Aller au contenu
SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET DE LA DÉFENSE

TÉMOIGNAGES


Ottawa, le lundi 28 mars 2022

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd’hui, à 14 h 3 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner et faire rapport sur les questions relatives à la sécurité et à la défense dans l’Arctique.

Le sénateur Tony Dean(président) occupe le fauteuil.

[Français]

[Traduction]

Le président : Bienvenu à cette réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Je suis Tony Dean, sénateur de l’Ontario et président du comité.

Se joignent à moi aujourd’hui mes collègues membres du comité : le sénateur Jean-Guy Dagenais, du Québec, vice‑président; la sénatrice Dawn Anderson, des Territoires du Nord‑Ouest; le sénateur Peter Boehm, de l’Ontario; le sénateur Pierre‑Hugues Boisvenu, du Québec; la sénatrice Donna Dasko, de l’Ontario; la sénatrice Marty Deacon, de l’Ontario; la sénatrice Mobina Jaffer, de la Colombie-Britannique; le sénateur David Richards, du Nouveau-Brunswick; et le sénateur Hassan Yussuff, de l’Ontario.

Les personnes qui participent virtuellement à la réunion sont tenues d’avoir leur microphone en sourdine en tout temps à moins que le président les ait nommées et seront responsables d’activer et de désactiver leur microphone durant la séance.

Avant de prendre la parole, veuillez attendre qu’on vous nomme. Si vous éprouvez des difficultés techniques, particulièrement en ce qui a trait à l’interprétation, veuillez le signaler au président ou à la greffière, et nous nous efforcerons de les résoudre.

Pour terminer, je rappelle aux participants qu’il est interdit de faire des saisies, des enregistrements ou des photographies des écrans Zoom. Vous pourrez utiliser et diffuser les délibérations officielles, qui sont publiées à ces fins sur le site Web SenVu.

Aujourd’hui, nous poursuivons notre étude sur la sécurité et la défense dans l’Arctique, y compris les infrastructures militaires et les capacités en matière de sécurité. Nous recevons deux groupes de témoins aujourd’hui.

Avec le premier groupe de témoins, nous explorerons les questions géopolitiques de l’Arctique. Nous accueillons M. Rob Huebert, professeur agrégé, Département de science politique à l’Université de Calgary; M. Whitney Lackenbauer, chaire de recherche du Canada dans l’étude du Nord canadien et professeur à l’Université Trent; M. Andreas Østhagen, chercheur principal, Institut Fridtjof Nansen et High North Center à la Nord University et boursier du Wilson Center; et M. Wilfrid Greaves, professeur adjoint de relations internationales à l’Université de Victoria. Merci à vous tous de vous joindre à nous par vidéoconférence.

Nous allons maintenant commencer en vous invitant à faire vos remarques liminaires, qui seront suivies par des questions de nos membres. Je vous rappelle que vous disposez de quatre minutes chacun pour faire votre déclaration liminaire. Nous allons débuter avec M. Rob Huebert.

Monsieur Huebert, vous pouvez commencer. Merci de vous joindre à nous.

Rob Huebert, professeur agrégé, Département de science politique, Université de Calgary, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le sénateur. C’est un honneur pour moi d’être ici pour témoigner devant vous.

J’aimerais également signaler que c’est un privilège de pouvoir témoigner aux côtés de deux de mes anciens étudiants et un autre qui aurait dû être un de mes étudiants, si j’avais été plus vite avec mes courriels.

J’aimerais commencer avec trois points. Le premier est que le Canada est confronté à deux menaces existentielles pour la sécurité de l’Arctique. Premièrement, il y a, bien entendu, les changements climatiques. Nous ne sommes pas ici aujourd’hui pour discuter de ce sujet. Je suis ici pour discuter de la menace existentielle à laquelle le Canada est confronté à l’heure actuelle en raison des bouleversements géopolitiques qui se produisent.

Le Canada — et je tiens à le dire aussi explicitement que possible — est confronté à une menace qui devient de plus en plus dangereuse au fil du temps. Il ne s’agit pas d’une invasion russe, ou d’une invasion terrestre; ce n’est pas une menace, bien que ce soit souvent utilisé comme un faux-fuyant.

Le Canada n’est pas non plus protégé par la géographie, même si plusieurs de nos collègues font cette déclaration dans les médias ces derniers temps, ce qui est franchement faux.

Et cela n’a rien à voir avec la souveraineté dans l’Arctique. La souveraineté dans l’Arctique est une question importante, mais ce n’est pas la raison pour laquelle nous sommes ici. Nous sommes ici pour discuter de la sécurité dans l’Arctique.

La menace est claire. C’est le régime de Poutine qui considère l’OTAN comme étant une menace existentielle. Il perçoit l’OTAN comme une menace existentielle — en raison de la clause canadienne dans la création de l’OTAN selon laquelle il faut s’engager à respecter les principes démocratiques — depuis au moins 2008, lorsqu’il a déclaré la guerre à la Géorgie pour l’empêcher de rejoindre l’OTAN. La Russie a ensuite démontré à quel point elle considère l’OTAN comme une menace en commençant la guerre en Ukraine en 2014.

Par conséquent, le Canada, étant donné son engagement envers la sécurité collective — et de son engagement à assurer la protection d’un système international ordonné en tant que membre de l’OTAN et de NORAD —, est directement menacé par ce régime.

Ce que nous avons également vu au sein de ce régime depuis 2008, c’est une évolution vers une volonté de nous engager dans une guerre. Permettez-moi d’être bien franc à ce sujet. On a tendance à percevoir la Russie comme un pays concurrent qui se livre à des activités de protection domestique. À mon avis, c’est franchement faux.

Les premiers signes qui révèlent que les Russes se sont engagés dans la guerre sont, bien sûr, une guerre hybride et la transformation en armes des médias sociaux. Nous en avons été témoins durant les élections américaines, le mouvement séparatiste en Espagne, le vote sur le Brexit au Royaume-Uni, et je suppose que nous trouverons des signes d’influence au Canada.

Mais le plus important, et c’est là où le Nord est directement menacé, c’est l’élaboration des systèmes offensifs russes en termes de capacité de s’engager dans une guerre depuis 2006, lorsqu’ils se sont lancés dans cette mesure, qui a fondamentalement placé l’Arctique comme la région où les Russes ciblaient leurs actions.

Les Russes ont changé leur position de dissuasion nucléaire à une position de lutte contre l’armement nucléaire. Ils possèdent actuellement plus d’un millier d’armes nucléaires tactiques. Ces armes sont destinées à combattre les guerres, pas à les dissuader. Ils ont des vecteurs qui sont de plus en plus déployés depuis le Nord et qui rendent de plus en plus difficile notre capacité à les détecter à l’aide des systèmes du NORAD. Citons notamment des systèmes hypersoniques, le système sous-terrain Poseidon, les missiles de croisière Kinzhal, et ainsi de suite.

Ils ont aussi la possibilité — et c’est un élément qui est souvent négligé — de perturber complètement les communications dans le Nord grâce à une politique très distincte de celle qui consiste à disposer de capacités antisatellites et sous‑marins.

Ils ont démontré cette capacité anticâbles sous-marins avec leur attaque contre la Norvège juste avant de relancer leur attaque contre l’Ukraine en février 2014.

Ils ont démontré qu’ils pouvaient abattre des satellites en abattant l’un des leurs en février.

Au final, ce que nous voyons clairement, c’est un comportement récurrent. La Russie ne doit pas être ignorée. Elle ne doit pas être sous-estimée, mais elle doit être reconnue comme la menace qu’elle représente; la menace qu’elle a créée est, bien sûr, axée sur ses capacités.

Le Canada pourrait souhaiter avoir la capacité d’ignorer ou d’être ignoré par la Russie, mais la réalité est que ce n’est pas le cas. Par conséquent, nous devons prendre cette menace aussi sérieusement que nous le pouvons. Nous devons nous assurer d’être en mesure d’y répondre. Je me ferai un plaisir d’expliquer, au cours de la période de questions, quelles sont, selon moi, les mesures nécessaires à la sécurité du Canada. Ne vous méprenez pas : le Canada est en danger et le risque s’accroît. Merci beaucoup.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Huebert. Je n’ai aucun doute qu’il y aura des questions à la suite de votre déclaration. Merci.

Nous entendrons maintenant Whitney Lackenbauer.

Whitney Lackenbauer, chaire de recherche du Canada dans l’étude du Nord canadien et professeur, Université Trent, à titre personnel : Je commencerai par dire que je vis dans le comté d’Oxford, sur un territoire traditionnel anishnabek et neutre qui est visé par le Traité no 3, « l’Achat entre les lacs » de 1792. En prenant le temps de reconnaître le territoire sur lequel je me trouve, je me rappelle la longue histoire du silence dans ce pays et la nécessité de dire la vérité sur le sentier de la réconciliation.

[Français]

Mesdames et messieurs les sénateurs, c’est avec grand plaisir que je me présente devant vous aujourd’hui pour discuter de la sécurité et de la défense dans l’Arctique —

[Traduction]

... dans une optique canadienne. La nouvelle invasion de l’Ukraine par la Russie qui a débuté à la fin de février a confirmé que la coopération dans l’Arctique n’est pas isolée des événements du monde entier. Nous avons été témoins de l’escalade des tensions internationales dans la sphère des affaires circumpolaires, ce qui soulève des questions fondamentales sur la stabilité et la gouvernance coopérative dans la région. Cela dit, nous devons plus que jamais veiller à fonder nos décisions sur des évaluations bien étayées de la défense et de la sécurité dans l’Arctique. Je ne pense pas qu’il y ait un plus grand risque que des conflits surgissent à propos de différends de longue date dans l’Arctique, des ressources, des frontières, de la souveraineté des États ou des voies de navigation. Ce risque n’est pas plus grand aujourd’hui qu’il y a un mois, voire un an.

Au Canada, nous parlons souvent de l’Arctique comme s’il s’agissait d’un espace unique. Certaines questions et menaces ont une orientation véritablement circumpolaire, mais d’autres aspects sont mieux considérés dans une perspective régionale. Pour le Canada, il peut s’agir de reconnaître les menaces distinctes qui pèsent sur l’Arctique canadien et celles qui pèsent sur nos alliés de l’Arctique européen ou du détroit de Béring.

Alors que le monde est confronté au risque accru associé au mépris flagrant de la Russie à l’égard du droit international et de l’ordre fondé sur des règles à la suite de sa nouvelle invasion brutale et illégale de l’Ukraine, les menaces et les risques auxquels sont confrontées l’Europe de l’Est et les régions arctiques du Canada sont distincts.

Je ne pense pas qu’une action militaire russe directe contre le territoire de l’Arctique canadien soit du tout probable pour des raisons d’intérêt national de la Russie, dont nous pourrons discuter plus tard, si c’est ce que le comité souhaite. Cependant, je pense que l’Arctique canadien est confronté à une myriade de risques, et le fait de comprendre clairement ces risques nous permettra d’affecter adéquatement les ressources et les efforts pour renforcer notre défense et notre sécurité à court et à long terme.

Le cadre que je trouve utile pour démêler les menaces à la défense et à la sécurité dans l’Arctique est celui qui se penche rigoureusement sur l’Arctique canadien.

La première catégorie constitue les menaces qui traversent ou survolent l’Arctique pour frapper des cibles en dehors de la région. Il s’agit notamment des missiles de croisière, des planeurs hypersoniques et hyperkinétiques, des bombardiers et des missiles balistiques. Il est important, à mon avis, que ces armes et ces vecteurs ne soient pas principalement destinés à frapper des cibles dans l’Arctique. Ce sont des systèmes stratégiques axés sur l’équilibre mondial des forces et la dissuasion. De même, les menaces hybrides pour la cybersécurité — y compris celles intégrées à l’infrastructure de télécommunications chinoise, si elles sont autorisées au Canada dans le cadre de notre solution aux lacunes de l’infrastructure dans l’Arctique — constitueront une menace pour le Canada dans l’Arctique.

Bien qu’il soit préférable de relever ces menaces à l’échelle internationale, et non au niveau de la sécurité régionale, elles ont un lien avec l’Arctique, car nous avons des capacités dans l’Arctique qui sont importantes pour détecter et éviter les menaces mondiales et se défendre contre elles, et nous devrions investir davantage. En disant qu’il s’agit de la défense de l’Arctique plus précisément, plutôt que de la défense de l’Amérique du Nord de façon générale, on déforme la réalité.

