LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le lundi 24 octobre 2022
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui, avec vidéoconférence, à 16 h 3 (HE) pour examiner les questions qui peuvent survenir concernant les droits de la personne en général.
La sénatrice Salma Ataullahjan (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonjour et bienvenue à la séance. Je me présente : Salma Ataullahjan, sénatrice de Toronto et présidente du comité.
Je vais présenter les membres du comité qui participent à la séance : le sénateur Arnot de la Saskatchewan, la sénatrice Omidvar de l’Ontario, la sénatrice Jaffer de la Colombie-Britannique, la sénatrice Gerba du Québec et le sénateur Manning de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le comité étudie l’islamophobie en vertu de son ordre de renvoi général. L’étude porte notamment sur le rôle de l’islamophobie dans la violence en ligne et hors ligne contre les musulmans, la discrimination fondée sur le sexe et la discrimination en matière d’emploi, y compris l’islamophobie dans la fonction publique fédérale. L’étude s’intéresse également aux sources de l’islamophobie, à ses répercussions sur les personnes, notamment aux plans de la santé mentale et la sécurité physique, ainsi qu’aux solutions et aux interventions gouvernementales possibles.
Après deux séances qui ont eu lieu à Ottawa en juin, le comité a tenu des séances publiques le mois dernier à Vancouver, à Québec et à Toronto. De plus, il s’est rendu dans des mosquées de chacune de ces villes. Aujourd’hui, il poursuit ses séances publiques à Ottawa pour entendre les représentants d’organismes nationaux et d’autres régions de notre pays.
Voici quelques détails sur le déroulement de la séance. Cet après-midi, nous entendrons, pendant une heure et demie chacun, deux groupes de témoins. Entre l’audition du premier groupe et les témoignages du deuxième, il y aura une pause de 15 minutes. Pour chacun des groupes, nous entendrons d’abord les témoins, puis les sénateurs poseront des questions.
Voici maintenant le premier groupe de témoins. Chacun a été invité à faire une déclaration liminaire de cinq minutes. Nous entendrons tous les témoins avant de passer aux questions des sénateurs.
Nous accueillons donc Nuzhat Jafri, directrice générale du Conseil canadien des femmes musulmanes, Maryam Khan, professeure adjointe à la faculté de travail social de l’Université Wilfrid Laurier, et Ali Lakhani, éditeur de Sacred Web.
J’invite maintenant Mme Jafri à présenter son exposé.
Nuzhat Jafri, directrice générale, Conseil canadien des femmes musulmanes : Merci, sénatrice Ataullahjan. Je tiens à remercier le Comité sénatorial permanent des droits de la personne d’avoir entrepris une étude sur l’islamophobie.
Je m’adresse à vous depuis le territoire traditionnel des Anishinabes et des Haudenosaunees. C’est aussi le territoire des Pétuns et des Hurons/Wendat, et il est reconnu officiellement comme le territoire des Mississaugas de Credit. Ce territoire abrite maintenant de nombreux peuples des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Les musulmanes canadiennes sont solidaires des femmes et des filles autochtones.
Le conseil est un organisme voué à l’égalité, à l’équité et à l’autonomisation des femmes et des filles musulmanes canadiennes qui a été fondé à Winnipeg, au Manitoba, en 1982, par la regrettée Lila Fahlman et un groupe de femmes musulmanes déterminées qui cherchaient à canaliser leur passion pour un travail de justice sociale inspiré par leur foi et à bâtir un Canada plus accueillant pour tous. Il s’agit d’un organisme de bienfaisance enregistré qui compte 17 sections réparties un peu partout au Canada.
Dans le respect de la diversité de nos communautés, nous abordons notre travail sous un angle intersectionnel et reconnaissons la diversité de nos identités et modes d’expression. Nous ne sommes qu’une voix parmi tant d’autres.
Mes observations porteront sur l’islamophobie qui touche les femmes et les filles musulmanes.
Ces cinq dernières années, il y a eu au Canada 11 meurtres de musulmans, soit le nombre le plus élevé parmi les pays du G7. Ces crimes étaient motivés par la haine. Compte tenu de ces meurtres et d’une vague d’attaques également motivées par la haine contre des musulmanes noires à Calgary, à Edmonton, dans la région du Grand Toronto et ailleurs au Canada, il n’y a pas lieu de s’étonner que le meurtre soit l’aboutissement ultime de cette haine et de cette violence. Les auteurs des meurtres et des agressions se sont souvent radicalisés en ligne et sont ensuite passés à l’acte.
À cause de ces meurtres et de ces agressions constantes, les femmes et les filles musulmanes, en particulier celles qui se font remarquer par leur tenue vestimentaire, ont peur de quitter leur domicile pour aller au travail et à l’école ou de participer à d’autres activités courantes. Elles sont visées par cette violence à cause de la conjugaison de la misogynie, de la religion et du racisme, en particulier du racisme contre les Noirs. Quatre-vingt-sept pour cent des femmes musulmanes au Canada sont racialisées. L’islamophobie sexospécifique est réelle. Voici ce que vivent les femmes et les filles musulmanes au Canada : harcèlement, crachats, insultes à caractère racial et violence physique et verbale.
Au Québec, la situation est encore pire à cause d’une loi injuste par laquelle le gouvernement provincial sanctionne l’islamophobie systémique et qui ôte aux musulmanes québécoises, à cause de leur tenue vestimentaire, toute possibilité de travailler dans le secteur public. La loi autorise la discrimination contre les musulmanes dans la province, et les recours sont rares. Selon des études successives du CCFM, les musulmanes de partout au Canada connaissent des niveaux élevés de sous-emploi et de chômage comparativement aux femmes d’autres confessions. Elles ont également des niveaux de scolarité plus élevés, mais des obstacles comme le manque d’expérience canadienne, la non-reconnaissance des titres de compétence étrangers et le racisme et l’islamophobie généralisés ont aggravé leur situation en matière d’emploi.
Les musulmanes sont victimes de discrimination et de préjugés dans tous les aspects de la vie, que ce soit l’éducation, le transport, le logement, les soins de santé, les emplettes et ainsi de suite. Leurs expériences sont bien documentées dans les anecdotes qu’elles nous ont racontées au fil des ans.
Les politiques et les mesures législatives doivent tenir compte des effets de l’islamophobie sexospécifique sur la vie quotidienne des musulmanes et leur capacité de fonctionner en toute sécurité dans tous les milieux, compte tenu de la dimension de l’intersectionnalité. Le Canada doit légiférer énergiquement pour lutter contre la haine en ligne au moyen d’une réglementation efficace, d’une meilleure déclaration des crimes haineux, de mécanismes de plainte et d’une collecte de données ventilées qui tient compte des diverses identités intersectionnelles. Le traumatisme causé par l’islamophobie et le fait de vivre dans la peur constante, exacerbée par la pandémie, ont des répercussions sur notre santé mentale et notre bien-être. Nous implorons le gouvernement du Canada d’agir rapidement. Merci.
La présidente : Merci beaucoup. Maryam Khan a maintenant la parole.
Maryam Khan, professeure adjointe, Faculté du travail social, Université Wilfrid Laurier : Je remercie le comité permanent de m’avoir invitée.
J’attache une grande importance à la question à l’étude, et mes recherches sont étroitement liées à ma propre identité de musulmane queer. Je suis professeure adjointe à l’Université Wilfrid Laurier. Mes recherches et mes études portent sur une identité intersectionnelle musulmane queer, ou l’intersectionnalité musulmane queer. Le terme « intersectionnel » renvoie à une approche théorique élaborée par des universitaires féministes noires. Par cette approche, on cherche à voir comment les marqueurs de positionnalité comme l’ethnicité, la capacité, la race, la sexualité, la religion, la spiritualité et d’autres facteurs se conjuguent et influencent les expériences de la personne dans la société canadienne.
Mon travail vise donc plus particulièrement à accroître les ressources, le capital social et le capital culturel des musulmans queers, non binaires et trans. Il aborde les identités d’une manière robuste qui ne dissocie pas la dimension religieuse de la sexualité. Il est souvent dit qu’on ne peut être que queer ou que musulman. Il y a donc bien des discours normatifs que mon travail cherche à remettre en question.
Dans tout mon travail auprès des musulmans queers, ma propre expérience vécue et mon engagement dans la communauté musulmane queer en tant qu’organisatrice et travailleuse sociale, je constate qu’il est important que la communauté LGBTQ+ normative réfléchisse vraiment à sa propre islamophobie, car les musulmans queers font face à une islamophobie intense dans la communauté queer plus générale. Cette réalité peut sembler très différente. Elle peut s’assimiler à la négation constante d’une identité musulmane ou à la négation constante d’une identité sexuelle et d’identités de genre diverses.
De plus, les fournisseurs de services dans la communauté LGBTQ+ normative, par exemple, dans les soins de santé et les services sociaux, n’ont pas la formation voulue pour soutenir les musulmans queers. Souvent, lorsqu’ils interagissent avec la communauté LGBTQ+ pour recevoir des services liés à la santé mentale, au counseling ou à tout autre type de service d’établissement, les musulmans queers finissent par faire beaucoup de sensibilisation. Mes recherches et ce que disent les membres de la communauté ont quelque chose de troublant.
Il y a aussi un discours omniprésent dans l’ensemble de la société canadienne : l’islam et les musulmans seraient fondamentalement transphobes, biphobes et homophobes. Mon travail vise à remettre en question ce point de vue.
Bien sûr, la réalité de l’islamophobie, de la biphobie, de la transphobie et de l’homophobie est indéniable, et les musulmans queers vivent cette réalité. En même temps, il y a un problème si on qualifie d’homophobes et de transphobes tous les musulmans et les différents types d’islam.
Je tiens à souligner que l’accentuation du conservatisme religieux a joué un rôle dans l’oppression des personnes LGBTQ+, en particulier les personnes LGBTQ+ religieuses au Canada. Je viens de la région de Waterloo, et c’est aujourd’hui jour d’élection. J’ignore si vous l’avez constaté, mais les médias ont accordé beaucoup d’attention à certains candidats anti-trans et homophobes qui veulent se faire entendre à l’occasion des élections.
Certaines des répercussions sur les musulmans queers sont un état de santé mentale médiocre, des tendances suicidaires et la consommation de drogues dans les communautés musulmanes queers. En raison de l’exclusion islamophobe, les musulmans queers ne s’affirment pas comme musulmans, car ils ont peur d’être considérés comme des personnes étranges et d’être tokenisés puisqu’ils sont mis en demeure de raconter leur histoire : « Vos parents ont-ils essayé de vous faire du mal? » Ou : « Que vous est-il arrivé? » La présence de musulmans queers est considérée comme un divertissement.
Un autre effet est la prévalence de la violence subie par les musulmans queers qui sont ciblés en raison de leur identité religieuse; ce peut être à cause de leur nom ou de leur origine ethnique. C’est courant dans les milieux de rencontres entre personnes LGBTQ+.
L’autre impact que je souhaite signaler est la violence dont les musulmans queers sont la cible, violence orchestrée par des membres de leur famille et de leur milieu ethno-racial.
Autre conséquence, lorsque les musulmans queers demandent des soins de santé et des services sociaux, les programmes et services adaptés à leur culture font défaut. Il faut préconiser une adaptation de ces services, car ces musulmans, et plus particulièrement les musulmanes queers, sont la cible de propos islamophobes et racistes. On considère qu’elles sont dépourvues de toute capacité d’agir, qu’elles sont démunies. Il arrive souvent que les musulmanes et notamment les musulmanes queers soient perçues comme privées de toute capacité d’agir.
Bien sûr, il y a un manque de ressources pour aider les musulmans queers à s’affirmer. Ces ressources sont une nécessité.
Je recommande notamment, en m’appuyant sur mes recherches, mon travail et mon enracinement dans la communauté, d’adopter une stratégie fédérale de lutte contre l’islamophobie et de travailler avec les municipalités et les régions de tout le Canada à se doter de compétences et de ressources pour accompagner les musulmans queers dans les domaines des soins de santé, de l’éducation, des services sociaux et dans certains autres secteurs.
Je recommande aussi de prévoir des fonds spécialement réservés aux organisations des musulmans queers qui travaillent concrètement avec les communautés musulmanes queers. À l’heure actuelle, le gouvernement ne leur offre aucun financement. Salaam Canada, qui est une voix très forte pour les musulmans queers, a récemment fermé ses portes après 30 ans, faute de recevoir des fonds d’un organisme ou du gouvernement. Il faut s’appuyer sur le bénévolat, et les fonds ne sont pas là.
Enfin, il devrait être obligatoire dans tous les services sociaux et les services de santé de suivre des cours de perfectionnement professionnel pour comprendre l’intersectionnalité musulmane queer et de prendre une formation sur l’équité afin que ceux qui y travaillent puissent analyser et comprendre leurs propres préjugés personnels et professionnels. Il faudrait avoir des forums communautaires plus significatifs, des rencontres avec des musulmans queers pour se renseigner sur certains des problèmes qui surviennent dans la communauté.
Merci.
La présidente : Merci beaucoup.
Je cède maintenant la parole à Ali Lakhani.
M. Ali Lakhani, éditeur, Sacred Web : Honorables sénateurs et membres du Comité sénatorial permanent des droits de la personne, merci de m’avoir invité à vous présenter un exposé.
Je vais utiliser mes cinq minutes d’abord pour me présenter et ensuite expliquer mon point de vue. Je suis avocat et je pratique à Vancouver depuis plus de 40 ans, y compris à la Cour suprême du Canada.
Il y a environ 25 ans, j’ai fondé une revue Sacred Web, dont l’objectif est d’appliquer les « premiers principes » traditionnels aux enjeux du monde moderne. Le journal a été appuyé, entre autres, par le prince Charles, désormais le roi Charles III, qui a présenté les deux conférences du Sacred Web, et par d’autres universitaires et chefs religieux comme Sa Sainteté le dalaï-lama, Karen Armstrong et d’autres. Sacred Web est maintenant la publication de premier plan dans son domaine. De nombreux articles sur l’islam et l’islamophobie y ont paru.
Je n’ai pas de formation officielle spécialisée dans le domaine, mais, en 2001, j’ai reçu le premier prix à la conférence internationale sur l’imam Ali à Téhéran pour mon article sur les racines de la jurisprudence musulmane. J’ai écrit quatre livres, dont une biographie intellectuelle, si je puis dire, sur la pensée de Son Altesse l’Aga Khan, le dirigeant de ma communauté ismaélienne, dont je vais vous parler aujourd’hui.
Passons au sujet proprement dit. Votre note d’information précise que vous souhaitez que les exposés liminaires portent sur les répercussions intersectionnelles et intergénérationnelles sexospécifiques de la haine envers les musulmans et sur la façon dont différents groupes sont touchés. Ce n’est pas exactement mon domaine de compétence. En fait, mon approche est très différente de celle que traduit votre note d’information. Je propose que nous adoptions un point de vue différent. Au lieu de mettre l’accent sur les intérêts identitaires et les intérêts intersectionnels, je proposerais d’aborder la question dans une optique plus large.
L’islamophobie existe bel et bien, mais il faut comprendre pourquoi elle existe et trouver des solutions. Les catégories universitaires qui sont influencées par les exposés postmodernes des cadres de pouvoir et la discrimination intersectionnelle sont une façon d’aborder la question. La politique identitaire en est une autre. Pour ma part, je préfère aborder ces questions sous l’angle d’une perte de dignité, d’une atteinte à la dignité humaine.
Je vais citer G.K. Chesterton, qui a dit : « Quand on commence à mépriser la dignité humaine, on n’est pas loin de bafouer les droits fondamentaux. » Puisqu’il s’agit ici du Comité sénatorial permanent des droits de la personne, il m’a semblé opportun d’évoquer cette réflexion pour mieux situer les enjeux dans leur contexte.
Qu’arrive-t-il lorsqu’on agit au mépris de la dignité dans le contexte de la haine des musulmans? Tout d’abord, on en arrive à une opposition intellectuelle. Un exemple serait la thèse que Samuel P. Huntington soutient dans Le Choc des civilisations, vigoureusement contestée par Edward Said, qui voit l’islamophobie comme une projection orientaliste, ou par Son Altesse l’Aga Khan, selon qui il vaut mieux parler d’un choc entre ignorances mutuelles que d’un choc de civilisations.
De même, dans les milieux universitaires et journalistiques, il ne manque pas d’études sur les préjugés. Des études ont été faites à ce sujet, et je pourrai vous en citer quelques-unes plus tard. Le discours haineux, le profilage, le harcèlement, la discrimination, le vandalisme et la violence sont autant de manifestations de l’islamophobie.
Quelles sont les sources de la haine des musulmans? J’en signalerais quatre. La première est une représentation faussée de l’islam, une déformation de notions comme la charia, le djihad, le hidjab. Je pourrai parler de chacune plus tard. La déformation de l’idée même d’islam, soit dit en passant, n’est pas le fait des seuls non-musulmans. Même des musulmans s’en font une idée fausse. Le deuxième type de haine des musulmans, la deuxième source de haine, tient aux stéréotypes dans lesquels on enferme les musulmans. La umma est perçue comme une entité monolithique alors qu’elle se caractérise par la diversité. La troisième source, c’est l’amalgame qui confond religion, politique et culture. Bien des choses qui sont en fait de nature politique et culturelle sont considérées comme religieuses, ce qui donne lieu à l’islamophobie. Enfin, le comportement exceptionnellement mauvais de certains musulmans est considéré comme la manifestation de l’attitude de la majorité des musulmans. Il existe des comportements exceptionnellement répréhensibles, mais il ne faut pas les attribuer à la totalité des musulmans.
