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RIDR - Comité permanent

Droits de la personne

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES DROITS DE LA PERSONNE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 18 mars 2024

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui, à 17 heures (HE), pour poursuivre son étude de la réponse du gouvernement au quatrième rapport du Comité sénatorial permanent des droits de la personne, intitulé Droits de la personne des personnes purgeant une peine de ressort fédéral, déposé au Sénat le 16 juin 2021 durant la deuxième session de la quarante-troisième législature; et, à huis clos, pour étudier un projet d’ordre du jour (travaux futurs).

La sénatrice Wanda Thomas Bernard (vice-présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La vice-présidente : Bonjour. Je m’appelle Wanda Thomas Bernard. Je suis sénatrice de la Nouvelle-Écosse et vice-présidente du comité, et je présiderai une partie de la séance d’aujourd’hui.

Nous tenons aujourd’hui une réunion publique du Comité sénatorial permanent des droits de la personne. J’invite mes honorables collègues à se présenter.

[Français]

La sénatrice Gerba : Bienvenue. Amina Gerba, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Omidvar : Bonjour. Je suis Ratna Omidvar, de Toronto.

La sénatrice Pate : Bienvenue, monsieur Zinger. Je suis Kim Pate. Je vis ici, dans le territoire non cédé du peuple algonquin anishinabe.

La vice-présidente : Merci.

Avant de commencer les délibérations officielles, j’ai une motion d’ordre administratif que j’aimerais que quelqu’un présente. La motion est la suivante :

Que nonobstant la pratique habituelle, et conformément à l’article 12-17 du Règlement, le comité soit autorisé à entendre des témoignages cet après-midi en l’absence de quorum, si nécessaire, pourvu que deux membres du comité soient présents.

La sénatrice Pate propose la motion. Chères collègues, sommes-nous en faveur? Oui. Je déclare la motion adoptée.

Cet après-midi, le comité va poursuivre son étude de la réponse du gouvernement à son rapport intitulé Droits de la personne des personnes purgeant une peine de ressort fédéral. Cela se fera en deux parties. Pendant chaque partie, nous entendrons des témoins, et puis les sénatrices pourront leur poser des questions. Nous avons demandé aux témoins de prononcer des exposés liminaires de cinq minutes.

Je vais maintenant présenter le premier témoin. Je souhaite la bienvenue à Ivan Zinger, enquêteur correctionnel du Canada du Bureau de l’enquêteur correctionnel du Canada, avec nous en personne. Monsieur Zinger, je vous invite à faire votre exposé liminaire. J’aimerais souligner que nous avons invité M. Zinger cet après-midi pour qu’il fasse des observations sur la réponse du gouvernement.

Ivan Zinger, enquêteur correctionnel du Canada, Bureau de l’enquêteur correctionnel : Madame la présidente et membres du comité, je vous remercie de me donner l’occasion de commenter cet important rapport. Il s’agit d’un examen majeur et très complet de tous les aspects des activités de Service correctionnel Canada qui touchent aux droits de la personne des gens placés sous sa responsabilité, sa garde et sa surveillance. Il est le fruit de cinq ans de travail, et se fonde sur 28 visites d’établissements et les témoignages de 155 personnes.

Comme je le dis depuis plus de 25 ans, les services correctionnels, c’est une affaire de droits de la personne, car presque toutes les décisions que l’organisation prend ont un effet sur les droits des personnes incarcérées dans des établissements fédéraux et de celles qui purgent le reste de leur peine dans la collectivité. J’apprécie beaucoup que cette question soit examinée par votre comité sénatorial sous l’angle des droits de la personne.

Ce rapport est excellent et exhaustif. Ses conclusions et ses recommandations recoupent largement les nombreux rapports externes sur les services correctionnels fédéraux, y compris ceux de mon bureau, du Bureau du vérificateur général, des bureaux des coroners et des médecins légistes provinciaux, de nombreux autres rapports des comités du Sénat et de la Chambre des communes, de l’enquête sur les femmes et les filles autochtones assassinées et disparues et, enfin, de la Commission de vérité et réconciliation, pour n’en nommer que quelques-uns.

Ce rapport sénatorial fait état de lacunes importantes et systémiques en matière de droits de la personne dans tous les aspects des activités de SCC. Je note que dans les 71 recommandations auxquelles le gouvernement a donné suite, 60 étaient adressées à Service correctionnel du Canada, l’organisme que j’ai la responsabilité de surveiller.

D’après moi, la réponse consolidée et par thème du gouvernement comprend des descriptions de politiques et d’initiatives existantes déjà en cours. Il n’y a pas de nouveaux engagements, seulement des pratiques et des efforts en vigueur qui étaient d’ailleurs présents au moment où le comité a fait ses visites et enquêté sur Service correctionnel du Canada. Dans la réponse du gouvernement, je n’ai trouvé aucune nouvelle initiative inspirée par ce rapport.

Bien que je reconnaisse le travail actuel et les nombreuses politiques énumérées dans la réponse du gouvernement, à mon avis, ce n’est pas suffisant. La réponse n’est pas à la hauteur de la gravité des violations des droits de la personne signalées dans votre rapport.

[Français]

L’idéal serait que Service correctionnel Canada (SCC) réponde à chacune des 71 recommandations et indique plus clairement pour chacune d’entre elles si elles sont acceptées, acceptées en partie ou simplement rejetées. Pour les recommandations acceptées ou acceptées en partie, une réponse appropriée comprendrait une liste de mesures concrètes à mettre en œuvre, des résultats précis à atteindre et enfin, des échéanciers.

Mon conseil non sollicité à votre comité serait de demander à Service correctionnel Canada une telle réponse.

Enfin, sur une note positive, la majorité du personnel de SCC est bien intentionné, dévoué et désireux de bien faire dans un travail qui est souvent très difficile.

Il est clair pour moi que le problème des résultats négatifs que vous avez observés est le produit d’une culture qui est structurellement ancrée dans cette organisation, et ce, depuis de nombreuses années. Je pense qu’il y a là une occasion pour le service de montrer qu’il peut prendre acte des défis auxquels il est confronté et admettre l’existence de lacunes importantes en matière de droits de la personne. Une réponse franche, transparente et responsable à chacune de vos importantes recommandations constituerait un grand pas en avant pour remédier à cette culture et améliorer la reddition de comptes. Je serai heureux de répondre à vos questions. Merci.

[Traduction]

La vice-présidente : Merci de votre exposé, monsieur Zinger.

Avant de passer aux questions, je demanderais aux membres du comité et aux témoins en salle de bien vouloir éviter, pendant la réunion, de trop s’approcher du microphone ou de retirer leur oreillette lorsqu’ils le font. Cela permettra d’éviter tout effet Larsen qui pourrait avoir des conséquences néfastes sur le personnel du comité présent dans la salle.

Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs. Chers collègues, vous disposez de cinq minutes pour poser vos questions, et cela comprend le temps des réponses.

La sénatrice Omidvar : Monsieur Zinger, merci d’être ici et merci de votre déclaration écrite. Elle est vraiment facile à suivre et à comprendre, mais j’ai besoin d’un peu plus d’explications sur un commentaire que j’ai déjà entendu à maintes reprises, et que vous faites à nouveau, à savoir que le personnel de SCC est bien informé, bien intentionné et dévoué, mais qu’il y a une certaine culture structurellement implantée dans cette organisation. Pourriez-vous clarifier et développer un peu ce point?

M. Zinger : Il est toujours difficile de cerner la culture, mais il est clair pour moi qu’il y a un très grand décalage entre ce que Service correctionnel du Canada dit qui se passe dans ses pénitenciers et ce qui s’y passe réellement; et quand je dis « Service correctionnel du Canada », permettez-moi de préciser en disant « l’administration centrale ».

Au cours de la fin de semaine, j’ai relu votre très important rapport et j’ai constaté qu’il commence par présenter ce que la loi prévoit, puis il y a une citation de Service correctionnel du Canada, c’est-à-dire de l’administration centrale, qui décrit ce que devraient être les politiques et les diverses initiatives. Le rapport parle ensuite de vos visites et du fait que vous, les membres du comité, n’avez pas constaté ce que l’administration centrale vous a dit que vous devriez voir, et vous avez donc formulé des recommandations concernant principalement le respect de l’État de droit et des droits de la personne. Ce décalage m’inquiète.

La culture imprègne toute une organisation. Il serait trop facile de pointer du doigt un seul aspect et de dire, « Oh, et bien, ce sont les agents correctionnels qui sont responsables de cette culture » ou « C’est le Syndicat des agents correctionnels du Canada ». Je pense que c’est à tous les niveaux, et c’est pourquoi les dirigeants de Service correctionnel du Canada pourraient saisir l’occasion et prendre le temps de bien répondre à votre rapport et d’être plus francs, ouverts, transparents et responsables.

La sénatrice Omidvar : Pensez-vous que la réponse thématique qu’ils nous ont fournie, et que nous examinons avec vous, était une façon de nous jeter de la poudre aux yeux?

M. Zinger : De quoi?

La sénatrice Omidvar : De nous jeter de la poudre aux yeux.

M. Zinger : Je suis désolé. De faire quoi?

La sénatrice Omidvar : De nous jeter de la poudre aux yeux.

M. Zinger : Je ne pense pas que Service correctionnel ait, par exemple, menti au comité. Je ne pense pas que ce soit son intention. Le fait demeure qu’il ne vous présente pas un tableau complet, et s’il me reste deux minutes pour l’expliquer, je peux vous donner des exemples.

La sénatrice Omidvar : Oui.

M. Zinger : Le Service correctionnel dirait qu’il a tous ces programmes formidables comme CORCAN, qu’il offre un excellent accès à l’éducation et qu’il a plein d’initiatives qui soutiennent la population carcérale, mais quand on visite une prison — et vous l’avez fait —, on constate que ces merveilleuses possibilités de parfaire son éducation, de répondre à ses besoins criminogènes à l’aide des programmes et de suivre une formation professionnelle sont réservées à une petite poignée de détenus.

Je vais vous donner un exemple. J’ai visité quatre pénitenciers depuis le début de février dans le cadre d’une enquête systémique que nous menons au sujet de la sécurité maximale. Voici quelques chiffres que j’ai glanés pendant mes visites. À l’établissement de Millhaven, par exemple, il y a 350 personnes détenues réparties entre Millhaven et le Centre régional de traitement. Environ 20 % de ces détenus seulement ont participé à un programme pendant le dernier exercice, et 20 % aussi pendant l’exercice actuel, et c’est un record pour les établissements à sécurité maximale. C’est le taux le plus élevé. Il n’y a pas de programme CORCAN à Millhaven.

À l’établissement de l’Atlantique, il y a 190 prisonniers, dont seulement 3 participent aux initiatives préparatoires aux Sentiers autochtones, alors qu’il y a 50 prisonniers autochtones dans cet établissement. Il y en a 70 qui sont inscrits à l’école, mais ils n’y vont qu’un avant-midi ou deux par semaine, donc deux heures et demie par semaine, grosso modo. Comment peut-on espérer accomplir quoi que ce soit à ce rythme? Seulement 13 % des détenus vont participer à un programme de base cet exercice-ci. Seulement 6 de ces 190 détenus participent au programme d’emploi de CORCAN le matin.