La deuxième catégorie compte les menaces qui visent l’Arctique. À l’instar des menaces liées aux changements climatiques et aux pandémies, les menaces militaires et hybrides provenant de l’extérieur de l’Arctique peuvent viser des populations et des lieux donnés de l’Arctique. Certaines sont des menaces cinétiques. Nous pourrions penser à Thule, au Groenland, comme une cible évidente dans l’éventualité d’une guerre mondiale généralisée, étant donné son importance stratégique. Cependant, je ne crois pas que la plupart des menaces qui pèsent sur l’Arctique canadien soient des menaces militaires conventionnelles. Nous pourrions plutôt envisager, comme M. Huebert l’a dit, des campagnes de désinformation conçues pour miner la crédibilité d’un acteur de l’Arctique ou de nos systèmes démocratiques ou pour polariser le débat sur une question délicate. Cette catégorie pourrait inclure une attaque en deçà du seuil d’un conflit armé contre un élément d’infrastructure essentielle, comme une centrale électrique, qui aurait pour but de semer la panique et de forcer le Canada à diriger ses efforts et ses ressources vers la résolution de ce problème national.

La troisième catégorie de menaces regroupe celles dans l’Arctique canadien. Il s’agit de menaces pour la sécurité des transports comme les catastrophes aériennes et maritimes majeures, les menaces pour la population causées par des défaillances des infrastructures énergétiques de base et hydrauliques; et le risque de polarisation politique. Comme la récente crise de l’eau à Iqaluit l’a démontré, les citoyens de l’Arctique se fient aux capacités militaires du Canada pour des interventions d’urgence essentielles lorsque des systèmes essentiels sont en panne.

L’Arctique canadien fait face à une crise d’équité — méritant à elle seule d’être priorisée — qui peut être exploitée par des adversaires diffusant de la désinformation visant à semer la discorde et à déstabiliser les milieux comportant des risques nationaux. À vrai dire, je crois que la politique de défense de l’Arctique du Canada de 2017 fait une distinction claire entre les analyses qui peuvent être au niveau international ou au niveau régional de l’Arctique. Le document fait référence au rôle de l’OTAN vis-à-vis de la menace russe dans l’Atlantique Nord plutôt qu’à l’inquiétude soulevée par des conflits militaires pouvant découler de différends dans l’Arctique.

Ainsi, je veux souligner que, alors que la défense et la sécurité de l’Arctique se hissent au haut de la liste des priorités du Canada, du NORAD et de l’OTAN, nous devons attentivement distinguer, d’une part, les menaces militaires à la sécurité de l’Amérique du Nord qui peuvent transiger par des régions de l’Arctique des risques et des menaces, d’autre part, provenant de l’Arctique à cause de vulnérabilités locales ou régionales. Chacun des axes de risques nécessite des solutions, mais, une fois rassemblés, forment une matrice de résilience arctique.

Plus important encore, j’espère que des investissements réfléchis en défense et en sécurité de l’Arctique s’harmonisent avec les priorités civiles ou prévoient dans la mesure du possible un double usage ou des avantages militaires et civils. Il me fera plaisir de poursuivre la discussion avec vous pendant la période de questions. Merci, mesdames et messieurs les sénateurs.

Le président : Merci beaucoup, professeur Lackenbauer.

Le prochain témoin est M. Andreas Østhagen.

Andreas Østhagen, chercheur principal, Institut Fridtjof Nansen et High North Center (Nord University) et boursier du Wilson Center, à titre personnel : Merci beaucoup. Je suis en Floride avec ma belle-mère, et ma connexion Internet est un peu instable. Je ne me trouve pas en Norvège, mon lieu de résidence.

Tout d’abord, merci de m’avoir invité. Je ne me qualifierais pas d’expert éminent sur l’Arctique canadien. Toutefois, je travaille dans le milieu de la sécurité en Norvège et globalement, alors il est important de garder à l’esprit que bon nombre de mes réflexions sur l’Arctique s’appuient sur la perspective de la sécurité en Norvège. Je serai concis, comme on nous l’a demandé, et j’aborderai trois points primordiaux dont nous pourrons discuter plus en détail. À certains égards, ces points reprennent des idées énoncées par les professeurs Lackenbauer et Huebert.

Tout d’abord, nous — les chercheurs étudiant la sécurité et les conflits dans l’Arctique, et peut-être aussi les politiciens — avons tendance à définir la sécurité dans l’Arctique en termes de résultats immuables ou à trouver les réponses sur les conflits dans l’Arctique — à savoir, par exemple, si on se disputera le Nord — en oubliant que la situation évolue rapidement. C’est évident en politique internationale en général, mais l’évidence est peut-être d’autant plus marquée dans l’Arctique en raison des facteurs que les autres ont déjà mentionnés et dont nous pourrions discuter : les changements climatiques, économiques et politiques du Nord.

Il est important de reconnaître que, bien que nous avions tendance à affirmer par le passé que la probabilité d’un conflit surgissant dans l’Arctique était assez faible, il y a maintenant lieu de repenser notre interprétation de la réalité.

Cette réflexion rejoint le point abordé par le professeur Lackenbauer sur les différentes façons d’interpréter les menaces dans l’Arctique. J’adopte une approche différente que j’appelle les différents niveaux de la dynamique de la sécurité dans l’Arctique ou les différentes interactions dans l’Arctique. L’argument que je fais valoir est toutefois le même que celui de M. Lackenbauer : il faut faire la distinction entre tout ce qui se produit dans la région circumpolaire.

[Difficultés techniques] même aujourd’hui, maintient un vif intérêt à entretenir des relations pacifiques dans l’Arctique. La Russie maintient encore un intérêt à respecter la primauté et la préservation du droit de la mer dans l’Arctique ainsi qu’à séparer la dynamique circumpolaire de la dynamique qui, par exemple, est liée aux conflits ailleurs.

L’exemple le plus évident, bien entendu, est celui de la relation entre l’OTAN et la Russie qui peut s’étendre jusque dans l’Arctique. C’est ce à quoi nous assistons présentement — à cause de l’invasion de l’Ukraine, — probablement dans une mesure sans précédent dans l’histoire moderne de l’Arctique. La même logique pourrait s’appliquer à bien des égards à la Chine et à l’attention portée à ce pays dans l’Arctique. Cette perspective est peu liée aux actions de la Chine dans l’Arctique, mais, en revanche, est très influencée par la rivalité pérenne entre l’Ouest — ou les États-Unis — et la Chine qui se répercute dans l’Arctique. Il faut faire la distinction entre ces perspectives.

Un troisième aspect porte sur les régions précises de l’Arctique où un conflit pourrait survenir. Je fais plus particulièrement allusion à la région européenne de l’Arctique. C’est aussi mon troisième point : il faut différencier les parties de l’Arctique en Amérique du Nord de celles en Europe, à tout le moins pour les menaces immédiates.

Le professeur Huebert a souligné que la menace d’une invasion directe de l’Arctique ne pèse pas sur l’Arctique, mais elle existe en fait bel et bien dans l’Arctique norvégien. La Norvège et la Russie partagent une frontière terrestre et une longue frontière maritime, et les relations de sécurité sont plus tendues que jamais.

Il y a des problèmes dans l’Arctique : pas les [difficultés techniques] pour se disputer l’Arctique, la course aux ressources qui était sur toutes les lèvres il y a une décennie. Je parle plutôt de problèmes précis, qu’il s’agisse de la pêche au Svalbard ou autour de l’archipel, du statut juridique des divers passages ou des extensions du plateau continental. Il y a des enjeux dans l’Arctique qui n’entraîneront peut-être pas de guerres ou d’hostilités absolues entre les états, mais qui pourraient envenimer des différends, surtout étant donné la situation actuelle de sécurité avec la Russie. Ici encore, l’Arctique européen est beaucoup plus vulnérable que l’Arctique nord‑américain.

Je vais m’en tenir à ces réflexions. Il me fera plaisir d’entendre vos questions. Merci.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Østhagen.

Finalement, nous donnons la parole au professeur Greaves.

Wilfrid Greaves, professeur adjoint de relations internationales, Université de Victoria, à titre personnel : Bonjour, mesdames et messieurs les sénateurs. C’est un honneur pour moi d’être ici. Je vous remercie de m’avoir invité à discuter de ces enjeux importants sur la politique et la sécurité dans l’Arctique. J’ai le privilège de m’adresser à vous depuis les territoires ancestraux du peuple s’exprimant en lekwungen, dans le sud de l’île de Vancouver, où j’ai la chance de vivre et de travailler.

Je suis particulièrement honoré de me trouver en compagnie de mes distingués et savants collègues. Comme eux et d’autres l’ont souligné, nous vivons à une époque importante et incertaine en politique mondiale qui se caractérise par des répercussions d’envergure à tout instant pour le Canada. Nous sommes tous au fait de la crise dans laquelle l’agression de la Russie envers l’Ukraine a plongé la communauté internationale. Nous sommes tous conscients des difficultés que pose actuellement, et probablement à l’avenir, une Chine puissante et autoritaire pour l’ordre libéral international. Nous savons tous qu’il est urgent de débloquer les investissements nécessaires pour appuyer le développement humain et le bien-être à long terme, et nul ne peut ignorer la menace réelle et imminente que représente la crise climatique pour notre planète.

Chacun de ces défis a une trajectoire directe dans l’Arctique, et nous devons reconnaître qu’ils sont considérables. Toutefois, le Canada n’affronte pas ces difficultés seul, et l’urgence d’agir n’élimine pas les possibilités de coopération internationale, d’avantages mutuels ou de développement humain et économique.

Avec le temps qu’il me reste, j’aimerais exprimer les réflexions suivantes au sujet des répercussions de la situation actuelle sur l’avenir de la politique dans l’Arctique.

Premièrement, depuis plus de 30 ans, l’Arctique se caractérise par la coopération entre les États, les peuples autochtones, les organisations non gouvernementales et, de plus en plus, les États ne se trouvant pas dans la région arctique. Ce modèle de coopération panarctique a donné lieu à de grandes réalisations, y compris la facilitation d’accords internationaux régissant la recherche et le sauvetage dans l’Arctique, l’état de préparation en cas de pollution pétrolière, la coopération scientifique et la pêche dans l’Extrême-Arctique.

La Fédération de Russie, qui représente environ la moitié du territoire, des eaux, du littoral et des habitants de toute la région arctique, a été un partenaire essentiel pour négocier ces réalisations politiques. La participation de la Russie sera toujours nécessaire pour garantir une coopération panarctique efficace. Toutefois, le comportement agressif et destructeur de la Russie sur la scène internationale mine gravement la possibilité de poursuivre cette coopération à l’heure actuelle. Le Canada et les autres membres du Conseil de l’Arctique ont suspendu leurs travaux au sein de l’institution en attendant de déterminer la meilleure façon de procéder dans les circonstances actuelles.

La coopération essentielle pourra peut-être se poursuivre, mais nous devons reconnaître qu’un des prix à payer pour notre prise de position contre l’agression russe en Europe de l’Est est la perte de la participation entière de la Russie dans la gouvernance de l’Arctique. Le travail des sous-groupes du Conseil de l’Arctique demeurera limité jusqu’à la fin de la guerre contre l’Ukraine, et la façon dont la guerre se terminera aura une incidence sur l’avenir de la politique et de la coopération dans l’Arctique.

Dans ce contexte, je suis d’avis que le Canada devrait chercher des possibilités de coopération avec ses autres voisins de l’Arctique, quatre d’entre eux étant aussi des alliés de l’OTAN. L’annonce récente du renouvellement du Système d’alerte du Nord de NORAD constitue un exemple de coopération en défense nécessaire dans la région. Toutefois, d’autres problèmes perdurent, qu’il s’agisse de différends entourant les limites de l’Arctique ou le désaccord perpétuel sur le statut juridique du passage du Nord-Ouest. Le fait de remédier à ces problèmes entre nations alliées dans la région de l’Arctique renforcera l’unité et l’efficacité de ces États amis lorsque confrontés à des défis externes. S’ils s’y prennent bien, les États pourraient même réaliser d’importantes priorités nationales liées au développement économique et social et à la réconciliation avec les peuples autochtones.

Bien qu’aucune institution ne remplacera le Conseil de l’Arctique, les sept autres États arctiques sont des sociétés libres et démocratiques dont les valeurs et bon nombre d’intérêts sont en harmonie. Nous devrions rechercher toutes les possibilités d’approfondir la collaboration sur des enjeux propres à l’Arctique jusqu’à ce qu’une réelle coopération panarctique soit de nouveau possible.

Mon dernier point est cependant que rien dans la crise actuelle en Ukraine ou dans son incidence sur la coopération dans l’Arctique ne change les réalités environnementales, économiques et humaines liées aux changements climatiques. Même si, à court terme, le besoin d’extraire et de consommer des combustibles fossiles ne disparaîtra pas, ce moment historique en politique internationale devrait concrétiser la tendance de l’Arctique nord-américain de se détourner de la mise en valeur des combustibles fossiles.

En 2016, la Déclaration conjointe du Canada et des États-Unis sur le rôle de leadership dans l’Arctique du premier ministre Trudeau et de l’ancien président Obama a été un jalon important dans ce processus. La déclaration a interdit la délivrance de permis pour l’exploitation de pétrole et de gaz extracôtiers dans l’Arctique pour pratiquement toutes les eaux canadiennes et américaines. En 2021, le gouvernement nouvellement élu du Groenland a instauré sa propre interdiction de forage pétrolier et gazier dans ses eaux.