Je vais parler de chacune de ces questions plus en détail si on m’y invite plus tard, mais je voudrais terminer en proposant quelques solutions.
Dans un discours prononcé à l’Université d’Évora, au Portugal, en 2006, le dirigeant de ma communauté ismaélienne, l’Aga Khan, a énuméré trois attitudes qui, selon lui, se classent parmi les grands ennemis publics de notre époque : l’ignorance, l’arrogance et l’insensibilité. Les meilleurs antidotes sont ceux que tous proposent. À l’ignorance, il faut opposer la connaissance; à l’arrogance, l’humilité; à l’insensibilité, l’empathie. Voilà pourquoi je recherche avant tout l’harmonie, les principes de l’harmonisation plutôt que la polarisation, plutôt que les principes et les conceptions qui divisent.
En fin de compte, ce qu’il nous faut atteindre, c’est ce que le rabbin Jonathan Sacks a appelé la dignité de la différence dans son ouvrage publié en réaction aux événements tragiques du 11 septembre, The Dignity of Difference.
Je vous laisserai sur une citation de Son Altesse l’Aga Khan qui, à la conférence Peterson à Atlanta, en avril 2008, a dit : « Ce sont nos différences qui nous définissent et nous relient. » Bien sûr, tout le monde comprendra pourquoi nos différences nous définissent, mais il vaut la peine de réfléchir à la façon dont nos différences, en fait, nous unissent. Comment le font-elles? Je répondrais que c’est par la dignité qui constitue la matrice de notre individualité. Elle transcende le tribalisme de la politique identitaire et s’exprime comme l’éthique de la compassion et du souci d’autrui qui sous-tend la nature humaine.
Merci beaucoup.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur Lakhani.
Je tiens à vous remercier tous de vos exposés, mais avant de passer aux questions, je demande aux membres du comité et aux témoins dans la salle de ne pas se pencher trop près du microphone et de ne pas retirer leur oreillette. Cela permettra d’éviter toute rétroaction acoustique qui pourrait nuire au personnel du comité dans la salle.
La sénatrice Jaffer : Merci aux trois témoins. Vos points de vue sont différents et je les ai trouvés intéressants. Je m’adresse d’abord à M. Lakhani.
Monsieur Lakhani, vous êtes un avocat plaidant bien connu en Colombie-Britannique, conseiller du roi, en fait, et vous avez également fait paraître de nombreux articles en plus de ceux qui ont été publiés dans Sacred Web. Selon vous, les notions de charia, de djihad et de hidjab sont mal comprises. Comment cette compréhension erronée peut-elle mener à l’islamophobie?
M. Lakhani : Merci, madame la sénatrice Jaffer. Certains pensent que la charia est incompatible avec les valeurs démocratiques libérales ou les valeurs occidentales. Cette réaction s’est manifestée par exemple en 2005, lorsque le gouvernement de l’Ontario a proposé d’autoriser dans les affaires familiales l’arbitrage avec le consentement de différentes communautés. La charia est une loi musulmane analogue à la halakha dans la loi juive. Le terme « charia » dérive étymologiquement de « shari », qui veut dire chemin vers l’eau. Pour les nomades du désert, c’était très important. Il s’agit d’un chemin vers le salut.
Son Altesse l’Aga Khan a dit de la charia que ce qui nous intéresse, ce ne sont pas les codes, mais les principes qui les sous-tendent. Il est donc important de comprendre ce que sont ces principes. Il existe de nombreuses interprétations différentes de la charia, mais elles se résument toutes à ce qu’on appelle le maqasid, c’est-à-dire les objectifs doctrinaux, et la maslaha, soit les intérêts du bien commun. La maslaha est généralement considérée comme préservant les cinq éléments essentiels du bien-être humain : la foi, la vie, l’intellect, la dignité et la propriété.
La question que je poserais au sujet de la charia et des conceptions erronées qu’on en a est la suivante : est-il juste de considérer la charia comme un ensemble de lois oppressives qui sont incompatibles avec les valeurs civiles alors que certaines des plus grandes valeurs de la civilisation, comme la sollicitude pour les défavorisées, les droits des femmes, le pluralisme éthique et la médiation face à l’agression sont historiquement enracinés dans la charia? Je rappelle aux auditeurs que les versets du Coran ont donné aux femmes le droit d’hériter 12 siècles avant que cela ne se produise en Grande-Bretagne avec l’adoption de lois sur les biens de la femme mariée en 1870 et 1882.
Deuxièmement, le djihad est considéré comme un appel au terrorisme lancé aux musulmans. En effet, le terme « djihad » signifie « se battre pour la cause de Dieu », comme le dit la sourate An-Nisa, la quatrième du Coran, au verset 74. Il est bien connu que le prophète de l’islam a dit du djihad an-nafs — c’est-à-dire la lutte contre soi-même — que c’était le djihad le plus noble.
Il existe des principes coraniques très forts d’autodéfense et de non-agression. La guerre doit être menée dans des limites très strictes, principalement dans l’intérêt de la légitime défense — la légitime défense non seulement pour les musulmans, mais aussi pour les lieux de culte des autres, comme les monastères, les églises, les synagogues et tout le reste. Les combats doivent se dérouler de façon équitable; on ne peut frapper quelqu’un aveuglément ou sous le coup de la colère. Le Coran dit que si d’autres ne respectent pas leur traité, il faut être équitable et leur donner l’occasion de se réformer. S’ils penchent vers la paix, alors il faut le faire aussi.
L’un des grands modèles musulmans est l’émir Abdelkader. Il y a aux États-Unis, dans l’Iowa, une ville qui a été nommée Elkader en son honneur. Il était reconnu pour sa bravoure et sa conduite honorable de la guerre. C’était un Algérien qui a été attaqué par les colonisateurs français, et il les a conquis; il a gagné leur admiration. Il a ensuite suscité l’admiration du monde entier lorsqu’il a protégé les chrétiens contre les attaques des musulmans druzes à Damas, en 1860. Il a reçu la grand-croix de la Légion d’honneur des Français. Il a reçu une distinction du pape. C’était un héros d’Abraham Lincoln, qui lui a envoyé deux pistolets Colt en gage de son estime.
Ma question au sujet du djihad est donc la suivante : est-il juste d’emprunter la terminologie des manifestations extrémistes de l’islam pour décrire une vision étroite du djihad qui ne tient pas compte de la distinction du prophète de l’islam entre le djihad utilisé dans une forme de lutte ou de défense pour la communauté musulmane naissante et opprimée et le djihad plus noble mené contre le « soi »?
Enfin, en ce qui concerne le hidjab, nous voyons en Iran, par exemple, et en Afghanistan, certaines formes d’oppression au nom de la religion qui sont principalement dirigées contre les femmes. Dans bien des cas, ces formes d’oppression sont d’origine culturelle; elles ne sont pas coraniques. Le saint Coran parle de la vertu de la modestie et de la chasteté pour les deux sexes. Il importe ici de distinguer les notions d’unité et d’uniformité, au lieu de rechercher une homogénéité imposée aux autres.
Voilà qui fait ressortir l’importa/nce de l’éthique du pluralisme et du dialogue pluraliste; il existe des divergences de vues et il faut les aborder de façon pacifique. Une éthique pluraliste peut y arriver.
Je résume en disant que le Centre mondial du pluralisme, une initiative du Réseau Aga Khan de développement et du gouvernement du Canada, est un chef de file dans ce domaine.
La sénatrice Jaffer : Merci. Monsieur le président, je vais intervenir de nouveau au deuxième tour.
La sénatrice Omidvar : Je remercie tous les témoins de leurs exposés très éclairants.
Ma question s’adresse à Mme Jafri, du Conseil canadien des femmes musulmanes. Comme nous l’avons vu au Canada, des femmes musulmanes et non musulmanes ont manifesté dans les rues pour appuyer les manifestations qui se déroulent en Iran, où, comme nous le savons tous, il y a un soulèvement contre la bureaucratie et aussi contre le hidjab.
En quoi ce soutien à l’élimination du hidjab a-t-il une incidence sur l’islamophobie et, en particulier, sur les musulmanes qui choisissent de porter le hidjab?
Mme Jafri : Je vous remercie de cette question, madame la sénatrice Omidvar. Elle est excellente.
Nous avons entendu parler d’attaques islamophobes dirigées contre des mosquées dans la région du Grand Toronto et il y a eu des agressions contre des musulmanes qui portent un foulard ou une tenue qui les identifie comme musulmanes et contre d’autres femmes qui sont prises pour des musulmanes.
Ce n’est pas ce que nous vivons, en général. Nous sommes solidaires des femmes, tant celles du Canada à qui on interdit de porter le hidjab que celles qui sont forcées de le porter ailleurs dans le monde. Nous avons toujours cru que la femme avait le droit de choisir.
Dans l’islam, le hidjab est un concept très distinct. Comme M. Lakhani l’a souligné, c’est une question de modestie des hommes et des femmes. Le terme « hidjab » désigne en fait « rideau » ou « séparation ». Il ne désigne pas un vêtement porté sur la tête. En fait, du moins d’après nos recherches, il n’y a pas d’exigence explicite à ce sujet. C’est toujours une question de modestie.
Nous croyons que les femmes ont le droit de choisir ce qu’elles portent, qu’il s’agisse de porter un foulard au Canada ou ailleurs.
Mais je suis tout à fait d’accord avec M. Lakhani lorsqu’il parle d’uniformité par opposition à universalité. Il n’y a pas d’uniforme pour les musulmanes. Ce n’est prescrit nulle part. Nous pouvons porter ce que nous voulons. Dans le monde musulman, la façon dont les musulmanes s’habillent varie — même en Iran, il y a de la diversité dans la tenue des musulmanes.
Il n’y a donc pas de tenue musulmane prescrite. Nous pouvons exercer notre autonomie. Nous pouvons nous éduquer à partir du Coran, des hadith et de nos traditions religieuses et ensuite décider ce que nous voulons faire.
La sénatrice Omidvar : Madame Jafri, croyez-vous que le soutien accordé aux Iraniennes se traduira par un recul de l’islamophobie? Y aura-t-il corrélation entre l’universalité et la solidarité que nous exprimons à l’égard des femmes du monde et une atténuation de l’islamophobie, en particulier à l’égard des femmes qui portent le hidjab au Canada?
Mme Jafri : C’est vraiment difficile à prédire. Notre prémisse a toujours été que les musulmanes ont le droit de choisir ce qu’elles portent. Mais nous en avons assez du débat sur le hidjab.
Posons ainsi la question : pourquoi les musulmanes sont-elles constamment réduites à un vêtement comme unique manifestation de leur identité? Nous sommes des êtres humains très complexes, comme n’importe quelle femme. Une musulmane est un être humain complexe qui cherche la dignité d’être qui elle est, d’exister comme être humain. Nous avons beaucoup plus à offrir que des débats sur notre tenue.
Nous en avons donc assez de ce débat, et nous voudrions continuer à mener notre vie normalement.
Lorsque nous faisons de la sensibilisation un peu partout au Canada, nous faisons beaucoup de sensibilisation à l’islamophobie, notamment celle qui vise les femmes. Nous abordons la question. Nous parlons de la diversité des musulmanes et de leur liberté de choisir. Bon nombre de nos auditoires se composent de non-musulmans. Lorsque nous nous engageons dans ce dialogue où nous faisons de la sensibilisation, nous nous faisons mieux comprendre au lieu d’être réduites au port d’un accessoire vestimentaire.
J’espère que cela vous éclaire.
Il faut donc vous dire que nous faisons beaucoup de sensibilisation à ce sujet. À propos de ce qui se passe en Iran, il importe de signaler que la révolution ou les manifestations qui ont cours ne concernent pas que le droit de porter ou non un accessoire vestimentaire. L’enjeu, ce sont la liberté et la vie de ces femmes. Elles luttent pour leur vie, leur bien-être et leur droit d’exister.
Il faut donc mettre les choses en contexte. Je n’entrerai pas dans les détails de la situation afghane, mais il s’agit toujours de permettre aux femmes de faire ce pour quoi elles sont nées, c’est-à-dire être elles-mêmes et apporter leur contribution à la société.
Merci.
La sénatrice Omidvar : Je vais intervenir au deuxième tour.
Le sénateur Arnot : Merci. Ma question s’adresse aux trois témoins, que je remercie d’avoir accepté de comparaître.
En guise de préambule, je dirai que j’étais à Toronto en octobre 2010, lorsque l’Aga Khan est venu au Canada et a décrit le Canada comme l’expérience la plus réussie au monde en matière de pluralisme. Cela m’a vraiment frappé. Selon moi, il a tout à fait raison.
J’ajouterai néanmoins à cette observation que, à mon avis, le Canada n’a pas réussi à protéger fondamentalement et à promouvoir une société multiculturelle et multithéiste en inculquant aux citoyens canadiens les connaissances dont ils ont besoin pour comprendre les droits de la citoyenneté canadienne et les responsabilités qui en découlent.
J’ai adressé ces propos à de nombreux témoins que le comité a entendus. J’essaie surtout de chercher les solutions que le comité devrait envisager. Les témoins d’aujourd’hui ont davantage expliqué les solutions.
Ce que M. Lakhani a dit de la recherche des sources de la haine contre les musulmans et de la nécessité de s’attaquer à ces causes m’a beaucoup plu. Ma théorie, c’est que l’éducation a un grand pouvoir et qu’il faut l’utiliser pour faire évoluer les attitudes dans la collectivité. Nous devons nous y prendre de deux façons. D’abord, Patrimoine canadien et d’autres entités doivent avoir une stratégie beaucoup plus nette dans leurs programmes et l’information diffusée sur les responsabilités liées à la citoyenneté canadienne.
De même, dans le système scolaire, de la maternelle à la 12e année, il nous faut des ressources pour répondre à ces questions : qu’est-ce que cela signifie, être citoyen canadien? Quels sont les droits que la citoyenneté canadienne confère? Fondamentalement, quelles sont les responsabilités qui accompagnent ces droits, et comment peut-on assurer et préserver le respect pour tous les citoyens sans exception?
Les parlementaires et les législateurs canadiens ont rapatrié la Constitution en 1982. Nous sommes un pays multiculturel, multithéiste et multiethnique, et nous devons investir à cet égard. À mon avis, nous devons nous assurer que tous les élèves de la maternelle à la 12e année comprennent fondamentalement les compétences essentielles de la citoyenneté canadienne qui, à mon avis, se résument en cinq qualificatifs : tous les citoyens doivent être éthiques, éclairés, engagés, capables d’agir et empathiques.
Cela correspond à ce que M. Lakhani a dit. Nous devons inculquer ces valeurs à tous les élèves au Canada, de la maternelle à la 12e année.
Je comprends que les témoins, pour ce qui est des solutions au problème de la haine des musulmans, qui est évidemment très grave au Canada... Que considèrent-ils comme une solution appropriée, surtout en matière d’éducation?
Je peux vous dire que les ressources dont j’ai parlé existent déjà au Canada dans le programme de la Fondation d’éducation à la citoyenneté Concentus.
Je souhaite vivement entendre le point de vue des témoins. Selon moi, le comité doit se concentrer sur des solutions tout autant que sur la définition des problèmes.
La présidente : Merci, sénateur. Avant qu’ils ne répondent, je demanderais aux témoins d’être assez brefs. Nous avons des sénateurs au deuxième tour et un sénateur qui n’a pas encore posé de questions.
Monsieur Lakhani, la parole est à vous.
M. Lakhani : Oui. Je vous remercie de ces commentaires et de l’accent mis sur les solutions, que j’appuie entièrement.
Il est utile de faire la distinction entre les obstacles systémiques et les obstacles comportementaux qui mènent à l’islamophobie. Je vais vous donner des exemples. En ce qui concerne les obstacles systémiques, quand on va à l’école, qu’est-ce qu’on apprend au sujet des civilisations musulmanes? J’irais même jusqu’à dire qu’avant la révolution islamique en Iran en 1979, la plupart des Canadiens non musulmans ne connaissaient pas la distinction entre les chiites et les sunnites. C’est comme ne pas connaître la différence entre les catholiques, les protestants ou les chrétiens orthodoxes. C’est une distinction très fondamentale, mais où peut-on apprendre cela?
Il y a ensuite les problèmes et les obstacles comportementaux. Nous en avons parlé aujourd’hui. L’un d’eux concerne les stéréotypes rattachés aux musulmans. Voyons qui sont les musulmans. Avec plus de 2 milliards de musulmans dans le monde, l’islam est la deuxième religion en importance à l’échelle mondiale. On prévoit que d’ici 2050, il y aura plus de musulmans que de chrétiens. Si l’on demandait aux Canadiens ordinaires non musulmans où ils pensent que résident les musulmans, leurs réponses comprendraient les pays que l’on associe habituellement à l’islam, c’est-à-dire principalement ceux du Moyen-Orient. Cependant, les cinq pays où l’on compte le plus de musulmans dans le monde sont l’Indonésie, le Pakistan, l’Inde, le Bangladesh et le Nigeria. Aucun d’entre eux n’est au Moyen-Orient et aucun d’entre eux n’est arabe.
L’islam est extrêmement diversifié.