Quand j’ai visité l’établissement de Donnacona, sur 285 personnes incarcérées, seulement 10 étaient inscrites à des programmes, et seulement 8, soit 3 % de la population, participaient au programme d’emploi de CORCAN.

Enfin, à l’établissement d’Edmonton, seulement 8 prisonniers sur 240 sont inscrits initiatives préparatoires aux Sentiers autochtones, alors que la grande majorité de la population carcérale est autochtone. Il n’y a pas de programme CORCAN là non plus. C’est la réalité.

On entend parler de tous ces beaux programmes et de toutes ces merveilleuses initiatives, mais ceux qui en ont besoin n’y ont pas suffisamment accès. C’est ce qu’il faut retenir de cette réponse. J’ai rencontré tellement d’enseignants, d’animateurs de programmes et de gestionnaires dévoués qui travaillent extrêmement fort, mais qui sont limités dans ce qu’ils peuvent faire. Si les obstacles qui nuisent à la prestation des programmes et des services ne peuvent pas être aplanis, alors telle est la situation.

La vice-présidente : Monsieur Zinger, avant de laisser la sénatrice Pate vous poser une question, j’aimerais poursuivre dans la même veine que la sénatrice Omidvar. Vous dites qu’il y a beaucoup d’obstacles et que le personnel vous en parle. Pouvez-vous expliquer au comité quels sont les principaux obstacles qui nuisent à la prestation des programmes?

M. Zinger : Oui. Je me concentre sur les établissements à sécurité maximale, mais les mêmes constatations s’appliquent aux autres institutions, dans une certaine mesure. Dans les établissements à sécurité maximale, il y a une multiplication des sous-populations. Par exemple, à l’établissement d’Edmonton, il n’y a pas une ou deux populations carcérales, comme la population générale et les unités d’intervention structurée. Non, il y a 10, parfois même 12 sous-populations qui doivent être séparées les unes des autres.

Si on ne peut pas mélanger les sous-populations, comment envoyer les détenus suivre des cours? Il faut garder ces 10 ou 12 sous-populations séparées. Cela nuit énormément à la prestation des services et à l’offre de programmes, de cours et de formations. C’est comme essayer de faire fonctionner 10 ou 12 prisons différentes sous un même toit.

Il y a aussi des problèmes difficiles à comprendre, par exemple avec les Sentiers autochtones et les initiatives préparatoires à ceux-ci. Le financement est très limité, et ce sont des aînés qui offrent les services en fonction du nombre de places qui ont été financées. Pour les Sentiers autochtones, nous savons qu’il y a environ 350 lits ou places. Le nombre de prisonniers autochtones s’élève actuellement à environ 4 500. Cela veut donc dire que moins de 10 % d’entre eux peuvent profiter de ce programme, et les lits ne sont pas toujours pleinement occupés. C’est un autre obstacle.

Je crois qu’on pourrait aussi avancer que les programmes du Service correctionnel du Canada auraient besoin d’être entièrement revus. Je ne comprends pas vraiment pourquoi; il dispose pourtant d’énormément de ressources comparativement à ce qu’on voit dans les autres pays, et la répartition du personnel entre la sécurité, la prestation des services et les soins et la réadaptation est bonne. Je crois que cela fait partie du problème.

La vice-présidente : Merci.

La sénatrice Pate : Merci, monsieur Zinger. J’ai quelques questions.

Vous avez exprimé des préoccupations par rapport au regroupement thématique des recommandations dans la réponse du gouvernement. Lors de notre dernière réunion portant sur le rapport, le représentant de Sécurité publique Canada a laissé entendre que c’était parce qu’un certain nombre de recommandations étaient... que le gouvernement a l’habitude de regrouper ainsi les recommandations dans ses réponses aux rapports. J’ai été extrêmement surprise de lire cela. Je n’étais pas présente lors de cette réunion, mais je regardais la diffusion et j’ai relu la transcription par la suite. Pourtant, la réponse du gouvernement au rapport de 2018 du comité de la condition féminine de la Chambre des communes sur les prisons fédérales contenait 96 recommandations, et la réponse au rapport de 2018 du comité de la sécurité publique de la Chambre des communes sur les prisons fédérales contenait 19 recommandations, mais ni l’une ni l’autre de ces réponses ne regroupait les recommandations de manière thématique. Avez-vous déjà observé un tel regroupement des recommandations? Est-ce une nouvelle façon de faire? Pouvez-vous nous en dire plus là-dessus?

Relativement aux nombreuses recommandations du comité concernant l’élimination du recours à l’isolement, que ce soit dans les unités d’intervention structurée ou ailleurs, la réponse du gouvernement laisse croire que cette pratique n’a plus cours. En fait, dans un autre comité, la commissaire a même affirmé que l’information que vous avez donnée sur les sous-populations semble être incorrecte. J’aimerais que vous nous disiez ce que vous pensez de ces deux aspects des réponses du Service correctionnel.

M. Zinger : Bien sûr.

Je crois qu’il est hautement inhabituel qu’une réponse soit organisée ou regroupée par thèmes. Le seul exemple que nous avons commenté auquel je peux penser est la réponse à l’enquête du coroner sur Ashley Smith. Nous l’avions mentionné dans notre rapport annuel 2014-2015. J’aimerais vous lire ce que nous avions écrit à l’époque. Ces commentaires portaient sur la réponse thématique officielle du Service correctionnel, mais ils s’appliquent presque tout aussi bien au cas qui nous occupe — il n’y a qu’à remplacer le titre.

Je vais lire un extrait, alors pardonnez-moi. Voici ce que nous avions écrit :

La réponse en soi, tant par sa forme que par son contenu, est frustrante et décevante. [...] En raison de cette approche [...]

C’est-à-dire le regroupement par thèmes.

[...] il est difficile de savoir quelles sont les recommandations approuvées et appuyées par rapport à celles qui ont été rejetées, ignorées ou appuyées en partie seulement.

Le SCC soutient qu’une réponse thématique avait été demandée parce que les 104 recommandations du jury portaient sur une vaste gamme d’enjeux. Même s’il est fait allusion à une réponse concrète, exhaustive et complète, il ne s’agit pas d’un point de vue largement partagé. Les commentaires du public et des intervenants, le jour même de la publication et par la suite, n’ont pas été favorables.

À de nombreux niveaux, la réponse rate simplement la cible. Il s’agit largement d’une rétrospective passéiste d’un domaine familier plutôt que d’un engagement à élaborer un programme correctionnel davantage axé sur des réformes. Elle ne réussit pas à souscrire à des recommandations de base en matière de prévention, de surveillance et d’obligation de rendre compte formulées par le jury.

Remplacez « jury » par « rapport du Sénat » et le commentaire frappe en plein dans le mille.

Je n’ai pas trouvé d’initiative ou d’engagement qui n’était pas déjà là lorsque le comité s’est penché sur le Service correctionnel. Je peux me tromper — et si je me trompe, il faudrait poser la question au Service correctionnel du Canada —, mais j’ai lu la réponse quelques fois et je n’ai pas trouvé une seule initiative qui découle de vos constatations et recommandations ou qui s’en inspire. Pas une seule. Si je me trompe, j’aimerais bien le savoir, parce que j’ai lu la réponse plusieurs fois et je n’en ai trouvé aucune.

Je crois que vous m’avez aussi posé une question sur les sous-populations?

La sénatrice Pate : Oui, et je voudrais aussi savoir pourquoi, selon vous, le gouvernement et le Service correctionnel disent au comité qu’il n’y a pas d’isolement dans les unités d’intervention structurée dans les prisons, ce qui n’est pas conforme à ce que vous avez observé lors de vos visites et à ce qui est indiqué dans vos rapports et de nombreux autres rapports ministériels, y compris ceux de l’organe consultatif du ministère en question.

M. Zinger : Au sens strict, je suis d’accord avec le Service correctionnel, puisque l’isolement cellulaire, qui est défini par l’ONU comme était au moins 22 heures d’incarcération en cellule, ne se produit pas très souvent. Cela peut arriver dans les unités d’intervention structurée, mais il y a une foule de mécanismes pour réagir dans une telle situation. C’est censé être surveillé de près.

Or, ce que nous avons constaté, c’est que certaines sous-populations sont soumises à des conditions d’isolement qui ressemblent beaucoup aux unités d’intervention structurée, mais, malheureusement, ne jouissent pas des protections procédurales et des services auxquels les unités d’intervention structurée ont accès selon la loi. Ces unités portent différents noms, mais ces détenus passent trop de temps enfermés dans leur cellule. S’ils ont la possibilité de sortir, ils refusent parfois parce qu’ils n’ont pas envie de traîner dans un corridor, dans une aire commune minuscule ou dans une cour complètement déshumanisée — avec des murs de béton, des plateformes de ciment et parfois même un toit. Les détenus de certaines de ces unités sont soumis à des conditions qui ressemblent à celles des unités d’intervention structurée, mais ils n’ont pas droit à des visites quotidiennes du directeur de l’établissement ou d’un professionnel de la santé. Leurs deux heures de contact humain ne sont pas garanties, et leur dossier n’est certainement pas revu régulièrement pour voir s’ils pourraient être transférés dans une unité moins restrictive.

[Français]

La sénatrice Gerba : Monsieur Zinger, vous indiquez dans votre introduction que la réponse du gouvernement au rapport de ce comité n’est pas proportionnelle à la gravité des violations des droits de la personne qui ont été constatées.

Les membres de ce comité et les auditeurs qui nous écoutent aimeraient savoir à quelles violations vous faites allusion; plus précisément, qu’auriez-vous voulu voir dans la réponse du gouvernement et qu’est-ce qui n’y figure pas?

M. Zinger : Merci infiniment pour votre question. Le rapport est très critique de la façon dont le service met en œuvre les dispositions législatives. Vous avez certainement documenté de façon systématique des violations en ce qui touche les personnes qui sont jugées plus vulnérables dans nos pénitenciers; on parle des Autochtones, des gens de race noire, des femmes, des gens issus de communautés LGBTQ, et cetera. Pour moi, il est clair que les gens qui ont des problèmes de santé mentale ou des déficiences cognitives, par exemple... Tous ces gens sont mal servis par le service, et ce dernier ne respecte pas les normes sur le plan de la législation. C’est pour cette raison que plusieurs de vos recommandations — et simplement en documentant tout cela... Vous dites au service de se conformer à la loi actuelle et c’est, dans bien des cas, les recommandations que vous faites.

