vrai travail de leadership. Comme Brené Brown l’a dit un jour : « Peut-être que les histoires ne sont que des données avec une âme. »

La présidente : Merci. Je dis toujours que lorsque j’entends les gens de ma propre communauté parler de mon travail et qu’ils l’apprécient, cela a une signification tellement profonde. C’est comme si vos parents disent : « Nous sommes fiers. Nous sommes fiers de ce que vous accomplissez », alors cela signifie beaucoup pour moi, et je sais que cela signifie beaucoup pour Amina.

Imam Badat, j’ai une demande à vous adresser, s’il vous plaît. Parlez de l’étude. Faites savoir aux gens qu’elle est en cours. Je veux que le musulman moyen sache qu’il y a un endroit où il peut écrire. Vous savez, je retourne chaque appel qui arrive à mon bureau.

Juste pour vous dire, avant la présente étude, nous en avons fait une sur les prisons, et quand je suis allée dans une prison, je me suis assurée de parler aux prisonniers musulmans. Je me souviens qu’en Alberta, il y en a qui étaient tellement emballés : « Il veut vous rencontrer. Il veut vous rencontrer. Il est musulman. » Ils nous ont ensuite emmenés auprès de musulmans. Je digresse, mais je ne peux pas m’empêcher de vous raconter cette histoire. Il y en avait quelques-uns en isolement cellulaire, des gens qui sont sous surveillance constante, et ils ont dit : « Voici cet homme. Il se tient dans le coin, et c’est une toute petite pièce. Il se tient juste dans le coin, il ne fait que regarder ce coin. Il ne répond à rien de ce que nous lui disons. » Puis ils ont pris son nom, et je savais qu’il était musulman. Alors, je me suis approchée de la fenêtre, et j’ai dit : « Salaam alaikum, frère », et il a dit : « Wa alaikum salaam », et tout à coup il s’est rendu compte qu’il m’avait répondu. Il a dit cela, et c’est un moment où nous avons établi un lien. Donc, l’importance de — vous savez, pour moi, ma religion me relie à tant de gens dans tellement de situations. Les gardiens ont également été surpris parce qu’il avait répondu. Il a répondu automatiquement, puis il s’est rendu compte qu’il répondait, et il a gardé le silence. En tout cas, ce sont les histoires, tellement d’histoires à raconter.

Je vous cède donc la parole, sénatrice, pour le dernier mot.

[Français]

La sénatrice Gerba : En fait, je voulais juste revenir et faire un commentaire sur l’importance de l’enseignement interreligieux que vous faites, imam Badat, parce que je viens d’un pays qui a beaucoup de religion; notamment, la religion catholique est majoritaire. La religion protestante suit et 20 ou 25 % de la population est musulmane, et on fait souvent ce genre d’éducation. On a des messes quand il y a de grands événements, il y a vraiment des messes —

[Traduction]

C’est un dialogue multiconfessionnel. Cela a fait une différence pour moi, parce que je suis née musulmane.

[Français]

Puis je suis allée dans les églises protestantes où j’ai appris à lire la bible. Ensuite, je suis allée chez les catholiques où j’ai constaté que, contrairement aux protestants, on donne la communion chaque dimanche et les gens recevaient la communion.

Cela m’a donc permis de comprendre toutes ces religions et de revenir à ma religion d’origine, qui est musulmane, et cela m’a permis de revenir dans cette religion avec une connaissance vraiment beaucoup plus humaine de toutes les autres religions.

C’est quelque chose, madame la présidente, que je voulais mentionner, parce que cela fait partie d’une éducation multiculturelle qui pourrait être répétée un peu partout dans le pays si on veut vraiment maintenir l’image de ce pays qui nous accueille, qui accueille tout le monde et qui prône le multiculturalisme.

Je ne savais pas que cela existait au Canada; je suis vraiment impressionnée de voir que cela existe et c’est une avenue qui peut être explorée par d’autres communautés musulmanes.

[Traduction]

La présidente : Merci, sénatrice. Quelqu’un veut-il répondre? Voulez-vous que quelqu’un réponde, ou est-ce simplement un commentaire? Juste un commentaire. Merci.