Son Altesse l’Aga Khan a dit dans l’un de ses discours — je ne me souviens pas exactement quand — qu’il y a quelque chose d’« incongru intellectuellement » à choisir de considérer une masse de plus d’un milliard de personnes, toutes confessions confondues, comme une masse uniforme.
Vous avez dit d’être bref, alors je vais conclure là-dessus. Il a également parlé de la distinction qu’il faut faire entre les lacunes en matière de connaissances et les lacunes en matière d’empathie. Selon lui, nous devons combler les lacunes en matière de connaissances, car cela nous permettra de combler les lacunes en matière d’empathie et de régler ainsi le problème de l’indifférence et de la difficulté à rester ouverts à l’autre.
Mme Jafri : Merci, sénateur. Nous recommandons fortement que l’accent soit mis sur l’éducation, en particulier de la maternelle à la 12e année, parce que les enfants assimilent bien l’information à ce stade. Ils ont soif d’apprendre.
Nous travaillons à produire du matériel qui pourrait être utilisé dans les écoles. Par exemple, pour le Mois de l’histoire islamique, nous produisons le profil d’une femme musulmane qui a marqué l’histoire et d’une musulmane contemporaine ici au Canada qui fait une différence de nos jours. Nous avons mené cette campagne dans les médias sociaux, et un enseignant nous a approchés en nous disant : « J’aimerais utiliser cela dans ma classe. Avez-vous plus de matériel à nous fournir à ce sujet? »
En fait, nous avons ce matériel. Nous avons offert des séances à des élèves, principalement au niveau secondaire, mais également au niveau primaire. C’est par là qu’il faut commencer.
Une autre cohorte vraiment importante qui doit être ciblée, ce sont les élèves de la 11e et de 12e année du secondaire, puis les étudiants du postsecondaire dans les collèges et les universités, parce que nous remarquons qu’ils commencent à se radicaliser tard dans leurs études secondaires. Leur radicalisation se poursuit en ligne, puis ils commettent des actes de violence. Il est essentiel que nous rejoignions ces jeunes.
M. Lakhani a parlé de l’idée selon laquelle les musulmans constituent un monolithe. Notre programme repose sur le principe de la diversité des musulmans dans le monde et sur le fait que ceux qui ont immigré ici représentent également cette diversité jusqu’à un certain point. Il se trouve que la majorité des musulmans au Canada sont d’origine sud-asiatique, parce que cela faisait partie des tendances migratoires, mais il y a aussi des réfugiés qui sont arrivés d’autres parties du monde musulman. Il y a aussi l’amalgame de l’ethnicité et de la religion, c’est-à-dire la confusion entre arabes et musulmans, même si de nombreux arabes qui sont arrivés ici ne sont pas musulmans.
Il faut éduquer pour faire ces distinctions, mais il faut aussi rappeler qu’il s’agit d’une foi pacifique. Les musulmans adhèrent à leur foi pour rendre des comptes à Dieu seulement, et pas à qui que ce soit d’autre. Ils ne pratiquent pas leur foi de façon ostentatoire. Ce n’est pas une religion démonstrative. Nous ne voulons pas nécessairement montrer notre foi à tout le monde. Nous la pratiquons discrètement.
Nous avons de nombreuses ressources à offrir, dont nous pouvons également faire part au comité. Merci.
La présidente : Merci. Madame Khan, voulez-vous répondre?
Mme Khan : Pour faire suite à ce que les autres témoins ont dit, lorsque nous parlons de l’islam, il est important de dire de quel islam il s’agit. Cette pluralité doit vraiment être soulignée, tout comme la distinction entre la culture et la religion. Ici même aujourd’hui, nous utilisons des termes arabes comme hidjab et djihad, notamment. Ces termes ne font pas partie du vocabulaire que j’utilise pour l’islam, voyez-vous. Bien souvent, la religion et la culture sont mises dans la même catégorie. Il faut les séparer.
Pour ce qui est de l’éducation, j’aime vraiment l’idée d’avoir une sorte d’introduction aux différentes formes de l’islam, aux nombreux types différents d’appartenance à l’islam, ou aux divers profils des musulmans. Cela doit inclure la diversité sexuelle et de genre. Souvent, même au sein des communautés musulmanes normatives, personne ne parle vraiment de la transphobie, de la biphobie et de l’homophobie qui y existent. Cela doit être à l’avant-plan également.
Dans le domaine de l’éducation, il pourrait y avoir des volets de financement de la recherche par l’entremise du Conseil de recherches en sciences humaines, des Instituts de recherche en santé du Canada, ou IRSC, et d’autres organismes subventionnaires, avec un accent sur les subventions axées sur l’islamophobie et son éradication. Certaines choses pourraient être faites dans ce domaine également. Merci.
[Français]
La sénatrice Gerba : Merci à nos témoins de leur témoignage, de leurs enseignements et des solutions qu’ils proposent.
Madame Jafri a parlé du rôle du gouvernement pour trouver des mesures appropriées afin de régler ce fléau. Elle a parlé, notamment, des lois que l’on pourrait adopter pour faire face à la violence issue de l’islamophobie. En dehors des lois, que pouvons-nous faire réellement pour augmenter l’acceptation? J’ai compris que l’éducation est importante, ainsi que la sensibilisation pour comprendre le caractère multiforme de l’Islam. Que peut-on faire pour permettre l’acceptation des femmes musulmanes? Quand on parle des musulmans, il s’agit des femmes voilées et des hommes qui portent des signes religieux.
Je parle du Québec, car c’est la province d’où je viens. Nous parlons de sociétés qui se veulent aujourd’hui laïques. Comment faire pour permettre l’insertion sociale tout en préservant l’identité de ces femmes?
[Traduction]
La présidente : Votre question s’adresse-t-elle à quelqu’un en particulier?
La sénatrice Gerba : À quiconque souhaite répondre. M. Lakhani, qui est avocat, ou Mme Jafri.
Mme Jafri : Nous devrions peut-être donner d’abord la parole à M. Lakhani, puis j’enchaînerai.
M. Lakhani : C’est une excellente question. Je pense que ce qu’on peut faire, c’est de se concentrer sur l’acceptation de la diversité, plutôt que d’essayer d’imposer certains idéaux à la société.
Il y a des projets qui traitent de cette question. Je vais vous donner quelques exemples dans le monde musulman et à l’extérieur de celui-ci.
Dans le monde musulman, il y a eu la Conférence d’Amman en 2005, une initiative qui s’est tenue en Jordanie et dont on a beaucoup parlé dans l’Economist, par exemple, comme une tentative de bloquer les éléments du monde musulman qui voulaient représenter l’islam de façon homogène.
Il y a eu l’initiative Common Word, également en Jordanie, qui était une initiative de sensibilisation après le discours de l’ancien pape en 2006, et l’initiative Cordoba de l’imam Feisal Abdul Rauf sur les relations entre le monde musulman et l’Occident. Ce sont tous des exemples de la façon dont nous, dans le monde musulman, essayons de mettre l’accent sur le respect de la diversité. J’ai mentionné le Centre mondial du pluralisme ici au Canada. À l’extérieur du monde musulman, je mentionnerais des projets comme le Pluralism Project de Harvard, le projet de sciences humaines numériques de l’Université Brown, et même quelque chose comme ce que vous avez à Toronto, le Musée Aga Khan, où les gens peuvent apprendre à connaître la diversité des civilisations.
Votre question porte en fait sur ce qu’il faut faire lorsqu’on essaie d’homogénéiser la société, sur la façon dont nous pouvons contrer cela. Une façon de contrer cela est de montrer la richesse de la diversité en expliquant l’histoire. Dans le cas de l’Occident, il manque quelque 600 ans d’histoire par suite de la conquête de l’Andalousie par Ferdinand et Isabelle. Il y a une « amnésie historique » de 600 ans qu’il faut combler. Comment pouvons-nous y arriver? Cela devrait se faire par l’éducation. Vous êtes en mesure d’influencer l’éducation qui est faite dans la société en respectant la diversité. Je vais m’arrêter ici.
La présidente : Merci, monsieur Lakhani.
Mme Jafri : Je vous remercie, sénatrice, de cette question.
Je pense que c’est un défi très difficile à relever au Québec, en raison de sa propre histoire avec l’Église, et aussi parce qu’on y a tendance à suivre ce qui se passe en France. Mais la religion n’est pas absente au Québec; on y retrouve un héritage religieux. Le fait que les femmes musulmanes ou les gens d’autres confessions ne puissent pas porter de symboles religieux visibles est riche d’enseignement. Il faut vraiment regarder l’histoire du Québec.
L’autre question fondamentale, c’est que le Québec a besoin d’immigrants. Lorsqu’on cherchait à peupler la province, on souhaitait accueillir des francophones d’autres parties du monde, par exemple, du Maroc, de la Tunisie, de l’Algérie, du Liban et de l’Égypte, où le français était la deuxième langue de certaines personnes. On les a attirés au Québec pour qu’ils viennent travailler. Ils ont répondu aux exigences, ont obtenu leur permis pour exercer une profession, que ce soit l’enseignement, le droit ou l’application de la loi. Mais nous leur disons maintenant : « Vous pouvez exercer votre profession uniquement si vous enlevez le foulard ou le turban que vous portez. » C’est malhonnête d’attirer des gens dans la province pour leurs compétences et leurs connaissances, puis de leur imposer d’adhérer à une vision homogène de la façon dont les Québécois devraient se comporter pour pouvoir utiliser leurs connaissances et leurs compétences.
Il est important de revenir aux campagnes que la province de Québec a menées pour attirer des immigrants dans la province et de rappeler à tout le monde que ces gens sont venus parce qu’on leur a dit qu’ils pouvaient apporter quelque chose à la province. Maintenant, ce qu’il faut leur offrir, c’est une culture accueillante et conciliante au sein du Québec, qui respecte leur dignité, leur diversité et l’expression de leur foi, peu importe la forme qu’elle prend, parce que la foi n’a rien à voir avec la capacité d’une personne de faire un excellent travail d’enseignant, de juriste ou de policier. Les vêtements que ces personnes portent n’ont rien à voir avec cela.
Il est important de revenir en arrière et de réfléchir à la raison pour laquelle nous sommes ici. Pourquoi sommes-nous tous là pour vous parler des musulmans? Nos parents nous ont amenés ici, ou certains d’entre nous sont venus en tant que réfugiés, mais nous ne sommes pas ici pour avoir une existence séparée des autres. Nous sommes interdépendants. Nous aimons travailler avec tout le monde. Nous ne sommes pas des îles. Nous devons être respectés, comme tout le monde, pour notre contribution à la société. Imaginez qu’un million de musulmans et plus de 500 000 musulmanes — ce ne sont pas toutes les musulmanes qui portent le hidjab — décident de boycotter les endroits où elles travaillaient en disant : « Comme vous ne nous appréciez pas en tant que musulmans, comment pouvons-nous contribuer à votre société? » Évidemment, cela ne se produira pas, parce que nous avons besoin les uns des autres. Nous avons tous besoin de contribuer à faire de notre pays le grand pays qu’il est et de continuer à en faire un endroit merveilleux où vivre pour nous tous.
La présidente : Merci. Maryam Khan, voulez-vous répondre à cette question?
Mme Khan : Je suis d’accord avec M. Lakhani et Mme Jafri, alors je n’ai rien à ajouter.
La présidente : Merci. Monsieur Lakhani et madame Jafri, vous avez parlé de cela. Moi-même, en tant que musulmane pratiquante, lorsque je lis le Coran, tout ce que je vois, c’est qu’on dit aux femmes de s’habiller modestement. On demande aussi aux hommes de baisser le regard. Ayant grandi au Pakistan, je n’avais jamais vu de hidjab avant de venir au Canada. Cela pourrait surprendre les gens, et j’en vois qui hochent la tête. Certaines femmes qui avaient envie de se couvrir la tête portaient un simple foulard, mais cela n’était pas courant.
De plus, lorsque les femmes ont commencé à porter le hidjab, il n’y a pas eu cette réaction que nous voyons aujourd’hui. Qu’est-ce qui motive cette réaction? Qu’est-ce qui a changé? J’ai remarqué que les conversations ont changé. Même pour moi, le simple fait de condamner les attaques dont a été victime la mosquée de l’imam Mahdi à Richmond Hill a suscité des réactions à mon endroit dans la population. Qu’est-ce qui a changé?
Il y a une obsession du hidjab. Vous avez mentionné qu’il y a une obsession du hidjab et vous la condamnez. Je défends le droit d’une femme de porter un hidjab si elle le souhaite. C’est à la femme de décider. Pouvez-vous m’expliquer ce qui a changé? Quelles conversations avons-nous aujourd’hui que nous n’avions pas il y a quelques années?
Mme Jafri : Le Conseil canadien des femmes musulmanes étudie la question et publie des livres, des études et des rapports sur le hidjab et le niqab. En fait, tout de suite après la révolution iranienne, on a assisté à une réaction. Je sais que M. Lakhani a mentionné qu’avant la révolution, personne ne connaissait la différence entre les chiites et les sunnites. Mais par suite de la révolution, on a assisté à une sorte d’orthodoxie dans certaines parties du Moyen-Orient, qui a servi à prescrire ce à quoi devrait ressembler un vrai musulman, à commencer par les femmes. On a dit que les femmes devaient s’habiller d’une certaine façon, et c’est pourquoi vous avez ce hidjab que tant de musulmanes portent. Cela ne faisait pas partie de ma culture. Lorsque je suis arrivée ici, ma mère ne le portait pas. Je me souviens que ma grand-mère prenait un long foulard et le mettait sur sa tête pour sortir. Les seules fois où elle le portait, c’était dans les transports en commun de sa ville natale, Karachi, lorsqu’elle allait à l’école ou au collège, parce qu’elle devait porter quelque chose. Ce n’était pas un hidjab à proprement parler. C’était comme un manteau comportant deux voiles, et elle avait le choix entre le plus mince, ou le plus épais lorsqu’elle prenait le transport en commun, parce qu’elle y côtoyait des hommes. Elle voulait se protéger. C’était au début des années 1960. C’est l’expérience que j’ai eue.
Mais ici, tout a changé après la révolution, et cette version uniforme du hidjab a pris de plus en plus de place avec la montée des interprétations conservatrices de l’islam. Beaucoup d’autres orthodoxies ont vu le jour chez les musulmans, mais je ne m’identifie pas à elles en tant que musulmane. Je n’ai pas grandi avec toutes ces restrictions, ce que vous pouvez faire, ce que vous ne pouvez pas faire, comment vous devez vous habiller, comment vous ne devez pas vous habiller. Ce sont des réactions politiques, et nous sommes pris dans les conflits géopolitiques entre les musulmans du monde entier, et cela a des répercussions dans nos villes et nos villages ici, comme en fait foi l’attaque contre la mosquée de l’imam Mahdi.
Ce sont des choses que nous ne pouvons pas résoudre nous-mêmes, mais nous pouvons continuer à sensibiliser les gens à notre diversité, au fait que nous ne sommes pas tous pareils. Les chrétiens, tout comme les musulmans, ne sont pas tous pareils. Oui, il y a des différences sectaires, mais les points communs l’emportent de loin sur ces différences.
L’autre élément fondamental, c’est qu’un vêtement, comme je l’ai dit, ne définit pas une femme. On avait coutume de dire que l’habit ne fait pas le moine. Je dirais que le vêtement ne définit pas la femme. Nous sommes beaucoup plus que cela.
Soit dit en passant, je comprends ce que ma sœur Maryam a dit au sujet de la nécessité de mettre davantage l’accent sur la diversité sexuelle et la diversité de genre dans nos communautés, car nous savons qu’il y a une véritable lutte à ce sujet. Les préjugés à l’égard de personnes qui partagent notre foi, qu’ils soient de nature sectaire ou axés sur l’orientation sexuelle, ne nous rendent pas service. Nous logeons tous à la même enseigne, et nous voulons améliorer notre vie à tous. Merci.
La présidente : Merci.
M. Lakhani : Je ferais la distinction entre le hidjab comme expression de la dignité et le hidjab comme expression de l’indignité. Le hidjab est une expression de la dignité lorsqu’une femme choisit de le porter à des fins dignes. Cependant, cela devient une expression d’indignité quand il lui est imposé — quand on lui dit qu’elle doit le porter et que si elle ne le porte pas, elle sera punie. Dans ce dernier cas, il s’agit plutôt d’une coutume, que l’on confond parfois avec la religion. Certaines sociétés sont très conservatrices et ont des coutumes qui ne sont pas acceptées par la majorité des musulmans dans le monde. Mais lorsque des coutumes sont imposées aux gens, comme dans le cadre de la loi 21 au Québec, par exemple, ou lorsqu’un uniforme est imposé à une société, s’il n’a pas été intériorisé et accepté à des fins dignes, il y aura une réaction.
L’autre chose qui ressort de tout cela, c’est que lorsque, par exemple, des femmes en Iran ou en Afghanistan contestent les vêtements qui leur sont imposés, cela joue un rôle dans l’islamophobie, en ce sens que cela devient un langage codé. Le hidjab devient alors une façon de considérer tous les musulmans comme étant non civilisés, les expressions de certaines sociétés musulmanes qui sont oppressives étant considérées comme représentatives de l’ensemble des musulmans.
C’est là que l’éducation entre en jeu, et c’est un aspect très important. Merci.
La présidente : Maryam Khan, voulez-vous répondre?