La sénatrice Gerba : Quand on regarde le 49e rapport de votre bureau, on se rend compte que ce ne sont pas des moyens financiers qui manquent à Service correctionnel Canada (SCC) ni les ressources humaines. On compte en effet 1,2 employé de SCC pour chaque prisonnier; c’est ce que dit votre rapport. Cela représente un ratio très élevé dans le monde. On voit aussi très clairement que les services sont financés à hauteur de 2,9 milliards de dollars. Donc, si les graves lacunes que nous avons constatées et identifiées dans ce rapport ne sont pas attribuables au manque de financement, comment expliquez-vous qu’on en soit arrivé là? Selon vous, la réponse du gouvernement s’attaque-t-elle aux véritables causes des problèmes qui ont été relevés?

M. Zinger : Oui. Juste pour mettre à jour les données que vous avez évoquées, le ratio maintenant est d’un pour un. Après la pandémie, on a vu que la proportion de la population carcérale a augmenté; on en est maintenant à un ratio d’un détenu par employé et à environ 220 000 $ par détenu par année en moyenne. Cela représente des sommes extrêmement importantes et le Canada figure maintenant... Si le Canada n’est pas en tête, il est certainement un chef de ligne sur les plans du financement et des ressources allouées à ces prisonniers qui purgent des peines de deux ans.

Personnellement, je n’ai aucun problème à dépenser autant d’argent et à avoir autant de personnes qui travaillent sur ces dossiers, mais quand vous avez produit votre rapport — et c’est la même chose pour mes propres rapports —, pourquoi était-ce si difficile de trouver un aspect où le service performe de façon excellente? On se demande ce qui s’est passé. Pourquoi est-on incapable ultimement d’améliorer la sécurité publique avec autant de ressources?

C’est la raison pour laquelle je crois qu’il est temps et que SCC est mûr pour être assujetti à une revue de programme, afin justement d’examiner le profil des délinquants et des délinquantes qui purgent une peine au fédéral et de déterminer quels sont leurs besoins en matière de soins de santé, de soins de santé mentale. En ce qui concerne les Autochtones, les Noirs et les femmes, quels sont les besoins en matière d’éducation et de travail, et qu’est-ce qu’on aurait besoin de faire pour s’assurer qu’ils sortent des pénitenciers avec de meilleurs outils et une meilleure chance d’être réintégrés dans la société de façon sécuritaire? Une fois qu’on aura fait cette analyse, il faudra voir ce que SCC a comme brochette d’employés et faire des ajustements — et je pense qu’ils sont nécessaires.

J’ai aussi parlé du besoin que le service se retire de certains champs, parce que sa capacité d’effectuer des réformes est considérablement atténuée et qu’il faut faire des changements radicaux. On parle, par exemple, des délinquants âgés, qui sont très mal servis par SCC. Pourquoi y a-t-il tant de gens qui ont des problèmes de santé très sérieux, qui ont des problèmes de démence, qui souffrent d’Alzheimer, de problèmes de mobilité extrême? Pourquoi sont-ils encore dans les pénitenciers? Ce n’est pas clair. Ces gens devraient sortir des pénitenciers et le service devrait financer des lits dans la communauté. C’est la même chose pour les Autochtones — et j’en ai parlé très souvent —, qui ont besoin que le service réalloue une grande partie de son budget pour financer des centres de ressourcement autochtones.

Un autre segment de la population qui ne devrait pas se trouver dans les pénitenciers est celui des personnes qui ont de graves problèmes de santé mentale, qui sont soit déconnectés de la réalité, soit suicidaires, ou qui se mutilent de façon très sérieuse. Ces gens-là n’ont rien à faire dans les pénitenciers et devraient être admis dans des hôpitaux psychiatriques sécuritaires externes, parce qu’ils sont avant tout des patients, et non des délinquants.

Finalement, le quatrième segment de la population où le service devrait prioriser des réformes est celui des femmes. Pour moi, les établissements à sécurité maximum, les pénitenciers féminins sont inadéquats — je dirais même qu’ils sont presque inhumains. Si on parle des conditions de détention, la majorité des personnes qui sont incarcérées dans ces unités à sécurité maximum sont autochtones, et elles sont nombreuses à avoir de sérieux problèmes de santé mentale ou des problèmes de déficience cognitive. C’est ridicule que ces gens soient incarcérés dans des conditions de détention aussi restrictives, qui ne répondent pas à leurs besoins sur le plan de la santé mentale.

La sénatrice Gerba : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Ataullahjan : Je suis désolée d’être en retard. Mon vol était à 14 heures, et je croyais que cela me donnerait suffisamment de temps.

Je ne sais pas si cette question a déjà été posée, mais Catherine Latimer, la directrice de la Société John Howard du Canada, a mentionné un cas troublant lorsqu’elle a comparu devant notre comité. Elle a raconté qu’un homme musulman purgeant une peine fédérale avait subi des représailles parce qu’il avait discuté avec nous de ses préoccupations liées à ses droits fondamentaux. Il a dit qu’il avait été placé en isolement dans un autre établissement après que des agents correctionnels lui aient dit qu’il s’était mis dans le pétrin parce qu’il était allé bavasser à notre comité.

Êtes-vous au courant d’autres allégations de représailles en lien avec votre étude? Nous nous sommes déplacés et nous avons parlé à des gens. Des personnes ont été très franches avec nous. Les gens qui viennent parler à un comité sont-elles protégées? Ne devrait-il pas y avoir des mesures de protection pour éviter que ces gens soient punis pour avoir répondu à nos questions?

M. Zinger : Je peux vous dire que Catherine Latimer communique régulièrement avec mon bureau. Nous nous penchons sur tous les cas qui la préoccupent. C’est ce que je voulais dire pour commencer.

Je crois que les cas flagrants de représailles comme celui dont vous parlez sont plutôt rares, mais pas sans précédent. Certaines dispositions de la loi prévoient que les détenus qui font une plainte ou présentent un grief ne doivent pas subir de représailles ou quelque conséquence négative que ce soit. Selon moi, il en est probablement ainsi dans l’immense majorité des cas.

Je peux vous dire que notre bureau, qui est indépendant, reçoit entre 5 000 et 6 000 plaintes en moyenne. Le Service correctionnel, qui a son propre système de gestion des griefs, reçoit probablement plus de 15 000 plaintes par année, probablement près de 20 000. Les détenus ne se gênent pas pour se plaindre. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas à l’occasion des cas isolés sur lesquels nous ferions enquête.

La sénatrice Ataullahjan : Êtes-vous au courant du cas précis dont j’ai parlé? Est-ce qu’il a été porté à votre attention? Pouvez-vous nous dire ce qui est arrivé à cet homme?

M. Zinger : Je ne fais jamais de commentaires sur les cas individuels. C’est une exigence de la loi. En tant qu’ombudsman pour le service correctionnel fédéral, je suis tenu de garder confidentielle l’identité des plaignants, de leur famille et des tierces parties. Je peux toutefois vous dire que Catherine Latimer nous fait part régulièrement de cas liés au traitement réservé à certains prisonniers. Par rapport à la préoccupation que vous soulevez, tout ce que je peux dire, c’est que nous faisons enquête sur tous les cas qu’elle porte à notre attention.

La sénatrice Ataullahjan : Merci.

La vice-présidente : Merci, monsieur Zinger.

Chers collègues, nous sommes tellement peu nombreux que j’ai vraiment laissé aller les choses, côté temps. Je vais maintenant m’en tenir au temps de parole alloué, car trois autres sénateurs veulent poser des questions.

La sénatrice Pate : Je veux revenir sur ce qu’a dit la sénatrice Ataullahjan. Votre réponse m’a donné l’impression que certaines personnes à l’écoute pourraient croire que la procédure de grief ou de plainte est efficace. Je sais que lorsqu’une plainte vous est soumise et que vous intervenez, le suivi n’est pas le même que quand elle est adressée au Service correctionnel. Nos recommandations sur la nécessité d’une surveillance judiciaire et de recours externes en cas d’infraction à la loi ainsi que sur l’accès élargi à votre bureau vous étonnent-elles?

Avant que vous ne répondiez, j’aimerais savoir ce que vous pensez de certaines des autres recommandations. Vous avez évoqué le fait que le placement pénitentiaire des femmes, en particulier, est souvent à sécurité excessive. Je sais que vous êtes au courant des études, dont la professeure Moira Law et d’autres personnes ont parlé au comité, qui préconisent de placer d’office les femmes dans un milieu à sécurité minimale. C’est une de nos recommandations. Il y en a aussi un certain nombre qui, en plus de n’avoir suscité aucune réponse, correspondent à des recommandations répétées de votre bureau, sans parler de celles de Louise Arbour, de la Commission de vérité et réconciliation et de l’enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées qui portent sur divers autres sujets, comme les peines minimales obligatoires ou les cotes de sécurité. Y a-t-il des recommandations qui vous apparaissent problématiques parmi celles du comité? À la lumière de vos années d’expérience, croyez-vous que l’application de nos recommandations améliorerait le mode de fonctionnement du Service correctionnel?

M. Zinger : Je vous remercie, sénatrice.

En ce qui a trait à la procédure de plainte et de grief, appelons un chat un chat : nous avons déjà documenté les dysfonctions de la procédure interne. Nous avons passé en revue la procédure relative aux plaintes et aux griefs des détenus il y a plusieurs années et nous avons maintenant entrepris de faire le point. Nous formulerons des observations supplémentaires dans le prochain rapport annuel en précisant si nous avons constaté des améliorations sur les plans de la rapidité d’exécution et du traitement équitable.

Vous avez évoqué quelques sujets et recommandations de votre rapport. À mon avis, si le Service correctionnel du Canada acceptait toutes les recommandations du rapport, le régime correctionnel en ressortirait complètement transformé, et pour le mieux, c’est certain. Je n’ai rien lu dans vos recommandations que je n’appuierais pas. Il y en a même une poignée qui vont beaucoup plus loin que mon bureau ne l’a jamais fait. Dans l’ensemble, y compris... Vous en avez mentionné deux, notamment la réduction de la peine en cas de violation grave des droits de la personne. En ce qui a trait à l’idée que, dans le cas des détenues, on dispose d’outils actuariels pour déterminer le degré de sécurité qui s’impose, les études de la professeure néo-brunswickoise Moira Law tiennent la route : en l’absence de risques sérieux ou d’incidents graves, les détenues devraient d’office être placées dans un milieu à sécurité minimale. À mes yeux, il s’agirait de mesures appropriées. Hélas, à moins que le gouvernement s’engage résolument à appliquer les recommandations du rapport, je ne vois pas pourquoi le Service correctionnel choisirait volontairement, de lui-même, de prendre ce nouveau cap.

Le sénateur Arnot : J’ai raté une bonne partie de votre témoignage, monsieur Zinger, mais ma collègue m’a dit que c’était très intéressant.

Voici ma question. Au bout du compte, le Service correctionnel du Canada devrait définir des priorités et injecter des fonds dans des domaines déterminants. Pourriez-vous nommer trois ou quatre domaines déterminants qui, selon vous, devraient être prioritaires, en donnant la mesure des investissements nécessaires dans chaque cas?