Au cours des dernières semaines, nous avons vu à quel point l’immédiateté de la guerre peut nous détourner de l’importance cruciale d’accroître à long terme la viabilité de nos économies et de nos sociétés. Or, l’avenir de nos communautés et de nos économies saines du Nord canadien et de l’Arctique ne peut reposer sur les systèmes énergétiques du passé, d’autant plus que ces systèmes sont la cause même des problèmes chroniques et graves de la région et du monde entier. Lorsque nous nous défendons contre les agresseurs, nous ne pouvons oublier de nous protéger également des menaces climatiques que nous nous sommes nous-mêmes infligées collectivement.

Merci.

Le président : Merci beaucoup, professeur Greaves. Je vous remercie tous de vos déclarations liminaires qui nous aident à explorer des optiques et les divers degrés de tensions et de conflits qui influencent présentement la situation à l’échelle locale et mondiale.

Nous allons maintenant passer aux questions. Veuillez noter que nous devrons mettre fin à la discussion avec ce groupe de témoins à 15 h 5. Afin que nous puissions poser le plus grand nombre de questions possibles, quatre minutes seront allouées par question, ce délai comprenant le temps pour la réponse.

J’aimerais permettre à notre vice-président, le sénateur Dagenais, de poser la première question.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse à M. Huebert.

Les prises de position des Russes au cours des cinq à sept dernières années semblent assez claires quant aux revendications des ressources pétrolières en Arctique.

Le pouvoir politique russe affirme sans retenue que son développement économique passe par le pétrole, alors que le Canada parle d’abandonner ce secteur énergétique.

Les Russes croient encore au pétrole, mais je vous dirais que le gouvernement de M. Trudeau préfère parler d’environnement.

Cela dit, croyez-vous que le combat politique du Canada avec la Russie est perdu d’avance, puisque la Russie a doublé le nombre de bases militaires pour surveiller le territoire arctique depuis 2015 et qu’elle veut clairement — et je dis bien qu’elle « veut clairement » — exploiter le pétrole et le passage navigable?

Ou alors, pensez-vous que la Russie utilisera son armée pour asseoir son autorité dans l’Arctique?

[Traduction]

M. Huebert : Vous semblez poser la question comme si c’était une possibilité, mais c’est déjà le cas. Une des statistiques les plus éloquentes qu’on oublie souvent est que, immédiatement après l’entrée en vigueur du régime de sanctions lorsque la guerre en Ukraine a commencé — et j’insiste sur le fait qu’elle a commencé en 2014, pas en 2022 — nos sanctions ont ciblé les Russes pour leur pétrole dans le Nord; dans les faits, leur production pétrolière a considérablement augmenté. Les Russes n’atteignent aucune de leurs cibles de Paris, et le commerce se fait avec la Chine.

Nous ne connaissons pas la teneur de l’entente signée avec la Chine qui est encore secrète. Nous savons cependant qu’elle a été signée entre MM. Poutine et Xi à l’échelon le plus élevé. Nous voyons donc la production. Nous constatons aussi, soit dit en passant, que les Norvégiens ont aussi augmenté leur production pétrolière — pas dans la même mesure que les Russes, mais, plus tôt en 2021, ils ont bien entendu ouvert de nouveaux territoires pour mettre en valeur les ressources océaniques. On l’oublie souvent.

Les Russes mettent au point leurs capacités à mener une guerre depuis l’an 2000, année où ils ont presque perdu la première bataille contre les Tchétchènes. Ce perfectionnement se poursuit et exige des dépenses de la part de la Russie. Le pays tire cette source de revenus de son pétrole et de son gaz, et c’est la raison pour laquelle il était si important pour les Russes, lorsque nous avons tenté d’imposer un ensemble de sanctions, que le pétrole continue de parvenir aux Chinois comme ce fut le cas. Il y a donc un lien direct entre la géoéconomie de la Russie liée à son pétrole et ses capacités géostratégiques globales qui connaissent un essor.

J’ose dire, sénateur, qu’il faut aussi ajouter que la Russie perfectionne de toute évidence ses capacités à se livrer à une guerre nucléaire tactique. Je veux bien me faire comprendre parce que c’est un changement qui n’a pas encore été reconnu. Malgré les propos de M. Poutine sur la menace d’une guerre nucléaire, une déclaration — une position de principe — émise par la Russie il y a un an démontre que les types de systèmes d’armes sont en fait adaptés à une guerre nucléaire. Les Américains réagissent à cette réalité. Tous ces aspects se rapportent donc à votre excellente question. Les Russes ont besoin de moyens financiers pour s’opposer à nous et au reste de l’Europe. Ils sont en train de s’armer de la capacité nécessaire.

Le président : Merci énormément de la question et de la réponse.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à tous les témoins, dont les propos sont très instructifs. Ma question s’adresse à M. Huebert.

J’ai lu plusieurs de vos articles et des déclarations que vous avez faites au sujet du gouvernement Trudeau. Après l’invasion de l’Ukraine notamment, vous avez dit ceci : « Le gouvernement Trudeau répondra par des mots fermes d’encouragement et de soutien, mais en fera le moins possible. »

Quelle est votre position sur la situation en Ukraine? Est-ce que vous pensez que la réaction du gouvernement canadien est trop faible par rapport à une éventuelle expansion de la Russie vers d’autres pays?

[Traduction]

M. Huebert : Pour être franc, et je sais qu’on s’attend à ce que notre témoignage le soit, je dirais oui. Dans le cas de la Géorgie, la situation est claire. On a tenté d’apaiser les Russes en cherchant d’autres moyens de coopération. On cherche d’autres moyens de dire : « Eh bien, c’est bien dommage, ce qui se passe en Tchétchénie; c’est dommage que probablement environ 80 000 personnes aient été tuées en Tchétchénie; c’est dommage qu’il y ait eu environ 110 000 morts en Géorgie, mais cela ne nous concerne pas vraiment; nous pouvons encore faire des affaires avec les Russes ». Ce type de comportement est devenu clair après le début de la guerre en Ukraine en 2014. Il est clair que les Russes ont l’intention de poursuivre sur leur lancée, et je présume que leurs prochaines cibles seront la Moldavie, suivie des États baltes.

Lorsque vous faites face à un régime autoritaire qui a l’intention d’utiliser sa force militaire pour élargir son territoire, la seule réponse possible est une forme de dissuasion qui doit être basée sur une volonté de combattre au besoin. Autrement, l’historique de ces régimes nous a montré que tant qu’ils ne font pas face à une telle résistance, ils continueront, et cela signifie, par exemple, que...

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Vous dites que la réaction du gouvernement canadien a été relativement faible face à la situation en Ukraine. Plus tôt aujourd’hui, le premier ministre a annoncé l’achat possible de F-35 pour remplacer les F-18. D’après vous, est-ce que la réaction du Canada est beaucoup trop faible? Faut-il envoyer un message clair à la Russie afin de lui signifier que nous n’acceptons pas l’invasion illégale de l’Ukraine?

[Traduction]

M. Huebert : Je suis d’accord avec vous, monsieur, car lorsque le gouvernement a changé d’idée concernant RADARSAT — qui est un atout nordique incroyable —, le point de vue a changé et nous n’avons pas fourni d’images de RADARSAT aux Ukrainiens après 2014. Nous n’avons pas non plus fourni d’aide létale, même si n’avons pas de politique interdisant une telle chose comme nous pouvons le constater avec notre politique avec l’Arabie Saoudite. Pour ce qui est des munitions ou du soutien offert, nous n’avons pas changé de position avant la reprise de la guerre en février 2022.

Nous avons gardé les formateurs en Ukraine — mais, bien sûr, nous les avons retirés dès l’arrivée d’une menace imminente —, et c’est à peu près la seule chose que nous pouvons relever en termes de soutien significatif. Nous avons fourni une aide en matière de gouvernance politique. Nous avons réussi à les aider avec certains problèmes de corruption qu’ils avaient. Cela dit, en ce qui concerne l’aspect militaire de notre contribution, après le début de la guerre en 2014 — c’est peut-être un défaut de ma formation de chercheur —, je n’ai pas pu trouver quelconque mesure politique ayant contribué à la capacité cinétique de défense des Ukrainiens, à part l’opération Reassurance, qui a aussi été très importante.

La sénatrice Anderson : Qujannamiik. Ma question s’adresse à M. Huebert ou à tout autre témoin qui voudrait ajouter quelque chose. Je viens de l’Arctique. Je vois très peu de choses en termes de renforcement de la sécurité de l’Arctique. Qu’est-ce que la sécurité de l’Arctique, selon vous?

Je voudrais simplement ajouter que nous ne pouvons pas totalement ignorer les répercussions des changements climatiques dans l’Arctique. Je m’y connais très bien, car, en plus de venir de Tuktoyaktuk, je me suis récemment entretenue avec le brigadier-général Godbout de la Force opérationnelle interarmées du Nord à Yellowknife, dans les Territoires du Nord-Ouest, et nous avons parlé de leur engagement dans l’opération Lentus, qui vise à agir sur les conséquences des changements climatiques. Cette équipe s’est penchée sur trois cas en un court laps de temps, ce qui est sans précédent et met à rude épreuve leur réponse militaire.

Quelle est la situation de la sécurité dans l’Arctique, selon vous, étant donné les défis auxquels nous faisons face et également en termes de planification des dépenses, d’infrastructure et d’attribution appropriée des ressources et du temps qu’il faut pour que le tout se concrétise dans le Nord?

M. Huebert : Vous venez peut-être de poser la plus grande question de notre époque, car, comme je l’ai dit dans mes remarques liminaires, nous faisons face à des menaces existentielles, et j’entends par là que notre existence même est menacée. Comme vous venez de le dire de façon si éloquente, les changements climatiques représentent une menace directe pour notre existence et notre avenir, et il est impossible d’y échapper.

La menace militaire actuelle des Russes est désormais d’importance égale, surtout au niveau de leur capacité nucléaire. Nous faisons face à un réel défi : agir sur l’un de ces fronts entrerait en contradiction avec l’autre. M. Greaves a entièrement raison. Nous avons besoin que les Russes coopèrent avec nous et que les Chinois s’attaquent aux changements climatiques dont vous parlez. Cela dit, il est très difficile de coopérer avec un pays tel que la Russie, qui vise si clairement à défier, voire à détruire notre mode de vie. Autrement dit, si un tel pays est si déterminé à faire la guerre, comme il l’a démontré, comment pouvons-nous coopérer avec lui sur le plan des changements climatiques? Je pense que nous avons vu une partie du problème qui se pose dans ce contexte lorsque la Russie a augmenté sa production de pétrole après 2014.

Vous avez demandé ce qu’il faut faire dans l’Arctique. La première chose que nous notons est que NORAD sera plus intégré à l’OTAN, ce qui est une fonction des systèmes d’armes. Nous n’avons plus le luxe d’attendre, et ça, c’est si nous l’avons déjà eu. Les hypersoniques sont maintenant si rapides qu’il faut prendre des décisions presque immédiatement. C’est ce que le général VanHerck, commandant du NORAD, appelle la supériorité décisionnelle. Nous devons savoir ce qu’il se passe à tous les niveaux. Il faut le comprendre, et voilà pourquoi certaines mesures ont été prises, dont l’initiative Pathfinder, qui vise non seulement à recueillir les renseignements pour les comprendre, mais aussi à établir une troisième étape, dont les Canadiens ne veulent pas entendre parler. Nous devons aussi commencer à développer notre capacité à réagir lorsque ces menaces surviendront.

Si une torpille Poseidon est lancée contre une cible canadienne — au nord, au sud, peu importe —, il faut être en mesure de réagir immédiatement. Si un missile Kinzhal est lancé d’un Tupolev Tu-95, le système d’armes doit être prêt à réagir. Cela signifie que le Canada doit passer des capteurs et de la capacité de savoir à la capacité de réagir, et nous devons le faire avec nos alliés de l’OTAN et nos alliés américains. Nous ne pouvons y arriver seuls, mais nous devons offrir une contribution significative. Sinon, nous ferons face à l’un des pires problèmes de souveraineté — et c’est probablement ce qui nous inquiète le plus —, ce qui pourrait amener les Américains et peut-être même les Européens à dire que le Canada ne peut pas régler la situation et qu’ils doivent donc la régler pour nous. Nous perdrons alors toute voix au chapitre et ne pourrons contribuer à la défense du Canada.

Le président : Compte tenu de la nature de la question, monsieur Huebert, je vais demander à nos trois autres témoins s’ils aimeraient ajouter quelque chose. Je vois que M. Lackenbauer voudrait s’exprimer en premier.

