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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE, DE LA DÉFENSE ET DES ANCIENS COMBATTANTS

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 26 février 2024

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants se réunit aujourd’hui, à 16 heures (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, pour en faire rapport, les questions relatives à la sécurité nationale et à la défense en général.

Le sénateur Tony Dean (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants. Je suis Tony Dean, de l’Ontario, et président du comité. Se joignent à moi aujourd’hui mes collègues membres du comité que j’invite à se présenter.

Le sénateur Oh : Sénateur Oh, de l’Ontario.

[Français]

Le sénateur Carignan : Bonjour. Claude Carignan, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice R. Patterson : Rebecca Patterson, de l’Ontario.

La sénatrice Anderson : Sénatrice Anderson, des Territoires du Nord-Ouest.

La sénatrice Dasko : Donna Dasko, sénatrice de l’Ontario.

Le sénateur McNair : John McNair, sénateur du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Yussuff : Hassan Yussuff, sénateur de l’Ontario.

Le sénateur Kutcher : Stan Kutcher, de la Nouvelle-Écosse.

Le président : Merci, chers collègues. La greffière du comité est Ericka Dupont, et les analystes de la Bibliothèque du Parlement qui nous assistent si efficacement sont Anne-Marie Therrien-Tremblay et Ariel Shapiro.

Aujourd’hui, nous accueillons deux groupes d’experts qui ont été invités à informer le comité de la situation actuelle en matière de sécurité et de défense en Ukraine, du soutien militaire du Canada à l’Ukraine et des implications pour les opérations de défense du Canada.

D’entrée de jeu, nous présentons le premier groupe de témoins. Du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes, nous accueillons le major-général Paul Prévost, directeur de l’état-major, État-major interarmées stratégique, et le major-général Greg Smith, directeur général, Politique de sécurité internationale. Du ministère des Affaires mondiales, nous accueillons Alison Grant, directrice générale, Direction générale de la politique de sécurité internationale, qui vient de rentrer d’Ukraine, ce qui tombe à point nommé.

Merci à tous d’être parmi nous aujourd’hui. Nous vous invitons maintenant à présenter vos observations préliminaires. Nous commençons avec le major-général Smith, qui présentera les observations préliminaires au nom du ministère de la Défense nationale.

Major-général Greg Smith, directeur général, Politique de sécurité internationale, ministère de la Défense nationale et Forces armées canadiennes : Monsieur le président, membres du comité, c’est un honneur pour moi de me présenter devant vous aujourd’hui.

[Français]

Je vous remercie de me donner l’occasion d’informer le comité sur la situation en Ukraine.

[Traduction]

Comme vous le savez, la contre-offensive de l’année dernière n’a pas donné les résultats souhaités par l’Ukraine. Cela est dû en partie à la stratégie, mais aussi à la capacité de l’Occident à soutenir les efforts de l’Ukraine. La guerre s’est maintenant ralentie jusqu’à l’attrition, avec très peu de mouvements sur les lignes de contact. Il est peu probable que cela change à court ou moyen terme.

Bien que la Russie détienne actuellement l’avantage en termes de personnel, aucune des deux parties ne dispose de forces ou de munitions suffisantes pour réaliser des gains significatifs. Vous avez peut-être entendu dire que la Russie s’est récemment emparée de la ville d’Avdiïvka. La ville elle-même n’a pas d’importance stratégique, mais la bataille est typique de la guerre actuelle. La Russie continue d’attaquer et son avantage en matière de munitions d’artillerie entraîne des pertes de personnel ukrainien. Cependant, l’armée ukrainienne s’est vaillamment défendue et continue de le faire. Elle a infligé de lourdes pertes aux Russes, mais à un coût élevé pour l’Ukraine également.

[Français]

Il est important de comprendre que la Russie n’est pas en train de gagner cette guerre — loin de là. Pour l’instant, l’Ukraine ne l’est pas non plus, mais avec un soutien suffisant, elle le pourra. Les partenaires occidentaux s’organisent pour combler les lacunes en matière d’aide militaire et avec un soutien suffisant, l’Ukraine peut surmonter l’avantage de taille de la Russie.

[Traduction]

Pour que l’Ukraine puisse constituer la force dont elle a besoin pour gagner la guerre et dissuader les futures agressions russes, ses alliés ont lancé huit nouvelles coalitions afin de développer les capacités à long terme dont l’armée ukrainienne a besoin. Le Canada a annoncé qu’il concentrerait dans un premier temps ses contributions sur la coalition des armements et la coalition des capacités de la force aérienne.

Cette somme s’ajoute aux 2,4 milliards de dollars d’aide militaire que le Canada a déjà promis à l’Ukraine. Grâce à ce financement, nous avons fourni à l’Ukraine une longue liste d’équipements, tels que des obusiers M777, des chars de combat principaux Leopard 2, des véhicules blindés d’appui au combat, des centaines de milliers de munitions, des caméras de drone à haute résolution, des vêtements thermiques, des gilets pare‑balles, du carburant et bien d’autres choses encore.

[Français]

Les Forces armées canadiennes continueront également à former les forces ukrainiennes. Dans le cadre de l’opération Unifier, plus de 40 000 militaires ukrainiens ont été formés par des instructeurs des Forces armées canadiennes depuis 2015. Je dois noter que, de plus en plus, le transfert de connaissances se fait dans les deux sens, les Ukrainiens étant devenus des experts des tactiques et des armes russes. Nos efforts de formation se poursuivront au moins jusqu’à l’expiration de nos autorités de l’opération Unifier en 2026, ou aussi longtemps qu’il faudra pour que l’Ukraine gagne la guerre.

[Traduction]

Cela m’amène à parler des derniers développements concernant le soutien du Canada à l’Ukraine. Le soutien apporté jusqu’à présent a été essentiel. Mais nous savons aussi que le Canada doit faire plus. C’est pourquoi, alors que nous entrions dans la troisième année de guerre le week-end dernier, le Canada a signé l’Accord de coopération en matière de sécurité entre le Canada et l’Ukraine. Cet accord, par lequel le Canada s’engage à fournir à l’Ukraine un soutien global et multiforme pendant 10 ans, démontre clairement l’engagement du Canada à soutenir l’Ukraine aussi longtemps qu’il le faudra.

[Français]

Ma collègue d’Affaires mondiales Canada, Mme Alison Grant, parlera de l’accord dans son ensemble, mais je peux donner un aperçu des éléments de l’accord qui touchent la défense. En vertu de l’accord, nous poursuivrons et renforcerons notre coopération en matière de défense avec l’Ukraine en lui fournissant de l’aide militaire, de la formation, un renforcement des capacités et du professionnalisme. Nous poursuivrons également notre collaboration en matière de partage d’information, de recherche et de développement, de coopération matérielle, de soutien aux réformes et plus encore.

[Traduction]

Nous continuerons également à soutenir le développement des capacités militaires de l’Ukraine. Avec notre dernière annonce, l’assistance militaire accordée par le Canada s’élève à 4 milliards de dollars. Grâce à ces efforts et à ceux de nos alliés et partenaires, nous aiderons l’Ukraine à mettre en place une force forte et durable, pleinement interopérable avec l’OTAN et capable de reconquérir et de défendre son territoire aujourd’hui et de dissuader l’agression russe à l’avenir.

Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du comité, je vous remercie pour le temps que vous m’avez accordé. Je serai heureux de répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, major-général Smith. Nous entendrons maintenant Mme Alison Grant.

[Français]

Alison Grant, directrice générale, Direction générale de la politique de sécurité internationale, Affaires mondiales Canada : Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du comité, je vous remercie de m’avoir invitée aujourd’hui afin de discuter de la situation en matière de sécurité et de défense en Ukraine. Alors que nous entrons dans la troisième année de l’agression illégale de la Russie contre l’Ukraine, le Kremlin poursuit ses efforts en vue de réduire la capacité de l’Ukraine à se défendre. Moscou continue également d’utiliser tous les moyens disponibles pour tenter de réduire le soutien international à l’Ukraine.

[Traduction]

Les deux camps sont engagés dans une course pour reconstituer leur puissance de combat offensive, et ce processus prendra du temps. La première moitié de l’année 2024 pourrait apporter peu de changements en termes de contrôle du territoire, mais l’approvisionnement en matériel et les efforts de développement du personnel de chaque camp au cours des prochains mois contribueront à déterminer la trajectoire à long terme de la guerre. Je souscris entièrement au commentaire du major-général Smith.

Il est crucial que le Canada et la communauté internationale poursuivent leurs efforts, car la Russie mise sur l’idée que les partenaires de l’Ukraine commencent à se lasser de la guerre. Le Kremlin pense qu’il peut attendre jusqu’à ce que l’Occident mette fin à son soutien militaire, financier et politique à l’Ukraine. C’est pourquoi le Canada, de concert avec ses partenaires et alliés, se concentre non seulement sur les besoins immédiats de l’Ukraine, mais aussi sur un soutien pluriannuel à long terme.

Le week-end dernier, deux ans après l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie, le premier ministre Trudeau a réaffirmé le soutien continu et indéfectible du Canada à l’Ukraine en signant avec le président Zelenski un accord visant à établir un partenariat stratégique en matière de sécurité. Cet accord s’appuie sur la Déclaration commune de soutien à l’Ukraine du G7, signée lors du sommet de l’OTAN de 2023, dans laquelle les signataires se sont engagés à collaborer avec l’Ukraine pour conclure des engagements bilatéraux précis et à long terme en matière de sécurité. Vous aurez constaté qu’un certain nombre d’autres pays ont également signé ces accords bilatéraux, et que d’autres suivront. Le Canada a largement participé, sur le plan diplomatique, à l’élaboration de cette approche conjointe, qui vise à assurer l’Ukraine d’un soutien continu et à signaler à la Russie notre engagement à long terme.

Avec l’Accord de coopération en matière de sécurité entre le Canada et l’Ukraine, les deux pays établissent un nouveau mécanisme de consultation en cas de future agression par la Russie après la fin des hostilités actuelles. L’accord précise que :

Dans les circonstances précitées, et conformément à son cadre juridique national, le Canada fournira à l’Ukraine une aide rapide et soutenue en matière militaire, économique et de sécurité; [...]

L’engagement de 10 ans du Canada comprend, entre autres, le soutien militaire et le soutien en matière de formation et d’entraînement; la coopération dans le domaine de l’industrie de la défense, le soutien en matière de cybersécurité; le soutien au déminage; la coopération dans la lutte contre la désinformation et la criminalité organisée; la coopération dans le domaine énergétique. On peut voir à quel point cet accord est vaste.

Aux termes de l’accord, l’Ukraine s’engage de son côté à poursuivre la mise en œuvre de réformes en tenant compte des exigences relatives aux processus d’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN ainsi que des critères de référence du FMI. L’Ukraine s’engage également à mettre fin à l’application de la loi martiale aussitôt que les circonstances le permettront.