Ensuite, à quoi consacrez-vous votre temps, votre énergie et vos ressources dans vos activités qui rejoignent les recommandations que nous avons formulées dans notre rapport?

M. Zinger : Comme je l’ai déjà dit, en me basant sur mes propres rapports et sur d’autres, dont le vôtre, j’estime que le temps est venu de revoir le Service correctionnel dans son ensemble. Le gouvernement devrait le passer au peigne fin, y compris son fonctionnement, son financement et l’attribution de son budget colossal, qui s’élève à 3,2 milliards de dollars par année.

Autrement, un exercice de détermination des priorités s’imposerait alors. Dans cette éventualité, j’inciterais encore là les Services correctionnels à cibler les quatre tranches de la population carcérale que j’ai déjà évoquées. Les personnes qui sont atteintes d’une maladie mentale grave, qui s’auto-mutilent ou qui sont suicidaires devraient purger leur peine hors d’un pénitencier. J’ai évoqué les délinquants âgés ou en fin de vie. Ceux qui sont atteints de démence ou de la maladie d’Alzheimer, qui reçoivent des soins palliatifs ou qui ont de graves problèmes de mobilité devraient tous vivre leurs derniers jours dans la dignité, hors du milieu carcéral. J’ai aussi parlé des Autochtones. L’occasion est idéale pour réaffecter une bonne portion du budget de Service correctionnel Canada au financement d’initiatives qui relèvent des articles 81 et 84. Enfin, il y a les femmes. À mes yeux, c’est évident que plus on leur impose de restrictions, moins celles-ci sont efficaces. C’est la réalité dans les unités à sécurité maximale. Il faudrait les fermer ou les réserver aux problèmes ponctuels et de très courte durée. Personne ne devrait purger sa peine dans une unité en milieu fermé.

Le sénateur Arnot : Merci.

La vice-présidente : J’ai une question pour vous, monsieur Zinger. Vous nous avez spontanément conseillé de réclamer une réponse plus satisfaisante et plus constructive à chacune des recommandations. Supposons que nous suivions ce conseil, mais que nous n’obtenions toujours pas de réponse. Que recommanderiez-vous au comité de faire s’il n’obtenait pas de réponse précise à chacune de ses recommandations?

M. Zinger : C’est triste, mais je dirais bienvenue dans mon univers, celui où j’obtiens souvent des réponses qui, lorsqu’elles ne sont pas condescendantes, n’ont rien à voir avec les problèmes que j’ai soulevés. C’est le fardeau qui incombe à quiconque occupe une fonction de protection du citoyen. Je trouverais regrettable que le comité demande une réponse précise... Je le fais tous les ans, mais j’ai l’impression de parler dans le vide. Lorsque je soumets mon rapport annuel — ce document-là — au Service correctionnel, dans sa version d’abord préliminaire, puis définitive, je demande toujours qu’on y réponde comme je vous l’ai dit, c’est-à-dire par une très courte déclaration qui indique si l’on accepte mes recommandations, en tout ou en partie, ou si on les rejette, avec un petit paragraphe qui, grosso modo, résume ce qui sera fait, en précisant un objectif et une échéance. Ce qu’il y a de curieux, c’est que c’est ainsi que l’on répond aux rapports de la vérificatrice générale, mais pas aux miens. On me répond comme on vous a répondu, sauf qu’au moins, tout n’est pas amalgamé. On m’indique en gros ce que fait globalement le Service correctionnel dans le domaine dont j’ai traité mais, trop souvent, sans fournir de réponse constructive.

J’ignore quels pouvoirs possède un comité parlementaire. Ce que je peux dire, par contre, c’est qu’à mon humble avis, vous avoir répondu ainsi porte outrage à la démocratie. Même quand j’obtiens une réponse insatisfaisante, je dois rappeler au Service correctionnel que je suis... que mon poste émane d’une loi. La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition a été promulguée en 1992. La partie I institue le Service correctionnel du Canada et la partie II, la Commission des libérations conditionnelles du Canada. La partie III, c’est moi. Les personnes qui ont créé ma fonction en ont voulu ainsi, alors quand on ne répond pas adéquatement à mon bureau, pour moi, c’est un problème. Je dirais que le même raisonnement s’impose dans votre cas : vous avez posé une question, et peut-être que, la première fois, ils ont fait une erreur. Si vous la posez de nouveau en demandant une réponse en bonne et due forme, vous obtiendrez peut-être cette réponse, mais autrement, ce serait une atteinte à la démocratie.

C’est la même chose pour les lettres de mandat. C’est un sujet qui me met en rogne. Le premier ministre a adressé une lettre de mandat aux divers ministres. Ensuite, par exemple, le ministre de la Sécurité publique en a adressé une à la commissaire du Service correctionnel pour lui enjoindre de s’occuper de dossiers très précis. À mes yeux, cette lettre devrait être un mot d’ordre pour la commissaire et les fonctionnaires. Or, la plus récente lettre de mandat est essentiellement un copier-coller de mon rapport annuel, alors je devrais en être absolument ravi, sauf qu’elle ne prévoit rien de précis — ni cible, ni résultat, ni échéancier —, alors rien ne bouge vraiment. Encore là, à mes yeux, c’est plus ou moins une atteinte à la démocratie. Quand tes dirigeants politiques te disent d’accomplir telle et telle chose d’ici quatre ans, mais que tu ne fais à peu près rien pour y arriver, pour moi, c’est n’importe quoi.

La vice-présidente : Merci.

Monsieur Zinger, je vous remercie d’avoir accepté de prendre part à cette étude importante. Le comité vous sait fort gré de votre aide.

Présentons maintenant notre deuxième panel. Comme on le leur a demandé, chaque témoin présentera une déclaration liminaire de cinq minutes, après quoi nous passerons aux questions des sénateurs. Nous accueillons parmi nous Catherine Brooke, directrice générale de St. Leonard’s House Windsor, et Rick Sauvé, pair mentor à la Société Saint-Léonard du Canada. Je vous invite maintenant, madame Brooke, à faire votre présentation. M. Sauvé la suivra.

Catherine Brooke, directrice générale, St. Leonard’s House Windsor : Je vous remercie. Bonsoir. Je suis reconnaissante aux sénateurs de m’avoir invitée à intervenir au sujet de la réponse du gouvernement à l’exhaustif rapport intitulé Droits de la personne des personnes purgeant une peine de ressort fédéral, où le Sénat met en lumière beaucoup des problèmes que les intervenants du milieu correctionnel communautaire comme nous signalent depuis un certain temps. C’est un honneur de m’exprimer ce soir.

Je suis directrice générale de St. Leonard’s House Windsor, la plus ancienne maison de transition au Canada. Depuis plus de 60 ans, nous sommes fiers de fournir des programmes communautaires aussi innovants qu’efficaces pour favoriser la réinsertion sociale des hommes purgeant une peine fédérale. J’évolue dans le milieu correctionnel communautaire depuis plus de 20 ans, alors je concentrerai mes observations sur les recommandations du Sénat et les réponses du gouvernement qui se rapportent à la réinsertion.

Je dirais que le parcours vers la réinsertion commence dès le premier jour où quelqu’un purge sa peine. Or, les hommes avec qui nous travaillons n’ont pas été préparés à être remis en liberté. Vu les listes d’attente, beaucoup d’entre eux n’ont pas pu terminer de programmes, surtout ceux destinés aux Autochtones ou aux délinquants sexuels. Les détenus qui purgent une peine à perpétuité sont mal outillés pour s’y retrouver, vu l’évolution rapide de la société pendant leur incarcération. Par ailleurs, la pénurie de programmes de formation professionnelle ou d’apprentissage axés sur le marché contemporain, surtout ceux à l’intention des femmes, l’accès limité à Internet pour faire des études secondaires ou postsecondaires ainsi que les faibles salaires sont des problèmes qui perdurent. Étant donné les ressources limitées et la lourde charge des agents correctionnels dans les établissements, les détenus sont peu soutenus dans la préparation de leur plan de libération conditionnelle et leur entrée en relation avec les aides en milieu communautaire.

La réponse du gouvernement aux recommandations du Sénat mentionne diverses initiatives prometteuses. Or, beaucoup de ces initiatives ou des plans proposés n’ont pas d’échéancier en vue de leur mise en œuvre à l’échelle nationale. Je le dis en tout respect, mais les femmes et les hommes avec qui nous travaillons en ont assez d’entendre qu’il faut encore des études, des groupes de travail ou des projets pilotes : ils veulent que les choses bougent enfin.

Nous avons la chance de collaborer de près avec diverses équipes du Service correctionnel à des projets comme PeerLife ou BreakAway. Ceux comme nous qui évoluent dans le milieu correctionnel communautaire savent que le Service correctionnel ne peut pas tout faire. Il ne le devrait pas, d’ailleurs. Il doit plutôt se concerter avec des organismes externes pour que l’offre de programmes reflète des modèles diversifiés, éprouvés et conçus par des experts avec l’apport de personnes à l’expérience vécue.

En plus d’être mal préparés à leur remise en liberté, le moment venu, les détenus sont abandonnés à eux-mêmes pour s’occuper de leur santé physique et mentale et lutter contre la toxicomanie. Le Service correctionnel cesse en effet d’assurer tout service de santé dès le départ d’un établissement. Il revient alors au milieu communautaire de prendre le relais, malgré ses ressources très limitées. Beaucoup des hommes qui se tournent vers nous ont été relâchés sans pièce d’identité ni carte-santé et sans réserve suffisante de médicaments. Nous devons alors nous démener pour leur trouver un médecin alors que le système de santé provincial peine déjà à la tâche. Le prix des médicaments sur ordonnance a été pelleté dans la cour des provinces, et les soins de la vue ou dentaires ne sont à peu près jamais assurés. Lorsque nous soumettons des demandes d’aide dans le domaine de la santé, on nous répond souvent de faire appel aux services offerts à la population, sans tenir compte de la pénurie de médecins, des listes d’attente interminables ou du fait que certains besoins visent des services que ne couvrent pas les régimes provinciaux.

Par exemple, si la consultation d’un psychologue ne figure pas parmi les conditions de mise en liberté conditionnelle, il n’y a à peu près aucune chance qu’une demande à cet effet soit approuvée. Étant donné que la plupart des détenus ne reçoivent pas de diagnostic durant leur détention, ils ne sont pas admissibles aux services communautaires ou ils doivent attendre d’être évalués, ce qui nécessite la consultation préalable d’un médecin de famille qu’il leur est impossible de dénicher. Même lorsqu’ils sont admissibles aux services, le recours aux psychologues en milieu communautaire a énormément chuté. Depuis la COVID, les résidents de St. Leonard’s House Windsor font leur suivi psychologique par téléphone, une fois par mois, auprès d’un travailleur en santé mentale du Service correctionnel.