M. Badat : Je voulais simplement ajouter une chose. Le programme d’études de 11e année en Ontario comporte un cours sur les religions du monde. Nous avons donc beaucoup d’élèves de 11e année, même des écoles publiques, qui viennent visiter la mosquée. Je leur fais un exposé sur l’islam, etc. Nos élèves de 11e année se rendent dans diverses institutions religieuses pour faire l’expérience et apprendre des responsables de ces lieux de culte. Cela fait donc partie du curriculum en Ontario.

[Français]

La sénatrice Gerba : C’est intéressant de le savoir. Il ne faudrait pas que cela vienne de mes mots, mais peut-être pourriez-vous recommander cela? Je ne voudrais pas que cela vienne de moi.

[Traduction]

La présidente : Je tiens à souligner que je suis allée à l’école secondaire. J’ai été invitée à m’adresser aux élèves et, encore une fois, je vous remercie de jouer votre rôle et de permettre à ces élèves de voir qu’il y a des modèles de comportement chez les musulmans.

M. Ashraf : Parlant de leadership, je tiens à remercier tous les interprètes et membres du personnel qui sont ici et qui rendent cela possible. Je veux simplement vous remercier. Je tiens à vous dire que votre travail prend nos idées et les convertit en actes. Je salue chacun d’entre vous, les interprètes, les gens de l’audiovisuel, les membres du bureau du greffier et tous ceux et celles qui attendent que nous venions. Je tiens à vous remercier tous. Cela me fait chaud au cœur de voir un tel leadership à l’œuvre. Merci.

La présidente : Merci, et c’est ce qui nous permet de continuer. Je dis constamment à Sébastien, notre greffier, aux analystes et à tout le monde que nous sommes qui nous sommes grâce à votre travail. Sans vous, nous ne pourrions rien faire. Ce fut tout un voyage pour nous. Nous montons dans l’autobus, nous allons à la mosquée, nous nous assoyons et nous mangeons. Vous savez, dans notre culture, manger ensemble est un élément important du rapprochement des communautés. En parcourant le Canada, j’ai été très heureuse de voir ma communauté nous accueillir dans ses mosquées et nous nourrir, à Edmonton, en Colombie-Britannique, au Québec et ici, à Toronto. Cela a été formidable, et je pense que la plupart des membres de notre personnel ont aussi beaucoup appris. Je tiens donc à vous en remercier.

Je tiens à vous remercier. Nous pourrions probablement parler pendant une autre heure, mais nous avons des contraintes de temps. Nous allons donc retourner à Ottawa pour poursuivre nos audiences. J’ai annulé la réunion de lundi prochain parce que nous sommes tous vraiment très fatigués, et aussi parce que, ce que nous entendons, nous le gardons à l’esprit. Nous ne l’oublions pas, et ce n’est pas facile. Nous nous réunirons donc le lundi suivant, de 17 heures à 19 heures, et toutes les séances de notre comité sont diffusées en direct.

Je tiens donc à vous remercier et à vous dire qu’une fois le rapport publié, nous veillerons à ce que vous le sachiez. Je pourrais même envoyer une invitation à certains d’entre vous pour assister à la conférence de presse que nous tenons. Nous pouvons le faire, n’est-ce pas, monsieur le greffier? Vous savez, venir et vous trouver dans la salle de presse. Oh, il vient de me rappeler que nous sommes censés siéger de 16 heures à 18 heures. Merci de me l’avoir rappelé. Vous voyez à quel point les membres du personnel sont importants.

Je tiens donc à remercier chacun et chacune d’entre vous, et si vous avez l’impression d’avoir oublié quelque chose, vous pouvez toujours nous présenter un mémoire écrit. Vous savez, je vais vous donner ma carte. N’hésitez pas à appeler. Et, vous savez, cela nous aidera beaucoup lorsque nous rédigerons le rapport officiel, qui se terminera par des recommandations au gouvernement. Je vous remercie, ainsi que les sénateurs.

(La séance est levée.)

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