L’accord est valide pour 10 ans. Si l’Ukraine devient membre de l’OTAN avant l’expiration de l’accord, les deux parties décideront du futur statut de celui-ci. L’accord prévoit aussi un examen dans les trois ans, ce qui est important puisque certains engagements financiers du Canada prennent fin en 2026. Par ailleurs, il nous engage à fournir un soutien macroéconomique substantiel cette année, en 2024, en conformité avec des engagements pris par des partenaires du G7 et d’autres pays alliés qui ont l’intention de signer des accords bilatéraux similaires sous peu.

Vous savez certainement que le premier ministre, pendant sa visite en Ukraine, a annoncé que le Canada fournirait pour 3,02 milliards de dollars de soutien financier et militaire cette année, dont 75 millions de dollars pour l’aide au maintien de la paix et de la sécurité dans des domaines comme le déminage et la cyberrésilience, 18 millions de dollars pour soutenir d’autres projets de maintien de la paix, de sécurité et de stabilisation, jusqu’à 39 millions de dollars pour l’aide au développement et plus de 22 millions de dollars en aide humanitaire. Les engagements totaux du Canada depuis 2022 atteignent ainsi 13,3 milliards de dollars.

Après deux longues années, les Ukrainiens continuent de défendre vaillamment leur souveraineté, leur indépendance et l’intégrité de leur territoire. J’ai pu le constater moi-même pendant mon passage en Ukraine la semaine dernière. Nous continuerons de soutenir l’Ukraine pendant la durée du conflit et serons là à long terme, comme le montre notre nouvel accord de sécurité bilatéral avec l’Ukraine.

Merci beaucoup. Je répondrai avec plaisir à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, madame Grant.

Nous passons maintenant aux questions. Les témoins sont avec nous pour une heure, chers collègues. Afin que chacun puisse participer, nous allons limiter chaque question, réponse comprise, à quatre minutes. Veuillez garder vos questions brèves et bien indiquer à qui votre question s’adresse.

La sénatrice Patterson : Ma question s’adresse probablement au major-général Smith, mais le major-général Prévost pourrait aussi avoir quelque chose à ajouter.

Vous avez dressé un portrait très positif de notre orientation dans l’espace stratégique et géopolitique, mais la réalité sur le terrain est que les Forces armées canadiennes jouent un rôle qui va bien au-delà de la mission d’entraînement en Ukraine. Je pense plus sur le long terme. Plusieurs scénarios sont envisageables.

Les Forces armées canadiennes peuvent-elles remplir leurs engagements envers l’OTAN en matière de disponibilité opérationnelle élevée, surtout si les pays occidentaux n’arrivent pas à soutenir l’Ukraine et que les forces russes étendent leurs visées impérialistes aux pays adjacents? Autrement dit, sommes-nous prêts? Cette pénible guerre d’attrition dure depuis deux ans, et il n’y a pas un nombre infini d’Ukrainiens capables de se battre. Sommes-nous prêts?

Mgén Smith : Je vais commencer, et mon collègue de l’état‑major interarmées stratégique pourra intervenir au besoin.

La première chose à indiquer est que nous sommes tournés vers l’avenir. On ne parle pas du genre d’aide ponctuelle que nous avons fournie par le passé. Nous sommes plutôt dans le renforcement des capacités, et nous allons donc soutenir l’Ukraine à long terme. J’ai dit qu’il y en avait huit, mais nous parlons maintenant de drones, ou de systèmes d’aéronef sans pilote, également. Il y a beaucoup de capacités. Je parle d’une aide au niveau institutionnel.

À part cela, nous sommes très actifs en Lettonie pour passer d’un groupement tactique de présence avancée renforcée à ce qu’on appelle une brigade terrestre avancée, et les choses se passent bien. Cela avance très bien. Je vais laisser mon collègue de l’état-major interarmées stratégique ajouter quelques détails.

Major-général Paul Prévost, directeur de l’état-major, ministère de la Défense nationale et Forces armées canadiennes : C’est une bonne question, sénatrice Patterson. Le major-général Smith a pas mal fait le tour. Nous devons nous moderniser et nous reconstituer, et nous avons besoin de plus de gens et de plus d’équipement. Nous avons parlé des quatre brigades terrestres que nous déployons en Lettonie. À l’heure actuelle, nous avons environ 800 soldats sur le terrain, et nous allons passer à un déploiement à long terme de 2 200 soldats en Lettonie. Cela va envoyer un message fort à la Russie. Il n’y a pas que le Canada qui déploie des troupes en Lettonie. Tous les pays renforcent les défenses le long de la frontière de l’OTAN. Nous avons fait d’autres annonces concernant la modernisation du NORAD. Il y a eu l’achat du P-8 aussi. Tout cela renforce notre degré de préparation et envoie un message clair à M. Poutine comme quoi nous serons prêts à réagir s’il décide de faire quelque chose de stupide.

La sénatrice Patterson : Donc, vous dites que nous sommes en voie de remplir nos engagements envers l’OTAN en matière de disponibilité opérationnelle élevée. Je sais que je ne peux pas vous demander de prédire l’avenir, mais de quel genre d’aide avez-vous besoin de la part des Canadiens et de votre gouvernement pour remplir cet engagement en matière de disponibilité opérationnelle élevée?

Mgén Prévost : Nous avons beaucoup d’engagements envers l’OTAN en plus de ce que nous faisons sur le terrain. Nous avons des forces qui sont prêtes à être déployées à tout moment. Nous avons environ 3 400 militaires réservés pour les missions de l’OTAN qui sont prêts à être déployés. Ils ne sont pas tous prêts à partir. Nous devons mener des entraînements annuels et recruter davantage, mais nous pourrions rassembler 3 400 soldats à envoyer en Ukraine.

Ce dont nous avons besoin, c’est davantage de pièces de rechange. La situation des Forces armées canadiennes est ce qu’elle est. C’est sensiblement la même chose du côté de nos alliés. Nous avons pris des risques au cours des dernières décennies, et nous devons refaire nos stocks de pièces de rechange, d’armes et de munitions. Nos propres pénuries font qu’il est difficile d’approvisionner l’Ukraine.

Avec le temps, nous pourrons refaire nos stocks, mais cela dit, nous sommes convaincus de pouvoir envoyer 3 400 soldats pour remplir notre engagement en matière de disponibilité opérationnelle élevée.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse aux représentants du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes. La sénatrice Patterson et moi étions à l’OTAN la semaine dernière et nous avons reçu beaucoup d’informations. C’est assez inquiétant. Plusieurs pays ont vidé leur entrepôt pour aider les troupes, mais il y a beaucoup de difficultés en ce qui concerne les munitions et l’équipement, car on manque à peu près de tout.

Hier, un reportage à la télévision de Radio-Canada disait qu’on entraîne les combattants à soigner, mais qu’eux-mêmes n’ont pas l’équipement requis pour le faire. La situation semble assez importante et on a de la difficulté à fournir ce qu’on a promis. On a de la difficulté à aller chercher les équipements dont on a besoin, même dans le cas de ceux qui existent.

Je vais vous avouer que je ressentais une certaine gêne la semaine dernière à Bruxelles quand j’entendais parler des montants que les autres pays ont investis dans leurs forces armées. Notre pays est à 1,38 % du PIB, alors qu’on dit que le plancher est de 2 %. Dans le discours qu’on a entendu là-bas, le chiffre de 2 % est un plancher. On n’a même pas de plan pour atteindre 2 % ici. La Belgique a adopté une loi pour atteindre ces 2 %.

Avez-vous confiance qu’on pourra remplir notre mandat et passer de la parole aux actes? On dit de belles paroles, mais est‑ce qu’on a les moyens d’honorer les principes qu’on avance?

Mgén Smith : J’aimerais dire deux choses. Premièrement, presque tous nos alliés sont à peu près dans la même situation à des degrés différents. S’il y a un casier d’armes, tout le monde a cherché dans son casier d’armes pour être en mesure d’en fournir à l’Ukraine, et ils sont vides maintenant. Nous ne sommes pas les seuls dans ce cas.

Le sénateur Carignan : Je sais; c’est ce qui m’inquiète.

Mgén Smith : Tout comme nos alliés, à des niveaux différents, nous sommes maintenant en train de rebâtir.

Comme vous l’avez dit, le Canada en est à 1,38 % du PIB pour ses dépenses en matière de défense cette année. Grâce à la politique Protection, Sécurité, Engagement, les dépenses en matière de défense ont augmenté de 70 %.

On essaie de voir si on peut en faire davantage, mais les décisions doivent venir du gouvernement.

Le sénateur Carignan : Avec les manquements auxquels nous faisons face, comment pensez-vous qu’on pourra atteindre notre objectif d’aider les Ukrainiens?

Je comprends le principe du long terme, mais eux sont dans les tranchées, ils reçoivent des balles; il faut qu’ils tirent des balles et il n’y a plus de balles. À court terme, pour eux, c’est une question de vie ou de mort. De mon côté, j’ai peur qu’à long terme il soit trop tard.

Donc, à court terme, pouvez-vous nous rassurer sur le fait qu’on sera en mesure de fournir des armes, de respecter nos engagements et de passer de la parole aux actes?

Mgén Smith : Je peux vous fournir la liste des chars, des véhicules blindés, etc. On continue d’en fournir et on essaie d’en faire plus. Comme le gouvernement l’a annoncé en fin de semaine, on va donner davantage d’argent. On continue de le faire, mais on est dans la même situation que plusieurs de nos alliés. Tout le monde cherche, tout le monde regarde son industrie, tout le monde regarde son armée, la marine, les forces aériennes, pour voir si on peut en donner davantage.

[Traduction]

Le sénateur Oh : Je remercie les témoins de s’être joints à nous aujourd’hui. Ma question s’adresse à vous tous.

Comment le soutien du Canada à l’Ukraine est-il conforme à nos engagements internationaux? Dans quelle mesure la collaboration avec nos alliés dans la région a-t-elle été prise en compte?

Général, vous avez dit plus tôt que 4 milliards de dollars ont été dépensés. Combien avons-nous encore en réserve pour soutenir l’Ukraine?

Mgén Smith : Monsieur le président, j’ai manqué la première partie, mais je peux parler des 4 milliards de dollars. Cette somme est une combinaison du financement de 2,4 milliards de dollars que le Canada s’est déjà engagé à verser et du financement de 1,6 milliard de dollars dont le premier ministre a parlé cette fin de semaine. Le gouvernement a décidé que l’ampleur des défis à relever ici au Canada justifiait l’affectation de cette somme combinée. C’est au gouvernement de décider combien d’argent sera dépensé à l’étranger, combien d’argent sera dépensé en Ukraine et, bien sûr, combien d’argent sera dépensé ici au Canada. Nous ferons bon usage de l’argent que nous recevons.