Tous les hommes qui franchissent nos portes, sans exception, ont vécu un traumatisme ou souffrent de stress post-traumatique. Le temps qu’ils ont passé en prison les a profondément perturbés. Les conséquences psychologiques bien documentées de l’isolement exacerbent les problèmes de santé mentale qu’engendre le milieu carcéral. Il conviendrait d’opter pour le placement pénitentiaire le moins restrictif possible, surtout pour les femmes. Imposer deux années d’incarcération à sécurité moyenne, par exemple, ne fait qu’amplifier le traumatisme, ce qui nuit à la réinsertion sociale et, au bout du compte, à la sécurité publique.

Enfin, pour ce qui est de la réinsertion en tant que telle, on ne devrait en aucun cas relâcher quelqu’un en situation d’itinérance. C’est de plus en plus fréquent : des détenus libérés d’office sans condition de résidence se retrouvent dans un refuge, un milieu où règnent la violence, la toxicomanie et les cercles sociaux mêmes qui sont à l’origine de leur casier judiciaire. On les voue à l’échec puis, lorsqu’ils enfreignent les conditions fixées, on leur reproche leurs antécédents de libération peu reluisants.

On me demande souvent pourquoi je choisis de travailler auprès de personnes qui ont purgé une peine fédérale. Le grand public n’a pas conscience des problèmes et des injustices qui sévissent dans les prisons. Souvent, les gens s’en fichent, d’ailleurs, d’autant plus qu’élus et médias les bombardent d’information inexacte et de campagnes de peur.

Je remercie sincèrement les sénateurs qui ont rédigé ce rapport d’avoir gardé les droits des prisonniers à l’avant-plan et d’avoir écouté les femmes et les hommes qui cherchent à s’y retrouver dans le régime correctionnel ainsi que les intervenants qui luttent inlassablement pour des solutions plus humaines. Les 71 recommandations sont toutes valides et elles requièrent une réponse du gouvernement.

Merci.

Rick Sauvé, pair mentor, Société Saint-Léonard du Canada, à titre individuel : C’est tout un privilège d’être ici aujourd’hui. J’en suis à ma 46e année d’interaction avec le système pénal. J’ai passé les 17 premières en prison et je me consacre depuis 26 ans à y retourner dans le cadre du programme LifeLine, puis du programme PeerLife.

En me préparant à l’audience, j’ai lu ce rapport très détaillé, et cela m’a rappelé deux personnes qui m’ont profondément marqué. Il y a d’abord le sénateur Hastings, qui m’a visité à quelques reprises lorsque j’étais en prison. L’autre, c’est une femme que bien des détenus surnommaient la « grand-mère de tous les détenus », Claire Culhane. Je me suis dit qu’ils ont souvent dû avoir l’impression d’être les arbres les plus isolés de la forêt, eux qui se consacraient à fond aux droits de la personne en venant dans les prisons. Lorsque les membres du comité ont commencé à se rendre dans les prisons, les prisonniers ont vu la lumière au bout du tunnel. Ils sentaient qu’on s’intéressait à eux. Ce n’était pas rien.

En lisant le rapport, je me suis demandé ce que le sénateur Hastings et Claire Culhane penseraient du réseau correctionnel d’aujourd’hui. Je pense qu’ils seraient scandalisés par le fonctionnement actuel du système correctionnel. J’ai été incarcéré pour la première fois en 1978, et ce que j’ai pu faire pendant mes années de détention ne serait plus possible aujourd’hui.

Lorsque j’ai vu les nouvelles unités à sécurité maximale, j’ai eu le souffle coupé. Au début de mes longues années d’emprisonnement, à l’Établissement de Millhaven, il y avait des unités spéciales de détention qui servaient à isoler des détenus du reste de la population carcérale. Aujourd’hui, quand je vois les unités à sécurité maximale où je me rends, je ne sais pas comment je serais arrivé à survivre. Je pense sincèrement que je n’y aurais pas survécu. Il n’y a pas d’espoir. Il n’y a pas de programmes. Il n’y a pas d’emplois.

C’est ainsi que je termine mes observations. Je serai heureux de répondre à vos questions.

La vice-présidente : Je vous remercie tous les deux de vos présentations.

Passons maintenant aux questions des sénateurs. Je rappelle que, comme c’était le cas jusqu’ici, vous disposerez de cinq minutes chacun, réponses comprises. Puisque le panel compte deux personnes, veuillez préciser à qui s’adresse votre question.

Le sénateur Arnot : Madame, monsieur, je vous remercie de l’excellent travail que vous accomplissez. J’ai lu de l’information à vos sujets et je suis très impressionné. J’ai quatre questions. Vous pourrez décider de celles auxquelles vous voulez répondre.

Y a-t-il des priorités émergentes ou de nouveaux problèmes qui ne sont pas mentionnés dans le rapport du Sénat, quelque chose de plus récent? Entrevoyez-vous des perspectives encourageantes ou des domaines prometteurs? Quels sont les trois domaines prioritaires où, à vos yeux, des changements immédiats s’imposent? Lorsque le comité étudiera de nouveau cette question, quel devrait selon vous être son rôle?

Mme Brooke : En ce qui concerne les nouvelles priorités, il n’y en a pas. Je trouve que le rapport est très exhaustif. Il va bien au-delà des enjeux qui m’interpellent. Il traite d’absolument tous les problèmes que nous constatons depuis des années.

Pour ce qui est des thèmes émergents en milieu communautaire, on nous demande évidemment de faire plus avec moins. Les problèmes de santé mentale et de toxicomanie ainsi que les cas de traumatisme s’aggravent, mais on nous demande de nous en occuper parce que les établissements carcéraux ne le font pas.

Au chapitre des perspectives encourageantes, je ne vais pas me priver pour nous lancer nous-mêmes des fleurs pour nos programmes qui font appel aux pairs. Pour moi, c’est très important que les programmes communautaires soient offerts par des experts objectifs qui n’ont pas de lien avec le Service correctionnel, non pas que les programmes du Service correctionnel soient foncièrement inefficaces — ils n’existent pas pour rien —, mais je trouve que c’est plus constructif et mieux reçu par les détenus quand tout n’aboutira pas dans un rapport qu’on instrumentalisera à leur détriment.

Dans les groupes de M. Sauvé, par exemple, les participants peuvent s’exprimer librement. Ils racontent des choses qui parlent à M. Sauvé. Lorsque les travailleurs d’approche de notre organisme se déplacent, les détenus ont accès à quelqu’un qui sait personnellement comment les choses se passent. Je trouve qu’on n’utilise vraiment pas assez les programmes qui font appel aux pairs.

Beaucoup de programmes communautaires font appel aux travaux de recherche, aux données et aux pratiques exemplaires mêmes sur lesquels reposent ceux du Service correctionnel. Je dirais qu’ils coûtent moins cher à offrir. J’estime que le Service correctionnel devrait absolument mettre à profit les programmes communautaires qui existent déjà et collaborer avec des partenaires communautaires au lieu de tout faire à l’interne. Il me semble qu’au fil du temps, il s’est encore plus refermé sur lui-même, et pas pour le mieux, en cessant de s’intéresser à ce qui se fait hors du milieu carcéral.

En ce qui a trait aux trois domaines prioritaires, j’aimerais vraiment que le budget soit revu, étant donné que les 8,7 % affectés aux programmes d’emploi ne donnent rien. Il faut hausser cette enveloppe. Évidemment, j’aimerais que l’on hausse le budget de supervision en milieu communautaire. On nous demande du superviser 40 % de la population avec 6,7 % du budget. C’est insuffisant. Arrivons-nous à le faire? C’est indéniable. Faudrait-il en faire davantage? C’est une évidence. Quel meilleur milieu thérapeutique y a-t-il si ce n’est la société? Au lieu de garder les détenus dans un milieu qui leur cause un préjudice croissant, il faut les relâcher, surtout ceux qui présentent un risque faible — les femmes, les Autochtones, les personnes d’origine ethnoculturelles variées —, de manière à ce que nous leur offrions l’aide qu’il leur faut là où ils vivront. Réinsérons-les dans la société de façon à procéder sans attendre à une intervention thérapeutique.

J’aimerais en outre que l’on mise sur le continuum de soins. Oui, mettons à profit les ressources communautaires existantes — les détenus retournent vivre en société, alors ils doivent tisser des liens —, mais parallèlement, il faut un continuum de soins. Les listes d’attentes pour les programmes communautaires sont ridicules. Des condamnés à perpétuité qui, après deux ans de mise en liberté conditionnelle, sont prêts à une libération conditionnelle totale n’ont pas été en mesure de terminer le programme, alors il faut renouveler à coups de six mois. Tout ce qui existe en milieu carcéral, sur le plan des listes d’attente, existe également en milieu communautaire. La situation est même pire, je dirais. Des programmes communautaires que l’on offrait en personne il n’y a pas si longtemps, dans une salle de classe, se donnent maintenant par vidéoconférence et en tête-à-tête, ce qui prive la personne de la dynamique de groupe, où tous discutent ensemble des divers sujets qui relèvent du programme. C’est désavantageux.

Pour ce qui est du rôle du comité, étant donné le climat politique actuel au Canada, qui suscite d’ailleurs énormément d’anxiété dans une bonne partie du milieu communautaire, le comité doit absolument garder le cap et tirer les choses au clair. Le Canada pourrait devenir un exemple mondial dans le domaine correctionnel. Prenons nos voisins au sud : ce qui se passe là-bas dépasse mon entendement. Le fait même que certains problèmes existent au Canada est une honte. Nous pourrions être un exemple mondial dans le domaine correctionnel. Le comité ne doit pas lâcher le morceau jusqu’à ce que le Canada devienne un exemple en matière de droits de la personne en milieu carcéral. Rien ne justifie que les établissements canadiens ne soient pas axés sur une réinsertion sociale en bonne et due forme plutôt que sur la punition. Or, c’est précisément ce qui se passe actuellement. Alors qu’on pourrait opérer des changements véritablement systémiques dans le milieu carcéral, tout n’est que sécurité et surveillance.

La sénatrice Pate : Je vous remercie tous les deux de votre travail. Vous changez des vies de façon exceptionnelle.

Je tiens à vous remercier en particulier, monsieur Sauvé, d’avoir évoqué le sénateur Hastings et Claire Culhane, deux personnes mortes la même année, 20 ans avant que beaucoup d’entre nous soient nommés au Sénat. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. À mon arrivée, mon équipe m’a d’ailleurs remis un certain nombre de dossiers du sénateur. Je vous remercie d’avoir parlé d’eux.

Je vais vous poser une question que j’allais adresser à M. Zinger, l’enquêteur correctionnel, car elle concerne également à ce que vous faites.

Vous avez dit que vous allez dans des prisons depuis 26 ans pour fournir de l’aide. Lorsque le Sénat a étudié le projet de loi C-83 dans le but de remplacer l’isolement préventif par les unités d’intervention structurée, nous avons demandé au directeur parlementaire du budget de mettre des chiffres sur un certain nombre d’éléments. J’avais l’intention d’interroger M. Zinger sur le fait que le Service correctionnel a eu diverses occasions de financer d’autres solutions, comme des lits en santé mentale, mais qu’il a toujours refusé d’y recourir. Les responsables ont dit qu’ils allaient plutôt continuer de s’occuper de tout dans les établissements.