M. Lackenbauer : Merci, sénateur. Je pense que M. Huebert a offert une articulation très étroite de la sécurité.

Pour revenir à la question de la sénatrice, nous devons envisager au moins cinq dimensions de la sécurité : militaire, politique, économique, environnementale et sociétale. Pour faire face à de nombreux enjeux de sécurité, il nous faudrait une approche pangouvernementale et pansociétale. Il faudrait donc inclure des partenaires communautaires tels que le sergent Jackie Jacobson, le caporal-chef Emmanuel Adams et la patrouille des Rangers canadiens de Tuktoyaktuk. L’approche impliquerait aussi notre Garde côtière auxiliaire et le secteur privé. Il existe de réelles possibilités d’harmonisation entre les exigences très réelles en matière de défense et de sécurité, comme les aérodromes, les télécommunications, et les installations portuaires. Tous ces éléments sont aussi des catalyseurs essentiels pour renforcer les autres secteurs de la sécurité.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Lackenbauer. Vouliez-vous ajouter quelque chose, monsieur Greaves?

M. Greaves : Oui, merci, j’aimerais en effet répondre à la question. Je suis d’accord avec M. Huebert lorsqu’il dit qu’il s’agit d’une grande question. Que signifie la sécurité? Il s’agit d’une question importante qui peut nous mener dans diverses voies académiques. On ne devrait pas donner qu’une signification donnée ou objective à la sécurité. La sécurité peut avoir différentes significations dans différents pays dans divers contextes, en fonction de leurs combinaisons particulières de valeurs et d’intérêts.

Dans le cas du Canada et du Nord canadien, je dirais que ce que nous appelons la « sécurité » est déterminé par un processus d’interaction entre au moins quatre types de points ou de nœuds différents. Le premier serait les gouvernements, et surtout le gouvernement fédéral; le deuxième serait l’opinion des experts, dont celle de mes estimés collègues; le troisième serait l’opinion publique canadienne en général; et le quatrième serait l’opinion des habitants du Nord eux-mêmes, qui sont le plus directement affectés par nombre de ces enjeux.

Je pense, comme mes collègues le savent bien, que la signification a changé au fil des décennies. Il n’en existe pas qu’une seule précisément. Nous donnons un sens à cet enjeu qu’est la sécurité et à la façon dont nous y répondons de façon appropriée. Lorsque nous agissons de la bonne façon, je pense que c’est grâce aux meilleures preuves, analyses et faits sur le monde à un moment précis.

Ainsi, la question de savoir ce que comprend la sécurité de l’Arctique est, d’une certaine façon, mais pas exclusivement, du ressort des membres de ce comité et d’autres décideurs, et aussi, bien sûr, des habitants du Nord. Nous ne sommes pas toujours d’accord là-dessus, et j’estime que ce processus aux définitions différentes de la sécurité de l’Arctique est très bien établi dans le discours.

M. Østhagen : Merci, sénateur. J’aimerais revenir à un sujet que M. Huebert a abordé, à savoir la dissuasion. Elle n’élargit pas nécessairement le champ d’action en matière de sécurité, mais c’est la principale chose qu’a relevée M. Huebert pour assurer la sécurité.

La séance d’aujourd’hui se concentre sur la dissuasion dans l’Arctique, et donc sur la sécurité de cette région.

Je pense qu’il est aussi important de souligner que la dissuasion est liée à tous les autres domaines d’interaction avec la Russie. D’un point de vue canadien, tout est lié : la participation canadienne en Ukraine ou le soutien que le Canada offre à l’Ukraine, la participation canadienne et les opérations de l’OTAN dans les pays baltes, le soutien offert à ces derniers, dissuader la Russie d’intervenir dans ces pays avec nos alliés de l’OTAN, la participation canadienne à l’exercice militaire Cold Response en cours dans le Nord de la Norvège, dans l’Arctique norvégien, et dissuader la Russie de faire quelque chose dans cette région ainsi que dans l’Arctique canadien. On ne peut envisager qu’un seul de ces enjeux.

Je voudrais souligner le point de la coopération avec la Russie. Je conviens qu’il est de plus en plus difficile de traiter avec la Russie, mais dans certains secteurs et sur certains enjeux, on n’a pas le choix, sauf en cas de conflit direct. C’est le point de vue de la Norvège, mais le Canada est aussi un pays voisin de la Russie. Nous devons discuter avec la Russie de la gestion des ressources que nous partageons avec elle en mer, tout comme des protocoles de sécurité nucléaire lorsqu’elle transporte des déchets nucléaires le long de nos côtes, malgré ce qui se passe en Ukraine.

J’aimerais dire que oui, nous pouvons dissuader la Russie d’agir, et c’est l’objectif. C’est la politique norvégienne depuis bien avant 2014 ou ce qui s’est passé il y a un mois. Cela dit, nous devons aussi traiter avec la Russie dans certains secteurs. Ce sont deux faces d’une même médaille.

Le président : Merci beaucoup. C’est excellent.

Le sénateur Richards : Ma question s’adresse à M. Huebert. Le chef du NPD déplore le caractère arbitraire du chiffre de 2 % du PIB. Lorsqu’il a dit cela, j’ai pensé qu’il serait peut-être prêt à passer à 2,5 %, ce qui serait génial. Tout cela pour dire que nous sommes loin de dépenser assez en matière de défense, et nous avons 1 500 rangers qui protègent le Nord.

Je pense aussi que la Chine est présente dans les coulisses en Russie; si elle ne dirige pas Poutine, elle lui permet certainement de faire ce qu’il veut pour ses propres intérêts néfastes. Je crois donc que, d’une certaine façon, elle exerce une présence semblable à celle de la Russie dans l’Arctique.

Je vais revenir au chiffre de 2 % du PIB. Combien faudrait-il, selon vous, pour remettre nos forces armées à niveau?

La 82e aéroportée, par exemple, a plus de forces que l’ensemble des Forces armées canadiennes, et c’est vraiment honteux, monsieur.

M. Huebert : Ce sont là d’excellentes questions. J’aimerais aborder trois points.

Tout d’abord, le chiffre de 2 % est arbitraire dans un sens. Autrement dit, l’OTAN a dû créer quelque chose pour dire qu’il nous fallait en faire plus. On peut donc discuter pour savoir si le chiffre de 2 % est sacro-saint ou pas. Si nous atteignons ce niveau, nous arrêterons-nous? Non.

Le deuxième point souligne quelque chose que M. Lackenbauer a dit plus tôt. En ce qui concerne beaucoup de ce qui a été dit dans la politique Protection, Sécurité, Engagement, si nous faisions réellement ce qu’elle préconise, nous serions nettement plus avancés dans la protection nécessaire de la sécurité des Canadiens vivant dans le Nord et de la population en général.

Je tiens à souligner que la Finlande, le Danemark — j’allais dire la Suède, mais ce serait une erreur —, le Royaume-Uni et les Pays-Bas ont tous réussi à prendre une décision à propos des F-35 en deux ou trois ans. Le processus décisionnel a été très rapide. J’estime que les Finnois nous ont montré comment agir rapidement.

La réalité, c’est que nous avons besoin d’une capacité de surveillance et d’une capacité de combat. Cela signifie aussi que nous devons avoir les frégates en service, ce qui n’est pas le cas. Est-ce possible d’y arriver? Les Finnois l’ont fait. Les Ukrainiens y travaillaient. C’est donc effectivement possible d’y arriver, mais il faut s’y mettre.

Et nous n’avons montré aucun signe depuis la mise en œuvre d’une politique de défense pleinement chiffrée en 2017 qui, dans une large mesure, présentait des prévisions justes. Nous n’avons tout simplement pas livré la marchandise. C’est la première étape.

Il faudra aller plus loin. Nous devrons aborder l’intervention relative aux biens spatiaux et nous devrons descendre plus bas. Nous devrons veiller à ce que les pistes, les hangars et tous ces éléments fondamentaux soient pris en compte. Il faudra veiller à ce que la rampe à Inuvik puisse accueillir nos ravitailleurs en vol et voir à tous les détails techniques. C’est donc un processus vaste et exhaustif, mais il faut passer par là.

La sénatrice Dasko : Merci, monsieur le président.

Je remercie les témoins pour leur présence aujourd’hui. J’aimerais leur poser quelques questions.

J’aimerais me centrer sur l’état de préparation du NORAD et de l’OTAN en vue de répondre aux menaces telles que vous les percevez. Bien sûr, nous sommes membres de l’OTAN et nous travaillons dans ce contexte. Dans quelle mesure sont-ils prêts à répondre à la menace? J’aimerais que M. Huebert réponde à cette question.

J’ajouterais aussi que la semaine dernière, le comité a entendu des témoins des forces armées. Au sujet de ces enjeux, ils ont dit que nos plans militaires nous permettaient de faire face à la menace actuelle.

Donc, monsieur Huebert, j’aimerais que vous répondiez à cela. Les témoins disent que les plans en place — tout n’a pas encore été mis sur pied, bien sûr — sont appropriés.

Ce sont là mes questions. Merci.

M. Huebert : Je dirais que les plans tels que nous les comprenons sont appropriés. La politique de défense Protection, Sécurité, Engagement offre de bonnes lignes directrices sur la marche à suivre. C’est une excellente première étape. Mais ce sont tout de même des plans, dans une large mesure.

À quel point sommes-nous prêts à affronter la Russie dans une guerre conventionnelle si elle décide d’élargir les frontières aux endroits où nous protégeons les Ukrainiens? C’est toujours une possibilité, si on lit entre les lignes des discours de Poutine. Je dirais qu’à l’heure actuelle, nous sommes moyennement bien préparés à cet égard.

Les déploiements qui ont été évoqués dans certaines des réunions de dissuasion dont a parlé M. Østhagen sont en place depuis le début de la guerre ukrainienne en 2014.

Le problème, c’est la mesure dans laquelle nous prenons au sérieux la menace de Poutine d’utiliser les armes nucléaires tactiques. Je ne crois pas que nous y ayons suffisamment réfléchi parce que nous présumons que cela n’arrivera jamais. C’est impensable, mais — pour reprendre la célèbre phrase d’Herman Kahn —, il faut penser l’impensable. Je ne crois pas que nous l’ayons fait dans ce contexte particulier.

Je ne crois pas non plus que nous reconnaissions pleinement que le Canada serait complètement engagé dans toute guerre qui sera entreprise à l’échelle régionale, en raison de son engagement à l’égard de l’OTAN. Avons-nous la capacité de combat requise? Je ne crois pas, parce que nous ne croyions pas en arriver là.

Pourrons-nous avoir recours à des mesures dissuasives? Je crois que nous en sommes à une étape raisonnable pour le moment. Mais nous devons passer à la prochaine étape, à mon avis.

La sénatrice Dasko : Est-ce que votre réponse fait référence à l’OTAN et au NORAD ou simplement à notre capacité d’intervention?

M. Huebert : Excusez-moi. Vous avez parlé du NORAD.

Selon les commentaires publics faits par le général Glen VanHerck dans son témoignage devant le Congrès, le NORAD n’est pas prêt à lutter contre la menace hypersonique. C’est une personne très directe; dans son témoignage, que j’ai lu, il dit que le NORAD ne peut détecter toutes les menaces hypersoniques.

Il ne peut pas non plus à l’heure actuelle détecter toutes les menaces associées aux véhicules sous-marins autonomes de la Russie.

Je pense donc que les Américains et les hauts dirigeants du NORAD reconnaissent qu’ils ne savent pas tout et qu’il est juste de dire que le Canada n’est pas préparé non plus.

La sénatrice Dasko : Merci.

La sénatrice Jaffer : Merci, monsieur le président.

Merci aussi à tous les témoins. Vous m’en apprenez beaucoup. Merci de votre présence. En raison des contraintes de temps, je vais adresser mes questions à M. Greaves et à M. Lackenbauer.

Je suis membre du comité depuis de nombreuses années, et nous étudions depuis longtemps la question du terrorisme. À ce sujet, je rappelle toujours à mes collègues que la sécurité vise aussi la protection des Canadiens dans leur propre pays et des personnes qui transmettent des renseignements.

Mes questions seront probablement fort différentes de celles de mes collègues; elles visent la présence militaire accrue. On entend toujours dire qu’il faut accroître notre présence militaire, et qu’il faut acheminer toutes sortes d’équipements militaires dans la région de l’Arctique. Qu’est-ce que cela signifie pour les droits des personnes qui se trouvent sur le terrain et pour leur mode de vie? Je crois que cet élément fait aussi partie de la sécurité.

Monsieur Lackenbauer, j’aimerais vous entendre en premier. J’espère ne pas avoir mal prononcé votre nom.

M. Lackenbauer : Non, c’est très bien, sénatrice Jaffer. Je vous remercie pour cette importante question.

Je crois que la région du Nord a un long historique d’augmentation subite de présences militaires diverses, et que nous pouvons en tirer des leçons.

Ce qui est extraordinaire — et c’est ce qu’ont réalisé bon nombre des représentants fédéraux lors des consultations sur la politique Protection, Sécurité, Engagement et sur le Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord —, c’est que les habitants du Nord ont un fort désir de profiter des occasions qui se présentent en matière de sécurité.