Mme Khan : J’aimerais ajouter quelque chose à ce que M. Lakhani et Mme Jafri ont déjà dit. L’un des éléments clés dont nous n’avons pas vraiment parlé est le patriarcat et la façon dont il fait partie intégrante de la société canadienne et de nombreuses régions du monde. C’est quelque chose qu’il faut constamment critiquer et contester. Il y a aussi l’hétéronormativité. Il faut aussi parler de la présomption selon laquelle tout le monde est hétérosexuel et cisgenre. La plupart des conversations que j’ai eues avec des membres de la société canadienne, en particulier au sein des cercles LGBTQ+, concernaient le fait que l’une des raisons pour lesquelles les gens sont islamophobes, c’est qu’on croit que l’islam et l’appartenance à l’islam n’ont rien à voir avec la diversité de genre et de sexe. C’est un mythe que je réfute tout le temps, parce qu’il y a des preuves documentées que la fluidité de genre, la diversité sexuelle et de genre, et ainsi de suite — quel que soit le terme que vous voulez utiliser — existent au sein de l’islam et des musulmans.
Il y a aussi, à mon avis, une mauvaise compréhension des textes religieux, du Coran sacré, ainsi que des paroles du prophète et des imams et des choses de ce genre. Selon mes propres lectures et recherches, il n’y a vraiment rien de transphobe et d’allophobe dans ce que dit le Coran sur le fait d’être non binaire. C’est le travail que je fais. J’essaie de réfuter l’hypothèse selon laquelle c’est ce qui se dit dans l’islam au sujet de l’homosexualité, ce qui est inexact. Merci.
La présidente : Je profite de l’occasion pour souhaiter la bienvenue au sénateur Ravalia, qui s’est joint à nous. Merci d’être présent.
La sénatrice Jaffer : Nous avons entendu d’excellents témoins aujourd’hui, et nous pourrions probablement poursuivre pendant une autre heure. Cependant, ce ne sera pas possible.
Monsieur Lakhani, dans notre discussion, le sénateur Arnot revient sans cesse sur la question de l’éducation — à juste titre. Je voulais vous poser une question à ce sujet, parce que vous avez souligné dans votre exposé la nécessité d’une éducation éthique pour contrer les réactions non éthiques face à l’islam. Quels types d’initiatives envisagez-vous et devrions-nous recommander au gouvernement?
M. Lakhani : Je vous remercie de cette excellente question. J’ai mentionné plus tôt la distinction entre les lacunes en matière de connaissances et les lacunes en matière d’empathie, afin de faire valoir que, selon Son Altesse l’Aga Khan, ce n’est qu’en apprenant à se connaître les uns les autres d’une manière qui nous fait apprécier l’autre que nous pouvons établir des liens plus profonds.
Il existe un poème célèbre, connu sous le nom de Bani Adam, dont quelques vers sont inscrits à l’entrée du siège des Nations unies à Genève. Il a été écrit par le poète Saadi et est tiré de l’un de ses célèbres livres Le Golestan. Pour paraphraser, il se lit à peu près comme suit. On dit que les enfants d’Adam font partie d’un même corps. Si le destin faisait souffrir l’un des membres, les autres n’en auraient pas de repos. Et quiconque est indifférent aux malheurs des autres ne mérite pas d’être nommé un Homme.
La raison pour laquelle je le mentionne et, selon moi, la raison pour laquelle il orne l’entrée de l’édifice des Nations unies, c’est parce qu’il souligne notre lien profond — notre humanité commune. L’éducation qui doit être donnée représente donc une appréciation d’une éthique cosmopolite, à savoir que nous formons vraiment une humanité commune et que nous devrions nous concentrer sur ce qui nous unit, parce qu’autrement, nous allons être séparés.
La question est alors de savoir comment procéder, parce que, de toute évidence, tout le monde ne pense pas de la même façon. Nous avons tous nos différences. C’est là que l’éthique du pluralisme devient vraiment importante — voir le pluralisme comme un processus, et non comme un produit — comme un travail en cours et comme une façon de comprendre que l’éthique est en fin de compte l’expression de la compassion qui découle de notre connexion profonde. C’est pourquoi, au début de mon exposé d’aujourd’hui, dans ma déclaration préliminaire, j’ai proposé l’idée d’un point de vue différent, non pas de l’intersectionnalité, des questions liées au genre ou de toute autre perspective identitaire, mais de celui de notre humanité commune, avec au centre la dignité. Si nous gardons cela à l’esprit, surtout si le comité permanent garde cela à l’esprit, je pense que ce sera l’« étoile » qui nous guidera vers des solutions.
D’autres mesures peuvent être prises pour contrer les influences négatives. Je vais vous donner un exemple. Dans le rapport Fear, Inc., publié en 2011 par le Center for American Progress Action Fund, on examinait les causes de l’islamophobie en Amérique du Nord et on faisait remonter la désinformation à un certain nombre de réseaux d’organismes subventionnaires et à cinq soi-disant experts — des gens comme Frank Gaffney, Daniel Pipes et quelques autres noms familiers, si je me souviens bien. Il est également important de comprendre qui diffuse les fausses nouvelles, le langage codé, et ainsi de suite. Je pense que cela fait aussi partie du travail d’éducation que nous pouvons faire pour nous libérer des obstacles systémiques qui existent en matière d’éducation éthique. Merci.
La sénatrice Jaffer : Monsieur Lakhani, veuillez me répondre brièvement. Il y a eu des stéréotypes qui demeurent, et l’expression a d’ailleurs a été utilisée tout au long de nos délibérations, y compris par vous aujourd’hui.
Pouvez-vous nous dire quelles sont les causes — vous et d’autres témoins en avez parlé — des stéréotypes à l’endroit des musulmans? Pourriez-vous donner des exemples? Très rapidement, s’il vous plaît.
M. Lakhani : La peur est la cause la plus importante. Il y a aussi le manque de connaissances. Je dis « peur », parce que lorsque nous sommes en présence de quelque chose de différent, nous avons l’impression d’être menacés.
Il y a aussi les notions de langage codé, comme la charia, qui ne devrait pas du tout être considérée ainsi. Il y a aussi les peurs autour du hidjab et du djihad. Ce sont trois exemples que j’ai donnés.
Donc, la peur est une des causes, mais il y a aussi une espèce de protectionnisme — des charrettes qu’il faut regrouper en cercle pour former des camps. En formant des camps, on tribalise, on ghettoïse et on crée l’autre. Ce sont des attitudes. Les attitudes s’infiltrent ensuite dans les stéréotypes systémiques, qui sont très dangereux et qui contribuent à l’islamophobie.
La sénatrice Omidvar : Je remercie encore une fois les témoins de leur sagesse. J’ai des questions particulières à poser à chacun d’entre vous, et j’aimerais bien que vos réponses soient brèves, afin que je puisse, je l’espère, les poser toutes.
Ma première question s’adresse à Mme Khan. Merci beaucoup, madame Khan, pour votre témoignage d’aujourd’hui. Dans un autre comité que je préside, nous étudions la santé mentale et le suicide. Nous avons été informés que certaines communautés — les communautés ethniques, les communautés religieuses — font face à des défis particuliers en matière de santé mentale. Vous avez parlé d’elles et du suicide aussi. Vous avez également proposé une solution de financement ciblé et protégé pour les jeunes non binaires.
Pourriez-vous aller plus loin et parler des mesures de soutien nécessaires pour protéger et soutenir les jeunes, en particulier les jeunes LGBT+ musulmans, contre le stress causé par l’islamophobie au chapitre de la santé mentale?
Mme Khan : Merci. C’est une excellente question.
Une mesure qui pourrait être utile, c’est la psychoéducation dans les systèmes scolaires. On pourrait sensibiliser les gens en parlant des personnes non binaires et des musulmans, ainsi que des défis qu’ils doivent relever. Quels sont les aspects positifs de cette situation sociale?
Il faut faire venir des gens comme conférenciers. Il serait très utile d’avoir des lectures, en particulier, qui traitent de ce sujet.
Il est très important de normaliser certains problèmes liés à la santé mentale et à l’affirmation parce que, dans mes nombreuses conversations en tant que travailleuse de soutien par les pairs auprès des jeunes et des adultes qui s’identifient comme des musulmans non binaires, j’ai dû constamment expliquer qu’il y a différents types de musulmans et différents types de fluidité de genre. Il n’y a pas qu’une façon d’être non binaire ou d’être musulman. Il est donc possible de sensibiliser les gens en invitant des conférenciers et en leur fournissant du matériel et des articles. Je vais m’arrêter ici pour l’instant.
La sénatrice Omidvar : Merci.
Madame Jafri, j’aimerais vous poser une question au sujet des [Difficultés techniques]. Nous connaissons tous les faits, mais permettez-moi de répéter brièvement ce que je trouve stupéfiant. Une étude de 2015 a révélé que, même s’ils sont plus susceptibles d’être titulaires d’un diplôme universitaire que la population en général, les musulmans canadiens, en particulier les musulmanes canadiennes qui portent le hidjab, connaissent des taux de chômage et de sous-emploi plus élevés.
Quelles solutions devrions-nous envisager pour lutter contre cette expression de racisme, et quelles solutions pourrions-nous proposer aux employeurs et au gouvernement fédéral?
Mme Jafri : Encore une fois, nous avons fait ces études. Dans chaque vague d’études que nous avons effectuées, nous avons constaté que la situation de l’emploi des musulmanes canadiennes s’aggrave plutôt que de s’améliorer. Celles qui portent le hidjab sont davantage victimes de discrimination que d’autres.
L’une des solutions que nous proposons, c’est l’éducation des employeurs. Je sais que nous n’avons pas de loi provinciale sur l’équité en matière d’emploi, mais nous avons une loi fédérale, et je dirais qu’il faut augmenter le nombre de groupes désignés pour inclure les minorités religieuses. Il faut effectuer une analyse intersectionnelle pour déterminer où les femmes musulmanes se situent actuellement dans la fonction publique fédérale ou chez les employeurs sous réglementation fédérale, et lorsque les employeurs effectuent des examens de leurs systèmes d’emploi, ils devraient déterminer quels sont les obstacles auxquels font face spécifiquement les femmes musulmanes canadiennes.
De plus, tous les employeurs — à l’heure actuelle, la plupart des employeurs —, qu’il s’agisse d’employeurs sous réglementation provinciale ou fédérale, reçoivent une formation sur la diversité. Ils devraient recevoir une formation sur l’antisémitisme, le racisme et le racisme envers les Noirs. Mais il faut aller au-delà de cela et faire en sorte que les gestionnaires et les dirigeants aient à rendre des comptes, non seulement de la représentation de la diversité au sein de leur effectif, mais aussi de l’endroit où se situent les gens dans les hiérarchies au sein de leur organisation.
Des démarches sont faites en ce sens, puis elles sont mises de côté. Les gens ne sont pas vraiment tenus responsables de ces résultats.
Il y a de nombreuses autres solutions que nous pourrions proposer, mais je sais que nous manquons de temps. Merci d’avoir posé cette question.
La sénatrice Omidvar : Ma question s’adresse au professeur Lakhani. Monsieur Lakhani, je ne pense pas que quiconque puisse contester vos recommandations ou vos solutions, soit que le savoir, l’humilité et l’empathie combleront ce terrible fossé. Je ne peux qu’être d’accord avec vous pour dire qu’une position d’harmonisation, par opposition à une position plus individuelle, est probablement préférable à long terme.
Cependant, nous sommes des législateurs ici, et je ne crois pas que nous puissions légiférer sur l’humilité et l’empathie, même si ces qualités doivent être encouragées. Pouvez-vous nous donner une idée de votre solution? Selon vous, comment le gouvernement fédéral, en particulier, devrait-il susciter l’humilité et l’empathie?
M. Lakhani : C’est d’abord en agissant comme chef de file et en prônant cela. Deuxièmement, il faut le faire en permettant une plus grande représentation musulmane dans l’élaboration des programmes d’études. Troisièmement, il faut chercher à obtenir une représentation musulmane pour trouver des solutions, comme vous l’avez fait aujourd’hui. Ce ne sont là que quelques-unes des choses qui me viennent à l’esprit.
Il existe une tension naturelle entre l’identité et le sentiment d’appartenance — l’identité au sens du besoin de s’exprimer en tant qu’individu et l’appartenance au sens du besoin de faire partie du groupe. Il peut y avoir une tension naturelle entre les deux. Une façon de créer un lien entre les deux, c’est par l’éducation civilisationnelle et des activités culturelles qui rassemblent naturellement les gens. C’est une solution.
Il y a de nombreuses solutions auxquelles les législateurs peuvent contribuer, mais la première que j’ai mentionnée consiste à être des défenseurs et des chefs de file en matière de prise de parole. C’est probablement la plus importante.
La présidente : Merci.
Je profite de l’occasion pour remercier tous les témoins de leur présence. Vos exposés étaient excellents, et votre aide dans le cadre de notre étude est grandement appréciée. Si vous avez oublié quelque chose que vous auriez aimé dire, vous pouvez nous présenter un mémoire écrit.
Madame Jafri, si vous voulez bien nous faire part de certaines des études que vous avez réalisées, nous vous en serions très reconnaissants.
Honorables sénateurs, je vais maintenant présenter notre deuxième groupe de témoins. Chaque témoin a été invité à faire une déclaration préliminaire de cinq minutes. Nous entendrons tous les témoins, puis nous passerons aux questions des sénateurs.
Nous accueillons le Dr Javeed Sukhera, chef du service de psychiatrie à l’hôpital de Hartford, au Connecticut. Nous accueillons également Fatimah Jackson-Best, professeure adjointe, Département des méthodes, des données et de l’impact de la recherche en santé, à l’Université McMaster, à Hamilton. Nous accueillons enfin Ali Abukar, directeur général de la Saskatoon Open Door Society.
Je cède maintenant la parole à M. Javeed Sukhera. Je suis très heureuse de vous voir et de constater que vous vous portez bien.
Dr Javeed Sukhera, chef du service de psychiatrie, hôpital de Hartford, à titre personnel : Je remercie la sénatrice Ataullahjan et les autres membres du comité. Merci beaucoup de me donner l’occasion d’aborder ce soir la question des préjugés antimusulmans. Je suis psychiatre et je travaille auprès des enfants et des adolescents aux États-Unis et au Canada. Je suis également titulaire d’un doctorat, et mes recherches ont porté sur la façon d’aborder les formes de biais et de préjugés dans le domaine des soins de santé.
Je siège au conseil consultatif de rédaction du Journal de l’Association médicale canadienne et j’ai participé à des activités de représentation intersectorielle dans les domaines de l’éducation, des services de police et des services sociaux pendant de nombreuses années au Canada avant de déménager aux États-Unis.
Plus récemment, j’ai été président de la Commission des services policiers de London. À ce titre, j’ai beaucoup travaillé à la formation et au renforcement des capacités en matière de services adaptés aux traumatismes dans de multiples secteurs. J’étais président du conseil d’administration le soir du 6 juin 2021, lorsque des amis de notre famille, des membres de la famille Afzaal, ont été assassinés dans le cadre d’un crime haineux, à quelques minutes de chez moi, à London.
Je suis ici aujourd’hui parce que cette question revêt un aspect à la fois personnel et professionnel pour moi. Je veux simplement savoir si je peux regarder mes enfants ou n’importe quel autre musulman canadien dans les yeux, et leur dire en toute confiance qu’ils peuvent se promener dans la rue en toute sécurité.
Au début de ma carrière de chercheur, nous avons demandé aux professionnels de la santé de s’interroger sur la façon dont ils traitaient et intégraient la rétroaction sur les préjugés nuisibles qui peuvent avoir une incidence sur les soins aux patients et coûter des vies. Ils ont répondu d’une façon qui laissait entendre que nous étions tous pris dans un cycle contre-productif de blâme et de projection. Nous brûlons beaucoup d’énergie à pointer du doigt d’autres peuples, d’autres nations, d’autres sociétés comme contribuant aux préjugés et à la discrimination, mais nous, Canadiens, faisons rarement notre examen de conscience.
J’ai vécu dans de nombreux pays, et je me sentirai toujours chez moi au Canada. Être Canadien est un élément central de mon identité. Cependant, je peux vous dire aujourd’hui que nous avons un grave problème de déni et d’évitement au Canada.
Nous devons nous demander si l’ignorance et la complaisance dont nous faisons preuve à l’échelle nationale nous rendent complices de la perpétuation de la violence haineuse.
Les recherches sur les répercussions de l’islamophobie sur la santé mentale sont éloquentes. Lorsque des enfants ou des jeunes sont victimes de préjugés antimusulmans, ils subissent les effets physiques et psychologiques d’un stress toxique qui nuit à leur capacité d’apprendre et de s’épanouir. Pourtant, ce qui est le plus important, c’est que les recherches montrent que le Canada et de nombreux intervenants de notre système de santé mentale nient l’existence de tels préjugés, ce qui aggrave l’effet néfaste qu’ils ont sur le bien-être des musulmans canadiens.
Pour lutter contre l’islamophobie, il faut adopter une approche pangouvernementale à l’échelle des systèmes et des structures. Nous ne pouvons pas simplement sensibiliser les gens; nous devons prendre des mesures pour nous attaquer aux structures qui permettent de perpétuer la discrimination parrainée par l’État. Qu’il s’agisse de la loi 21 au Québec ou de la façon dont nous abordons les dispositions législatives sur les crimes haineux et réglementons l’application de la loi, nous faisons tous partie du problème et nous devons assumer nos responsabilités et contribuer à la solution.