L’un des chiffres que nous avions demandés visait le programme BreakAway, que vous avez mis au point. Selon le directeur parlementaire du budget, ce programme aurait considérablement réduit le recours à l’isolement dans le cas des hommes, puisque la participation à un gang constitue l’un des principaux motifs encore invoqués pour le justifier, qu’il soit question d’isolement cellulaire, d’isolement préventif, d’unités d’intervention structurée, d’unités d’association limitée volontaire, peu importe. Or, votre programme s’occupe expressément de la participation aux gangs. Il avait été recommandé de l’offrir à l’échelle du pays, ce qui aurait coûté 200 000 $. Avez-vous déjà touché ce financement?

Vous pourriez aussi parler d’autres options, comme les peines minimales obligatoires, avec leurs répercussions sur les casiers judiciaires et, par conséquent, sur les personnes, ou encore commenter des recommandations que le comité a formulées dans son rapport ou signaler votre désaccord avec certaines d’entre elles.

M. Sauvé : Eh bien, je vais commencer par le rapport. Je suis d’accord sur tout ce qu’il contient. Je trouve que c’est un rapport formidable.

Le programme BreakAway était essentiellement... J’ai pu l’offrir dans un milieu à sécurité maximale quand je vous ai accompagnée à l’Établissement de Collins Bay. Je l’offrais dans d’autres établissements, à sécurité minimale ou moyenne, mais je n’avais pas eu la possibilité de le faire dans un milieu à sécurité maximale, alors que, selon moi, c’est par là qu’il faudrait nécessairement commencer. Tous les participants au groupe BreakAway ont dit trouver que c’est là qu’il faudrait l’offrir.

Le Service correctionnel sonne l’alarme en disant que la violence impliquant des gangs... C’est un problème dans la société, mais c’est aussi un problème dans les pénitenciers, et il s’aggrave. Quand nous avons rencontré le directeur de l’Établissement de Collins Bay, il m’a demandé d’offrir le programme dans un milieu à sécurité maximale. Il y avait des membres de divers gangs de rue parmi les participants, mais il n’y a pourtant jamais eu de problème.

Avant le début du programme, on m’a dit entre autres que je n’arriverais jamais à convaincre le moindre de ces gangsters endurcis à participer au groupe. Or, ils se ruaient au portillon pour y participer. Je ne sais pas si vous êtes déjà allé dans l’unité à sécurité maximale de l’Établissement de Collins Bay, mais elle est littéralement séparée par une porte fermée d’une barre. Les gars demandaient malgré tout de pouvoir y entrer parce qu’ils n’avaient aucune possibilité de participer aux autres programmes. Il y avait une sélection, et quiconque faisait partie du « groupe menaçant la sécurité » était exclu. Déjà qu’il n’y a à peu près pas d’emplois possibles dans les unités à sécurité maximale, beaucoup d’entre eux étaient en plus interdits aux membres de ce groupe. Il y a des gars que j’ai ainsi rencontrés pendant le programme, mais que j’ai suivis au fil du temps dans des milieux à sécurité moyenne, puis minimale. Les détenus eux-mêmes disaient que personne ne les écoutait et qu’on les empêchait de prendre part aux autres programmes, mais qu’ils voulaient participer à celui-là pour profiter de leur séjour en prison afin de reprendre leur vie en main.

C’est un des programmes les plus bénéfiques que j’ai pu offrir, et les gars l’ont toujours trouvé utile. Non, nous n’avons absolument rien reçu du financement recommandé.

La sénatrice Pate : À votre avis, y a-t-il d’autres recommandations qu’il ne faudrait pas appliquer, que le gouvernement ne devrait pas appliquer?

M. Sauvé : Non, je pense qu’il faudrait toutes les appliquer.

Il y a quelque chose qui m’a toujours dérangé. La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, comme son nom le dit, c’est la loi, sauf que le Service correctionnel ne la respecte pas. Il y a tellement de monde qui est pratiquement obligé de force de ne pas demander sa mise en liberté conditionnelle, de ne pas... Les détenus se font dire : « Si tu ne retires pas ta demande de baisse de cote de sécurité, je vais devoir écrire un rapport négatif, alors tu n’obtiendras probablement pas ta mise en liberté conditionnelle. » Certains agents disent : « Tu ne suis pas mes conseils. Tu ne respectes pas ton plan correctionnel. » Quand le détenu comparaît devant la commission des libérations conditionnelles, on relève donc qu’il n’a pas suivi les conseils. Eh bien, il n’a pas eu la possibilité de participer aux programmes. On l’empêche de progresser. Je n’en reviens juste pas : on ne respecte pas la loi. Si on respectait la loi, la cote de sécurité des détenus baisserait graduellement.

Il y a encore un gros problème de surpeuplement. Dans certains établissements, il y a encore des cellules en occupation double. Notre collègue qui travaille auprès des détenues est allée à l’Établissement Grand Valley, où certaines cellules sont en occupation double. Dans l’unité d’intervention structurée, à sécurité maximale, il y avait 26 femmes.

Oui, il faudrait respecter toutes les recommandations.

La vice-présidente : Je vous remercie.

La sénatrice Omidvar : Je remercie les deux témoins de leur présence.

Ce comité s’est penché sur le système carcéral pendant deux ans, si je ne m’abuse. Nous avons déposé notre rapport. Nous ne sommes pas ici pour nous pencher à nouveau sur le système carcéral. Nous sommes ici pour entendre vos réflexions et vos conseils sur ce que nous devrions faire de la réponse du gouvernement au sujet de l’étude. Plutôt que de commenter les recommandations, le gouvernement nous a fourni une réponse thématique qui manquait de substance. À votre avis, devrions-nous demander au gouvernement de fournir une nouvelle réponse plus détaillée aux 71 recommandations?

Mme Brooke : Absolument. J’ai trouvé que le rapport était très superficiel et triomphaliste. Comme M. Zinger l’a mentionné, le rapport parlait des pratiques actuelles, sans aborder ce qui s’en vient : projets, plans, calendriers de mise en œuvre, échéances. Nous réclamons une stratégie nationale sur les délinquants condamnés à l’emprisonnement à perpétuité depuis la suppression du programme Option-Vie, en 2012. Nous n’avons toujours pas d’échéancier à cet égard. Je demanderais au gouvernement de fournir une réponse à chacune des recommandations, comme l’a suggéré M. Zinger. Quel est l’échéancier? Qu’est-ce qui est fait, précisément, pour garantir que ces mesures en vaudront la peine? Y a-t-il des choses que le gouvernement ne peut pas faire? Le cas échéant, pourquoi? Peut-on trouver des solutions qui sortent des sentiers battus? Même si le gouvernement dit qu’il est impossible de faire telle ou telle chose, il se peut que des spécialistes ou des organismes communautaires affirment le contraire et proposent des solutions. Alors, oui, je m’attendrais assurément à ce que le gouvernement réponde à ces questions.

La sénatrice Omidvar : Le gouvernement n’a rien dit au sujet des recommandations. Il ne nous a pas dit ce qu’il était impossible de faire. Il s’est contenté de parler des politiques et programmes actuels en termes vagues et génériques. Cela peut sembler convaincant de manière générale, mais comme l’a expliqué M. Zinger, cela ne répond pas aux besoins sur le terrain. Je vous remercie. C’était plus une observation qu’une question.

Le sénateur Arnot : Monsieur Sauvé, je sais que vous avez beaucoup à offrir. J’ai quelques questions pour vous. On peut sentir votre frustration dans vos propos.

Il semble que les programmes de soutien par les pairs sont des investissements judicieux, étant donné que vous comprenez très bien tous les enjeux. À mon avis, cela mériterait d’être souligné. Par ailleurs, le manque d’investissements dans la réinsertion sociale entraîne certainement des taux de récidive plus élevés. C’est tout le contraire de ce que nous devrions faire. Avez-vous des commentaires à ce sujet? Que pensez-vous que le comité devrait faire à la lumière des piètres réponses du gouvernement à ces enjeux cruciaux?

M. Sauvé : Tout d’abord, pour répondre à la question sur la réinsertion sociale, je vais revenir sur le programme Option-Vie. Nous faisions un certain nombre de choses pour favoriser la réinsertion sociale.

J’ai assisté à plus de 400 audiences de libération conditionnelle. Ces audiences visaient des individus avec qui j’ai travaillé pendant de nombreuses années, voire des décennies dans certains cas.

Nous prenions aussi le temps de marcher avec les délinquants à leur retour dans la collectivité. Nous les accompagnions lors de leurs permissions de sortir avec ou sans escorte. Nous les accompagnions lorsqu’on leur octroyait la semi-liberté, en veillant à ce qu’ils puissent se rendre à leur maison de transition. Pourquoi était-ce important? Parfois, on nous demandait : « Pourquoi un ex-détenu accompagnerait-il un délinquant dans la collectivité? Où est la logique? » Eh bien, c’était tout à fait logique, puisque nous avions déjà vécu la même situation.

Il faut comprendre que lorsqu’une personne est emprisonnée, c’est presque comme si, dans sa tête, elle demeurait à la même époque. Le monde arrête de tourner pour ces gens. Pour moi, c’était en 1978. J’ai eu ma première permission de sortir en 1987, pour aller recevoir mon diplôme universitaire. Pour moi, le monde était encore en 1978. Mon expérience de la collectivité était celle de 1978.

Nous ne préparions pas les détenus à obtenir leur libération conditionnelle; nous les préparions à la réussir. C’est ce que j’avais l’habitude de dire aux gars. Parfois, ils me regardaient, et je leur disais : « Ce qui compte pour moi, ce n’est pas de savoir si on t’accorde ou non la libération conditionnelle; ce qui compte pour moi, c’est que tu réussisses ta libération conditionnelle. » C’est là-dessus que nous mettions l’accent. Nous les aidions à s’orienter dans les méandres du système et dans la collectivité pour veiller à ce qu’ils arrivent à leur destination à temps, sans s’égarer dans la ville. Parfois, nous avions des gens provenant d’une autre région qui se retrouvaient tout à coup en plein centre-ville de Toronto et qui devaient se rendre à leur bureau de libération conditionnelle avant une certaine heure. Ils ne savaient pas comment fonctionnaient le métro ou l’autobus. Nous les aidions avec ce genre de choses. Nous les accompagnions et, au retour, nous leur disions par exemple : « Hé, tu retournes en prison, mais souviens-toi de toutes les bonnes choses qui te sont arrivées à l’extérieur. » C’est ce qui contribuait le plus à la réadaptation de ces délinquants, favorisant ainsi la sécurité du public et celle des gens qui réintègrent la société.

Le sénateur Arnot : Je vous remercie.