Je crois donc que nous avons l’occasion de miser sur l’expertise et les connaissances sur les territoires habités depuis toujours, et de partager ces connaissances à titre de complément des autres systèmes évoqués par M. Huebert et par d’autres, c’est-à-dire le système de systèmes. La connaissance de la situation ne vise pas uniquement des satellites dans l’espace ou la modernisation du Système d’alerte du Nord, mais bien toutes les personnes qui se trouvent autour et qui comprennent ce qui se passe dans la région. Il faut tenir compte de l’environnement humain et de l’environnement physique.

Nous pouvons certainement trouver de meilleures façons de miser sur tous les capteurs qui existent : les capteurs humains, ceux qui appartiennent aux divers ministères et aux divers ordres de gouvernement, et avoir recours au partenariat Inuits-Couronne pour renforcer ces relations entre les titulaires des droits et les gardiens des connaissances à l’échelon communautaire, et travailler en équipe pour synthétiser tous les renseignements, afin qu’ils ne soient pas uniquement diffusés aux décideurs — qui représentent bien sûr un client — mais aussi avec les membres de la communauté.

Je crois que nous pourrions causer des dommages si nous abordons la question comme un compromis entre la sécurité au sens strict et la sécurité humaine. Le Canada a besoin des deux. Le gouvernement est déterminé à assurer ces deux types de sécurité. Il faut atteindre un équilibre approprié et accorder plus d’attention aux diverses dimensions de la sécurité.

Le président : Passons maintenant à M. Greaves. Vous disposez d’une minute.

M. Greaves : Je vous remercie pour votre question.

J’ajouterais que malgré les conséquences négatives des diverses activités militaires et autres activités de l’État sur les habitants du Nord au fil du temps, il y a aussi eu une croissance des gouvernements et des organisations autochtones qui jouent un rôle essentiel en vue de représenter les points de vue et les intérêts des Autochtones devant la Couronne.

En plus des relations et des structures organisationnelles existantes au Canada, je crois qu’il serait dans l’intérêt de la sécurité de l’Arctique d’élargir ces relations en dehors de nos frontières, vers les régions environnantes. Le gouvernement du Groenland devrait être perçu à titre de partenaire essentiel tant pour la défense et la sécurité continentale régionale qu’à titre de gouvernement dirigé par les Inuits, à titre de régime politique inuit et à titre d’acteur important dans la représentation des peuples autochtones de l’Arctique. De façon similaire, dans l’Arctique nord-américain de l’ouest et la région de la frontière entre l’Alaska et le Yukon, il faudra échanger avec les peuples autochtones et les représentants des gouvernements infranationaux afin de réduire le plus possible les effets négatifs sur les habitants du Nord et les Autochtones. Merci.

Le président : Merci, monsieur Greaves.

La sénatrice M. Deacon : Je remercie tous les témoins de leur présence avec nous cet après-midi. Nous recevons beaucoup d’information et nous pourrions poser de nombreuses questions. J’aimerais avoir des précisions sur deux sujets, rapidement.

Monsieur Huebert, vous parliez de la Russie et de sa capacité à faire la guerre, et non à l’éviter. Vous avez aussi parlé des communications dans le Nord. Je crois que vous avez fait référence à la capacité de sécurité sous-marine. Pourriez-vous élaborer sur ce sujet? Quelle est la capacité actuelle et quelles mesures devrions-nous envisager à cet égard?

M. Huebert : On n’aborde pas assez ce sujet. Je vous remercie pour cette importante question.

La plupart des gens pensent que les communications passent uniquement par les airs, par Internet, et qu’elles ne sont plus physiques. Dans les faits, ce n’est pas le cas. Il y a toujours des communications par câble et les gens qui vivent dans le Nord connaissent la vulnérabilité associée à l’absence de ces communications.

Ce que les Russes ont su développer — et cela remonte à environ 2008 —, c’est la capacité sous-marine requise pour couper les câbles et interrompre les communications. Le Canada doit songer sérieusement à la façon dont il se défend contre ces sous-marins. Dans certains cas, ils ont un pilote et dans d’autres, ce sont des véhicules sous-marins autonomes. Nous devons être en mesure de dissuader et de freiner les sous-marins lorsqu’ils s’approchent de nos câbles. Nous devons aussi pouvoir réparer tout dommage qui serait causé. C’est une capacité à laquelle nous n’avons pas songé pour le moment, et il faudra probablement le faire.

Cela revient aussi à la capacité générale de détecter la nouvelle classe de sous-marins furtifs qui arriveront. À l’heure actuelle, les Russes se centrent sur ce qu’on appelle le bastion de défense et gardent la plupart de leurs sous-marins dans la région russe, mais ils ont maintenant ce qu’on appelle un SSGN, un sous‑marin qui transporte les missiles de croisière. Ce sont les missiles de croisière qui leur permettront de se rapprocher des côtes; il faut donc avoir les capacités requises pour les détecter et les freiner au besoin.

À l’heure actuelle, nous n’avons aucun sous-marin capable de se rendre dans la région de l’Arctique. Il faut donc collaborer avec les Américains, à moins de conclure une entente. Les Australiens sont en pourparlers avec les Américains et les Britanniques en vue de construire des sous-marins nucléaires. Encore une fois, c’est un projet à long terme, étant donné la menace possible d’un SSGN chinois dans l’avenir.

La sénatrice M. Deacon : Merci.

Monsieur Lackenbauer, vers la fin de votre déclaration préliminaire, vous avez parlé de la protection civile. Pourriez‑vous nous en dire davantage à ce sujet, selon votre point de vue?

M. Lackenbauer : Étant donné toute l’attention que l’on accorde à la sécurité dans l’Arctique, nous avons l’occasion de trouver un équilibre naturel entre les investissements nécessaires dans la défense, les capacités de sécurité au sens strict et les besoins bien connus et bien documentés des civils dans le Nord.

En ce qui a trait aux communications, on ne peut pas simplement assurer l’accès à la large bande ou à des moyens de communication fiables dans le Nord. Dans un monde où la concurrence s’intensifie, nous devons planifier la redondance stratégique. Il n’est pas logique de poser un câble militaire très secret sans aussi poser des câbles pour les civils, qui permettront de répondre aux besoins de la communauté.

Nous avons évalué les besoins. Il est maintenant temps de synchroniser les efforts du gouvernement canadien avec ceux des leaders autochtones. À mon avis, c’est l’idéal en vue de poursuivre sur notre lancée et de trouver des façons d’assurer un double usage dans la mesure du possible. Il faut veiller à ne pas créer d’attentes irréalistes et éviter de penser que chaque investissement entraînera des avantages pour les civils, mais lorsque cela est possible, nous devons nous assurer d’ancrer ces investissements dans ce qui a été bien établi à l’échelon des territoires, du gouvernement autochtone et de l’Inuit Nunangat, par exemple.

Le président : Merci, monsieur Lackenbauer.

Le sénateur Boehm : Je tiens à remercier les témoins de nous avoir donné un bon aperçu de la situation relative à la sécurité dans l’Arctique. Je sais que le temps joue contre moi, alors je vais essayer de faire vite. J’ai écouté les autres réponses.

Au Canada, nous avons été insouciants en ce qui a trait à la sécurité dans l’Arctique. Monsieur Huebert, je sais que vous écrivez sur ce sujet depuis plusieurs années. Nous profitons de vos connaissances. Je crois que vous avez tous les quatre parlé de la convergence entre l’OTAN et le NORAD en matière d’interopérabilité, mais aussi en ce qui a trait aux politiques stratégiques.

Ma question porte sur la dissuasion. Je demanderais à M. Østhagen d’y répondre d’abord, puis les autres pourront intervenir s’il nous reste du temps. Est-ce que le Canada peut tirer des leçons de ce qu’ont fait les trois membres européens de l’OTAN, et même les pays qui n’en sont pas membres — je pense à la Suède et à la Finlande — en ce qui a trait à la préparation, à la dissuasion et au dialogue, puisque depuis environ 15 ans, le dialogue avec la Russie est très faible et vise plutôt des conversations parallèles dans le cadre du Conseil de l’Arctique?

M. Østhagen : Merci beaucoup, sénateur. Je serai très bref dans ma réponse.

La réponse rapide à votre question est oui, je pense qu’il y a certaines choses à apprendre. Ayant moi-même vécu un peu au Canada — j’y ai fait mon doctorat et j’y ai travaillé un peu —, j’ai parfois été frappé par le fait que le débat sur la sécurité de l’Arctique canadien est très axé sur l’obligation de choisir entre deux choses. C’est choisir entre la sérénité, soit, disons, la réduction de l’apport militaire d’un côté, et l’augmentation du poids des aspects climatiques ou autochtones de l’autre.

Comme l’ont dit les autres experts de ce groupe, ces options ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives. Il y a de la place pour d’autres choses. En même temps, je ne pense pas que la défense du Canada doit se développer de la même façon que la défense de la Norvège, de la Suède ou de la Finlande. Sur le plan de la sécurité, les Canadiens font face à une situation assez différente de celle des membres européens de l’OTAN de la région arctique ou de la Suède et de la Finlande. Il est important de reconnaître cela aussi.

Comme l’a également souligné le professeur Huebert, il existe différents types de capacités, qu’il s’agisse de capacités sous‑marines, de missiles ou de cyberespace, ce qui n’a pas non plus été évoqué ici. Vous pouvez également parler de la Chine et du rôle qu’elle pourrait jouer dans l’Arctique, compte tenu de certaines vulnérabilités.

Je pense que, oui, il y a quelque chose à apprendre. En même temps, de manière générale maintenant, tous les pays de l’Arctique, qu’ils soient membres de l’OTAN ou non, se sont réveillés à cette nouvelle réalité. Le professeur Huebert a mentionné 2014, mais on pourrait dire que c’est arrivé même avant cela, en 2007 ou en 2008. Cependant, le réveil a été lent, et je pense que nous devons tous revoir la façon dont nous allons dissuader la Russie d’avoir des visées sur l’Arctique.

Dans ce débat sur la question de savoir si la Russie a une position défensive ou offensive dans le Nord, j’ai toujours été un peu ambivalent, mais il est évident que ce qui s’est passé en Ukraine change notre perception au sujet de la présence russe dans l’Arctique — bien qu’il faille dire que la Russie n’a rien fait dans l’Arctique depuis qu’elle a envahi l’Ukraine. Elle n’a pas déplacé le conflit vers le nord, car elle n’en tirerait aucun avantage. En même temps, cela a changé nos perceptions à ce sujet, et c’est pourquoi l’exercice Cold Response qui se déroule en ce moment dans le Nord de la Norvège, avec un contingent canadien, est très important. Merci.

Le sénateur Boehm : Je vous remercie.

Le président : Je m’excuse auprès du sénateur Boehm et de nos témoins. Le sénateur Boehm dit qu’il commençait à peine. J’ai l’impression que nous pourrions tous dire la même chose. Il m’est très difficile d’intervenir et de nous mettre un terme à la prestation de ce premier groupe d’experts, mais nous avons d’autres témoins à entendre.

Monsieur Huebert, monsieur Lackenbauer, monsieur Østhagen et monsieur Greaves, au nom du comité, merci beaucoup d’avoir provoqué un débat intéressant et d’avoir suscité des questions vraiment pertinentes pour lesquelles nous avons obtenu d’excellentes réponses. Vous nous avez guidés dans une discussion qui nous est fort utile. Nous n’en sommes qu’au début, et vous nous avez donné un certain nombre de points de vue à examiner. Nous emportons avec nous aujourd’hui le concept de différenciation, parce que, de toute évidence, il n’y a pas qu’une lentille à travers laquelle nous pourrons comprendre les questions dont nous sommes saisis. Merci beaucoup de votre apport.

Nous en sommes maintenant à notre deuxième groupe d’experts et à notre deuxième sujet : la gouvernance et la coopération en matière de sécurité dans l’Arctique. Nous accueillons aujourd’hui Elizabeth Riddell-Dixon, professeure à l’Université de Western Ontario et agrégée supérieure au Bill Graham Centre for Contemporary International History de l’Université de Toronto; Suzanne Lalonde, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal; et Lassi Heininen, professeur à l’Université de Laponie, en Finlande, responsable du Thematic Network on Geopolitics and Security et président de l’Arctic Circle Mission Council on the GlobalArctic.

Merci de vous joindre à nous aujourd’hui par vidéoconférence. Nous allons maintenant vous inviter à faire vos déclarations liminaires, lesquelles seront suivies des questions des membres du comité. Je vous rappelle que vous disposez chacun de quatre minutes pour vos déclarations liminaires. Nous commencerons cet après-midi par Elizabeth Riddell-Dixon. Je vous cède la parole, madame Riddell-Dixon.

Elizabeth Riddell-Dixon, professeure, Université de Western Ontario, et agrégée supérieure au Bill Graham Centre for Contemporary International History, Université de Toronto, à titre personnel : Merci beaucoup.

À l’heure actuelle, la plus grande menace militaire qui s’exerce sur notre Arctique est le potentiel de débordement de la guerre que la Russie mène en Ukraine. C’est une menace dont ont parlé les présentateurs précédents, tant cette semaine que la semaine dernière.