Mais avant de pouvoir faire quoi que ce soit, nous devons commencer par comprendre simplement que nous ne pouvons pas résoudre ce que nous ne pouvons pas nommer. Nous devons nous regarder dans le miroir et nous demander si notre dénigrement perpétuel renforce ou affaiblit les forces de la suprématie blanche et de la haine antimusulmane. Merci.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur Sukhera. Je cède maintenant la parole à Fatimah Jackson-Best.
Fatimah Jackson-Best, professeure adjointe, Département des méthodes, des données et de l’impact de la recherche en santé, Université McMaster, à titre personnel : Bonsoir à tous. Je m’appelle Fatimah Jackson-Best. Je suis très honorée d’être ici aujourd’hui.
En 2019, la Black Muslim Initiative et le Tessellate Institute ont publié les résultats d’un examen systématique des ouvrages publiés et non publiés sur les musulmans noirs au Canada. Le projet a été motivé par la reconnaissance croissante du fait que, malgré la visibilité des musulmans noirs au Canada, il n’y a pas eu de consolidation et d’analyse de la recherche existante effectuée par et avec ces communautés. Consciente de ce contexte, j’ai suggéré un examen systématique, parce qu’il peut être mis à profit pour produire des données de recherche de grande qualité sur des sujets qui ont diverses sources d’information. Les examens systématiques sont également utiles pour évaluer les horizons de la recherche et les lacunes dans les connaissances qu’il est important de vérifier avant d’entreprendre une étude plus vaste sur le sujet d’intérêt.
En tant que femme musulmane noire née au Canada, je m’intéressais également à ce sujet et à l’utilisation d’une approche qui serait à la fois accessible et avantageuse pour les communautés dont je fais partie et avec lesquelles j’avais l’intention de partager ce travail. Au cours des 10 dernières années, j’ai participé à des recherches axées sur des groupes avec lesquels je partage une identité, les femmes noires et les communautés noires des Caraïbes et du Canada étant au centre de mes préoccupations.
Ce projet sur les musulmans noirs au Canada est peut-être l’une des études les plus personnelles auxquelles j’ai travaillé jusqu’à maintenant. Mes parents faisaient partie des premières vagues de Noirs qui se sont convertis à l’islam dans les années 1960 et 1970 en Amérique du Nord et dans les Caraïbes. Par conséquent, j’ai grandi dans une communauté musulmane noire soudée, de même que parmi des musulmans non noirs de presque tous les coins du monde. Plongée dans ces deux réalités, je savais que les musulmans étaient diversifiés et que les musulmans noirs ne faisaient pas exception. La réalisation d’un examen systématique des travaux sur les musulmans noirs au Canada a non seulement répondu à mes intérêts en matière de recherche, mais aussi à un intérêt personnel dans l’exploration des trajectoires des musulmans noirs au pays.
Dans son ouvrage intitulé On Rocks and Hard Places : A Reflection on Antiblackness in Organizing Against Islamophobia, Délice Mugabo présente l’une des conclusions les plus importantes de l’examen systématique qui a été effectué, soit le terme islamophobie dirigée contre les Noirs. Ce terme amplifie les types particuliers de racisme et de discrimination dont sont victimes les musulmans noirs et les personnes qui sont perçues comme étant noires et musulmanes. Elle décrit également comment les musulmans noirs sont effacés des récits dominants sur l’identité musulmane par les musulmans non noirs et les non-musulmans.
Bien qu’ils n’utilisent pas le même terme, d’autres ouvrages qui ont servi à l’examen systématique ont également décrit des réalités semblables. Plusieurs études ont porté sur le genre en plus de la race et de la religion, en mettant l’accent sur les femmes musulmanes noires dans des espaces d’activisme et de culture religieuse, ce qui a permis une meilleure compréhension de la façon dont ces femmes deviennent marginalisées au sein des communautés musulmanes.
Dans la plupart des ouvrages consultés dans le cadre de l’examen systématique, les auteurs ont discuté des nuances liées au fait d’être à la fois noir et musulman. Il est rare que ces identités soient séparées les unes des autres, ce qui met en évidence leur chevauchement et la dynamique du pouvoir en cause et mène à une analyse intersectionnelle intéressante.
Au Canada, l’islamophobie envers les Noirs se manifeste de multiples façons, et elle exploite habituellement des croyances sexistes et racistes à l’égard des musulmans noirs et des musulmanes noires. Un exemple poignant est celui des agressions physiques de femmes musulmanes noires portant le hidjab qui ont eu lieu en décembre 2020 en Alberta. Ces deux incidents se sont produits dans des lieux publics, un centre commercial et une gare ferroviaire, et ce ne sont que les deux cas dont nous avons pris connaissance. En fait, je peux parier avec confiance que la plupart des musulmans connaissent quelqu’un, probablement une musulmane, qui a été agressée verbalement ou physiquement en public dans ce pays. Pour beaucoup d’entre nous, la victime est nous-même.
Ce qui me frappe toujours au sujet de ces agressions commises contre des musulmanes noires en Alberta, c’est que certaines manchettes des journaux n’ont pas révélé l’identité complète de ces femmes. Un titre indiquait que la victime était une musulmane, mais ne mentionnait pas qu’elle était noire. La deuxième manchette mentionnait qu’elle était une femme noire, mais ne parlait pas du fait qu’elle était musulmane. Pour savoir de qui il s’agissait, il fallait aller plus loin, et heureusement, les médias sociaux et les activistes de l’Alberta ont rapidement rectifié les faits.
C’est l’une des nombreuses façons dont l’islamophobie envers les Noirs fonctionne. Elle efface des parties de nos identités, ce qui empêche le développement d’une compréhension plus profonde que l’oppression fonctionne souvent en synchronisme. Il est important de souligner que ces victimes sont des Noires, des musulmanes et des femmes, car toutes leurs réalités et leurs identités font en sorte qu’elles sont perçues comme une menace, comme inférieures et comme vulnérables.
Ces exemples nous rappellent que l’islamophobie et l’islamophobie contre les Noirs peuvent être abusives et même mortelles. Les meurtres commis à la mosquée de Québec en 2017 font également partie d’une histoire de violence dirigée contre les musulmans, qui est directement liée à l’idéologie de la suprématie blanche, laquelle est profondément enracinée au Canada et ne cesse de s’étendre chaque jour. Fait important, l’islamophobie n’est pas un phénomène nouveau. Les musulmans noirs subissent des violences de ce genre depuis des décennies.
Nous devons nous faire entendre et prendre des mesures immédiates contre toutes les formes d’islamophobie, y compris l’islamophobie contre les Noirs, l’islamophobie axée sur le sexe et toutes les intersections du pouvoir où l’islamophobie fonctionne.
Merci beaucoup de votre temps et de votre attention.
La présidente : Merci beaucoup. C’est maintenant au tour d’Ali Abukar.
Ali Abukar, directeur général, Saskatoon Open Door Society : Merci, madame la présidente. Je vous présente les hommages de la Saskatoon Open Door Society, un organisme qui a été fondé au début des années 1980 pour répondre aux besoins des réfugiés vietnamiens qui arrivaient à l’époque.
Je me joins à vous aujourd’hui à partir du territoire visé par le Traité no 6 et du territoire traditionnel des Métis. Je reconnais que nos vies et les moyens de subsistance qui nous soutiennent s’épanouissent grâce à l’accueil et à la générosité des premiers habitants de ce pays. Je suis reconnaissant et honoré de la patience de nos voisins et amis autochtones, alors que nous apprenons à faire les bons pas vers la réconciliation.
Je vous remercie de me donner l’occasion de comparaître devant vous aujourd’hui et de vous faire part de mon témoignage au nom de la Saskatoon Open Door Society.
Je vais vous parler brièvement de moi. Je suis né en Somalie, où j’ai passé mes premières années, puis je suis allé au Caire, en Égypte, où j’ai vécu 10 ans, avant d’arriver au Canada en tant que réfugié parrainé par le secteur privé, il y a 11 ans. Je m’identifie comme un musulman canadien noir et je dirige une grande organisation d’aide aux immigrants ici à Saskatoon, en Saskatchewan. Ayant vécu en Égypte pendant 10 ans en tant que réfugié, avec des droits limités ou inexistants, je n’ai jamais autant craint pour ma vie qu’au Canada, et c’est à cause de l’islamophobie. Pour les musulmans canadiens, la peur est réelle. En tant que nouveau musulman canadien racisé, il y a intersectionnalité dans le fait d’être musulman.
Je veux ainsi faire le lien avec les gens que nous servons en tant qu’organisation. Un grand nombre de personnes que notre organisation sert s’identifient comme musulmanes, et elles partagent cette intersectionnalité avec moi. Nous avons été témoins d’un nombre croissant d’incidents de microagressions, de discours haineux, d’attaques et de violence contre les musulmans dans nos communautés. En tant qu’organisation, nous avons été la cible de campagnes d’affiches haineuses contre les immigrants, dans lesquelles on parlait du « grand remplacement des Canadiens d’origine européenne », il y a quelques années. Ces comportements haineux contre les immigrants mènent à des attaques haineuses et violentes contre les Néo-Canadiens racisés, y compris les musulmans, et nous l’avons vu à Saskatoon.
Par exemple, deux hommes ont été attaqués à Saskatoon. C’est arrivé à Abu Sheikh, un musulman noir qui revenait de la prière dans la mosquée locale en costume musulman traditionnel et qui était presque arrivé chez lui.
Un autre exemple est celui de Muhammad Kashif, un musulman de couleur, qui a été attaqué avec un couteau. On lui a infligé des coupures, on lui a coupé la barbe et on lui a dit de retourner d’où il venait, qu’il n’y avait pas de place pour lui au Canada.
La crainte est réelle pour nos communautés. Elles sont traumatisées chaque fois qu’un musulman est attaqué chez lui, dans son quartier ou à son lieu de culte. Il y a des moments où je dois décider si je dois aller prier à la mosquée parce que je crains qu’il y ait une attaque. Cela ne devrait pas se produire au Canada, et je crois que l’ensemble du gouvernement et de la société devraient prendre des mesures plus concrètes pour s’assurer qu’aucun Canadien ne craint d’être qui il est, de vénérer qui il veut ou de prier librement.
Merci encore de m’avoir permis de comparaître devant vous aujourd’hui et de vous faire part de mon témoignage.
La présidente : Merci beaucoup à tous les témoins de leurs exposés. Nous allons passer aux questions, mais auparavant, j’aimerais demander aux membres et aux témoins de ne pas trop s’approcher du microphone ou sinon, de retirer leur oreillette. Cela réduira l’effet Larsen qui pourrait incommoder le personnel du comité dans la salle.
La sénatrice Jaffer : Merci beaucoup à tous les témoins.
J’aimerais commencer par vous, monsieur Sukhera. Vous avez soulevé la question des enfants. En tant que femme musulmane et maintenant grand-mère, il arrive souvent — par exemple, lorsque l’incident de London s’est produit — le meurtre, en fait — que la première chose que mes petits-enfants me disent, c’est : « J’espère que ce n’est pas un musulman. » Chaque fois qu’il se produit quelque chose dans le pays, nous craignons d’être blâmés. Il n’y a pas que cela; il y a des conséquences.
Dans notre rapport, comment devons-nous aborder la question des enfants musulmans qui sont quotidiennement confrontés à l’islamophobie à l’école et qui sont ensuite blâmés pour les actes commis?
Dr Sukhera : Je vous remercie de me donner l’occasion de répondre à cette question importante. Cela me fait penser à mes propres jeunes enfants, qui ont joué avec Yumnah Afzaal et son jeune frère et qui ont dû composer avec l’idée qu’une personne comme eux avait été assassinée dans le cadre d’un crime haineux.
Pour moi, en tant que psychiatre pour enfants, c’est un sujet que nous avons abordé dans les conversations que nous avons eues en tant que famille. Je rappelle constamment à mes enfants qu’ils sont aimés et qu’ils ne devraient jamais avoir peur d’être qui ils sont.
Il y a des façons de s’attaquer à ce genre de discrimination intériorisée. La situation est certainement plus grave lorsqu’il s’agit de questions comme le racisme contre les Noirs, comme ma collègue l’a mentionné, mais je pense que c’est réglé par l’antidote de l’authenticité culturelle. On y remédie en disant explicitement aux enfants musulmans canadiens et à tous les membres des diverses communautés qui s’identifient comme musulmans qu’ils devraient être fiers d’eux-mêmes et que le Canada est meilleur grâce à eux.
Malheureusement, même si nous professons cette vertu dans notre pays, le message tacite que reçoivent de nombreux immigrants, musulmans ou Canadiens racisés, c’est qu’ils devraient être reconnaissants envers le Canada, qu’ils devraient avoir une forme de gratitude. On les apprécie pour leur travail, mais pas comme êtres humains. Cela se produit dans les écoles et dans les milieux de travail, et cela arrive aux gens dont les parents ont immigré.
Je crois que les effets de la discrimination intériorisée sur les enfants sont bien documentés. Cela les retient de participer et cela les incite à s’autocensurer et à s’écraser avant d’entrer dans nos espaces, alors que ces Canadiens potentiels pourraient s’épanouir et rendre notre pays meilleur. Il faudrait, à mon avis, créer des collectivités où les gens s’épanouissent et peuvent affirmer sans retenue leur appartenance, comme tous les autres Canadiens.
La sénatrice Jaffer : Docteur Sukhera, je ne pense pas que nous ayons abordé la question des jeunes filles qui portent le hidjab à l’école et la façon dont elles sont traitées et parfois agressées.
Est-ce que cela se produit? Quels conseils donneriez-vous?
Vous voudrez peut-être prendre le temps d’y réfléchir, mais pourriez-vous nous dire ce que le comité pourrait recommander au gouvernement fédéral pour atteindre les jeunes enfants musulmans, surtout les filles?
Dr Sukhera : L’une des raisons pour lesquelles j’aime travailler avec les jeunes est qu’ils me mettent au défi d’être le plus authentique possible dans tout ce que je fais et de ne pas me prendre trop au sérieux.
Ma collègue, Mme Jackson-Best, serait mieux placée pour parler du hidjab, mais je peux vous parler de ce qui se passe. On peut prendre des mesures explicites pour que cet enjeu ne soit pas stigmatisé, escamoté ou politisé dans nos écoles et nos collectivités. On ne peut pas politiser la compassion. Malheureusement, c’est ce qui se passe dans les élections municipales en Ontario aujourd’hui.
J’ai travaillé avec des jeunes qui ont été témoins de crimes haineux, mais j’ai surtout travaillé avec des jeunes qui ont vécu dans la peur. À London, en Ontario, ils ont vécu et continuent de vivre dans la peur. Quand on vit dans la peur, on devient sensible à tout ce qui se passe — encore aujourd’hui, une camionnette noire ou un moteur qui accélère me donnent l’impression de quelque chose de néfaste va se produire.
Il s’agit, grâce aux écoles, aux collectivités et aux mesures de soutien, de réaffirmer cette identité, mais aussi d’inviter les jeunes à participer. Je ne peux pas prétendre connaître les solutions, mais il me semble que la meilleure façon de procéder consiste à faire entendre la voix des jeunes en les faisant participer à l’élaboration des politiques.
La sénatrice Jaffer : Je vous reviendrai au second tour.
Le sénateur Ravalia : Merci aux témoins. Ma question s’adresse également au Dr Sukhera.
Parlons de l’islamophobie : j’aimerais savoir ce que vous pensez de la peur ou de l’image des médecins et des stagiaires musulmans à l’admission, en clinique et dans la formation. Quelles ont été vos propres expériences?
Je vais commencer par parler de ma propre expérience comme médecin de famille en milieu rural, à Terre-Neuve-et-Labrador, où l’islamophobie n’a jamais été un problème dans ma pratique. Il m’est arrivé de me sentir mal à l’aise, parce que, exerçant dans une petite collectivité où les besoins étaient grands, j’étais très respecté et souvent placé sur un piédestal.
J’aimerais donc avoir vos impressions.
Dr Sukhera : Merci de cette offre. Je suis psychiatre musulman, à la fois ouvert et expressif, et j’ai travaillé et exercé dans de nombreux endroits, notamment en Israël, aux États-Unis et au Canada. Je n’ai jamais subi autant de racisme et de discrimination qu’au Canada. Je crois que le principe de la méritocratie, qui fait croire aux gens qu’un travail acharné les protégera, est un mythe. Dans les milieux universitaires canadiens que j’ai fréquentés, comme médecin et comme titulaire d’un doctorat, les macroagressions et les microagressions sont systématiques, en particulier à l’égard des musulmans racisés, surtout les musulmans visibles. Beaucoup de mes collègues et moi-même nous sommes fait dire que nous étions des terroristes potentiels ou des sympathisants du terrorisme.
En Ontario, un ministre actuellement en fonction a laissé entendre que les médecins étrangers devraient être surveillés parce qu’ils représentent une menace pour la société canadienne. C’est mon expérience personnelle, mais j’ai aussi travaillé avec de nombreux médecins musulmans du Sud-Ouest de l’Ontario qui ont connu une dynamique d’exclusion semblable en milieu de travail et des soupçons ou des questions semblables au sujet de leur loyauté envers le Canada par opposition à leur aptitude à être librement qui ils sont.
Le sénateur Ravalia : Merci beaucoup de ce témoignage. Il est très déconcertant.