Mme Grant : Sénateur, je peux répondre à la première partie de votre question qui porte sur la manière dont nous travaillons avec nos partenaires.

La clé du succès réside dans la collaboration avec nos partenaires. Nous sommes pleinement conscients que nous ne pourrons pas soutenir l’Ukraine sans travailler ensemble en tant que groupe. Nous le faisons dans un certain nombre de forums différents, principalement le G7, l’OTAN et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, qui est la plus grande organisation de sécurité régionale au monde. Au sein de toutes ces organisations, nous apportons un soutien militaire et politique et nous travaillons sur des questions comme la justice et la reddition de comptes. En outre, au sein de certains groupes de pays aux vues similaires, nous utilisons cette force aux Nations unies pour tenter de parvenir à un plus grand consensus international sur la fin de la guerre en Ukraine. Je dirais qu’un des principes clés de tout notre travail en Ukraine est de veiller à ce que nous soyons alignés dans ces groupes.

Le sénateur Oh : Comme nous le savons tous, la corruption est un gros problème en Ukraine. Comment pouvons-nous nous assurer que nos accords et nos fournitures parviennent aux soldats qui sont au front?

Mgén Smith : Je vais commencer et mon collègue voudra peut-être enchaîner avec ses commentaires.

Nous avons des accords concernant l’utilisateur final. Cela fait partie de notre travail. Le financement de 4,2 milliards de dollars représente beaucoup d’argent. Il est assujetti à des accords. Nous nous assurons qu’il sera utilisé correctement. D’après ce que j’ai vu, les Ukrainiens prennent cela très au sérieux. Ils sont conscients du risque stratégique que représente la corruption et essaient de l’atténuer.

Mme Grant : J’ajouterais seulement, sénateur, que la corruption est réelle en Ukraine. Même en janvier, le gouvernement ukrainien a révélé des fraudes en matière d’approvisionnement dans l’armée. C’est une grave situation et il la prend au sérieux.

En ce qui concerne les mesures que nous prenons, nous travaillons avec les Ukrainiens sur la lutte contre la corruption. Nous y avons travaillé pendant des années avant que le conflit actuel ne devienne une guerre généralisée. Nous avons constaté des améliorations. Nous avons également intégré cette question dans notre nouvel accord de sécurité bilatéral avec l’Ukraine. L’Ukraine prend ses propres engagements en matière de réforme dans notre accord, y compris dans le domaine de la corruption. Nous veillons à ce qu’une partie de notre aide, surtout dans le domaine du développement, soit axée sur le renforcement du système judiciaire et d’autres institutions ukrainiennes qui appuient la lutte contre la corruption.

Le sénateur Oh : Merci.

Le sénateur Kutcher : Si je manque de temps, je pourrai peut-être participer à un deuxième tour de questions, s’il y en a un deuxième.

Je vous remercie tous de vous être joints à nous. J’aimerais simplement poser une question qui touche à un domaine légèrement différent en ce qui concerne l’influence du Canada sur nos alliés de l’OTAN. Plus précisément, le chancelier Scholz a clairement refusé de fournir des missiles Taurus. Ils peuvent atteindre le pont de Kertch, qui est un point d’approvisionnement majeur pour l’armée russe. Sans cette capacité, l’armée russe peut se réapprovisionner facilement, en particulier dans le sud. Quel est le rôle du Canada et que fait-il pour encourager ses alliés à fournir ce type de capacité à l’Ukraine?

Mgén Smith : Je vais commencer et ma collègue d’Affaires mondiales Canada pourra intervenir au besoin.

Le Groupe de contact sur la défense de l’Ukraine est un exemple de discussions régulières avec des alliés. Nous parlons de ce que nous faisons. J’ai parlé des huit coalitions des capacités, voire neuf si nous commençons à compter la coalition des drones. Ce sont des exemples de notre collaboration avec des alliés. J’ai dit que nous travaillons dans le domaine des blindés et celui des forces aériennes. Nous sommes l’un des nombreux pays à le faire. Nous en faisons une part et de nombreux autres pays participent également. C’est un exemple d’une situation où nous discutons avec des alliés aux vues similaires.

L’OTAN ne participe pas à la guerre en Ukraine. Cela dit, différents pays y participent. Il s’agit là d’un autre sujet de discussion important concernant la manière dont nous pouvons aider les Ukrainiens. Je dirais que nous contribuons énormément aux discussions.

Mme Grant : Oui, je suis d’accord. Je dirais que ces coalitions des capacités sont vraiment cruciales pour ce qui est de jumeler les besoins de l’Ukraine aux capacités des alliés et d’autres intervenants. Notre point de vue et l’approche que nous avons adoptés pour fournir notre propre soutien militaire consistent évidemment à jumeler les besoins de l’Ukraine aux capacités précises du Canada. Dans un forum d’alliés plus discret, nous discutons avec nos alliés de ce qui est nécessaire. Nous sommes très conscients qu’une puissance de feu est nécessaire, c’est-à-dire une puissance de feu à longue portée, et ces discussions ont lieu.

Le sénateur Kutcher : La communauté internationale est-elle réticente à fournir à l’Ukraine une puissance de feu à longue portée? Il semble que l’Ukraine le demande depuis longtemps. La communauté internationale ne s’est pas vraiment mobilisée pour lui fournir ce type de capacité. Pourriez-vous nous aider à comprendre s’il y a une réticence? Dans l’affirmative, quelle est la raison de cette réticence?

Mgén Smith : Je n’ai pas participé aux discussions précises sur les tirs de précision à longue portée, qui est peut-être le terme plus technique pour cela. Nous en avons tenu quelques-unes. Vous avez entendu parler de termes comme le système de missile tactique de l’armée de terre — il s’agit de différents missiles de fabrication américaine — et le système de croisière autonome à longue portée. Un certain nombre de systèmes ont été donnés et utilisés à très bon escient. Nous pouvons nous concentrer grandement sur ces armes de prestige. Cela dit, nous jouissons de beaucoup de soutien dans les domaines aérien, terrestre, maritime, cybernétique et informationnel. Le soutien apporté est considérable et ce n’est qu’un élément parmi d’autres.

Mme Grant : La seule chose que j’ajouterais, c’est que la guerre est en constante évolution. Elle n’est pas linéaire. Je pense que les considérations de nos alliés aux vues similaires ont également changé depuis le début de la guerre. On peut le constater par le type de soutien fourni. Évidemment, on a beaucoup réfléchi aux risques d’escalade, à ce qui pourrait conduire à une escalade du conflit et aux conséquences. D’autre part, on s’est également demandé ce qui permettrait de soutenir l’Ukraine jusqu’à sa victoire et de faire en sorte que la Russie ne remporte pas cette guerre. La situation est complexe, mais je pense que les considérations ont changé. Nous le voyons. Je ne peux pas parler des décisions qui ont été prises ailleurs, évidemment, mais sachez que la situation est en constante évolution.

Le sénateur Yussuff : Je remercie nos invités d’être ici aujourd’hui. Je vous remercie de tout ce que vous faites pour notre pays. Il s’agit d’une guerre extrêmement difficile qui dure depuis deux ans maintenant.

Ma question porte davantage sur les opérations de déminage. Nous appuyons les Ukrainiens dans leurs efforts de déminage. On dit que le pays est l’un des plus minés au monde, encore plus que la Syrie et l’Afghanistan. Il s’agit évidemment d’un élément à prendre en considération, car il a une incidence sur les plans stratégique militaire, humanitaire et économique, notamment sur l’agriculture et l’approvisionnement alimentaire. Le gouvernement canadien s’est d’ailleurs engagé à verser des millions de dollars pour le retrait des mines. Cela fait un certain temps déjà que nous nous y employons partout dans le monde, et d’autres pays participent aux efforts de déminage. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les progrès de ces opérations et sur le plan du Canada visant à aider les Ukrainiens à déminer leur territoire? Il est absolument nécessaire de procéder au travail de déminage pour que les Ukrainiens puissent récupérer leur pays et y vivre en toute sécurité.

Mgén Smith : Monsieur le président, je vais commencer, mais mes collègues pourront intervenir au besoin.

Nous parlons des mines dans deux contextes différents. Tout d’abord, la contre-offensive ukrainienne, dont on a beaucoup parlé, s’est heurtée à de puissantes lignes de défense russes, y compris à un mur de mines. Il s’agit donc d’avoir une capacité de déminage davantage axée sur le combat. Nous participons à ces efforts. Nous veillons à ce qu’ils aient les capacités et la formation nécessaire, grâce à nos ingénieurs de calibre international.

Je vais laisser mes collègues parler davantage du déminage post-conflit. Des mines et des munitions qui seront encore là et qui n’auront pas explosé continueront de menacer les civils et les gens qui ne sont pas des combattants. C’est d’ailleurs un problème qui se pose malheureusement dans le monde entier, et l’Ukraine n’y échappera pas.

Mme Grant : Merci, général.

Effectivement, nous sommes d’avis que le déminage est essentiel aux efforts de reconstruction, mais nous investissons déjà dans ce domaine. Comme vous l’avez dit, monsieur le sénateur, c’est un travail essentiel, tant sur le plan civil que sur le plan militaire. Sur le plan civil, en ce qui concerne le déminage humanitaire, il y a un certain nombre de projets en cours. L’un d’entre eux en particulier, dont les Ukrainiens se réjouissent, est la fourniture de véhicules télécommandés. Je sais que le premier ministre a notamment annoncé ce week-end que le gouvernement prévoyait accroître son soutien au cours de la prochaine année afin que ces véhicules puissent être réparés sur le terrain. Un certain nombre d’entre eux avaient déjà besoin de réparations. Ce n’est qu’un des domaines dans lesquels nous fournissons du soutien. Pour ce qui est des projets annoncés, je pense qu’il y en a quatre ou cinq qui concernent le déminage et, bien sûr, il y a un financement supplémentaire de 35 millions de dollars pour de nouveaux équipements, une nouvelle formation et de nouvelles initiatives visant à renforcer les capacités du gouvernement ukrainien, de la société civile et des organisations non gouvernementales. Je pense qu’il s’agira d’une priorité pour le Canada. Dans le nouvel accord de sécurité bilatéral que nous avons conclu, nous avons également veillé à ce qu’il y ait une section complète sur le déminage qui englobe tous les aspects.

Le sénateur Yussuff : J’aimerais m’attarder sur un autre aspect, dont on a parlé dans les médias. Là encore, le Canada a fourni à juste titre une grande quantité de munitions d’artillerie à l’Ukraine. Ses besoins en matière d’obus d’artillerie et d’armes légères sont très grands. Les ressources de l’Ukraine sont presque épuisées. Cette situation n’est pas seulement liée à la guerre, mais nos stocks de munitions se tarissent également. Je crois que les médias en ont fait état. On s’inquiète sérieusement de notre capacité à ravitailler nos propres troupes. Pouvez-vous nous en dire plus sur les mesures que nous prenons pour augmenter la production de munitions au pays? Plus important encore, quand pouvons-nous espérer voir une augmentation de la production et comment pouvons-nous faire comprendre à nos élus qu’il faut s’atteler à la tâche le plus tôt possible?