Par conséquent, dans les quatre minutes qui me sont allouées, je compte mettre l’accent sur un autre enjeu fréquemment abordé dans les médias, bien que la couverture ait tendance à être superficielle et souvent trompeuse, à savoir, l’allégation selon laquelle la Russie revendique agressivement les ressources des fonds marins de l’Arctique canadien jusqu’à 200 milles nautiques, soit 370 kilomètres, de nos côtes.

Contrairement à ce que soutient cette allégation, la Russie, en l’occurrence, respecte le droit international et, à vrai dire, elle ne fait que ce que le Danemark/Groenland a déjà fait et ce que le Canada est susceptible de faire dans un avenir proche.

Au printemps dernier, la Russie a déposé un addenda auprès de la Commission des limites du plateau continental, révisant sa demande de 2015 concernant l’océan Arctique. Sur la carte que je vous ai envoyée, vous pouvez voir la délimitation de la Russie représentée en jaune. Le plateau continental étendu proposé par la Russie s’étend désormais de sa zone économique exclusive jusqu’aux zones économiques exclusives du Canada et du Groenland, en passant par l’océan Arctique.

Au printemps dernier, lorsque la Russie a déposé cette vaste délimitation, les médias occidentaux l’ont accusée d’agression. Depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, ces critiques ont repris. Cependant, la délimitation augmentée proposée par la Russie ne viole pas le droit international, et le comportement de la Russie n’est pas très différent de celui de ses voisins arctiques.

J’espère que vous me donnerez l’occasion d’expliquer pourquoi c’est le cas pendant la période de questions.

Comme vous pouvez le constater sur la carte, les plateaux continentaux étendus délimités par le Canada, le Danemark/Groenland et la Russie se chevauchent à maints endroits. Les lignes bleu clair au nord de l’Alaska indiquent la zone susceptible d’être incluse dans la demande des États-Unis, même si nous ne connaîtrons pas les détails exacts de cette zone tant et aussi longtemps que les États-Unis n’auront pas effectivement déposé leur demande auprès de la Commission des limites du plateau continental. Les bandes vertes et jaunes indiquent les chevauchements entre les délimitations du Canada et de la Russie, et les bandes roses et jaunes indiquent les chevauchements entre les délimitations du Danemark/Groenland et de la Russie. La zone délimitée en bleu, qui comprend le pôle Nord, indique les chevauchements entre les plateaux continentaux étendus de la Russie, du Canada et du Groenland.

Les chevauchements sont énormes, et ils le seront encore plus lorsque les États-Unis déposeront leurs demandes, ce qui soulève la question suivante : quelles sont les perspectives en ce qui a trait à la délimitation des frontières maritimes? En d’autres termes, quelles sont les perspectives de résolution des chevauchements? Malheureusement, les relations hautement coopératives que le Canada entretenait avec ses voisins de l’Arctique, y compris la Russie, dans le cadre de la délimitation de leurs plateaux continentaux arctiques respectifs, se sont arrêtées net avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

En conclusion, j’ai choisi de mettre l’accent sur le plateau continental étendu, non pas pour minorer les menaces d’agression russe émanant d’autres parties du monde, mais parce que des idées fausses circulent à ce sujet et que, pour formuler une politique efficace, nous devons être clairs sur ce qui constitue ou non une menace pour la sécurité nationale du Canada.

Je suis impatiente de répondre à vos questions. Merci, monsieur le président.

Le président : Merci, madame Riddell-Dixon.

[Français]

Suzanne Lalonde, professeure, Faculté de droit, Université de Montréal, à titre personnel : Merci. Honorables sénateurs, c’est un honneur d’être parmi vous. C’est à titre de spécialiste du droit de la mer que j’aimerais partager avec vous quelques réflexions préliminaires.

Dans le contexte actuel, il est difficile d’insister sur l’apport du droit et sur sa force. Toutefois, même à son niveau le plus élémentaire, le principe de la primauté du droit — la rule of law — assure aux États un environnement stable, prévisible et ordonné pour mener leurs activités. C’est un rempart contre l’arbitraire.

Les cinq États riverains de l’océan Arctique ont reconnu ceci lorsqu’ils ont adopté la Déclaration d’Ilulissat en 2008. Par cet instrument, ces cinq États se sont engagés à respecter le cadre juridique du droit de la mer, à régler de manière pacifique leurs différends dans la région et à renforcer la coopération.

Le moratoire sur la pêche commerciale en haute mer adopté en 2017 est né d’une première entente entre les cinq États. C’est aussi en 2017 que l’Accord sur le renforcement de la coopération scientifique internationale dans l’Arctique a été négocié.

Ainsi, en dépit de tensions résultant de l’annexion de la Crimée ou d’accusations d’ingérence et de piratage informatique, les États de la région sont demeurés convaincus qu’il était dans leur intérêt primordial national de respecter les règles juridiques et de miser sur la coopération.

Avec l’agression en Ukraine, j’ignore quand, ou même s’il sera possible de revenir à un tel terrain d’entente.

[Traduction]

Cependant, à l’heure actuelle, je tiens à souligner que même cet engagement envers le régime juridique officialisé en 2008 ne pourrait, malgré son importance névralgique, nous mener qu’à un certain point en ce qui concerne certaines questions très délicates. En ce qui concerne le plateau continental étendu, il a été souligné à plusieurs reprises que les cinq États — y compris la Russie — ont respecté les règles du jeu. En effet, tous les États côtiers de l’Arctique, à l’exception des États-Unis, ont maintenant soumis leurs demandes définitives à la commission.

Les cartes publiées par les différents gouvernements révèlent des zones claires de chevauchement des revendications territoriales, y compris, comme vient de nous le dire Mme Riddell-Dixon, entre la Russie, le Canada et le Danemark/Groenland. Or, les règles du jeu, c’est-à-dire la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, n’apportent aucune réponse quant à la résolution de ces revendications concurrentes. L’article 76 déclare sans ambiguïté que le processus de la commission ne règle pas et ne peut pas régler la question du chevauchement des limites extérieures des plateaux continentaux de l’Arctique. Le régime juridique a toujours soutenu qu’il appartient aux États concernés eux-mêmes de fixer leurs frontières mutuelles par la voie diplomatique et le dialogue politique.

La rupture des relations entre la Russie et l’Occident n’est donc pas de bon augure pour la résolution de cette question délicate. La vigilance sera de mise.

Il se peut cependant que les longs délais qui alourdissent le processus de la commission soient en fait bénéfiques. Il se peut qu’il y ait suffisamment de temps qui s’écoulera pour permettre un retour à l’approche collaborative qui, jusqu’à présent, a caractérisé ce processus dans l’Arctique. En raison de ses propres règles de procédure, la commission se voit en fait empêchée d’examiner une demande si elle inclut une zone en litige — s’il y a des chevauchements — à moins d’avoir obtenu l’accord préalable de toutes les parties en cause. Le Canada, le Danemark et la Russie ont chacun donné leur consentement explicite et ont permis à la commission d’aller de l’avant et d’évaluer les demandes de leurs voisins.

Je dois dire que cela contraste fortement avec ce qui se passe dans d’autres régions du monde, comme en mer de Chine méridionale.

Si le Canada veut enfin régler la question des limites de son plateau continental extérieur dans l’Arctique, l’adhésion au régime juridique et le dialogue sont tous deux nécessaires. C’est pour cette raison que je crois qu’il serait essentiel de rétablir, à un moment donné, les lignes de communication avec la Russie.

J’ai aussi préparé et soumis des notes d’information sur le passage du Nord-Ouest, au cas où cela intéresserait les membres du comité. Il est bien connu qu’il existe une différence d’opinion juridique marquée entre Ottawa et Washington sur le statut juridique du passage du Nord-Ouest. Je tiens à souligner que le Canada et les États-Unis ont une longue histoire de collaboration respectueuse dans l’Arctique. Alors que la région arctique subit les effets des changements climatiques et que l’intérêt étranger pour le passage du Nord-Ouest augmente, cette approche pragmatique qui consiste à accepter de ne pas être d’accord puis à résoudre les questions d’intérêt et de préoccupation mutuels est, selon moi, plus importante que jamais.

Enfin, en ce qui concerne la Russie et cet enjeu particulier, il importe de souligner que nous avons été des alliés non reconnus. La revendication juridique de la Fédération de Russie concernant la route maritime du Nord est presque le miroir parfait de la position juridique du Canada. Si la Russie devait contester la position du Canada, elle torpillerait sa propre revendication. Une analyse rationnelle de son propre intérêt national devrait donc garantir l’absence de toute contestation russe, du moins, sur cette question. Je vous remercie.

Le président : Merci, professeure Lalonde.

Lassi Heininen, professeur, Université de Laponie (Finlande), responsable du Thematic Network on Geopolitics and Security et président de l’Arctic Circle Mission Council on the GlobalArctic, à titre personnel : Bonjour aux membres du comité sénatorial. Je vous envoie mes salutations les plus chaleureuses de Tromsø, dans le nord de la Norvège, où j’assiste à la réunion de l’International Arctic Science Committee, le comité international des sciences de l’Arctique.

J’ai réfléchi sérieusement au thème que vous nous avez donné pour cette séance, et je l’ai résumé comme suit : « la coopération sur le plan de la gouvernance pour accroître la sécurité ». Tout d’abord, je vais vous exposer brièvement ce que j’entends par là. La coopération est une base immatérielle de l’existence humaine. Elle est issue de l’instinct de survie des humains. Je soutiens que c’est quelque chose que nous avons acquis au cours de l’histoire de l’humanité et que nous aurons pour la suite des choses.

En ce qui a trait à la gouvernance, les orateurs précédents ont dit qu’une partie importante de la gouvernance provient du droit international et des traités. Il existe cependant d’autres aspects de la gouvernance. Dans l’Arctique, il n’y a pas de traité particulier. La coopération est donc importante pour la gouvernance, en particulier la coopération fonctionnelle et flexible. C’est un aspect prioritaire des politiques des États arctiques. Il convient de souligner l’importance de la coopération fonctionnelle en ce qui concerne la protection de l’environnement, la coopération scientifique, l’atténuation des changements climatiques et le commerce.

Je sais que les gens disent qu’il y a une nouvelle réalité aujourd’hui, mais c’est quelque chose que je ne comprends pas. Avons-nous perdu ces aspects? Je ne le crois pas. Ils sont toujours là. Si un traité sur l’Arctique n’était pas possible auparavant, il ne le sera pas non plus dans un avenir proche. Par conséquent, pour avoir une bonne gouvernance, nous avons besoin d’une coopération fonctionnelle. Cela renforcera la sécurité.

Comme cela a été mentionné par le premier groupe d’experts, la sécurité correspond à la définition qu’on en donne. Or, la sécurité doit être redéfinie de temps en temps. Il existe différentes prémisses, mais je dirais que la sécurité militaire est une définition très étroite de la sécurité. Il y a, bien sûr, une certaine hystérie aujourd’hui à cause de la guerre en Ukraine, mais cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas d’autres prémisses à la sécurité, tout d’abord à cause de la dégradation de l’environnement, de la pollution et des changements climatiques. La sécurité appartient à beaucoup de gens, pas seulement aux élites. Il y a aussi les gens, les citoyens et la société civile, et tous savent ce que la sécurité signifie pour eux. C’est pourquoi nous devons les écouter et être prêts à changer de paradigme en matière de sécurité.

Je crains que les États n’échouent dans leur tâche la plus importante, qui consiste à sécuriser la vie quotidienne de leurs citoyens dans la perspective des changements climatiques. Je ne suis pas convaincu que les dirigeants des États comprennent vraiment quelle est leur tâche principale. Nous ne nous souvenons même pas qu’il y a quelques mois, une conférence sur le changement climatique a eu lieu à Glasgow. Les médias l’ont complètement oubliée maintenant, et cela m’inquiète.

En ce qui concerne l’Arctique, il est intéressant de noter que cette guerre n’a pas commencé là. Bien que plusieurs experts et décideurs politiques l’aient prédit pendant des années, cela ne s’est jamais produit. Nous n’avons pas eu de conflit régional ou de guerre dans l’Arctique — ni pendant la guerre froide ni après. Ce n’est qu’un scénario. Il y a un haut degré de sécurité juridique, et c’est quelque chose que nous devrions chérir. Cela est dû en grande partie à la coopération fonctionnelle. La coopération fonctionnelle a eu lieu en raison des intérêts communs de toutes les parties, et elle a été mutuellement bénéfique. Bien sûr, puisque c’est le cas, nous aimerions qu’elle se poursuive. Nous ne voulons pas perdre cela. À l’instar des protections environnementales des années 1980, c’est une réussite. Le changement climatique est un multiplicateur de menaces fédératrices. Nous n’avons pas perdu ces protections, mais nous risquons de les perdre si nous n’apprécions pas cette coopération à sa juste valeur, si nous ne la soutenons pas.