Comme médecin musulman actuellement en exercice aux États-Unis, avez-vous été confronté ouvertement ou indirectement à de l’islamophobie?
Dr Sukhera : Non. Ce qui distingue le plus l’organisation où je travaille aux États-Unis, c’est sa volonté de nommer le problème — par exemple, le racisme contre les Noirs —, alors que, dans le contexte universitaire et médical canadien, on ne pouvait pas facilement prononcer le mot « racisme » avant 2020. En fait, ceux qui parlaient de racisme avaient tendance à être marginalisés ou accusés de déranger, de jouer les trouble-fête ou de manquer de courtoisie.
Dans la région où j’exerce actuellement aux États-Unis, on est plus enclin à nommer le problème et à parler ouvertement de ces questions.
Le sénateur Ravalia : Merci.
La sénatrice Omidvar : Merci aux témoins d’être venus nous voir aujourd’hui.
Ma première question s’adresse au Dr Sukhera. J’aimerais approfondir un peu la question de l’intimidation dont les garçons et les filles de confession musulmane sont victimes à l’école. Pourriez-vous nous parler du rôle des médias sociaux dans ce contexte, d’autant que le Sénat recevra, au cours de la prochaine année, un projet de loi de la Chambre des communes sur les médias sociaux et la haine. Pourriez-vous nous aider à cet égard?
Dr Sukhera : Nous avons effectivement été témoins d’une propagation débridée de la haine en raison du manque d’imputabilité de nombreuses plateformes de médias sociaux. C’est un enjeu auquel les législateurs américains sont également confrontés. Il existe des façons simples et étayées par des données probantes de responsabiliser ces entreprises.
Sur le terrain, pour ce qui est des jeunes, je dois parler avec humilité parce que je vis et évolue dans une sphère numérique différente de celle, par exemple, de beaucoup des jeunes avec qui je travaille, et cela inclut mes propres enfants.
Nous savons, grâce aux données probantes et à la recherche, que les messages sont désormais transmis de telle sorte qu’ils se propagent au-delà de tout ce que nous avons vu ou vécu jusqu’ici. La dynamique a changé. Il y a une génération, si un enfant était victime d’intimidation en raison de son identité — ce qui arrivait et continue d’arriver —, il pouvait aller dans une autre école et prendre un nouveau départ. Mais ce n’est plus vrai aujourd’hui, puisque les enfants constatent que les manœuvres et les messages d’intimidation sont permanents et les suivent partout où ils vont. Cela provoque une profonde détresse mentale et aggrave l’effet des problèmes de santé mentale, des difficultés et des traumatismes préexistants des jeunes — notamment les traumatismes raciaux et identitaires.
Des mesures ont été prises pour mieux sensibiliser les jeunes aux effets toxiques des espaces en ligne — qu’il s’agisse d’intimidation, de lobbying ou d’autres forces à l’œuvre —, mais elles ne vont pas à la racine du problème, à savoir que les messages haineux peuvent continuer de proliférer et de fomenter la violence. Il y a, par ailleurs, un discours intentionnel qui diabolise les Canadiens musulmans et qui continue de se propager dans les médias sociaux sans que personne soit imputable.
La sénatrice Omidvar : Ma question s’adresse à Mme Jackson-Best. Madame, je suis curieuse de savoir si le gouvernement fédéral recueille des données sur les musulmans noirs. Dans la négative, comment obtenez-vous vos données et quels conseils pourriez-vous donner au gouvernement fédéral pour obtenir ce type de données désagrégées?
Mme Jackson-Best : Excellente question. À ce que je sache, notre recensement recueille des renseignements sur la religion et, évidemment, sur la race. Ces renseignements peuvent être recueillis et regroupés pour calculer le nombre éventuel de musulmans noirs. Il y faut cependant des statisticiens — et plus précisément des gens qui savent analyser les données du recensement. Dans le cadre de notre projet de recherche sur les musulmans noirs au Canada, nous avons dû faire appel à un statisticien qui avait une expérience spécifique des données du recensement pour déterminer quelle proportion de la population musulmane était noire.
C’est une excellente idée, et ce serait une excellente occasion pour notre gouvernement fédéral de recueillir ces données pour qu’elles soient plus accessibles et que nous puissions les consulter plus facilement. Par ailleurs, on sait aussi que les membres des communautés de couleur ne répondent pas toujours aux questions du recensement par crainte de la surveillance et pour des raisons de sécurité. Le recensement ne permet pas toujours de saisir des chiffres exacts.
Il sera important que les gouvernements fédéral et provinciaux collaborent avec des universitaires, des chercheurs, des professeurs, et cetera, comme Jasmin Zine à l’Université Wilfrid Laurier, qui a lancé le Canadian Islamophobia Industry Research Project pour aider nos gouvernements à mieux recueillir des données. Il est extrêmement important de mieux recueillir des données en fonction de la race. Il n’y en a pas assez. C’est un sujet de discorde depuis l’époque de mes études supérieures, et cela m’a suivi tout au long de ma carrière dans le cadre des efforts pour combler ces lacunes.
[Français]
La sénatrice Gerba : Merci à tous nos témoins. Docteur Sukhera, vous avez mentionné que les Canadiens et la société canadienne sont responsables de l’ampleur de ce phénomène. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce que vous entendez par « responsables de ce phénomène »?
Dans les témoignages que nous avons entendus jusqu’à présent, on constate que l’islamophobie est une forme d’oppression qui a des conséquences sur la santé mentale. À votre avis, le corps médical et sanitaire actuel est-il outillé pour faire face à ce phénomène?
[Traduction]
Dr Sukhera : Merci de la question. Je dirais que nous Canadiens — car je m’y inclus — avons perpétué des attitudes de déni et de projection s’agissant d’enjeux comme les préjugés antimusulmans et le racisme envers les Noirs. Ce déni est fondé sur l’idée que, parce que nos voisins du Sud ont ce problème, nous ne sommes pas en cause. J’ai constaté dans le cadre de mes recherches que cela mène à une attitude défensive, un sentiment de fragilité et une difficulté à accepter que nous faisons tous partie du problème. On a l’impression que le fait d’accepter que nous perpétuons involontairement la discrimination nous obligerait à remettre en question notre identité de Canadiens. Cela rend la situation plus complexe, plus difficile et plus inextricable.
Pour répondre à la deuxième partie de votre question concernant le système de soins de santé, quand on traite des gens qui ont subi un traumatisme, on ne peut pas faire avancer la guérison si le traumatisme se perpétue ou si on ne le dénonce pas ou qu’on ne nomme pas les torts que quelqu’un est en train de subir.
C’est aussi un problème dans notre système de soins de santé. On sait que, tous les jours, des gens meurent en raison de la discrimination dans les hôpitaux canadiens. On sait aussi que la capacité de nos systèmes est étirée au-delà de leurs limites. Des études attestent que plus il y a d’épuisement professionnel, plus les préjugés et la discrimination se manifestent. On sait par ailleurs qu’il est difficile de dénoncer les divers comportements discriminatoires dans notre système de soins de santé concernant certaines collectivités où règnent la méfiance, la peur et le traumatisme médical et dont beaucoup de membres ont finalement l’impression qu’ils n’ont nulle part où aller. On peut faire quelque chose en veillant à ce que le système de soins de santé dispose de meilleurs moyens de signaler les incidents et de protéger les personnes qui signalent des incidents ou des expériences de discrimination.
[Français]
La sénatrice Gerba : Avez-vous des recommandations à offrir aux législateurs que nous sommes? Que peut-on faire, concrètement, pour contrer ce phénomène?
[Traduction]
Dr Sukhera : J’ai beaucoup de respect pour vous tous, et vous apportez beaucoup à la fonction publique. Je ne peux pas vous dire à quel point il est important que vous preniez ce genre de mesures de sensibilisation et concrétisiez ce genre de changement structurel non seulement au moyen de lois et de politiques, mais aussi par le biais de vos plateformes et de vos déclarations. Il faut, me semble-t-il, accorder une attention particulière à la méfiance des gens à l’égard de la médecine et de l’application de la loi, à quoi j’ai aussi été directement exposé. Il existe des moyens, au niveau fédéral aussi bien que provincial, d’appuyer et de favoriser des mécanismes de formation tenant compte des traumatismes et des mécanismes de signalement permettant aux collectivités qui sont privées de leurs droits, qui subissent des torts ou qui ont perdu confiance, de se sentir protégés par leur gouvernement lorsqu’elles dénoncent des problèmes et en parlent.
La présidente : Madame Jackson-Best, aimeriez-vous répondre également?
Mme Jackson-Best : Je pense que le Dr Sukhera a fait une analyse vraiment excellente et exhaustive. Je lui en suis très reconnaissante. C’est un enjeu qui m’a amenée à venir témoigner aujourd’hui.
J’ai assisté et été invitée à de nombreux événements, tables rondes, réunions ministérielles, séances de travail provinciales et maintenant des séances de travail fédérales pour discuter de l’islamophobie, et, à chaque fois, je quitte les lieux en me posant malheureusement la même question qu’à mon arrivée : qu’allons-nous faire? Il y a tant de mesures proposées par les communautés musulmanes, tant de cris, de revendications et de supplications pour abroger, par exemple, la loi 21 au Québec. C’est un projet de loi totalement islamophobe. Il a surtout une incidence négative sur les femmes musulmanes qui portent le hidjab. Peut-on recommander des mesures aux gens au pouvoir quand ce qu’il faut faire pour criminaliser encore plus l’islamophobie et veiller à ce que la notion de discours haineux soit élargie pour inclure l’islamophobie est clamé haut et fort par nos collectivités? Nos collectivités s’époumonent à nous donner des réponses. Je m’en tiendrais aux recommandations déjà formulées par le CCMC, le Conseil national des musulmans canadiens, le CCFM, le Conseil canadien des femmes musulmanes, la Black Muslim Initiative, et les chercheurs et universitaires qui font ce travail important. Les réponses sont là, et nous savons tous très bien ce dont nous avons besoin. Maintenant, il faut agir. Je suis évidemment heureuse de pouvoir m’entretenir avec vous tous et de discuter avec mes collègues qui participent par Zoom et avec toutes les personnes présentes dans la salle.
Nous avons désespérément besoin de mesures concrètes, parce que nous voyons l’islamophobie se faire de plus en plus meurtrière. C’est vraiment maintenant qu’il faut agir. Je me suis un peu écartée du sujet, mais je tiens à souligner que je suis d’accord avec le Dr Sukhera et je veux m’assurer que nous profitons de ces occasions pour nous inspirer de ce que nous disent nos collectivités et voir ce qu’elles proposent comme recommandations et solutions.
La présidente : Merci. Vous ne vous êtes pas écartée du sujet. Nous sommes nous aussi en apprentissage. Cette étude a commencé en juin, et j’ai suggéré cette étude quand on m’a dit que, parmi les pays du G7, c’est au Canada qu’on dénombre le plus de musulmans assassinés. Beaucoup de gens sont choqués quand on leur dit cela. Nous sommes en train d’apprendre.
Voici comment fonctionne le Sénat : nous prenons notre temps quand nous faisons une étude, puis, à la fin du processus, nous recommandons des mesures au gouvernement, après quoi le gouvernement doit répondre à nos recommandations. S’il y a quelque chose qui, selon vous, devrait figurer dans nos recommandations, vous avez tout loisir de nous écrire même après la fin des témoignages. Nous examinerons tout.
Monsieur Abukar, je m’adresse à vous. Qu’espérez-vous des responsables politiques qui siègent là où les lois sont adoptées?
M. Abukar : Merci, madame la présidente. J’ajouterai à ce que mes collègues ont dit que j’ai, moi aussi, du respect pour le comité et pour le Sénat du fait qu’ils ont entrepris cette étude, mais qu’on en a déjà fait assez à ce sujet et que la question est clairement circonscrite. C’est un problème, et il faut que des mesures soient prises. À mon avis, les recommandations qui ont déjà été formulées sont celles que nous aimerions voir se concrétiser.
Je ne suis pas un universitaire et je témoigne comme praticien qui travaille sur le terrain et qui observe les gens. On dit toujours — et je peux le comprendre comme musulman noir vivant ici en Saskatchewan — qu’il faut faire beaucoup de sensibilisation populaire. Le gouvernement pourrait jouer un rôle en offrant du financement aux organisations pour qu’elles s’attaquent aux problèmes dans nos collectivités, en commençant par les écoles et les milieux de travail, et en créant une société accueillante et inclusive où nous pouvons tous nous épanouir comme Canadiens.
La présidente : Merci beaucoup.
Le sénateur Arnot : Merci aux témoins. J’ai l’habitude de considérer l’éducation comme une solution, et j’estime que c’est le cas ici. Mais je vais m’adresser à M. Abukar et aux autres témoins. J’ai deux questions principales. Les Canadiens seront peut-être surpris d’apprendre, monsieur Abukar, que vous avez été un réfugié de la Somalie, que vous avez vécu en Égypte pendant 11 ans, que vous êtes au Canada depuis une dizaine d’années et que c’est ici que vous vous sentez le moins en sécurité. Je suis convaincu que c’est une évaluation exacte de votre situation.
On dit que le Canada est un pays multiculturel, multiconfessionnel et multiethnique, et, pourtant, j’estime que nous n’avons pas investi suffisamment pour soutenir, développer, concrétiser et faire comprendre ces principes. Votre témoignage le corrobore, monsieur Abukar. Vous avez probablement vu beaucoup de nouveaux arrivants convaincus que, grâce à sa Constitution, le Canada serait pour eux un lieu d’harmonie et de sécurité. Malheureusement, il semble que la réalité sur le terrain soit exactement le contraire. Auriez-vous d’autres commentaires à faire à ce sujet?
Ma deuxième question s’adresse à tous les témoins, mais surtout à M. Abukar. Parlons du signalement de ces incidents aux autorités — à la police. D’après vous, est-ce que les services de police prendront ces incidents suffisamment au sérieux et traduiront les coupables en justice? Je pense notamment à l’incident dont vous avez parlé, monsieur Abukar, la tentative de meurtre à Saskatoon, qui n’a eu aucune suite judiciaire.
M. Abukar : Merci, sénateur Arnot. Merci de soulever ces questions importantes. Oui, je tiens effectivement à souligner le sentiment des gens comme moi qui voient le Canada comme un lieu de multiculturalisme, d’inclusion et d’accueil et qui, à leur arrivée, constatent ce que vivent les groupes minoritaires, dont les musulmans, et ce qu’ils affrontent. C’est la deuxième fois que j’entends dire que c’est au Canada, parmi les pays du G7, qu’est enregistré le plus grand nombre de meurtres attribuables à l’islamophobie, ce qui est très surprenant et choquant. C’est un élément de comparaison avec leur pays d’origine pour les gens qui viennent au Canada. Avant leur arrivée ici, ceux qui envisagent de s’installer au Canada pensent qu’ils jouiront de ces droits, mais la réalité est différente. J’espère que notre pays saura changer ce sentiment pour les résidents et pour les citoyens canadiens qui sont représentés dans ces collectivités.
À la deuxième question, je répondrai que non, les organismes d’application de la loi n’inspirent pas confiance, qu’il s’agisse des signalements ou des poursuites. Nous n’avons rien vu de concret. La plupart du temps, il n’y a pas de ressources. Beaucoup de ces organismes n’ont pas les moyens de réagir à ces signalements ou de les enregistrer, et les gens ne croient pas que des mesures seront prises pour y donner suite. Il y a aussi un manque de confiance au sein des forces de l’ordre, et il y a encore du travail à faire pour améliorer la confiance des agents d’application de la loi envers les communautés racisées et musulmanes.
Le travail d’éducation se fait en Saskatchewan, surtout dans les écoles, mais il faut en faire plus, parce qu’on voit agir ceux qui visent des personnes visiblement musulmanes ou racisées et qui sont à la fois musulmanes, immigrantes et racisées. Nous devons faire mieux à cet égard.
J’aimerais que des mesures soient prises par l’ensemble du gouvernement, par tous les paliers de gouvernement, c’est-à-dire les administrations municipales, les gouvernements provinciaux et le gouvernement fédéral. Je vous remercie de vos questions.
Mme Jackson-Best : Je pense que M. Abukar rend manifestement compte de beaucoup de sentiments partagés à tout le moins par les communautés musulmanes noires. Les relations sont très tendues, non seulement entre les communautés musulmanes noires, mais aussi les communautés noires, et le système de police — et tout le système judiciaire. Le contrôle d’identité a toujours existé, et nous savons que des peines disproportionnées ont toujours été appliquées aux membres des communautés noires, de sorte que nous sommes encore plus criminalisés et surveillés.
À mon avis, la solution ne consiste pas nécessairement à injecter plus d’argent dans la police. Je vis à Toronto, et le service de police y est assez bien financé. Il faut poursuivre le virage vers les services de police communautaires. Il faut que les policiers soient davantage imputables, car on sait aussi que l’islamophobie existe au sein des services de police et du système judiciaire. Ceux-là mêmes dont nous attendons qu’ils servent, protègent et condamnent correctement les membres de la collectivité peuvent avoir des convictions islamophobes.
Il y a donc un profond manque de confiance au sein des communautés noires et des communautés musulmanes noires, et c’est à cela qu’il faut s’atteler avant d’accorder d’autres fonds ou de passer aux prochaines étapes. Nous devons nous attaquer à la racine du problème, c’est-à-dire au sentiment anti-Noirs systémique au sein des forces policières.