Mgén Smith : Je vais commencer, et mon collègue de l’état-major interarmées stratégique pourra intervenir au besoin.

J’en reviens à mon analogie : tout le monde a une réserve d’armes et chacun donne tout ce qu’il peut. Chaque pays contribue en fonction de la taille de son économie. Le Canada a fait de même. Il n’y a plus autant d’armes dans la réserve.

Au pays, nous avons versé de l’argent à l’industrie pour accroître sa capacité de production afin de la faire passer de 3 000 à 5 000 obus par mois. C’est un début. Nous essayons de voir actuellement ce que nous pourrions faire pour accroître davantage la production.

Je vais laisser mon collègue de l’état-major interarmées stratégique ajouter quelques détails.

Mgén Prévost : Nous avons travaillé très fort avec l’industrie dès le début — je dirais quelques mois à peine après le début du conflit — compte tenu de la demande mondiale. Ce n’est pas seulement un problème canadien, c’est un problème qui touche tous nos alliés. Nous avons tous expédié une grande quantité d’obus d’artillerie en Ukraine.

Nous avons réalisé des progrès. Le major-général Smith vient d’annoncer que le Canada produira désormais 5 000 obus d’artillerie par mois, plutôt que 3 000. C’est une bonne nouvelle. Nous poursuivons également nos efforts sur d’autres fronts. Je pense évidemment au matériel essentiel qui nécessite un long délai de livraison. C’est un dossier complexe.

Le Canada n’est pas le seul à être aux prises avec ce problème. Nous en discutons avec nos alliés de l’OTAN. Je participe également à des discussions avec nos alliés du Groupe des cinq et du Groupe des 14 sur ce sujet précis. C’est un dossier sur lequel nous travaillons actuellement.

Le sénateur C. Deacon : Je remercie les témoins d’être parmi nous.

Je reviens tout juste d’une visite à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, à Vienne, ainsi que de la conférence sur la sécurité, à Munich, où j’ai rencontré des ministres et des parlementaires ukrainiens. Ma question s’adresse au fond aux généraux. Il a beaucoup été question de l’évolution du paysage stratégique à la suite de la chute d’Avdiïvka. Il n’y a plus rien à faire des ruines d’Avdiïvka, sinon y planter un drapeau russe. C’est par le fait même une victoire symbolique pour la Russie. Il a fallu beaucoup de sang et d’argent pour arriver à un tel résultat, quoique plus de sang que d’argent, je dirais. Maintenant, de petits villages sont pris. J’aimerais savoir si ce léger recadrage du paysage stratégique vous laisse anticiper une accélération du conflit. Voilà pour ma première question.

D’autres sénateurs ont posé des questions sur les obus et le ravitaillement en projectiles. On m’a expliqué que les canons des fusils, surtout ceux de 155 millimètres, commencent à s’user, ce qui les fait perdre en précision. Il est beaucoup question de fournir des projectiles, mais il y a aussi ce qui tire ces projectiles. Je pense que les Ukrainiens tentent de régler le problème en misant sur leurs propres moyens de production. Voilà pour ma deuxième question.

Voici maintenant ma troisième question : M. Blair a évidemment assisté lui aussi à la conférence sur la sécurité, à Munich, où nous avons grosso modo entendu les mêmes choses. Par la suite, il a annoncé que 800 drones seront livrés plus rapidement que prévu. La guerre prendra donc une autre forme, sans s’en tenir à l’artillerie, comme par le passé. En l’occurrence, quand on dit « plus rapidement que prévu », qu’entend-on exactement? Il y a toutes sortes de mesures de coordination par l’intermédiaire du groupe Ramstein, mais combien de temps faut-il habituellement — si vous êtes autorisés à nous le dire — entre l’annonce et la livraison, et donc la mise en service? Qu’est-ce qui serait logique pour 800 drones?

Mgén Smith : J’ai beaucoup de terrain à couvrir.

Tout d’abord, dans l’état actuel des choses, je dirais que c’est une guerre d’attrition qui rappelle la Première Guerre mondiale. On recourt largement à l’artillerie lourde, et les avancées se font graduellement, au moyen de tactiques d’infanterie. Loin de moi l’idée de minimiser les morts tragiques survenues là-bas, mais la ville en question a relativement peu d’importance stratégique. On n’y trouvait aucune industrie majeure. Il n’y a aucune route névralgique dans les environs dont la chute de la ville aurait permis de prendre le contrôle. Il n’y a rien de tout cela. Oui, les Russes ont pris la ville, mais c’est tout au plus une victoire sur le plan des relations publiques, pour ne pas dire une victoire à la Pyrrhus, ou à la Poutine. Le même scénario continuera à se répéter. Je ne perçois aucun changement. Ce sera le même scénario. Je reviens à l’idée que c’est une guerre terrestre. On entend constamment parler de faits importants qui sont survenus dans les airs et en mer. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe dans l’espace et le cyberespace, mais il n’en reste pas moins qu’il y a tous les jours des batailles déterminantes qui sont moins visibles.

Les canons : oui, le M777 de 15 millimètres, qui n’était plus en production, nous en avons donné quatre. Les autres pays en ont aussi donné. Vous me posez la question, mais je ne sais pas exactement si la ligne de production a déjà été rouverte. Cela dit, nous avions précédemment cherché à donner de l’argent aux entreprises états-uniennes pour qu’elles fabriquent davantage de canons de rechange, à cause de l’usure. En s’usant, ils perdent en précision, en portée, et cetera. Nous l’avions fait justement à cause de l’usure.

Enfin, les drones. Dynatech propose un drone de calibre mondial. C’est ce que demandent les Ukrainiens. C’est un excellent produit. Nous travaillons avec une entreprise. Il faut suivre les étapes. Dès l’instant où le ministre dira comment il entend dépenser 95 millions de dollars, il faudra évidemment passer un marché public en bonne et due forme. On parle de l’argent des contribuables canadiens, alors il faut l’employer judicieusement. J’ai beaucoup de gens à l’esprit vif qui s’y affairent. Ils collaborent avec CCC Canada pour faire bouger les choses le plus rapidement possible. Évidemment, l’entreprise vient de recevoir 95 millions de dollars tout d’un coup pour fabriquer des drones. Je suis convaincu que c’est un excellent système. C’est un excellent système canadien. C’est très bien fait. Nous verrons à quelle vitesse on arrivera à fabriquer les drones.

Le sénateur C. Deacon : Vous n’avez pas d’idée générale du temps qu’il faudra?

Mgén Smith : On m’a dit combien d’unités sont produites par mois, mais le chiffre ne me revient pas. Quoi qu’il en soit, ce sera plutôt rapide. Il y a probablement des drones déjà prêts à livrer, mais le reste sera fabriqué relativement rapidement.

Le président : Je vous remercie.

La sénatrice Dasko : Je remercie les témoins de leur présence.

Ma question porte sur la Russie. J’aimerais connaître votre analyse de l’état des lieux pour la Russie. Quelles sont vos hypothèses relativement à l’armée russe? Est-elle en mesure de poursuivre la guerre? Par exemple, à la lumière de l’analyse réalisée par Affaires mondiales et par l’armée, avez-vous l’impression que les Russes disposent encore de beaucoup de ressources dont faire de la chair à canon? Sont-ils en mesure de continuer d’affecter des ressources à cette guerre ou est-ce qu’ils en seront bientôt à court? Finiront-ils par être en perte de vitesse? Y a-t-il d’autres considérations en jeu? J’aimerais vivement connaître vos réponses. Sur quelles hypothèses s’appuie-t-on, sur lesquelles vous appuyez-vous pour analyser la situation des Russes, leurs moyens et leur capacité à poursuivre la guerre?

Mgén Prévost : Je vais commencer par cette question, puis je ferai le lien avec les deux précédentes.

Je reviendrai dans un instant au paysage stratégique actuel. En ce moment, la chute d’Avdiïvka ne revêt pas d’importance particulière sur le front. C’est de toute évidence une victoire morale pour la Russie, mais selon les constats actuels — et le major-général Smith l’a mentionné —, sur le front, c’est une guerre d’attrition. Les choses ne bougent pas beaucoup. Les deux camps se retranchent sur leurs positions défensives.

Pour revenir à votre question, nous ne prévoyons aucun changement majeur à court terme à cause notamment de la chute d’Avdiïvka. Le scénario actuel ne fera que se poursuivre. Les Russes vont se reconstituer. Ils profiteront de leur position défensive pour recruter et entraîner des combattants ainsi qu’accroître la production en Russie pour ravitailler leurs troupes. Il faut que nous fassions la même chose, car le moment est venu pour les Ukrainiens de reconstituer leurs forces, puisqu’ils sont eux aussi sur une position défensive. Il est temps de galvaniser nous aussi les troupes afin d’intensifier les activités de fabrication et d’entrainer davantage d’Ukrainiens pour qu’ils soient prêts à toute éventuelle contre-offensive. Entretemps, vous constaterez que les deux camps chercheront d’autres moyens de faire tourner le vent dans ce conflit.

Le sénateur de la Nouvelle-Écosse a posé une bonne question au sujet des frappes de précision à longue portée. Il y a eu beaucoup de frappes de précision à longue portée, mais, au lieu d’utiliser des missiles, on utilise des drones. La nature de la guerre est en train de changer dans le cadre de ce conflit. Nous devons nous adapter. Nous devons galvaniser les troupes. Nous devons investir tous ensemble pour être meilleurs que la Russie. S’il ne fait aucun doute que la Russie est très résiliente, il ne fait aucun doute non plus que la puissance occidentale est supérieure à la puissance russe. Nous devons réunir tous ces éléments.

Mme Grant : Du point de vue d’Affaires mondiales, qui analyse la situation sous l’angle politique, même les systèmes autoritaires sont attentifs aux réactions de leur population. En Russie, à l’heure actuelle, les gens appuient la guerre. Dans ces conditions, je pense que la Russie continuera à consacrer à l’effort de guerre autant de ressources que sa population le lui permet. Nous savons qu’elle a intensifié sa production de munitions et qu’elle cherche à s’approvisionner auprès de ses partenaires. La qualité de certaines marchandises, qu’elles proviennent d’Iran ou de Corée du Nord, est discutable, mais cet approvisionnement continuera. La Russie contrôle étroitement son espace d’information et elle a réprimé toute opposition. Cela dit, les Russes continuent d’appuyer la guerre. Selon moi, plus l’effort de guerre aura des conséquences sur la vie des Russes ordinaires, plus cela constituera un problème pour le Kremlin.

La sénatrice Dasko : Cela peut-il se produire? Existe-t-il un moment charnière pour le public, pour les citoyens? Pensez-vous qu’il s’agit d’un scénario réaliste?