La sénatrice Pate : Vous avez parlé de la désignation « groupe menaçant la sécurité », ou GMS. Nous avons formulé des recommandations à ce sujet. Nous avons également parlé du recours accru à l’isolement. Vous êtes dans le milieu carcéral depuis la création des unités d’intervention structurées. Vous m’avez entendue poser la question à M. Zinger. Lorsque nous sommes allés dans les prisons, beaucoup d’entre nous ont constaté qu’il y avait maintenant plus d’une forme d’isolement. Il n’y a pas que les unités d’intervention structurées. Quel est votre point de vue à ce sujet? Pourriez-vous nous parler des autres façons dont on isole les détenus, à part les unités d’intervention structurées?

M. Sauvé : Cela peut être fait de quelques façons différentes. Par exemple, le recours aux sous-populations dont a parlé M. Zinger. Nous voyons cela partout dans les établissements.

Dans l’un des groupes que nous avons vus lorsque des sénateurs sont venus à Collins Bay, je pense qu’on avait autorisé plus de 50 personnes à se réunir au gymnase. Tout le monde participait. Les détenus nous disaient qu’ils ne s’étaient pas vus depuis des mois, malgré le fait qu’ils partageaient la même prison. Ils étaient isolés les uns des autres.

Nous sommes allés dans l’ancienne unité d’isolement, les anciens « trous ». C’est ce qu’ils étaient, des trous. De nos jours, cela s’appelle l’unité de restriction des déplacements. Pour éviter d’envoyer les détenus dans une unité d’intervention structurée, on les envoie à l’unité de restriction des déplacements. Eh bien, c’est là que se trouvait l’ancienne unité d’isolement. Ils disent qu’ils vont laisser les détenus sortir de leur cellule... Pourquoi ce retour en arrière? Je n’ai pas compris la logique là-dedans.

Les activités sociales dans les prisons ont toutes été annulées. On recommence à peine à en faire.

Il y a la question des bénévoles de la collectivité. La participation de gens provenant de la collectivité était particulièrement importante pour les détenus, car cela contribuait à leur dignité. C’était pour eux une source d’espoir. Les programmes impliquant des bénévoles de la collectivité ont tous été éliminés. Oui, c’était en partie à cause de la pandémie, mais cela fait des années que c’est terminé. Pourtant, on commence tout juste à relancer ces programmes. Toutes ces possibilités ont été supprimées.

Il y a les activités d’artisanat. Dans certains établissements, il est pratiquement impossible de participer à une activité d’artisanat. Dans les établissements à sécurité maximale, comme lorsque j’étais à l’Établissement de Millhaven, nous avions des activités d’artisanat. Nous avions des ateliers. Nous avions des cours. C’est là que j’ai commencé mes cours universitaires, à l’Établissement de Millhaven, une prison à sécurité maximale. Il n’y en a plus maintenant.

Les contacts personnels avec des bénévoles qui apportent de nouvelles idées, un vent de fraîcheur et une dose d’humanité dans l’établissement doivent être encouragés, et non le contraire.

La sénatrice Pate : J’aimerais avoir vos commentaires. Je sais que quand vous étiez en prison, vous avez participé avec d’autres aux Olympiades spéciales. Pourriez-vous nous parler un peu de cela? Lorsque j’en parle à certains de mes collègues, ils sont surpris que cela ait déjà existé. Pourtant, cette activité avait de profondes répercussions sur de nombreuses personnes. Si j’ai bien compris — et corrigez-moi si je me trompe —, on a éliminé cette activité en partie en raison d’une directive selon laquelle il fallait éviter de diffuser des histoires positives sur les détenus. Pouvez-vous nous dire en quoi consistaient les Olympiades spéciales, ainsi que pourquoi et quand on y a mis fin?

M. Sauvé : Bien sûr. Ce sont des détenus qui ont organisé les premières Olympiades spéciales. Ils faisaient venir des personnes handicapées et organisaient des Jeux olympiques entre les murs de l’établissement. Chaque participant était associé à un détenu, qui faisait office de parrain. Il pouvait y avoir 500 ou 600 personnes invitées à l’établissement pour l’occasion. Aucun incident n’a été signalé en 25 ou 26 ans d’existence. Puis, du jour au lendemain, on a mis fin au programme.

Lorsque j’étais à l’Établissement Frontenac, nous avions aussi la « marche des détenus ». En l’espace de quatre ans, nous avions recruté deux groupes de personnes. Certains partaient de la Colline du Parlement et revenaient jusqu’à l’Établissement Frontenac en marchant. En quatre ans, nous avons récolté plus de 120 000 $ pour la dystrophie musculaire. Il n’y a jamais eu d’incident.

Toutes les initiatives du genre ont été éliminées. Quel message cela envoie-t-il aux détenus? « Vous ne valez rien. Nous ne voulons pas que vous soyez une personne bienveillante. Nous ne voulons pas que vous appreniez à mieux comprendre les gens moins chanceux que vous. » Vous pouvez comprendre que c’était une perte terrible.

Une partie de la cour d’exercice où se déroulaient les Olympiades spéciales est maintenant occupée par de nouvelles unités. Ils ont bâti des prisons à l’intérieur des prisons. Ils ont dit qu’ils allaient fermer certains établissements carcéraux, mais finalement ils ne les ont pas fermés. Ils en ont plutôt simplement construit à l’intérieur des établissements existants.

Oui, cela me frustre quand je retourne dans un établissement et que je constate à quel point les choses ont régressé au fil des ans. On ne cesse de régresser et de punir les détenus. Beaucoup de mes clients sont décédés entre les murs de leur établissement carcéral. On compte aujourd’hui plus de décès en établissement que jamais auparavant.

La vice-présidente : J’aimerais vous poser à tous les deux la même question que j’ai posée à M. Zinger. Je pense que vous avez tous les deux déjà dit que vous étiez d’accord pour que nous demandions au gouvernement de répondre à chacune des recommandations en précisant quelles mesures seront prises, avec des échéances très précises. Si nous suivons vos recommandations et demandons au gouvernement des réponses précises, mais que ses réponses ne sont pas à la hauteur de nos attentes, que recommanderiez-vous alors au comité de faire?

M. Sauvé : Je pense que le gouvernement devrait obliger les responsables du Service correctionnel du Canada à répondre à toutes ces recommandations. M. Zinger a parlé des lettres de mandat; ils devraient les suivre. Ils devraient suivre les recommandations, car elles ne servent pas qu’à formuler des critiques. Je constate une véritable volonté de réformer le système. Or, depuis 46 ans, j’entends constamment parler de réformes, encore et toujours des réformes, mais je n’ai vu se concrétiser aucune réforme positive. Avec ces recommandations, on pourrait mener à bien une réforme ayant des retombées positives.

Pour moi-même comme pour d’autres détenus, pour réussir à faire bouger les choses, nous avons dû recourir aux tribunaux. Parfois, lorsque je visite des détenus en prison, je leur dis que le seul moyen de faire bouger les choses est d’intenter une action en justice.

La vice-présidente : Ce n’est pas quelque chose que nous pouvons faire, monsieur Sauvé. Auriez-vous d’autres recommandations pour nous, madame Brooke?

Mme Brooke : Répétez vos demandes. Talonnez-les. Poursuivez votre travail sur ce dossier, car c’est important. À part cela, je n’ai rien à ajouter aux suggestions de Rick et de M. Zinger.

La vice-présidente : Poursuivre le travail?

Mme Brooke : Oui, absolument.

La vice-présidente : Je vous remercie.

La sénatrice Pate : Je voudrais revenir sur le programme BreakAway. On parle beaucoup du fait que le gouvernement a commencé à introduire des mesures visant à réduire le nombre et la surreprésentation des Autochtones et des personnes d’origine africaine dans les établissements carcéraux. D’après mon expérience — et j’aimerais avoir votre avis là-dessus —, les détenus autochtones et noirs, les détenus racisés, sont largement surreprésentés parmi les détenus considérés comme appartenant à un gang, ainsi que parmi ceux qui sont incarcérés dans un établissement à sécurité maximale et ceux qui sont placés en isolement. Qu’est-ce que les investissements dans des programmes tels que BreakAway feraient pour améliorer les choses? Parmi les gens avec qui vous avez travaillé, combien entreraient dans l’une ou l’autre de ces catégories? Que font aujourd’hui ceux qui sont parvenus à retourner dans la collectivité?

M. Sauvé : Vous avez raison. Ils sont largement surreprésentés. Par ailleurs, un certain nombre de détenus ont été désignés à tort comme faisant partie d’un gang. Parfois, ils sont désignés ainsi simplement en raison du quartier d’où ils viennent. En effet, lorsqu’un résidant d’un quartier donné à Toronto ou à Brampton commet un crime, il se voit automatiquement attribuer cette désignation. Ou si un détenu apparaît sur la même photo qu’un membre de gang connu, on lui dira qu’il est associé à un membre de gang et il sera alors considéré comme faisant partie de ce gang. Or, un détenu qui se voit attribuer cette désignation n’a pas accès aux programmes. Il n’a pas accès aux emplois offerts. Il n’a pas l’occasion de passer à un niveau de sécurité inférieur.

Beaucoup de ceux qui ont participé au programme BreakAway ont dit que certaines des habiletés qu’ils ont acquises à l’intérieur peuvent être transmises à des membres de leur famille, parce qu’ils ne veulent pas voir leurs proches ou d’autres jeunes de leur communauté suivre le même chemin qu’eux. C’est drôle, parce que moi, un homme blanc d’un certain âge débarquant dans ces groupes où la plupart des participants sont des personnes de couleur, je leur demandais : « Pourquoi? ». Et ils me répondaient: « Parce que tu as vécu un peu la même expérience. Tu ne nous ressembles pas, mais tu nous comprends. » Une grande partie du travail dans ces programmes est fait en groupe, et non en gang. Presque tous me disaient: « Je ne veux pas que mon frère ou mon cousin ou n’importe quel autre jeune du quartier se retrouve ici. Regarde-moi. Je suis pris ici jusqu’à la fin de mes jours. »

Ces détenus sont exclus de nombreux programmes, et il n’y a pas assez de personnel. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai assisté à une audience de libération conditionnelle pour un jeune Noir. Il a dit qu’il avait du mal à suivre certains des programmes parce qu’il recevait des rapports négatifs en raison de la façon dont il s’exprime. Il avait beau dire que c’est ainsi que les gens parlent dans son quartier, les agents de programmes lui répondaient que ce n’est pas comme ça qu’il faut s’adresser aux gens. Il a expliqué à la Commission des libérations conditionnelles du Canada qu’il pouvait être difficile de participer aux programmes. Un détenu qui suit le programme peut se faire dire qu’il ne respecte pas les objectifs, alors qu’il ne fait que s’exprimer comme on le fait dans sa communauté.

Alors, oui, je pense qu’il devrait y avoir plus de programmes de soutien par les pairs. C’est le genre de programme qui va fonctionner.