Je ne veux pas faire passer de messages alarmants, car je ne pense pas que ce soit pertinent. Il est intéressant de noter que depuis la guerre froide, il y a eu des systèmes d’armes nucléaires et une rivalité entre grandes puissances dans l’Arctique. Pourtant, nous avons été en mesure de poursuivre cette coopération parce qu’elle a été bénéfique et attrayante pour toutes les parties.

La question de savoir ce que nous faisons maintenant est une question dont nous avons discuté hier, pendant toute la journée, ici à Tromsø. Comment pouvons-nous maintenir cette coopération? Comment pouvons-nous conserver un terrain d’entente là-bas? C’est un défi et un travail difficile, mais ce n’est pas impossible. Nous pouvons le faire si nous nous concentrons.

Je formulerai encore une observation : Mme Lalonde a déclaré que nous acceptions de ne pas être d’accord. C’est une constatation très importante, car je crains que nous ayons perdu la sagesse que nous avions acquise pendant la guerre froide, parce qu’il n’y a plus de procédures ou de structures comme le contrôle des armes. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous en sommes là maintenant. Merci.

Le président : Merci, monsieur Heininen et mesdames Riddell-Dixon et Lalonde.

Nous allons maintenant passer aux questions. Veuillez noter que quatre minutes seront accordées pour chaque intervention, y compris la question et la réponse. Là encore, je vous demande d’indiquer à quel témoin votre question est destinée et de rester succinct afin de permettre au plus grand nombre de sénateurs possible d’intervenir.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci à nos invités. Ma question s’adresse à Mme Lalonde.

Madame Lalonde, quand on lit sur ce qui s’est fait au cours des dernières années pour la conquête de l’Arctique, on apprend que le gouvernement de Vladimir Poutine a signé des ententes de recherche universitaire sur les hydrocarbures avec la Chine. De plus, il y a des entreprises pétrolières russes installées en Arctique qui ont développé des alliances d’investissement avec des compagnies pétrolières comme BP et ExxonMobil aux États‑Unis et d’autres compagnies en Italie et en Norvège. C’était, bien entendu, avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Pendant ce temps, le gouvernement du Canada discute de la protection de l’environnement et des eaux polaires, en plus de devoir répondre aux revendications territoriales des Autochtones sur les eaux arctiques. Croyez-vous que la force des revendications et des positions du Canada, notamment sur la collecte des droits de passage de la route du Nord, aura du poids dans les discussions éventuelles avec la Russie, et même avec d’autres pays comme les États-Unis, afin que la voie navigable du Grand Nord devienne internationale?

Mme Lalonde : Merci de cette question, sénateur.

Je voulais juste préciser que c’est l’idée du Canada de mettre en place un système de collecte de frais et d’opérationnaliser le passage du Nord-Ouest, un peu comme les Russes l’ont fait pour la route du Nord.

C’est une excellente question et elle est très délicate, selon mes collègues au ministère des Affaires étrangères.

Le Canada a choisi d’être transparent et conciliateur face à la communauté internationale dans sa gestion du passage du Nord‑Ouest.

Vous avez tout à fait raison de souligner que, à titre de pays souverain de ces eaux, le Canada pourrait mettre en place un régime comme celui-ci. Il y a d’ailleurs plusieurs voix qui l’exigent, surtout que l’on fournit déjà les capacités de recherche et de sauvetage à quiconque veut s’aventurer dans nos eaux.

Je pense que la perspective a toujours été de concilier et de renforcer la position canadienne, et que le Canada gère ces eaux non pas par ambition nationaliste poussée et agressive, mais avec de grandes préoccupations environnementales pour nos populations autochtones dans la région. Ces communautés dépendent de ces eaux, et on ne cherche pas à en faire une ressource économique à ce point-là, mais seulement à promouvoir une navigation durable et responsable.

C’est un peu comme un équilibre que l’on essaie de créer pour rallier la communauté à notre position. Voilà ma compréhension de l’approche canadienne.

Le sénateur Dagenais : Ne croyez-vous pas que l’attitude de la Russie est beaucoup plus interventionniste que celle du Canada et qu’elle met de la pression sur le Canada, ainsi que sur la Chine?

Mme Lalonde : Ce que j’ai entendu, c’est qu’on va un peu fort du côté russe. Il y a notamment une compagnie de la Corée du Sud qui n’était pas enchantée de payer quotidiennement pour un brise-glace, alors qu’il n’y avait pas de glace.

Cela pourrait un jour causer du tort pour ce qui est de la compétitivité de la route du Nord. N’oubliez pas que c’est dramatique, car les changements climatiques pourraient même faire en sorte que la route transpolaire se libère au cours des prochaines décennies, ce qui signifie que ni la route du Nord ni le passage du Nord-Ouest ne seront si attrayants ou attractifs.

Je pense que la Russie risque de pousser un peu trop et de se tirer dans le pied pour ce qui est des choses qu’elle souhaite obtenir.

Le sénateur Dagenais : Merci.

Le sénateur Boisvenu : Ma question s’adresse à M. Heininen. On sait que la Finlande, après la Seconde Guerre mondiale, a signé avec la Russie une espèce de « traité de réassurance », dans lequel la Finlande avait accepté certaines limitations exigées par l’Union soviétique sur le plan de ses forces armées, pour rassurer cette dernière sur sa neutralité.

Croyez-vous que cette politique est en train de changer en Finlande à l’heure actuelle? On a entendu des rumeurs sur le fait que l’intention de la Finlande était peut-être de rejoindre l’OTAN.

Est-ce que, dans l’affirmative, tout cela pourrait exaspérer encore plus la Russie, comme cela s’est produit lorsque l’Ukraine a manifesté un certain intérêt pour l’OTAN?

[Traduction]

M. Heininen : Je vous remercie, sénateur, de votre question. Oui, après la Seconde Guerre mondiale, après avoir mené deux guerres contre l’Union soviétique, nous avons conclu un cessez‑le-feu, qui nous interdisait de disposer de certains équipements militaires — par exemple, des sous-marins. Cependant, nous pouvions avoir notre propre armée. Les armes provenaient de l’Union soviétique à l’époque, mais aussi de plus en plus souvent de la Suède et du Royaume-Uni par la suite.

C’était le Traité de Paris qui établissait ce que nous étions autorisés à faire. Mais lorsque l’Union soviétique a éclaté, la Finlande a convenu avec la Fédération de Russie que ces paragraphes n’étaient plus en vigueur. Par la suite, la Finlande a acheté ses chasseurs d’abord au Royaume-Uni, puis aux États‑Unis, comme le dernier chasseur, c’est-à-dire le F-35.

Si la Finlande devient membre de l’OTAN — ce qui est possible —, la Russie changera bien sûr sa politique à l’égard de la Finlande, parce qu’elle fera alors partie du bloc militaire. La situation sera alors très différente de la situation actuelle.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup. Mon autre question s’adresse à Mme Riddell-Dixon.

Par le passé, vous avez émis certaines réserves par rapport aux politiques du gouvernement Harper, qui se méfiait beaucoup du régime Poutine. Comme on le sait, M. Harper avait fait une déclaration, lors de discussions tenues entre les pays du G7, où il avait notamment demandé à M. Poutine de se retirer de l’Ukraine.

À la lumière de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, est-ce que vous croyez que le fait d’avoir fait preuve d’autant de naïveté depuis une décennie a permis de faire en sorte que la Russie ne s’est presque pas sentie menacée pour envahir ce pays et pour étendre son autorité sur l’Arctique?

[Traduction]

Mme Riddell-Dixon : Je ne me rappelle pas avoir déjà parlé de ce sujet. En ce qui concerne l’éventuelle prise de contrôle de l’Arctique par la Russie, je ne la considère pas comme une menace immédiate. La Russie a tout intérêt à respecter le droit de la mer, car les États côtiers respectent la Convention sur le droit de la mer mieux que tous les autres pays du monde entier, et la Russie en bénéficie énormément.

En ce qui concerne le plateau continental étendu, la Russie a agi tout à fait dans le respect du droit international. Elle a mené des recherches scientifiques, elle a transmis les données scientifiques à la Convention sur le droit de la mer et elle a présenté des mémoires à la Commission des limites du plateau continental. L’un de ses mémoires est actuellement examiné par une sous-commission de la commission, et la Russie attendra de connaître les résultats de cet examen. Elle a présenté des mémoires à plusieurs reprises, mais c’est parfaitement légal. En fait, le processus de soumission n’est pas nécessairement terminé.

Je suis sûre que le Canada va réagir, puisque le Danemark a revendiqué toute la zone qui sépare notre zone économique exclusive et celle du Groenland de la zone économique exclusive de la Russie. Comme la Russie a fait la même chose en sens inverse, je pense qu’il est très probable que le Canada fasse de même. Ce qui est triste dans tout cela, c’est que plus il y a de chevauchements dans les revendications, plus il y aura de négociations à mener pour parvenir à un accord.

Le président : Je vous remercie de la question et de la réponse.

Le sénateur Boehm : Cette discussion est très intéressante, et j’aimerais remercier nos témoins de leurs observations. À mon avis, nous avons remarqué que, même si la Fédération de Russie s’est conformée à l’approche habituelle pour résoudre les différends maritimes en présentant sa demande — nous attendons également la demande des États-Unis —, nous nous sommes un peu amusés dans le passé, comme lorsque le Canada et le Danemark ont échangé les drapeaux sur l’île Hans. Nous avons également vu un sous-marin russe planter un drapeau sur le pôle Nord. Grâce au port de Mourmansk et aux ports nordiques, la Russie détient un avantage, et elle pourrait faire un genre de démonstration de force pour renforcer ses revendications. Elle a indiqué qu’elle suspendait toute discussion possible avec le Japon au sujet des revendications territoriales liées aux îles Kouriles. Bien entendu, dans les pays démocratiques, il y a aussi des élections, dont une aux États-Unis qui est imminente.

Compte tenu de la manière dont la politique étrangère fonctionne, les avocats internationaux mettent au point des soumissions, mais tôt ou tard, la décision devient politique, et c’est à ce moment-là qu’aucune garantie n’existe.

Je vous pose la question suivante en commençant par donner la parole à Mme Riddell-Dixon : seriez-vous tentés d’émettre des hypothèses quant à la suite des événements, en dépassant les paramètres de ce que nous avons observé jusqu’à maintenant?

Mme Riddell-Dixon : Dans le cas présent, je pense que les différends seront réglés en empruntant les voies légales normales. Par exemple, l’accord que la Norvège et la Russie ont signé en 2010 au sujet la mer de Barents découle d’un différend qui a traîné pendant quelque 40 années. Au départ, c’était un différend entre l’Union soviétique et la Norvège, un différend qui était survenu au beau milieu de la guerre froide et qui, par la suite, a donné lieu à des négociations incessantes. Finalement, après environ 40 ans, ils sont parvenus à le régler.

C’est ainsi que se déroulent la plupart des conflits en matière de frontières maritimes. Je m’attends à ce qu’il en soit de même dans ce cas précis.

Oui, il y aura des différends, mais il n’est dans l’intérêt de personne de faire beaucoup de bruit à cet égard ou d’avoir recours à la puissance militaire.

L’autre chose dont nous devons nous souvenir, c’est que les plateaux continentaux étendus ne seront pas établis avant des décennies — peut-être même pas de mon vivant. Il faut d’abord que la commission revienne avec des recommandations, puis que l’État côtier suive ces recommandations. En supposant que l’État côtier approuve ces recommandations, il peut établir son plateau continental étendu à ce moment-là, mais il faudra ensuite délimiter les frontières maritimes de tous les pays concernés.

Le Canada est environ le 84e pays inscrit sur une énorme liste de pays qui attendent que leur demande soit examinée. Il en va de même pour le Danemark et le Groenland. Ils ne recevront donc pas de réponse avant au moins 10 ans, et nous non plus.

L’autre facteur qui entre en ligne de compte, c’est le fait qu’aucune pression n’est exercée pour établir le plateau continental étendu de l’Arctique. Il y a encore beaucoup de ressources sur terre et dans les zones économiques exclusives. En règle générale, plus vous vous éloignez de votre littoral, moins vous trouvez de ressources. En outre, l’exploitation de ces ressources coûterait horriblement cher et serait un cauchemar environnemental.

Cependant, l’une des choses auxquelles le Canada devrait réfléchir, c’est le fait que nous devons consacrer beaucoup plus d’énergie à l’élaboration du régime qui régira nos plateaux continentaux étendus, tant au large de l’Atlantique, où des pressions sont exercées pour que le développement commence, que dans l’Arctique. Nous devons également veiller à ce que les groupes autochtones soient en mesure de participer pleinement à ce développement et de bénéficier de ce régime. De plus, nous devons veiller à ce que tous les intervenants soient vraiment réunis autour de la table de négociation. C’est un principe sur lequel l’ancien sénateur Charlie Watt insistait, mais je ne crois pas que de nombreux efforts aient été déployés à cet égard. C’est peut-être une initiative à laquelle votre comité devrait également réfléchir.