Mme Grant : Je n’ai pas de boule de cristal. Il est difficile de le savoir. Par le passé, au cours d’autres guerres menées par la Russie, il y a eu une opposition publique, que ce soit lors de la guerre en Tchétchénie, en Afghanistan ou ailleurs. Bien sûr, c’était une autre époque, où on avait un plus grand accès à l’information et où les voix de l’opposition étaient beaucoup plus nombreuses. Il est difficile de le savoir. À court terme, cela ne semble pas être le cas.

La sénatrice Dasko : Vous semblez à peu près tous supposer que la Russie peut continuer à consacrer des ressources à la guerre.

Mgén Smith : Toutes les guerres finissent par se terminer, mais quand? Comme mes collègues l’ont mentionné, l’Occident dispose de beaucoup plus de ressources que la Russie, y compris ses copains, ses alliés, et cetera. Nous devons nous renforcer. Ce faisant, nous verrons ce qui arrivera aux deux parties.

Le sénateur Cardozo : Je vous prie d’excuser mon retard. Je participais à une autre réunion. Pardonnez-moi si vous avez déjà répondu à cette question.

En ce qui concerne l’objectif fixé par l’OTAN de consacrer 2 % du PIB aux dépenses de défense, progressons-nous vers cet objectif avec les dépenses que nous avons faites pour l’Ukraine, ou s’agit-il seulement d’une petite somme?

Ma deuxième question fait en partie suite aux points soulevés par la sénatrice Dasko. En arrivons-nous à un point où la Russie se lasse et est peut-être prête à conclure un cessez-le-feu ou à entamer des pourparlers de paix? Qui prendrait ce genre d’initiative? Qui serait le tiers neutre?

Mgén Smith : Je vais laisser mon collègue parler des négociations ou de choses semblables.

Comme je l’ai dit, nous sommes actuellement régis par la politique de défense Protection, Sécurité, Engagement. Depuis 2017, les dépenses de défense ont augmenté de 70 %. Cette année, elles représentent 1,38 % du PIB, ce qui reste inférieur à 2 %, mais elles sont assurément en train de grimper. Je crois comprendre que les sommes supplémentaires dont nous venons de parler ne sont pas comptabilisées dans ces dépenses. Quoi qu’il en soit, les dépenses ont beaucoup augmenté et elles continuent de le faire.

En ce qui concerne la question de savoir quand la Russie se lassera, comme je l’ai déjà dit, toutes les guerres finissent par se terminer. Il s’agit actuellement d’une guerre d’attrition, du moins du point de vue terrestre, au cours de laquelle les deux parties perdent des gens, des équipements, et cetera. À un moment donné, il y aura forcément des négociations, et il faudra trouver un équilibre entre ce que nous voulons et ce qu’ils veulent.

Le sénateur Cardozo : Pour clarifier les choses, les 9,7 milliards de dollars, ou quelque chose comme ça, que nous avons dépensés pour l’Ukraine ne sont pas pris en compte dans le calcul du 2 %.

Mgén Smith : L’aide militaire que nous avons accordée dans le cadre de l’annonce faite ce week-end par le premier ministre s’élève à environ 4 milliards de dollars. Cette somme n’est pas ajoutée à nos dépenses annuelles.

Le sénateur Cardozo : Pourquoi?

Mgén Smith : Parce que c’est pour la défense du Canada.

Mgén Prévost : L’objectif de 2 % fixé par l’OTAN correspond à ce qui est investi dans la défense canadienne, et non dans la défense ukrainienne.

Le sénateur Cardozo : D’accord.

Mme Grant : En ce qui concerne les négociations, sénateur, j’ajouterais seulement que la Russie s’accroche fermement à ses objectifs maximalistes pour la guerre. Il est difficile de savoir si elle change réellement ses objectifs. Elle affirme qu’elle est prête à discuter, mais elle a dit cela à divers moments au cours de la guerre. Or, son manque de sincérité est évident. Selon notre analyse, il est difficile d’envisager des pourparlers de paix crédibles à court terme, car la Russie cherche à consolider tous ses acquis et ne fait preuve d’aucune souplesse.

Le sénateur Cardozo : Nous n’avons pas entendu parler de l’option nucléaire récemment. N’est-ce pas là un sujet dont on parle beaucoup?

Mme Grant : Il est vrai que les médias et d’autres intervenants n’en ont pas parlé récemment. À un certain moment, la Russie a brandi cette menace imprudente et irresponsable, ce qui a suscité un tollé international et qui a été condamné assez sévèrement. Le tabou entourant l’usage des armes nucléaires est encore très puissant à l’échelle internationale, c’est donc une bonne chose que la Russie ait cessé de brandir cette menace. Cependant, c’est évidemment quelque chose que nous devons garder à l’œil et dénoncer si cela se reproduit.

Le sénateur Cardozo : Merci.

Le sénateur McNair : Je remercie les témoins d’être ici aujourd’hui.

Je crois comprendre que, au Sommet de l’OTAN de 2023, les membres de l’organisation ont réaffirmé leur engagement à ce que l’Ukraine devienne membre de l’OTAN. Le Canada a préconisé l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN dès que les conditions le permettront. Selon le Canada, quelles sont ces conditions?

Mme Grant : Merci beaucoup, sénateur. C’est exact. C’est ce que le premier ministre Trudeau et le président Zelenski ont dit dans leur déclaration commune juste avant le sommet de l’OTAN : « dès que les circonstances le permettront ».

Il n’y a pas de liste de conditions précises. Le Canada n’établit pas seul ces conditions; il y en aurait plusieurs. Je pense que certaines des conditions clés seraient, bien sûr, lorsque tous les alliés s’entendront et que l’Ukraine sera prête. L’adhésion passe aussi en partie par un processus de réforme. Au cours du même sommet, nous avons retiré l’obligation de l’Ukraine de produire un plan d’action pour adhérer à l’OTAN. Cette décision a éliminé un type d’étape. Nous avons fait de son programme national annuel un programme adaptatif, ce qui le rend plus robuste et aide à progresser vers l’interopérabilité avec l’OTAN. Ce sont tous de bons signes de progrès. Les jalons de la réforme devraient également être atteints. Franchement, je pense que nous devons comprendre les résultats de la guerre dans laquelle nous nous trouvons en ce moment. Il y a toute une gamme de conditions liées à une réforme politique et technique que les alliés examineraient.

Le sénateur McNair : La question peut-être la plus difficile pour vous tous est la suivante : qu’est-ce qui vous empêche de dormir la nuit? Autrement dit, qu’est-ce qui vous inquiète le plus dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie?

Mgén Smith : Il s’agit du non-respect de l’ordre international fondé sur des règles. Depuis l’époque de Roosevelt, où on a établi la façon dont le monde fonctionne en ce moment, les grands pays n’ont pas le droit d’envahir les petits pays et ne peuvent pas modifier les frontières à volonté. C’est ce qui se passe en ce moment : un grand pays attaque un petit pays qui s’est débarrassé de ses armes nucléaires au début des années 1990 dans le cadre d’ententes. L’enjeu dépasse la Russie; il concerne la façon dont le monde fonctionne en ce moment. Si on permet qu’une telle chose se produise en Ukraine, qu’adviendra-t-il du reste du monde? En soutenant l’Ukraine, on tire une ligne en disant que ce n’est pas ainsi qu’il faut travailler à l’échelle internationale.

Mme Grant : Je suis d’accord. Il y a deux choses pour moi, une de plus professionnelle et une de plus personnelle.

Sur le plan professionnel, je suis d’accord; ce sont les répercussions de la guerre. S’il y a ne serait-ce qu’une perception que la Russie sort gagnante de cette guerre, je pense que nous ne comprenons pas pleinement les répercussions que cela aura dans d’autres régions du monde où d’autres États agresseurs et d’autres régimes autoritaires profitent de voisins plus faibles, où il y a un déséquilibre du pouvoir militaire et où on a perdu le respect de l’intégrité territoriale. Cela me préoccupe, car c’est une situation qui est difficile à décrire et qui est hypothétique. Je pense qu’il est difficile pour les analystes de fournir des certitudes.

Sur le plan personnel — et professionnel aussi —, je dirais que les Ukrainiens qui ont souffert de cette guerre ont subi des traumatismes qui dureront des générations. La souffrance est immense. J’ai personnellement entendu parler la semaine dernière de toutes sortes de traumatismes et de violence sexuelle. Il faudra des générations pour guérir cela.

Le président : Le temps presse. Il y a quatre sénateurs qui veulent prendre la parole. Je vous demanderai de formuler brièvement vos quatre questions dès le départ, et nos témoins feront ensuite de leur mieux pour couvrir le plus de terrain possible.

La sénatrice Patterson : J’aimerais maintenant parler de la reconstitution à laquelle l’Ukraine doit procéder et de la contribution du Canada à cet égard. Plus précisément, je vais aborder la question sous l’angle des femmes, de la paix et de la sécurité.

Le président Zelenski a plus ou moins déclaré que 31 000 soldats ukrainiens ont été tués. Nous savons également que les forces ukrainiennes sont composées d’environ 25 % de femmes dans tous les rôles de combat, y compris sur le front.

J’ai deux questions pour les deux côtés. Que faisons-nous pour aider à équiper efficacement les femmes soldats? Les Canadiens savent qu’il n’y a pas de taille universelle et que la capacité de survie dépend du bon ajustement de l’équipement.

Deuxièmement, en ce qui concerne l’engagement du Canada à tout examiner, notamment la violence fondée sur le sexe, comment finançons-nous divers projets en vue d’un éventuel redéveloppement de l’Ukraine? Merci.

Le sénateur Kutcher : Ma question porte davantage sur la question de l’artillerie. Je crois comprendre que l’Ukraine a besoin d’environ 200 000 obus par mois. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Canada produisait environ 500 000 obus par semaine. Maintenant, on me dit que nous allons produire environ 5 000 obus par mois. Il y a une grande différence entre les deux chiffres. Que faisons-nous concrètement pour accroître notre capacité, et quand pourrons-nous atteindre le rythme nécessaire?

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question porte sur l’approvisionnement. Comme nous le savons, on éprouve beaucoup de difficultés à cet égard, car les délais sont très longs et les achats sont compliqués. L’approvisionnement est un enjeu.

Dispose-t-on d’un processus accéléré? A-t-on en parallèle un système qui permet d’acheter de l’équipement plus rapidement sans dépendre de délais d’approvisionnement, comme on en subit depuis des années?

[Traduction]

Le sénateur Boehm : Ma question s’adresse à n’importe lequel d’entre vous. Compte tenu de l’urgence du soutien militaire à l’Ukraine, pensez-vous qu’il y a des liens entre les efforts d’aide militaire accélérée et les dispositions décrites dans le projet de loi C-57, Loi portant mise en œuvre de l’Accord de libre-échange entre le Canada et l’Ukraine de 2023, qui sera également renvoyé au comité — pas celui-ci — cette semaine?