Mme Brooke : Si je peux me le permettre, j’aimerais ajouter rapidement que j’ai discuté avec des responsables de l’administration centrale pour leur expliquer essentiellement que cela correspond à ce que nous faisons déjà, et que nous aimerions donc vraiment pouvoir aider d’une manière ou d’une autre. Or, nous recevons toujours le même genre de réponse : un examen interne est en cours, on étudie la littérature à ce sujet, un groupe de travail est chargé d’élaborer une stratégie. Je ne sais pas combien de temps nous devrons attendre cette stratégie, mais nous avons au moins essayé d’offrir notre aide.

Le sénateur Arnot : Vous travaillez tous les deux sur ces enjeux depuis très longtemps. Vous recevez toujours les mêmes réponses du Service correctionnel du Canada depuis très longtemps. Avez-vous une idée pourquoi vos recommandations très sensées et progressistes ne sont pas suivies, à l’instar des recommandations, pourtant exhaustives, que ce comité sénatorial a formulées? Selon vous, pourquoi n’apporte-t-on pas ces changements? Pourquoi sommes-nous en train de régresser? Est-ce en raison des idéologies de répression de la criminalité qu’on entend parfois de la part des politiciens? Pourquoi, selon vous, n’avançons-nous pas dans une direction qui relève du bon sens?

Mme Brooke : C’est en raison de la culture toxique qui prévaut. Parmi les agents de programmes, les agents de libération conditionnelle, les directeurs d’établissement et toutes les autres personnes qui travaillent dans les établissements, il y en a qui font très bien leur travail. Mais il suffit que cette espèce de mentalité dépassée se propage parmi les rangs pour que ceux qui cherchent à faire preuve d’une plus grande compassion se fassent maltraiter. Vous en savez probablement plus que moi à ce sujet. Il règne à l’intérieur des établissements une mentalité de type « nous contre eux ».

M. Sauvé : Je pense aussi qu’ils craignent, lorsqu’on leur fait remarquer certaines choses, que ce ne soit que pour souligner des échecs plutôt que pour offrir de solides recommandations. Ils ne veulent pas dire : « Oui, c’est tout à fait logique. » Ils ne veulent pas dire qu’ils échouent; ils veulent dire que ce qu’ils font fonctionne.

Je pense à un commissaire, Ole Ingstrup, qui était en poste il y a plusieurs années. Il était à la fois président de la Commission des libérations conditionnelles du Canada et commissaire des pénitenciers. Les premiers détenus à bénéficier de permissions de sortir avec escorte provenaient du groupe des condamnés à perpétuité de l’Établissement de Collins Bay. C’était parce qu’il était venu à Collins Bay, et j’étais président à l’époque, et nous lui avions dit : « Vous savez, nous comprenons que certaines personnes ici ne seront admissibles à aucune forme de mise en liberté avant d’avoir purgé au moins 25 ans de leur peine. » C’était avant la clause de la dernière chance. M. Ingstrup avait alors répondu : « Non, ce n’est pas vrai. » Il avait donc fait passer le message au directeur de l’établissement que, oui, il y a des gens qui peuvent être admissibles même pendant qu’ils sont incarcérés dans un établissement à sécurité moyenne.

Au lieu de dire que oui, nous pouvons apprendre de certaines des erreurs du passé, et oui, nous pouvons mettre à profit certaines des idées avancées et nous pouvons apprendre de la façon dont certaines choses sont faites, comme les sénateurs en ont été témoins et comme d’autres personnes en ont été témoins, et comme les prisonniers en ont fait l’expérience, je pense qu’ils ont peur d’échouer. Pourtant, ce n’est pas nécessairement un échec. En refusant de suivre les conseils qui leur sont prodigués, ils ratent une occasion de regarder objectivement certains des problèmes qui existent dans les pénitenciers.

[Français]

La sénatrice Gerba : Merci encore pour vos explications, monsieur Sauvé. Je suis un peu perdue parce que, dans le groupe de témoins précédent, M. Zinger nous a indiqué que le Canada figurait parmi les pays qui investissent le plus dans leur système carcéral. Il a parlé de 3 milliards de dollars, ce qui veut dire qu’il y a un employé de Service correctionnel Canada pour chaque prisonnier.

Croyez-vous que cet argent est mal investi? Les programmes que vous suggérez, comme le mentorat, l’accompagnement et le financement des organismes, seraient beaucoup mieux adaptés au système carcéral. On a l’impression que l’utilisation de cet argent n’est pas visible ultimement, puisque vous affirmez que les services se sont grandement détériorés.

[Traduction]

M. Sauvé : Je pense que nous investissons amplement d’argent dans le système correctionnel. En fait, je pense qu’il y a plus d’argent investi dans le système correctionnel que dans la prévention de la criminalité. Pour certaines des choses dont nous parlons, comme le mentorat par les pairs et une plus grande participation de la communauté lorsque les gens sortent de prison, l’argent qui est investi là-dedans va permettre d’économiser, car les coûts sont beaucoup moins élevés dans la collectivité qu’à l’intérieur. Je demande souvent aux gens : « Pourquoi faut-il tant d’argent — 100 000 $ — pour maintenir une personne en détention dans un établissement à sécurité maximale? ». Ce qui coûte cher, ce n’est pas de maintenir cette personne dans un établissement à sécurité maximale; c’est le coût de la cellule, ce sont les coûts statiques. C’est en réinvestissant les fonds dans des solutions qui fonctionnent pour éviter que les gens violent la loi que nous économiserons de l’argent.

À ma sortie de prison, l’un des emplois que j’ai occupés consistait à travailler avec les jeunes des quartiers défavorisés de Toronto pour le compte du Boy’s Home of Toronto, un centre pour jeunes garçons. Je travaillais comme pair mentor et intervenant auprès des jeunes. Travailler avec ces jeunes issus des quartiers défavorisés s’est avéré l’un des meilleurs emplois qu’il m’ait été donné d’occuper. La plupart de ces jeunes étaient associés à un gang, mais je n’en ai jamais vu un seul finir en prison.

À mon avis, nous devons investir de manière à accroître le recours au soutien par les pairs aussi bien avant que les gens se retrouvent en prison qu’à leur retour dans la collectivité. Il y a tellement d’occasions perdues. Il n’y a qu’à regarder du côté de la prévention. Je pense à un jeune pensionnaire qui s’est retrouvé au centre pour jeunes garçons de Toronto, à l’époque où j’y travaillais. Il venait d’avoir 13 ans, mais nous n’arrivions pas à lui trouver une école dans toute la ville de Toronto. Nous nous sommes insurgés, en disant : « Allez-vous vraiment laisser tomber ce jeune qui n’a que 13 ans? ». Bref, il faut réinvestir dans la prévention de la criminalité.

Nous avons beaucoup trop de détenus qui demeurent incarcérés alors qu’ils pourraient être placés sous surveillance dans la collectivité. Nous pourrions économiser beaucoup d’argent simplement en respectant les lois, notamment la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, en veillant à ce que les détenus aient accès aux programmes dont ils ont besoin quand ils en ont besoin, ainsi qu’en leur donnant la possibilité d’être transférés vers les niveaux de sécurité inférieurs, puis de se voir octroyer la mise en liberté. Cela permettrait en effet d’économiser beaucoup d’argent.

Comment se fait-il qu’on en arrive essentiellement à du un pour un? Par ailleurs, le taux de réussite dont ils parlent n’a tout simplement aucun sens à mon avis.

La sénatrice Pate : Vous avez cité quelques options : l’article 29, qui permet le transfèrement à un établissement psychiatrique, les articles 81 et 84 dans le cas des Autochtones, des Noirs et des autres détenus, de même que l’expiration du dossier, ce qui serait utile pour certains, de même que le programme BreakAway.

J’aimerais poursuivre dans la même veine que le sénateur Arnot et la sénatrice Gerba. Seriez-vous surpris d’apprendre que nous avons enquêté sur le décès de certaines personnes, plus particulièrement sur celui d’Ashley Smith, un cas soulevé par M. Zinger, et que l’une des choses qui ressort clairement de ces enquêtes... Je crois que vous y avez fait allusion plus tôt, et je voudrais vous entendre un peu plus là-dessus : même quand le personnel voulait faire ce qui s’impose, même quand il savait quoi faire, il subissait une pression incroyable. Nous avons des documents et des bandes vidéo, nous avons ce que les gens ont écrit sur ce qui s’est passé par rapport à ce qui est réellement arrivé. C’était après le décès de Mme Smith, malheureusement. Parfois, les gens ont écrit le contraire de ce qui s’est vraiment passé. Ils ont expliqué cela par la volonté de ne pas passer pour un ami des détenus ou pour quelqu’un qui appuie les détenus. Ils ont dit vouloir respecter la structure en place. En outre, certaines personnes ont souligné le fait que le système était moins porté à prendre des risques et moins orienté vers la réadaptation. Selon vous, est-ce une évaluation valable, ou jugez-vous plutôt qu’elle est erronée?

M. Sauvé : Selon moi, la prison déshumanise tout le monde, tant les détenus que le personnel et même certains bénévoles qui œuvrent sur place. Il y a une certaine pression exercée par les pairs dans certains établissements à sécurité maximale où il ne faut pas parler au personnel. Bien souvent, les détenus veulent un témoin. Ils vont dire des choses comme : « Je veux avoir le comité de mon côté afin qu’on sache que je ne parle pas à tort et à travers. » Je pense que la culture est tout aussi toxique au sein du personnel. Ne vous en mêlez pas. Ne soyez pas l’ami des détenus. Ne leur parlez pas.

Je me souviens des premières agentes de prison. Elles faisaient l’objet de beaucoup de sous-entendus de nature sexuelle et de commentaires négatifs. En fait, j’ai discuté avec une membre des Comités consultatifs de citoyennes au cours du mois. Elle a été la première à intégrer le personnel de l’Établissement de Millhaven. Elle travaillait en développement social. Elle m’a dit qu’on l’avait laissée entre 2 barrières pendant 15 ou 20 minutes. Aussi, l’un des gardiens chevronnés lui disait : « On ne veut pas de femmes ici. Vous allez anéantir des mariages. » Elle m’a fait part de cette histoire. Maintenant, il y a bien des années de cela, mais je me souviens aussi de certaines gardiennes de l’Établissement de Collins Bay. Des collègues leur lançaient des tampons. Certaines femmes ont démissionné. Elles ne pouvaient tout simplement pas gérer la situation.

Quand des femmes ont commencé à travailler dans les prisons, elles y ont apporté une dose d’humanité, parce que c’était tout simplement différent. J’ai parfois l’impression qu’aujourd’hui, les pairs exercent une certaine pression : non, nous ne voulons pas faire cela. Nous ne faisons pas cela. Non, c’est un détenu, toi, tu es employé. Il y a ce genre de distinctions très nettes.

La vice-présidente : Merci beaucoup. Je tiens à remercier nos deux témoins d’avoir pris part à notre étude. Votre aide est grandement appréciée.

Honorables collègues et invités, la partie publique de la présente réunion est maintenant terminée. Nous allons suspendre les travaux durant quelques minutes, puis enchaîner avec les autres points à l’ordre du jour à huis clos.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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