L’un ne va pas sans l’autre; nous avons vraiment besoin d’une transformation en profondeur.
Dr Sukhera : Je suis d’accord avec mes deux collègues. Ayant moi-même travaillé directement avec les forces de l’ordre à London, j’ai trouvé des façons constructives d’améliorer les choses. Je suis d’accord avec mes deux collègues pour dire qu’il y a des problèmes systémiques profondément enracinés.
J’ai, moi aussi, espoir que la situation puisse être améliorée. Beaucoup de collectivités sont prêtes à participer à des changements constructifs. Malheureusement, il y a beaucoup d’échanges vitrioliques parce que les services de police sont une institution qui, traditionnellement, est très menacée lorsque les collectivités font entendre leur voix. J’ai vécu cette réaction brutale comme musulman racisé et chef de police. Chaque fois que j’entrais au quartier général, même si je signais des chèques, je ressentais de la peur à cause de mon identité. J’avais peur que quelqu’un me dise que je n’étais pas à ma place.
La confiance est brisée dans beaucoup de collectivités, notamment parmi les personnes racisées aux prises avec des problèmes de santé mentale. On sait que les personnes atteintes de maladie mentale sont beaucoup plus susceptibles d’être victimes de violence de la part de la police en raison de graves problèmes systémiques.
Enfin, je tiens également à dire que, au Canada, parmi les policiers comme parmi les agents frontaliers, il y a un grave problème endémique de suprémacisme blanc qu’il faut dénoncer, régler et porter à l’attention des législateurs.
La présidente : Merci.
Je voudrais intervenir avant de passer à la deuxième série de questions. Je vous demande conseil. Quand j’ai proposé cette étude, l’objet en était l’islamophobie au Canada. Depuis, divers témoins nous ont dit que l’islamophobie ne rend pas pleinement compte de ce qui se passe du côté des Canadiens musulmans. Une phobie, c’est la peur de quelque chose, mais nous devons examiner ce que cette peur entraîne pour les Canadiens musulmans.
Comment appeler cette situation? On peut parler de « haine antimusulmans » ou de « racisme antimusulmans ». Avez-vous des suggestions sur la façon de définir cet état de fait? Le comité s’interroge à ce sujet.
Dr Sukhera : Si vous le permettez, je dirais que les mots sont importants. Il y a aussi un mouvement de gens au Canada qui n’aiment pas trop le terme islamophobie et qui jouent un peu avec la sémantique — voilà encore les préjugés antimusulmans dans la façon de définir les choses.
La discrimination comporte deux éléments. Il y a des attitudes préjudiciables et il y a des comportements discriminatoires. On peut parler d’islamophobie, de préjugés antimusulmans ou de haine antimusulmans. Au final, cela s’enracine dans un préjugé très profond et très explicite à l’égard des gens qui paraissent, semblent ou sont racisés parce que perçus comme différents de la norme, qui est, comme toujours, l’identité raciale canadienne européenne.
On peut l’appeler de toutes sortes de façons, mais, au final, la racine du problème reste la même.
Mme Jackson-Best : Pour ma part, n’importe quel terme me convient, parce que, comme musulmane, je sais ce que signifient tous ces mots. Je peux les utiliser de façon interchangeable, mais je m’en tiens habituellement à « islamophobie » parce qu’il est devenu plus courant, plus utilisé et que les gens le comprennent, je crois.
Ce qui n’est pas aussi utile, à mon avis, c’est « racisme antimusulmans », parce qu’il y a des musulmans qui ne font pas partie de groupes marginalisés. La formulation « racisme antimusulmans » suppose que les musulmans sont une race — un groupe homogène — alors qu’on sait bien que les musulmans et l’Islam appartiennent à de nombreuses races et représentent des expériences multiples.
Je suis donc d’accord avec le Dr Sukhera pour dire qu’il s’agit moins de se perdre dans la sémantique que d’utiliser un seul terme, de l’employer fermement et uniformément tout au long du travail.
M. Abukar : Je suis également d’accord avec mes collègues. Les mots sont importants, et je croyais moi-même que le mot « islamophobie » reposait sur des hypothèses, à savoir qu’il faut craindre les musulmans; mais c’est déjà là.
Je suis donc d’accord. C’est un mot qui est employé pour décrire les actes, la discrimination et les préjugés que subissent les musulmans en raison de leur foi.
Les gens qui ont l’air différents ont beaucoup de problèmes. Mes amis musulmans qui sont blancs y échappent en général, parce que personne ne sait qu’ils sont musulmans. Mais quiconque « a l’air » musulman, même s’il ne l’est pas nécessairement, est également visé. Cette identité a donc son importance. Peut-être pourrait-on, dans la loi ou dans les recommandations, décrire ces mots d’une façon compréhensible pour la population générale afin que leur emploi soit clair.
La présidente : Merci.
Il y a eu une conférence sur l’islamophobie, et l’une des recommandations qui en est issue était de nommer quelqu’un qui s’occuperait spécifiquement de l’islamophobie. Un an et demi plus tard, nous attendons toujours cette nomination. Qu’en pensez-vous? Pourquoi est-ce si long? Il y a 1,5 million de musulmans — peut-être même plus aujourd’hui. Pourquoi ne peut-on pas trouver quelqu’un qui serait un bel exemple et qui rendrait justice à ce portefeuille?
Je sais que cela vous met sur la sellette, mais je pose toujours la question précisément parce qu’on me la pose. Pourquoi quelqu’un n’a-t-il pas encore été nommé?
M. Abukar : Si vous le permettez, puisque la question ne semblait pas s’adresser directement à l’un de nous, je vais répondre.
Je me pose la même question. Nous attendons simplement que le gouvernement agisse, car la communauté musulmane a fait connaître ses préoccupations et ses recommandations. La balle est dans le camp du gouvernement. C’est souvent la difficulté à laquelle se heurtent les collectivités dans tout ce qui a trait au gouvernement — les choses évoluent très lentement. Voilà pour nous l’occasion d’insister, parce que, quand on attribue des ressources et qu’on prend des mesures, des membres de ces communautés seraient appelés à jouer un rôle dans la confiance que la communauté musulmane aurait dans le processus.
Si cela prend trop de temps, tout ce que le gouvernement dira sera perçu de la même façon que cette conférence et que les recommandations qui en sont issues.
La présidente : Rappelez-vous, il s’est passé la même chose avec la motion 103, je crois. Elle comprenait beaucoup de recommandations, dont une seule a été adoptée. Oui, docteur Sukhera?
Dr Sukhera : Nous, Canadiens, sommes très bons pour aborder les problèmes, mais pas très bons pour en faire le suivi. C’est cela qu’il faut régler.
Le seul point de vue que je veux partager avec le comité est quelque chose que j’ai vraiment hésité à aborder, parce que j’essaie souvent de me mettre à distance de ma propre expérience professionnelle. Je peux vous dire qu’être un dirigeant public visiblement musulman dans le Sud-Ouest de l’Ontario a un côté sombre. Il est important que le comité sache que beaucoup de fonctionnaires musulmans, surtout s’ils sont racisés, et notamment les femmes, subissent des répercussions très toxiques lorsqu’ils sont qui ils sont.
J’ai personnellement été témoin d’une rhétorique toxique très haineuse de la part de gens qui s’adressaient à mes employeurs et de gens qui m’envoyaient du courrier haineux. Il m’est arrivé de m’inquiéter pour ma famille et pour ma propre sécurité. À mon avis, il faudrait que quiconque occupe ce genre de poste très important sache également que tous les services au Canada sont là pour les soutenir et les protéger, eux et leur famille, contre ces réactions haineuses.
La présidente : Madame Jackson-Best?
Mme Jackson-Best : Ce genre de fonction est absolument nécessaire. À vrai dire, je connais plusieurs personnes dans ma vie personnelle et professionnelle qui, selon moi, pourraient merveilleusement la remplir. On craint peut-être de faire d’une seule personne le porte-parole officieux, mais presque officiel, des musulmans. On craint peut-être de se tromper. Nous sommes une communauté multiethnique, multilingue et multiraciale aux antécédents et expériences multiples. Voyez-nous tous les trois dans cette salle en ce moment. On hésiterait peut-être à en choisir une pour ce poste.
À mon avis, le retard est également attribuable à la bureaucratie gouvernementale. Mais j’estime que ce serait une mesure symbolique et concrète importante et que le plus tôt sera le mieux. Je me souviens du moment où cette conférence a eu lieu, et il est incroyable que tant de temps se soit écoulé sans que personne ait encore été nommé. Il faut agir, oui, absolument.
La présidente : Il peut se produire quelque chose n’importe quand — et je parle plus précisément de l’attentat terroriste perpétré contre la mosquée de Québec, que le comité a visitée. Nous y sommes allés, et je peux vous dire que la soirée a été très émouvante. Nous en sommes tous revenus le cœur lourd. Il y a aussi eu l’attaque contre la famille Afzaal à London, en Ontario. Des élus se précipitent sur les lieux, partagent leurs pensées et font des prières, et puis tout tombe dans l’oubli.
Comment les amener à aller au-delà des pensées et des prières? On m’a dit qu’on ne voulait plus de nos pensées et de nos prières, qu’il fallait agir. Je sais qu’on n’a pas posé de question à ce sujet, mais ce sont des choses avec lesquelles nous sommes tous aux prises, mais il n’y a pas de sentiment d’urgence. Et, pendant ce temps-là, nous continuons nos audiences et nous prenons connaissance de statistiques dont a parlé le Dr Sukhera et qui témoignent de la gravité de l’islamophobie au Canada. J’ai été choquée d’entendre ces chiffres, qui révèlent que les incidents sont beaucoup plus nombreux au Canada qu’aux États-Unis, alors que ce n’est pas la perception qu’en a la population.
Je suis très perplexe. L’étude est un point de départ pour nous. Avez-vous des suggestions? S’il y a des choses que vous auriez voulu dire et que vous n’avez pas dites, veuillez faire une recommandation. Si vous pensez que nous avons besoin d’autres renseignements, envoyez-nous quelque chose par écrit.
Dr Sukhera : Juste un petit commentaire parce que c’est une offre dont je ne veux pas exagérément profiter. Cela en dit long sur l’inclusion de façade dont font l’objet les communautés musulmanes, et c’est, à mon avis, un énorme problème du point de vue de la participation à la vie sociale et politique du Canada. Je rappelle que les communautés musulmanes ethniques, notamment, sont souvent dressées les unes contre les autres sur le plan symbolique pour obtenir des candidats de partis fédéraux à l’échelle des circonscriptions. À mon avis, cela prolonge l’inclusion de façade des voix musulmanes et de la participation des musulmans, et c’est, à bien des égards, ce qui éloigne les jeunes musulmans de la politique canadienne.
En fin de compte, les pensées et les prières font partie du spectacle que nous voyons si souvent, avec des messages vertueux qui ne changeront rien sur le plan structurel.
Comme l’ont dit mes deux collègues, de nombreuses recommandations ont déjà été formulées en matière de changement structurel. Le gouvernement ne les a pas encore adoptées et n’y a pas encore investi de ressources. Je crois qu’il faut dénoncer l’inclusion de façade.
La présidente : Vous soulevez un point intéressant au sujet de l’inclusion de façade, docteur Sukhera. Quelle part de cette responsabilité nous incombe-t-elle? Comme musulmane pratiquante, je peux vous dire que, quand je vais dans ma communauté, les gens sont d’une franchise brutale avec moi. Ils me disent sans détour ce qui ne va pas dans ce que je porte ou non. Pourtant, je ne les vois pas faire preuve de la même franchise à l’égard des non-musulmans ou des Blancs qui se trouvent dans la salle. Je leur dis souvent qu’ils doivent être honnêtes. Si on éprouve un sentiment, qu’on ne se sent pas en sécurité ou qu’on a l’impression que quelqu’un ne fait pas son travail, il faut être scrupuleusement honnête à son égard. Je trouve que cela manque au sein de la communauté.
Dr Sukhera : Je suis d’accord. Je pense que le phénomène de la violence latérale, qui se traduit dans nos propres communautés marginalisées par la répétition de dynamiques oppressives, est aussi un problème énorme. C’est une arme à double tranchant. Il y a une minorité de gens de certaines identités qui remplissent des rôles publics. Il faut instaurer un climat général de prise en charge et de responsabilisation. Ce n’est pas un groupe ou l’autre.
Comme je l’ai dit tout à l’heure, notre tendance neurophysiologique est de pointer du doigt et de dire : non, ce n’est pas moi. Mais je fais, moi aussi, partie du problème, et j’ai donc la responsabilité de vivre chaque jour en m’élevant. Je pense que c’est ce à quoi nous pouvons tous aspirer comme Canadiens.
La présidente : Merci. Quelqu’un d’autre veut-il ajouter quelque chose?
Mme Jackson-Best : Oui, je voudrais en revenir à nos élus et à la question de la représentation, des pensées et des prières. En 2018, aux élections provinciales en Ontario, c’était la première fois que je voyais quelqu’un se présenter dans mon quartier, qui est traditionnellement un quartier noir, plus précisément caribéen. C’était la première fois que je voyais une femme noire d’origine caribéenne se porter candidate. Quand j’ai appris son parcours, j’ai immédiatement voulu faire du bénévolat pour elle; j’ai aussitôt voulu faire du démarchage pour elle et faire un don pour sa campagne. Nous avons ainsi créé des liens. Elle s’appelle Jill Andrew, c’est une merveilleuse députée.
J’ai donc vu d’abord une femme noire des Caraïbes — pas une musulmane, mais une femme noire d’origine caribéenne. J’ai senti une connexion instantanée, un lien avec elle. Je pense qu’elle a senti la même chose et a vu en moi son électorat.
Alors, quand Jill Andrew, qui a été réélue aux élections provinciales cette année, exprime ses pensées et ses prières pour les communautés musulmanes quand la terreur et l’islamophobie frappent nos communautés, je la crois, parce qu’elle a créé des liens de confiance et d’amitié avec nos communautés. Elle peut affirmer, comme femme noire d’origine caribéenne issue d’une famille immigrante, même si elle n’est pas de confession musulmane, qu’elle a cette expérience d’immigrante, qu’elle comprend nos communautés et qu’elle éprouve de l’empathie à leur égard.
Cela témoigne de la nécessité de transformer nos élections municipales depuis la base. Combien de femmes et d’hommes musulmans noirs se présentent aux élections municipales à l’heure actuelle à Toronto? Je n’en vois aucun. Combien ont été mandatés et accompagnés pour se convaincre qu’ils peuvent occuper ce genre d’espace? C’est la même chose pour nos élections municipales et fédérales.
Nous voyons de plus en plus de communautés musulmanes racisées. Mais il y a un fossé entre certaines communautés racisées. Je n’en vois pas assez. Nous n’avons pas l’impression que c’est notre place. Nous ne sommes pas accompagnés pour envisager de faire de la politique ou d’être candidats.
Cela crée un fossé entre les communautés et les élus, de sorte que nous n’avons pas l’impression qu’ils sont sérieux quand ils parlent de leurs « pensées et prières », alors qu’on parle de brutalité policière ou de la surveillance de nos communautés.
Nous avons besoin d’être représentés à tous les niveaux. Pour cela, nous avons besoin de gens comme Jill Andrew, qui sont sincères quand ils communiquent avec nos communautés et qui font ce genre d’organisation locale et de sensibilisation auprès de nos communautés. Cela doit se voir à tous les niveaux. Nous devons sentir que nous avons notre place et que nous sommes accompagnés dans le très difficile chemin de la politique. D’ici là, nous continuerons de voir les mêmes personnes au pouvoir et les mêmes personnes aux postes de commande. Nous continuerons de ressentir la même inclusion de façade.
La responsabilité nous en incombe en partie. Mais il y a aussi un système très complexe qui rend la politique en général et la politique électorale déconcertantes ou inaccessibles. Nous pouvons nous rencontrer à mi-chemin et travailler au changement.
La présidente : Merci. Madame Jackson-Best, je dois vous faire part de ma propre expérience du rôle que jouent parfois nos institutions religieuses.
Quand je me suis présentée en 2008, si j’allais dans une certaine mosquée — où je ne suis pas retournée depuis que je suis sénatrice —, on refusait de prendre mes documents ou, comme femme musulmane, on me disait d’aller m’asseoir à l’arrière avec les femmes et qu’on parlerait en mon nom. J’ai constaté que, quand mes collègues blancs y venaient, ils étaient invités à l’avant, et on leur permettait de parler en leur propre nom. Il y a là aussi un problème dans certaines de nos institutions religieuses. J’espère que les choses ont changé. Mais, d’après mon expérience personnelle, la communauté ne sait pas toujours qui sont ses défenseurs.
Même aujourd’hui, quand je vais dans une mosquée, je suis placée — comme je leur dis — dans ce trou noir à l’arrière. C’est le problème que j’ai avec beaucoup de mosquées. Je le leur dis bien franchement. Quoi qu’il en soit, ce sont des expériences différentes. J’espère que nous apprenons. Il y a une certaine responsabilité qui incombe aussi à nos dirigeants religieux.
Mme Jackson-Best : Je suis d’accord avec vous sans aucune réserve. J’ai vu des collègues et des amies qui se sont portées candidates, qui ne portent pas le hidjab et qui disent qu’elles ont dû le porter pour aller dans certains endroits et obtenir le vote musulman, ou se présenter d’une façon très particulière qui n’était pas authentique pour elles pour attirer certains électeurs musulmans.