Le président : Donc, pour ce qui est des femmes, de la paix et de la sécurité, et de l’approvisionnement en munitions, peut‑on répondre rapidement? Il y a aussi le projet de loi C-57? Ce sont les sujets à couvrir en quatre minutes et demie. Bonne chance.

Mgén Smith : Je vais commencer, et mes collègues interviendront ensuite. Je vais choisir quelques questions auxquelles je peux répondre.

Outille-t-on les femmes? Absolument. Nous le faisons en leur fournissant de l’équipement adapté au genre. Il n’y a pas de taille universelle. Il y a des femmes qui servent fièrement en première ligne; elles obtiennent de l’équipement adapté. C’est un de nos efforts.

[Français]

Je vais aussi parler de l’approvisionnement. Le système au moyen duquel on fournit de l’équipement à l’Ukraine n’est pas le même que celui qu’on utilise au Canada. Mon groupe peut fournir assez rapidement des équipements et du matériel à l’Ukraine. Ce processus est relativement rapide et le système est différent; on n’a pas besoin de le faire de la même façon au moyen d’un processus de compétition.

[Traduction]

Je vais m’arrêter ici. Mes collègues veulent peut-être ajouter des commentaires.

Mme Grant : En ce qui concerne les femmes, la paix et la sécurité, j’aimerais ajouter que nous avons pris grand soin d’intégrer les perspectives sur l’égalité entre les sexes dans les politiques de sécurité en Ukraine et avec l’Ukraine, ainsi que dans les programmes de sécurité. Dans l’ensemble de l’accord bilatéral sur la sécurité que nous venons de signer, nous avons pris soin, conjointement avec l’Ukraine, d’intégrer des mesures en faveur des femmes, de la paix et de la sécurité ainsi que de l’égalité des sexes. Vous le constaterez dans un certain nombre de domaines différents, notamment de façon plutôt évidente dans les sections des objectifs et de la défense, où nous avons convenu d’intégrer un programme relatif aux femmes, à la paix et à la sécurité dans les opérations et les institutions militaires. Cela fait partie de notre accord. Pas plus tard que la fin de semaine dernière, nous avons annoncé de nouveaux projets, par exemple, sur le déminage non genré. Nous tenons donc compte de ces questions dans l’élaboration tant des politiques que des programmes.

Mgén Prévost : Les sénateurs se souviendront que nous avions commencé, peu avant que le conflit, à former des membres du personnel de sécurité ukrainienne dans le cadre de l’opération Unifier. Avant le début de cette partie du conflit, nous avions commencé à former des femmes et à intégrer la paix et la sécurité dans les forces armées ukrainiennes. Depuis le début du conflit, nous nous sommes davantage tournés vers l’entraînement des recrues. Il a été question de l’entraînement des sapeurs, de l’ingénierie, de la formation médicale et d’autres. À mesure que nous progressons au fil du temps en matière de formation, nous remontons la chaîne de valeur de la formation que nous offrons en matière de leadership, et, à un moment donné, nous reprendrons le travail de renforcement des capacités institutionnelles. Nous remettrons également ce volet en route.

En ce qui concerne les obus d’artillerie, nous avons fait de petits progrès après avoir beaucoup discuté avec l’industrie, la production étant passée de 3 000 à 5 000 par mois. Je doute que nous atteignions les 500 000 par mois comme lors de la Seconde Guerre mondiale, mais nous continuons de travailler avec l’industrie pour augmenter ce chiffre. C’est une question complexe. Il y a le problème du stockage; il y a du matériel à long délai d’approvisionnement et du matériel essentiel. Nous travaillons fort sur ce dossier. Notre sous-ministre adjoint chargé du matériel connaît mieux ce dossier. Nous souhaitons évidemment pouvoir approvisionner l’Ukraine et recharger nos propres entrepôts au sein des Forces armées canadiennes.

Le président : Cela nous amène à la fin de notre premier groupe de témoins, et quelle fin! Merci d’avoir couvert un si grand nombre de sujets en si peu de temps. Je remercie Mme Grant, le major-général Smith et le major-général Prévost au nom du Sénat du Canada et des Canadiens qui vous sont collectivement redevables pour le travail que vous accomplissez jour et nuit. Merci d’avoir pris le temps de venir discuter avec nous aujourd’hui. Nous vous en sommes très reconnaissants. On voit l’intérêt et le degré d’inquiétude que suscite ce sujet. Merci beaucoup. Nous vous reverrons sans doute. Nous vous remercions de cette mise à jour.

Nous accueillons ce soir notre deuxième groupe de témoins. Par vidéoconférence, nous recevons M. Alexander Lanoszka, professeur adjoint des relations internationales à l’Université de Waterloo, et le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès de l’ONU et de l’OTAN. Avec nous dans la salle, nous accueillons le lieutenant-général Michael Day, ancien commandant du Commandement des forces d’opérations spéciales du Canada et membre de l’Institut canadien des affaires mondiales.

Je vous remercie d’être parmi nous aujourd’hui. Je vous invite à faire votre déclaration liminaire, après quoi les membres du comité vous poseront des questions. Nous allons commencer par M. Dominique Trinquand.

[Français]

Général (à la retraite) Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès de l’ONU et de l’OTAN : Merci beaucoup de votre invitation ce soir. L’Ukraine est dans une situation difficile. Après les offensives de 2023 qui ont permis de regagner du terrain, l’offensive de l’été 2023 a été un échec et s’est heurtée à une défense russe extrêmement solide installée entre le Dniepr et Kharkiv. Depuis le début de l’année, alors que la Russie avait déjà gagné à Bakhmout au mois de mai, la récente victoire d’Avdiïvka sème le pessimisme, en particulier dans les capitales occidentales.

Je souligne que ces événements sèment le pessimisme, parce que je crois qu’il faut relativiser les choses. La ville d’Avdiïvka était tenue par les Ukrainiens depuis 2014 et n’avait jamais été prise par les Russes. Les Russes ont mis quatre mois pour arriver à conquérir cette ville qui était détruite et ils ont probablement perdu 16 000 hommes dans cette bataille.

Cela veut dire qu’il y a eu une victoire tactique, mais le président Poutine lui-même, dans son appréciation des faits après la victoire, a dit qu’il faudrait du temps pour reconstituer les forces et être en mesure de poursuivre. Donc, nous pouvons espérer que, comme à Bakhmout, cette victoire tactique ne sera pas suivie d’une victoire opérative dans la suite de la bataille d’Avdiïvka.

Quelle est donc la situation aujourd’hui? Il y a une ligne russe qui est extrêmement bien défendue et une ligne ukrainienne qui se reformate après Avdiïvka. Vous savez que les élections auront lieu en Russie dans environ 15 jours, et je pense qu’il n’y a rien à espérer avant les élections. Après les élections, les Russes vont tenter, petit à petit, de grignoter en faisant ce qu’ils ont fait, à Bakhmout comme à Avdiïvka; c’est le principe stratégique bien connu de « concentration des efforts », soit l’ensemble des efforts de l’artillerie, de l’aviation et de l’infanterie russe concentrée sur un point. Par cette méthode, la Russie peut espérer gagner encore un peu de terrain, l’objectif stratégique du président Poutine étant probablement d’arriver à conquérir les territoires des oblasts de Louhansk et de Donetsk, qui sont les territoires qu’il a prétendument annexés à la Russie au mois de septembre 2022.

Aujourd’hui, l’Ukraine doit tenir. Il y a aujourd’hui même une réunion à l’Élysée à Paris qui cherche à coordonner l’ensemble des moyens des Européens en particulier. Les Européens craignent notamment l’élection aux États-Unis, qui amènerait le président américain à vouloir négocier rapidement avec la Russie. Ainsi, les Européens se retrouveraient un peu seuls à soutenir l’Ukraine. Il s’agit de dire aujourd’hui au président Poutine que l’Europe est derrière l’Ukraine et soutiendra l’Ukraine, à court, moyen et long terme. Voilà la position que je peux vous donner aujourd’hui.

Maintenant, je n’ai évidemment pas... La réunion n’est pas tout à fait terminée à Paris. Ce que je peux dire simplement, c’est que les Européens se sont réveillés après 25 ans de dividendes de la paix qui ont succédé à la chute du mur de Berlin et qu’ils mettent une machine en route.

Malheureusement, cela prend du temps pour remonter 25 ans de décroissance des budgets militaires. Voilà pourquoi je dis qu’en 2024, l’Ukraine devra tenir avec l’aide qu’on pourra lui donner, mais qu’en 2025, l’industrie européenne aura enfin décollé. Je vous remercie.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup, général Trinquand.

Nous allons maintenant entendre M. Alexander Lanoszka. Bonjour, encore une fois, monsieur Lanoszka. À vous la parole, quand vous serez prêt.

Alexander Lanoszka, professeur agrégé, Département de science politique, Université de Waterloo, à titre personnel : Je tiens à remercier le président et les membres du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants de m’avoir à nouveau invité à témoigner. C’est pour moi un honneur et un privilège de prendre part à ces discussions avec vous.

[Français]

Il est dommage que je ne puisse pas être présent en personne cette fois-ci.

[Traduction]

En préparant ma déclaration d’aujourd’hui, j’ai repensé à ce dont j’avais discuté avec vous en juin dernier. À l’époque, j’avais dit qu’on peut se permettre d’être quelque peu optimistes considérant le soutien militaire apporté à l’Ukraine jusque là ainsi que le lancement des opérations de contre-offensive par les forces armées ukrainiennes. Néanmoins, j’ai tempéré mes propos en soulignant que les opérations de contre-offensive sont extrêmement difficiles à mener et que la Russie s’est profondément enfoncée dans le territoire qu’elle occupe, tout en demeurant capable d’apporter une masse importante malgré les défis opérationnels et tactiques auxquels elle a été confrontée jusqu’à présent.

Depuis notre dernier entretien en juin, l’ambiance a radicalement changé et, en fait, pour le pire. La contre-offensive ukrainienne ne s’est soldée que par quelques succès tactiques marginaux. Elle n’a pas répondu aux attentes que beaucoup avaient placées en elle. Elle ne semble pas en mesure d’imposer une défaite stratégique à la Russie, du moins pas maintenant. La Russie demeure bien fortifiée sur le territoire ukrainien. Les objectifs de guerre russes restent maximalistes. La semaine dernière, l’ancien président russe et vice-président du Conseil de sécurité, Dmitri Medvedev, a expliqué que la Russie cherchait toujours à changer de régime et à faire du territoire ukrainien un territoire russe. Il a cité la ville d’Odessa en particulier.