Le sénateur Boehm : J’aimerais poser une brève question à Mme Lalonde.

Madame Lalonde, en ce qui concerne le passage du Nord‑Ouest, il y avait une entente cordiale entre Reagan et Mulroney à l’époque. Nous examinons maintenant l’avenir des élections présidentielles. Un ancien président américain a même suggéré d’acheter le Groenland à un moment donné.

Dans quelle mesure notre entente cordiale sera-t-elle assurée à l’avenir?

Mme Lalonde : Les relations entre les garde-côtes ou les ministères des Transports peuvent résister, je l’espère, à des désaccords entre d’importantes personnalités.

L’accord de coopération de 1988 a résisté aux aléas des différents partis politiques et des différentes administrations. Je vais donc opter pour l’optimisme et déclarer, encore une fois, qu’à mon avis, nous pouvons nous entendre. Parce que nous pouvons accepter d’être en désaccord et que nous comprenons que nous ne changerons pas la position officielle des États-Unis, je vais soutenir que, selon moi, nous pouvons surmonter les tempêtes à court terme et gouverner en collaboration avec les États-Unis dans l’intérêt de l’Amérique du Nord.

La sénatrice Dasko : Je remercie nos témoins de leur participation à la séance d’aujourd’hui.

Je pense avoir plus ou moins obtenu une réponse à l’une de mes questions lorsque le sénateur Boehm a posé une question. Je vais donc m’attaquer à mes autres questions.

Madame Riddell-Dixon, j’aimerais clarifier le statut de la revendication faite par le Canada. Vous avez dit que le Canada allait présenter une revendication, et pourtant nous avons devant nous cette belle carte dont les frontières laissent entendre que le Canada a déjà présenté une revendication.

Je me demande si vous pourriez simplement clarifier la réponse à la question suivante : quel est le statut de la revendication canadienne? Notre revendication est-elle, ou sera‑t‑elle, susceptible d’atteindre la zone économique de la Russie, tout comme la limite de la revendication de la Russie se trouve à 200 milles nautiques au large de notre zone économique? Est‑ce là que se trouverait la limite de notre revendication? Voilà ma première question.

Je voudrais ensuite clarifier le processus de règlement de ces revendications, et la façon dont elles ont été réglées par le passé. Diriez-vous qu’elles ont eu tendance à être réglées au moyen d’un processus bilatéral, ou qu’un processus d’arbitrage ou tout autre processus de ce type a été utilisé pour régler la question.

Merci.

Mme Riddell-Dixon : Merci.

Comme vous pouvez le voir sur la carte, le vert délimite le Canada. Le Canada a tracé une ligne arbitraire, et ce que vous voyez ici, c’est l’étendue maximale de la délimitation du Canada, mais ce n’est pas vraiment l’étendue maximale de la délimitation du Canada. La dorsale Lomonosov s’étend essentiellement du nord de l’île d’Ellesmere et du Groenland jusqu’à la Russie. Cela signifie que les trois pays pourraient revendiquer un plateau continental étendu, car la dorsale Lomonosov remplit les conditions énoncées dans la Convention sur le droit de la mer.

À l’heure actuelle, le Canada utilise toujours cette ligne arbitraire, mais je pense qu’étant donné que ces deux autres pays ont procédé à ces délimitations étendues, il est très probable que le Canada fera de même.

En ce qui concerne la manière de régler ces revendications, lorsque trois pays ont des plateaux continentaux étendus qui se chevauchent, il faut que les trois pays délibèrent de la question entre eux. Sinon, la décision sera probablement prise de manière bilatérale.

Il y a plus de 10 ans — en fait, à partir de 2007 —, les scientifiques du Canada, du Danemark et de la Russie ont commencé à se réunir. Ensuite, des représentants du service extérieur se sont joints à eux, puis les États-Unis sont entrés en scène. Ils ont discuté des questions de délimitation, mais aussi de l’établissement des frontières politiques. Il y a donc des antécédents en matière de travail visant à régler ces problèmes.

Évidemment, tout est chamboulé en raison de l’agression de la Russie en Ukraine, mais un jour viendra où il faudra reprendre ces négociations et, dans notre cas, je pense que cela se fera de manière bilatérale et multilatérale. Toutefois, dans d’autres parties du monde, des différends concernant des plateaux continentaux étendus ont été portés devant le Tribunal international du droit de la mer qui, comme tout tribunal, rend des jugements.

La sénatrice Dasko : Merci.

Le sénateur Yussuff : Chers témoins, je vous remercie de vous être joints à nous aujourd’hui. Vos exposés m’ont beaucoup plu.

J’ai deux questions en deux parties à poser à l’ensemble du groupe d’experts. Au cours des dernières décennies, la coopération a vraiment défini la stabilité et la sécurité dans le Nord. La réalité, c’est que le changement climatique exacerbe les conditions dans lesquelles nous pouvons avoir accès à ces eaux, d’une manière que nous n’avons jamais observée de notre vivant.

Cela est-il susceptible de modifier réellement la coopération que nous avons connue au cours des nombreuses décennies passées, et cela risque-t-il de créer des tensions?

La dernière question que je voudrais soulever est la suivante : est-ce que l’un des autres pays — le Danemark, la Finlande ou la Norvège — a changé de position quant à sa façon d’envisager les problèmes, compte tenu de ce qui se passe en Ukraine?

Le président : J’accorde une minute à chaque témoin. Commençons par entendre M. Heininen.

M. Heininen : Sénateur Yussuff, je vous remercie de votre question très importante.

Il est, bien sûr, très difficile de dire comment nous allons poursuivre cette coopération, mais au cours de mon exposé, j’ai indiqué que des intérêts communs existent toujours. Je pense donc que cela revient à dire que la coopération se poursuivra d’une certaine manière ou dans une certaine mesure.

De plus, vous avez mentionné le changement climatique. Je pense qu’il s’agit là d’une sorte de multiplicateur des menaces, qui fera comprendre aux parties que nous ne pourrons régler ces différends que par la coopération.

La Finlande n’a pas changé de politique en ce qui concerne la coopération dans l’Arctique, et j’ai entendu d’autres pays nordiques dire la même chose. Les sept États membres du Conseil de l’Arctique s’entendent pour dire qu’ils ne coopèrent pas avec la Russie pour le moment. Mais il y a, bien entendu, des contacts de personne à personne. Bon nombre d’universitaires et de chercheurs ont déjà essayé de trouver des moyens de poursuivre la coopération avec la Russie.

Mme Lalonde : Je répondrais à la question du sénateur en disant que je pense que l’amenuisement de la couverture de glace a augmenté l’accès et a mis l’Arctique sous les feux de la rampe. Tant que le passage du Nord-Ouest était gelé et inaccessible, seuls quelques experts américains et canadiens se disputaient à ce sujet. Ce que nous observons maintenant, c’est un éveil soudain de l’intérêt.

Je me sens un peu mal à l’aise à l’idée d’émettre des hypothèses sur la question de savoir si cela réduira la coopération. Je dirais que la coopération sera peut-être plus nécessaire que jamais, car je pense que l’activité augmente déjà en raison de l’accès croissant. Je crois que nous devons faire les choses correctement. Comme le souligne M. Heininen, nous devons coopérer pour pouvoir faire face à certains des problèmes qui touchent l’ensemble de l’écosystème.

Mme Riddell-Dixon : Je partage l’avis de mes collègues. Je suis d’accord pour dire que le changement climatique renforce l’élan de coopération.

En ce qui concerne le changement d’attitude, je dirais que l’attitude que nous avons observée est celle envers le Conseil de l’Arctique et le fait que tous les autres pays, mis à part la Russie, ont condamné l’invasion de la Russie et ont également suspendu toutes les activités du Conseil de l’Arctique. C’est un grand changement. À long terme, il est important de continuer de parler à la Russie, car c’est en discutant que l’on parvient à conclure des accords, et les autres solutions possibles sont plutôt désastreuses.

La sénatrice Anderson : Qujannamiik à tous les témoins d’être avec nous aujourd’hui.

On parle souvent de l’Arctique comme si nous, les Inuits, ni habitions pas. Je viens de l’Arctique et il semble qu’on oublie souvent l’aspect humain.

Nous avons toujours habité et voyagé dans l’Arctique et avons toujours dépendu du passage du Nord-Ouest et de l’océan Arctique pour notre survie. Les changements climatiques font en sorte que le territoire change, mais l’accès naissant à la région, l’intérêt renouvelé qu’il suscite dans le monde en raison du pétrole, du gaz, des ressources naturelles, etc., qui deviennent plus accessibles, n’ont pas fait en sorte que nous disparaissions pour autant.

La Convention des Nations unies sur le droit de la mer diminue-t-elle et marginalise-t-elle les droits des peuples autochtones sur l’océan Arctique, ou tient-elle compte de l’utilisation historique qu’ils en ont fait et de leurs droits inhérents?

Ma question s’adresse à M. Heininen et Mme Lalonde, qui ont parlé de la Convention sur le droit de la mer.

J’aimerais savoir — et je vais reprendre les mots de M. Heininen — quelle est l’importance qu’on accorde à la consultation des propriétaires, des gens, des citoyens et de la société civile dans la sécurisation du plateau continental, et son rôle dans la sécurité et la défense de l’Arctique? Je vous remercie.

M. Heininen : Je vous remercie de la question, sénatrice. Il est très important, à mon avis, que la voix des habitants de l’Arctique — les Autochtones, comme vous l’avez mentionné, et tous ceux qui y vivent — soit entendue, et pas uniquement sur les questions relatives au développement régional, par exemple, mais aussi sur celles touchant la sécurité.

C’est exactement le point que je voulais faire valoir. Il faut qu’ils puissent définir leur propre sécurité et les bases de cette sécurité. Les changements climatiques sont une menace importante pour leur sécurité au quotidien.

Plus l’activité s’intensifie dans la route maritime du Nord, plus il faut se demander qui définira le type de développement qu’il y aura dans l’avenir. Je crains malheureusement que les États arctiques n’aient pas en tête qu’il s’agit d’un enjeu qui va bien au-delà du développement économique et qu’ils doivent prendre en considération les habitants de la région.

Mme Lalonde : Je vous remercie de poser cette question importante. Je crois que le droit de la mer tient compte des droits historiques, mais la notion renvoie toujours aux droits historiques des États sur les voies navigables. On voit tranquillement l’émergence d’un régime des droits de la personne autochtones en lien avec le droit de la mer, dont certains droits émanent du régime des droits de la personne — autochtones, précisément —, qui prévoit que les peuples autochtones ont des droits dans les espaces maritimes qui doivent être reconnus.

C’est pourquoi je défends si fermement la position du Canada concernant le passage du Nord-Ouest. S’il s’agit d’eaux intérieures, nous avons alors une responsabilité. On tend à reconnaître, mais pas suffisamment, que ces eaux doivent être gérées en collaboration avec les communautés et les intervenants autochtones.

J’espère que, dans le cadre de l’initiative des corridors maritimes, nous tenons de vraies consultations permettant aux communautés autochtones d’avoir leur mot à dire sur la façon de les gérer et d’exercer une surveillance. C’est la voie de l’avenir. C’est essentiel. C’est le modèle à suivre. Dans le régime juridique canadien, il est plus facile de le faire si nous avons un gouvernement fédéral réceptif, par exemple.

Mme Riddell-Dixon : Je vous remercie. Dans les relations internationales et le droit international, l’accent est mis d’abord et avant tout sur les États, mais c’est l’État qui doit établir le régime.

Je dirais que dans notre pays, le Canada, il est important pour le gouvernement canadien d’avoir des discussions sur le régime de gouvernance relativement au développement du plateau continental étendu, de même que dans la zone économique exclusive.

L’article 82 de la Convention sur le droit de la mer prévoit que l’État qui tire profit du plateau continental étendu doit verser des redevances. Qui va verser ces redevances? Et que se passe-t-il si, dans le cadre du processus de transfert de responsabilités, les droits appartiennent maintenant aux peuples autochtones? Est-ce le Canada qui doit les verser, ou les groupes autochtones?

Il faut trouver des réponses aux questions très importantes qui se posent. Je dirais que, dans ce cas, il n’y a pas grand-chose à faire du côté du droit international pour l’obtention concrète de droits, mais on peut faire beaucoup au sein même du Canada pour les faire avancer.

Le président : Nous avons une limite de temps, et nous sommes arrivés à la fin de la séance malheureusement. Je vous remercie de cette dernière question, sénatrice Anderson.

Je remercie nos trois témoins, et nos témoins précédents, de leurs contributions. Vous nous avez communiqué beaucoup d’information. Vous nous avez donné votre point de vue sur diverses questions, et cela nous aidera beaucoup pour le reste de notre étude. Nous vous savons gré du temps que vous avez pris pour être des nôtres aujourd’hui. Sur ce, je souhaite à tous une bonne soirée.

(La séance est levée.)

Haut de page