Nous le savons, vous et moi le savons, comme tous ceux et celles qui participent à cette vidéoconférence que je peux voir — je ne peux pas voir le reste de la salle —, les femmes musulmanes viennent dans toutes les représentations différentes de la foi : avec un hidjab, sans hidjab, avec un turban. Il y en a pour tous les goûts.
Je suis d’accord avec vous. Il y a une crise dans nos communautés concernant le leadership des femmes; cela remonte à des générations, même pas à des générations, à des siècles à vrai dire. Et ce n’est pas conforme à la vraie tradition musulmane.
On sait que les femmes ont assumé un leadership à divers moments et pour diverses raisons dans notre tradition. Ce n’est qu’une autre façon dont le sexisme contribue à l’effacement et à la minimisation des femmes musulmanes et de la juste place qui est la nôtre à l’avant-garde de nos mouvements et de nos communautés.
Je vous remercie du travail que vous faites. Je vous remercie d’avoir partagé cette expérience personnelle. Je pense qu’il faut l’entendre aussi.
La présidente : Merci. Docteur Sukhera, voulez-vous faire un commentaire?
Dr Sukhera : Non. Je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il y a de nombreuses façons sexistes de perpétuer ce genre d’oppression à l’intérieur et à l’extérieur des communautés. Je pense qu’il est essentiel d’attirer l’attention sur cette question et de parler des nombreux aspects sexospécifiques et racisés des préjugés musulmans.
La présidente : Merci. Monsieur Abukar, aimeriez-vous dire quelque chose au sujet de la place des femmes dans nos institutions religieuses?
M. Abukar : Oui. Je conviens que le sexisme existe également dans nos structures.
Je voudrais revenir à ce que vous avez dit tout à l’heure, madame la présidente, à savoir que, quand des personnes comme vous se rendent dans la communauté, les gens sont sincères avec vous. Je me dis que c’est probablement parce qu’ils sentent un lien. Ils savent qui vous êtes. Vous faites partie de la communauté.
Nos communautés estiment également que les systèmes que nos gouvernements représentent sont toujours issus de la colonisation. Il faudrait qu’on le reconnaisse et qu’on les décolonise un peu. Si les choses n’avancent pas aussi rapidement qu’elles le devraient, c’est entre autres parce qu’il faudrait décoloniser ces systèmes gouvernementaux.
[Français]
La sénatrice Gerba : Je voudrais revenir sur les commentaires de Mme Jackson-Best sur la nomination de l’ombudsman pour les droits de la personne.
Elle faisait référence à toute la diversité des communautés musulmanes qui existent, et plus tôt, vous avez fait une remarque sur votre expérience personnelle en tant que musulmane. Donc, il y a de la discrimination des gens même au sein de nos communautés musulmanes, et cette discrimination signifie peut-être que ce serait difficile de choisir une personne qui puisse représenter toutes les variantes islamiques qui existent au pays.
Dans ce cas — parce que c’est important de nommer quelqu’un qui représente les musulmans ou qui reçoit les plaintes liées à l’islamophobie —, est-ce qu’on pourrait penser à la création d’un observatoire qui tiendrait compte des différentes variantes de l’islam et qui recevrait toutes les plaintes liées à l’islamophobie? Qu’en pensez-vous?
La question s’adresse à tous.
[Traduction]
Mme Jackson-Best : Voilà une intervention vraiment intéressante. Je ne sais pas si la question y mène. J’en conclus aussitôt qu’un seul ombudsman ne suffirait pas.
La communauté musulmane est très diverse. Il y a de nombreuses sectes : les sunnites, les chiites, les ismaéliens, les ahmadis. Il y a plusieurs origines raciales, comme les musulmans noirs, les musulmans de l’Asie du Sud-Est, les musulmans du Moyen-Orient, les musulmans nés ici, les ethnies, les langues, et cetera. Un même ombudsman ne pourrait pas représenter l’ensemble de la communauté de façon équitable. Il y aura forcément des lacunes.
Il existe également des préjugés personnels entre musulmans, entre nous. Je ne sais pas si vous faisiez allusion à un observatoire auquel participeraient plusieurs personnes, mais j’aime bien cette idée. Il n’est pas nécessaire, à mon avis, de faire porter tout le fardeau de ce travail à une seule personne. Il serait utile qu’un groupe de personnes puissent discuter entre elles de ces exemples ou de ces cas d’islamophobie et faire des interventions. Ce qu’une personne pourrait ignorer serait visible pour une autre en raison de sa position dans le monde.
Je réfléchis aussi à cette fonction, à cette personne qui s’acquitterait tout ce travail. Mon domaine de recherche et de travail est la santé mentale. J’ai récemment rédigé un chapitre d’un livre qui paraîtra bientôt sur l’islamophobie au Canada, en particulier sur les effets et les conséquences de l’islamophobie sur la santé mentale. Ce chapitre a été très difficile à écrire parce que j’ai dû compiler et rassembler de multiples sources de données. Ce travail est utile pour les gens qui souhaitaient traiter cet enjeu de façon approfondie. Les données étaient très fragmentées et éparpillées.
Quand je pense aux répercussions concrètes que pourrait avoir ce travail sur une personne qui serait seule à s’en acquitter au quotidien, j’imagine qu’elle risquerait de souffrir d’un énorme épuisement professionnel. Je peux imaginer que ce travail mettrait en péril sa santé mentale.
Si ce travail était confié à une équipe, cela permettrait d’atténuer certaines des conséquences qu’il risque d’avoir sur la santé mentale. Cela permettrait aussi d’avoir une équipe diversifiée afin qu’il n’y ait pas qu’un seul porte-parole des musulmans. Bien entendu, des gens auront peut-être de la difficulté à faire affaire avec deux, trois ou quatre personnes différentes, mais au moins, cela refléterait mieux la diversité de nos communautés. La meilleure solution serait peut-être de désigner une personne à divers niveaux. Je ne sais pas si c’est ce que vous voulez savoir, mais c’est ce qui m’est venu spontanément à l’esprit.
La présidente : Monsieur Sukhera, souhaitez-vous répondre?
Dr Sukhera : Je suis tout à fait d’accord. Je ne pense pas qu’il soit possible de désigner une seule personne à cette fonction. Nous avons mis en place des systèmes dans le cadre desquels des membres de groupes minoritaires tentent d’éliminer et de traiter ces problèmes. Nous devons donc penser à la santé mentale de ces intervenants. Je suis tout à fait d’accord.
L’idée, c’est de mettre un bureau sur pied. Il ne s’agirait pas seulement d’un représentant spécial ou d’un ombudsman, mais d’un bureau doté d’un personnel capable de saisir les nuances entre les différentes manifestations de haine et les préjugés contre les musulmans, de les mettre au premier plan et de les relier à divers secteurs au Canada.
Si j’en juge par une grande partie du travail interconfessionnel que j’ai accompli, j’ajouterais qu’il est important que nous travaillions en étroite collaboration avec le bureau et le représentant spécial de lutte contre l’antisémitisme, parce que les racines de ces comportements haineux et violents sont les mêmes. Les auteurs de crimes haineux contre les musulmans sont aussi ceux qui affichent des attitudes extrêmement antisémites.
En plus de fournir des ressources, un soutien et du financement à un bureau où des experts des sciences sociales de tous les horizons seraient en mesure de recueillir des données et d’établir les cadres nécessaires pour s’attaquer à ces problèmes, je pense que nous devons également nous pencher sur les différentes formes de discrimination en collaboration avec l’ensemble du gouvernement afin d’éradiquer la haine et le soutien des suprémacistes blancs et de financer des moyens de réduire les crimes violents.
La présidente : Monsieur Abukar, souhaitez-vous intervenir?
M. Abukar : Je suis d’accord avec mes collègues. D’après ce que j’ai compris, cette fonction ne relèverait pas d’une seule personne, mais d’un bureau où... Ce qui se passe souvent, c’est que si vous confiez à une seule personne la tâche de traiter un dossier aussi volumineux et important que l’islamophobie, elle n’y arrivera pas parce qu’elle sera complètement épuisée et débordée.
Selon moi, il faudrait mettre sur pied un processus, un système ou un bureau spécial qui pourrait avoir accès aux bureaux gouvernementaux et aux intervenants pertinents. Je suis d’accord avec M. Sukhera sur le fait qu’il faut créer un lien interconfessionnel afin que les problèmes que connaissent tous les groupes soient traités de façon systématique. Notre pays doit se doter d’un système pour traiter ces problèmes de haine et promouvoir l’inclusion et l’équité de manière générale.
La présidente : Je vous remercie. Les témoins précédents nous ont également dit que ce bureau serait un trop lourd fardeau pour une seule personne et que nous devrions y affecter deux ou même trois personnes.
La sénatrice Jaffer : Madame Jackson-Best, il y a beaucoup de sénateurs musulmans, mais il y a aussi un député musulman noir de Toronto, le ministre Ahmed Hussen.
J’ai une question pour vous trois. Elle m’est venue à l’esprit aujourd’hui, surtout en écoutant les témoins du groupe précédent, et même avant, mais je ne l’ai jamais posée. Les nouveaux arrivants au Canada se font dire qu’ici, ils seront traités sur un pied d’égalité, que c’est une société est pluraliste et qu’il n’y a pas de discrimination. Le plus difficile pour eux, c’est que malgré cela, ils sont quand même victimes de discrimination, que ce soit à cause de leur couleur ou de leur religion, ou les deux, ce qui encore pire. Je veux savoir ce que vous pensez de cela.
Je vais commencer par vous, madame Jackson-Best. Lors de nos audiences à Edmonton — je ne peux oublier cette expérience —, il a été très difficile d’entendre des femmes musulmanes noires raconter les agressions qu’elles avaient subies. Elles ont aussi dit que les policiers s’en prenaient parfois à elles quand elles tentaient de se défendre, au lieu d’accuser la personne qui les avait agressées. Avez-vous vécu une expérience semblable? Je vais commencer par vous, professeure.
Mme Jackson-Best : Pour être honnête, je n’ai jamais été agressée physiquement, et je pense que cela a beaucoup...
La sénatrice Jaffer : Désolée de vous interrompre. Je voulais dire avez-vous déjà entendu parler d’expériences de ce genre?
Mme Jackson-Best : Bien sûr, sans aucun doute. Personnellement, je n’ai jamais été victime d’agression islamophobe, mais plutôt de propos et de microagressions islamophobes. J’ai beaucoup d’amis qui ont été agressés verbalement ou physiquement parce qu’ils étaient musulmans.
En toute franchise, j’ai fréquenté une école primaire islamique à Mississauga et j’en entendais déjà parler à l’époque, c’était dans les années 1990, sans vouloir révéler mon âge. Des jeunes filles de mon école racontaient parfois que quelqu’un leur avait enlevé leur hidjab dans la rue ou dans l’autobus. Des amies qui ont fréquenté la même école m’ont aussi raconté qu’à l’Halloween, chaque année, les murs de notre école étaient éclaboussés d’œufs et couverts de dessins ou de commentaires antimusulmans. Ces dégradations avaient cours dans cette communauté tous les ans, à l’Halloween, parce que cette ancienne école publique avait été achetée par l’école islamique.
Ce n’est donc pas un phénomène nouveau. Quand j’entends parler de ces jeunes femmes de l’Alberta, ma première réaction, c’est de dire : « C’est encore comme ça? » Ce n’est pas de l’incrédulité, c’est simplement une constatation. C’est la même situation que dans ma jeunesse et elle ne fait qu’empirer.
Je suis désolée, j’ai oublié votre première question.
La sénatrice Jaffer : Je disais que tous ceux d’entre nous qui choisissent de venir au Canada s’imaginent arriver dans une société pluraliste où tout le monde est traité également et où vous pouvez pratiquer votre religion. Mais en arrivant, ils constatent qu’ils ne sont pas traités sur un pied d’égalité et que ce n’est pas une société pluraliste et que la discrimination fondée sur la religion est encore plus présente.
Je suis certaine que vous avez tous vécu cette expérience. Je vous demande donc ce que nous pouvons faire pour régler ce problème. Comment pouvons-nous faire comprendre à la classe politique que ce pays n’est pas aussi égalitaire qu’on le dépeint partout dans le monde?
Mme Jackson-Best : Merci beaucoup pour cette question. Je ne suis pas immigrante, je suis née ici. Mes deux parents ont immigré ici, mon père de la Barbade et ma mère des États-Unis. Leurs expériences sont donc très différentes quant aux obstacles auxquels ils se sont heurtés en venant ici et aux choses qui leur ont facilité la vie. Comme ils sont tous les deux noirs, ils ont évidemment vécu de la discrimination fondée sur la couleur de leur peau.
Je pense que nos communautés doivent se faire entendre, s’organiser et s’entraider. Nous aurons beau tenir des sommets fédéraux et des tables rondes provinciales sur l’islamophobie, c’est au sein des collectivités que le vrai travail se fait au quotidien. Nous devons nous donner les moyens de faire ce travail et nous assurer qu’il est diversifié et qu’il reflète nos diverses identités qui s’entrecroisent. Nous devons aussi faire en sorte que les groupes les plus marginalisés d’entre nous soient parfois mis de l’avant, non pas symboliquement, mais de façon concrète et durable, et qu’ils aient un soutien.
Il ne faut pas imposer l’entière responsabilité à la collectivité, mais c’est cette dernière qui a toujours fait ce travail et continuera de le faire, que nos gouvernements s’y intéressent ou non ou qu’ils décident ou non de se dessaisir de cette responsabilité. Il faut que les élus soient présents à tous les niveaux, du gouvernement fédéral jusqu’aux municipalités.
Comme je l’ai dit, nous devons créer de véritables relations au sein de nos collectivités et, par l’entremise de ces dernières, nous devons encadrer les gens afin qu’ils puissent s’acquitter de ces rôles de leadership et remettre en question les structures existantes. Nous ne pouvons pas nous arrêter. Nous devons maintenir la pression.
La présidente : Avant d’inviter les autres témoins à répondre, je vous signale que la sénatrice Omidvar souhaite poser une question. Je vous demanderais donc de répondre brièvement à la question de la sénatrice Jaffer.
Dr Sukhera : Je peux répondre brièvement à la question de la sénatrice Jaffer. Je pense que nous négligeons cette question depuis beaucoup trop longtemps. Il y a deux ans à peine, au beau milieu de la pandémie, certains représentants de la santé publique se demandaient pourquoi nous devions mesurer les résultats en fonction du racisme. Cela n’existe pas. Si nous examinons la documentation sur la santé mentale pour essayer de mesurer la disproportionnalité des données en fonction de l’identité ethnique et religieuse, ces données n’existent pas parce que nous n’avons pas vraiment fait un bon travail au Canada pour recueillir des données nous permettant de démontrer la disproportion qui mène à cette spirale où les gens doivent faire la preuve qu’ils subissent des préjudices au quotidien. La différence marquée par rapport à mes expériences de vie et de travail aux États-Unis, c’est que là-bas, les données sur la disproportionnalité des résultats socioéconomiques sont plus facilement accessibles. Je pense vraiment que c’est un travail concret que nous devons faire mieux au Canada.
La présidente : Je vous remercie.
Monsieur Abukar, avez-vous un bref commentaire à faire?
M. Abukar : Je dirais la même chose. Nous devons fournir un financement aux organisations communautaires, y compris aux communautés musulmanes et racialisées, afin qu’elles aident les gens à mieux comprendre. Je suis aussi d’accord avec ce que M. Sukhera a dit concernant la collecte de données relatives à la race, parce que ces données peuvent, en fait, éclairer les politiques et nous donner plus d’information sur la disproportionnalité.
La sénatrice Omidvar : Pouvez-vous parler de la pertinence de la Loi canadienne sur les droits de la personne? À en juger par tous les témoignages entendus aujourd’hui, cette loi répond-elle toujours aux besoins du jour ou y aurait-il lieu de la réviser?
Mme Jackson-Best : Merci beaucoup pour cette question. Je pense qu’elle est tout à fait justifiée et qu’elle tombe à point nommé, en particulier parce que je viens d’examiner les recommandations que le Conseil national des musulmans du Canada a formulées en 2021. Il recommandait justement un examen législatif de la Loi canadienne sur les droits de la personne :
Étant donné que la LCDP prévoit maintenant un recours civil, il doit y avoir un examen législatif exhaustif de la LCDP dans le cadre d’un renouvellement global de la façon dont le Canada traite les formes modernes d’islamophobie et de haine, particulièrement dans l’espace numérique, tout en assurant et en protégeant les libertés des Canadiens de critiquer légitimement diverses idéologies, les actions de l’État et la pratique religieuse.
C’est le Conseil national des musulmans qui le dit. La collectivité est d’avis que cela ne suffit plus. Cette loi n’est pas aussi robuste qu’elle pourrait l’être. Elle n’est pas aussi exhaustive qu’elle pourrait l’être. Elle doit faire l’objet d’un examen. Nous devons veiller à ce que l’islamophobie soit au premier plan de cet examen et incluse dans la définition et dans la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Dr Sukhera : Je suis d’accord avec ma collègue.
La présidente : Merci beaucoup. Monsieur Abukar, vous êtes d’accord? Je vous remercie beaucoup.
Je tiens à remercier sincèrement nos témoins. Vous avez été un excellent groupe. Merci d’avoir accepté de participer à notre étude. Votre contribution est fort appréciée et nous sera très utile.
(La séance est levée.)