La pénurie de munitions s’est encore aggravée. L’Union européenne n’a pas atteint ses objectifs de livraison pour cette année. Les États-Unis n’ont pas été en mesure de fournir une aide militaire plus importante en raison de l’opposition, car certains républicains au Congrès s’y sont opposés. Selon une estimation récente, l’Ukraine a besoin d’au moins 75 000 obus par mois pour conserver ce qu’elle possède actuellement. Il lui faut au moins le double, voire le triple, de cette quantité si elle devait s’engager dans de nouvelles opérations contre-offensives pour libérer ses territoires perdus. L’Ukraine a tiré en moyenne plus de 100 000 obus d’artillerie par mois.

Soyons clairs, la Russie a également connu des difficultés pour fabriquer des armements, ce qui l’a obligée à chercher des munitions auprès de la Corée du Nord ainsi qu’une série d’armes auprès de l’Iran. On ne sait pas combien de temps encore la Russie pourra maintenir son rythme opérationnel. L’un des points positifs, c’est que, même si l’Ukraine est dans une position de faiblesse depuis plusieurs mois, la Russie ne peut pas gagner beaucoup de territoires, sinon, cela lui coûtera très cher. Ce qui s’est passé récemment à Avdiïvka, dans l’oblast de Donetsk, en est un bon exemple.

En quoi cela concerne-t-il le soutien militaire du Canada à l’Ukraine ou, plus généralement, ses opérations de défense? Je serai très bref pour gagner du temps. Les difficultés actuelles de l’Ukraine mettent en évidence un échec majeur de la part du gouvernement canadien. Bien que l’Ukraine mène en fin de compte une guerre d’artillerie, le Canada s’est montré réticent à augmenter de manière significative la fabrication de munitions, par rapport aux niveaux de 2021, à cause des coûts qui s’y rattachent. Quels que soient nos gains de cette décision, ils seront dérisoires par rapport aux coûts associés à la prolongation de cette guerre et profiteront de plus en plus à la Russie. Je pense que nous économisons quelques sous pour payer beaucoup plus de dollars plus tard. Je crois que cette situation compromettra la sécurité de la communauté euro-atlantique et que nos besoins militaires collectifs s’en trouveront accrus.

Pour résumer, comme je vous l’ai déjà dit, la guerre est loin d’être terminée. La Russie est implacable et ne laisse à l’Ukraine d’autre choix que de résister par les armes. L’indécision du Canada à l’égard de la fabrication de munitions en particulier ne fait qu’empirer la situation.

Merci. Je me réjouis à l’avance de discuter avec vous.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Lanoszka.

Le témoin suivant est le lieutenant-général Day. Nous allons maintenant vous entendre.

Lieutenant-Général (à la retraite) D. Michael Day, ancien commandant du Commandement des forces d’opérations spéciales du Canada et membre, Institut canadien des affaires mondiales, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président. Sénateurs, je suis heureux d’avoir la possibilité de m’adresser à vous.

Ma déclaration préliminaire a pour but de mettre en place un cadre dans lequel j’aimerais que vous considériez toutes mes réponses à vos questions. Cette déclaration tient compte aussi de mon expérience, non seulement comme commandant de nos Forces d’opérations spéciales, mais aussi comme commandant de la Force de réaction de l’OTAN et, auparavant, comme planificateur stratégique principal des capacités pour les Forces armées canadiennes et comme dirigeant de la Division de la politique de sécurité internationale au ministère de la Défense. Je suis de très près la situation actuelle et j’en discute presque quotidiennement.

Pour commencer, je dirais que, pour que les guerres se perpétuent, il faut deux choses. Premièrement, il faut la volonté de poursuivre le combat. Deuxièmement, il faut avoir suffisamment de matériel de combat. À mesure que la quantité de matériel diminue, la volonté doit augmenter. Il est important de noter que le matériel diminue considérablement.

Dans le cas de l’Ukraine, les Ukrainiens ont fait preuve d’une résilience et d’une capacité à conserver leur volonté de se battre remarquables. La question du matériel, comme l’ont fait remarquer d’autres intervenants, dépend presque exclusivement du soutien international. Je précise qu’à ce stade-ci, compte tenu de l’inconstance du soutien des pays occidentaux, de son caractère imprévisible, de l’irrégularité du soutien fourni, de l’insuffisance du matériel à proprement parler, j’estime que l’Ukraine est en train de perdre la guerre. Ce n’est pas un point de vue très populaire, mais c’en est un qui repose sur de solides arguments.

Malgré le discours politique des pays occidentaux, les paroles creuses, les promesses non tenues et les retards de livraison engendrent une situation qui rend presque impossible une planification efficace des opérations. Cela donne donc suffisamment de temps à Poutine pour revitaliser l’économie russe et la mettre sur la pied de guerre de sorte qu’il est non seulement capable de combler les pertes causées par les batailles, mais il peut accroître la force à la frontière ouest.

Les réactions des politiques occidentaux jusqu’à maintenant, tant du côté des élus que des oppositions, montrent que soit ils ne s’en soucient pas suffisamment, ne comprenant pas les répercussions stratégiques d’une défaite de l’Ukraine, soit ils sont impuissants ou, bien franchement, ils sont simplement incompétents.

Parallèlement à cela, et ici au Canada, on nous rappelle encore que des décennies de sous-financement — par tous les gouvernements — et de positions vides de sens, ont fait, comme il fallait s’y attendre, que le Canada est vu au final comme un paria dans les domaines de la défense, de la sécurité et du renseignement.

Je m’entretiens avec des collègues toutes les semaines dans les capitales nationales de pays de l’OTAN, y compris des pays du Groupe des cinq. Ce sont des personnes qui ont une expérience de haut niveau de l’univers diplomatique, qui comptent des décennies d’expérience, ainsi que de hauts fonctionnaires dans les domaines de la défense, de la sécurité et du renseignement. Sans exception — sans exception — ils se disent d’avis qu’on ne nous considère pas comme exerçant quelque influence que ce soit à quelque niveau que ce soit dans aucun dossier en ce qui concerne l’Ukraine en général.

Qui plus est, aucun — sans exception — n’estime que le Canada parvient un tant soit peu à assumer sa part du fardeau en matière de défense, de sécurité et de renseignement en général.

Compte tenu de l’économie du Canada, nous devrions être gênés de compter entièrement sur un système de sécurité qui nous permet de miser sur le commerce international pour notre bien-être économique. Nous prenons et utilisons un système auquel nous contribuons bien peu.

La guerre entre l’Ukraine et la Russie fait ressortir cette réalité, mais elle ne fait que l’illustrer. Il y a d’autres cas. La Chine, l’Iran, la Corée du Nord et d’autres parias surveillent de près ce que l’Occident et le Canada font et tirent des conclusions évidentes.

Le retour de la compétition entre grandes puissances, en même temps que sévissent des extrémistes violents qui mènent des campagnes terroristes et commettent des actes de violence, en plus de la menace existentielle, que font planer les changements climatiques et leurs répercussions, surtout pour le Canada, révèlent à quel point la réaction du gouvernement fédéral du Canada est totalement inadéquate, à tous les égards, en ce qu’elle ne répond pas aux besoins du pays ni n’assure sa sécurité. Jusqu’à maintenant, nous avons réussi à fermer les yeux sur les répercussions en refusant de reconnaître l’amoindrissement de notre rôle dans le monde, mais notre capacité à le faire diminue tellement que pratiquer l’aveuglement volontaire devient impossible.

En terminant, je répète que la guerre entre l’Ukraine et la Russie illustre simplement la naïveté de notre génération et notre refus de contribuer à la solution.

Quant au discours politique, l’affectation d’une position ne sert que souligner le fait que le Canada est inconséquent. Nous ne sommes pas inconséquents uniquement comme pays. Nous profitons sans la moindre gêne des contributions et des efforts des autres qui ont le courage politique de reconnaître et d’assumer les coûts associés au maintien de la sécurité dont jouit actuellement la population mondiale.

Je répondrai avec plaisir à vos questions.

Le président : Je vous remercie, lieutenant-général Day.

Nous passons maintenant aux questions. Nos témoins resteront avec nous encore 40 minutes. Afin que tous les membres du comité puissent participer, nous limiterons chaque question, et sa réponse, à quatre minutes. Veuillez formuler des questions courtes et nommer les personnes à qui vous les adressez.

Le sénateur Oh : Je remercie les témoins de se joindre à nous aujourd’hui.

Quelle aide humanitaire le Canada fournit-il pour atténuer les répercussions de la crise sur la population civile en Ukraine?

Lgén Day : Je n’en ai aucune idée, sénateur.

Le sénateur Oh : Quelqu’un peut répondre à la question?

M. Lanoszka : Il me vient spontanément à l’esprit que le Canada fournit des quantités importantes d’aide humanitaire et prête main-forte, surtout aux victimes de traumatismes violents. En fait, le Canada a une expertise à transmettre dans ce domaine. Le plus récent accord d’aide en matière de sécurité conclu entre les deux pays promet encore plus de coopération dans ce domaine. Le Canada est une puissance économique et il a les moyens de soutenir les efforts économiques humanitaires, sans parler de la situation concernant ses propres forces armées.

Le président : Général Trinquand, vous voulez ajouter quelque chose?

[Français]

Gén Trinquand : Je suis désolé; je ne suis pas de très près les efforts du Canada.

Ce que je peux dire simplement, c’est que pour les efforts de l’Union européenne qui ont été conclus au mois de décembre, on a parlé de 50 milliards d’euros. Ces 50 milliards sont essentiellement de l’aide aux civils, c’est-à-dire que cette somme permet d’assurer l’administration du pays et permet à l’Ukraine de survivre et de donner les secours humanitaires.

[Traduction]

Le sénateur Oh : Messieurs, la guerre dure depuis deux ans et beaucoup de jeunes gens ont été sacrifiés dans les deux camps. C’est à peine si nous avons entendu parler du nombre de jeunes gens qui sont décédés dans chaque camp ou du nombre de victimes. Y a-t-il une quelconque possibilité que la guerre tire à sa fin?

Lgén Day : Non, certainement pas. Il n’y a aucune possibilité que ce conflit prenne fin dans un avenir prévisible.

Le président : Général Trinquand, avez-vous quelque chose à ajouter?

[Français]

Gén Trinquand : J’ajouterais que votre question est existentielle pour l’Ukraine.

Je voudrais vous donner trois chiffres. L’Ukraine, avant 1990, avait 52 millions d’habitants; elle a aujourd’hui 34 millions d’habitants et son taux de fécondité est de 1,2. Démographiquement, c’est un pays qui est en train de mourir. C’est donc à l’Ukraine de savoir où placer la ligne de la victoire et de la défaite.

J’entendais tout à l’heure le général parler de la victoire ou de la défaite. Qu’est-ce que la victoire ou la défaite? La Russie n’est pas arrivée à annexer l’Ukraine et n’y arrivera pas; c’est ce qu’on appelle une défaite. Est-ce que l’Ukraine pourra reconquérir les frontières de 1991? C’est une question que les Ukrainiens doivent se poser.

[Traduction]

M. Lanoszka : J’ajouterais que je n’envisage pas que la guerre puisse se terminer tant et aussi longtemps que Vladimir Poutine sera en vie. Il ne souhaite absolument pas mettre fin à la guerre, et son entourage ne semble pas le vouloir non plus. Reste à voir ce qui se produira après son départ — car il mourra inévitablement un jour —, mais tant et aussi longtemps qu’il sera au pouvoir, cette guerre se poursuivra. Les Ukrainiens voudraient laisser la guerre derrière eux pour les raisons que nous avons évoquées, mais Poutine ne le souhaite pas. Par ailleurs, dans la foulée du décès d’Alexei Navalny la semaine dernière, Poutine semble être revenu sur sa parole au sujet d’une espèce d’entente d’échange d’otages ou de prisonniers avec plusieurs pays occidentaux. C’est donc dire que même si un accord était conclu avec la Russie, et avec Poutine en particulier, cet accord ne tiendrait probablement pas très longtemps.

Le président : Merci.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question porte sur la capacité à se régénérer.

Vous avez parlé un peu de la Russie, qui se fait fournir en armement par l’Iran, la Corée du Nord et la Chine. On sait qu’ils en ont beaucoup, donc ce n’est pas un enjeu pour les Russes de se régénérer sur le plan de l’armement.

Pour ce qui est de la population, évidemment, la population russe est beaucoup plus élevée que la population ukrainienne. Je n’ai pas le chiffre de la population russe, mais c’est sûrement un chiffre beaucoup plus élevé.

Actuellement, l’Ukraine a des problèmes à se régénérer en armement, parce qu’on n’est pas capable de lui en fournir. Il y a sûrement aussi un problème de régénération chez ses combattants. On voit une guerre de tranchées, presque comme la guerre de 1914-1918, avec ce modèle.

Si on n’aide pas rapidement l’Ukraine avec des armes sophistiquées, y a-t-il un risque que l’OTAN soit obligée d’y mettre les pieds avec des soldats pour soutenir l’Ukraine plutôt qu’avec des armements?

Lgén Day : Je suis désolé; j’aimerais vous répondre en français, mais je vais le faire en anglais, pour ne pas manquer certaines petites nuances.

[Traduction]

Monsieur le sénateur, j’aimerais aborder quatre points pour répondre à vos questions.

Tout d’abord, j’aimerais nuancer légèrement l’hypothèse selon laquelle la Russie peut renouveler facilement son armement. Il est vrai qu’au cours des 16 à 18 derniers mois, la Russie a fait preuve d’une capacité remarquable à dynamiser son économie pour en arriver là. Or, je ne pense pas que cela soit sans conséquence. Selon les estimations actuelles, entre 6 et 8 % de son PIB est consacré au programme de réarmement. S’il est vrai qu’elle tire du pétrole davantage de revenus qu’auparavant, il n’en demeure pas moins qu’elle a toujours besoin de l’appui de la Chine, de l’Iran, de la Corée du Nord et d’autres États parias. Ce réarmement n’est donc pas exempt de conséquences et, s’il est certain que la Russie peut maintenir ce rythme pendant un certain temps encore, on se demande avec raison pendant combien de temps elle pourra le faire.

Pour ce qui est des opérations du côté ukrainien — vous avez parlé d’une guerre de tranchées —, je crois qu’il est toujours difficile d’analyser exactement en quoi consiste la nature d’un conflit en plein milieu de celui-ci. En ce moment, je pense qu’il est juste de faire un rapprochement avec certains aspects de la Première Guerre mondiale, mais j’ajouterais qu’on observe certaines manœuvres qui rappellent la Deuxième Guerre mondiale, des difficultés et des manœuvres logistiques qui font penser à l’opération Tempête du désert en Irak et, assurément, l’utilisation de certaines armes de haute technologie, comme des drones, qui sont employées par des organisations extrémistes dans plusieurs autres théâtres d’opérations. On observe en quelque sorte un amalgame de tout cela et, comme c’est toujours le cas, il est difficile d’établir une analogie parfaite entre un conflit précédent et celui-ci.

En ce qui concerne l’armement, je dirais que si on continue d’offrir à l’armée ukrainienne le niveau de soutien actuel, je crois que l’Ukraine finira par perdre la guerre d’usure. L’idée n’est pas de maintenir le niveau actuel de soutien, mais bien de le rehausser afin de renforcer la capacité défensive et, comme un autre témoin l’a dit, d’accroître l’aide pour permettre à l’armée ukrainienne de passer à l’offensive. Le maintien du niveau d’aide actuel mènera inévitablement à l’usure des forces ukrainiennes et à leur défaite.

Quant à votre dernière remarque sur l’éventualité que l’OTAN soit obligée d’intervenir en Ukraine, il me semble inconcevable que l’OTAN accepte une telle chose. Le travail de l’OTAN porte sur la nécessité d’obtenir une position unanime pour toutes les mesures adoptées et mises en œuvre. Plusieurs États doivent encore être encouragés à apporter leur appui. Pour le moment, l’OTAN n’est pas tenue d’intervenir au titre de l’article 5, car l’Ukraine n’est pas candidate, et encore moins membre, de l’organisation. Par ailleurs, pour autant que je sache, les conditions politiques nécessaires ne sont pas réunies pour obtenir le consentement unanime de l’OTAN afin de mener une incursion, c’est-à-dire l’accord ou le consentement de l’organisation pour entrer en conflit direct avec une autre puissance nucléaire.

La sénatrice Patterson : Puisque le sénateur qui m’a précédée a déjà abordé certains sujets dont je voulais parler, je vais passer à mes remarques suivantes.

On dit toujours que le Canada doit respecter des normes de préparation élevées. Que cela nous plaise ou non, il s’agit de ressources humaines et matérielles. Lieutenant-général Day, je vous sais gré des deux premiers points que vous avez abordés, à savoir la volonté de combattre du peuple ukrainien, ainsi que l’insuffisance des ressources matérielles dont il dispose pour le faire.

Je reviens à la question des ressources humaines. Nous savons combien de personnes ont quitté l’Ukraine et nous savons que le Parlement ukrainien parle actuellement de réduire l’âge de la conscription à 25 ans ou moins, mais les êtres humains sont aussi une ressource remplaçable. Pensez-vous — vous ou vos collègues — qu’on envisage la possibilité, dans le pire des scénarios, de laisser l’Ukraine s’effondrer? Je pose la question parce que les ressources humaines sont désormais l’un des éléments principaux de la défense de l’Ukraine.

Lgén Day : Sénatrice, je crois que vous avez parfaitement raison de mettre en évidence la question du nombre. Le débat qui a lieu en Ukraine au sujet de la réduction de l’âge de la conscription devra trouver une issue. Si l’on tient compte de la diminution générale de la population nationale ukrainienne, puis qu’on prend les personnes qui pourraient faire partie d’un bassin de recrutement pour aller au combat, on constate qu’il n’y a tout simplement pas moyen d’en arriver à un nombre suffisant de combattants, à moins de procéder à une mobilisation complète basée sur la population actuelle. Le compte n’y est pas. Partant du principe que les puissances occidentales ont aidé l’Ukraine à entraîner des dizaines de milliers de soldats pour les préparer à des opérations futures, on doit présumer qu’il en faudra beaucoup plus, compte tenu de l’accélération observée du côté russe et des centaines de milliers de soldats que la Russie devrait poster le long de sa frontière occidentale, qui correspond à la frontière orientale de l’Ukraine. Pour l’Ukraine, réduire l’âge de la conscription, non pas à 25 ans, mais probablement à bien moins que cela, est le seul moyen de recruter les centaines de milliers de militaires dont elle aura besoin seulement pour maintenir les opérations au niveau actuel, et non pour remporter la victoire.

La sénatrice Patterson : Il y a donc aussi une équation temporelle. C’est ici qu’entrent en scène l’autre matériel, l’arrivée par à-coups de l’aide occidentale et les besoins réels. Il y a le facteur humain en plus. Est-ce que quelqu’un parmi vous a songé à un point décisif où le monde ou l’OTAN devra prendre une décision au sujet de l’appui aux soldats sur le terrain?

Lgén Day : Dans les conditions actuelles — je reviens aux commentaires du sénateur Carignan sur l’existence d’un point —, il me semble invraisemblable que l’ensemble des pays de l’OTAN soit d’accord pour se lancer dans une confrontation directe avec une autre puissance nucléaire. Par contre, si on laisse tomber l’Ukraine, on n’en ressentira pas les répercussions qu’en Europe. En toute franchise, la Chine observe, l’Iran observe, et les conclusions auxquelles ils parviennent sont que nous, les pays occidentaux — les pays de l’OTAN — avons une durée d’attention et de soutien déterminée et qu’ils peuvent attendre, et que tant qu’ils attendront, il n’y aura pas de problème. Donc, si on prend par exemple la Chine qui observe Taïwan, si on prend la ligne en neuf traits, l’élément déclencheur pour la civilisation occidentale, soit l’Asie-Pacifique, la conclusion est qu’ils peuvent attendre aussi longtemps qu’il le faudra et qu’on finira par se lasser de fournir du soutien matériel.

Comme disait un des autres panélistes, c’est bien peu à payer en comparaison des coûts associés à la participation de l’OTAN dans une guerre sur le terrain avec la Russie. Cela coûterait des billions de dollars. Cela nous en coûte des dizaines de milliards. Je ne comprends pas le calcul stratégique qui consiste à parler de la possibilité d’engager l’argent des pays de l’OTAN et la vie de ses soldats, car nous ne voulons pas dépenser une fraction de ce coût à court terme. Je crois qu’on peut en tirer des conclusions évidentes.

Le président : Je crois que deux autres panélistes souhaitent aussi répondre, et il y aura probablement une dernière question. Général Trinquand, vous pouvez y aller.

[Français]

Gén Trinquand : J’ai le sentiment qu’en entendant parler de l’OTAN, j’en entends parler de l’autre côté de l’Atlantique.

J’aimerais souligner qu’aujourd’hui à Paris, le président Macron a affirmé qu’il y aura probablement un moment où des soldats occidentaux devront se rendre en Ukraine pour combattre la Russie. Je ne fais que reproduire cette citation; je viens de la recevoir puisqu’on vient de me demander une entrevue à ce sujet. Donc, le sujet n’est pas complètement hors de la pensée des Européens.

[Traduction]

M. Lanoszka : J’aimerais dire deux choses.

Premièrement, j’aimerais nuancer la notion selon laquelle l’Ukraine est en train de perdre la guerre. Je crois que cela dépend de ce qu’on entend par la guerre et par la perdre par rapport aux objectifs de guerre de la Russie. Je ne vois pas l’Ukraine tomber. Je ne la vois tout simplement pas. Je ne pense pas que la Russie a la capacité de faire tomber l’Ukraine à ce moment-ci de la guerre. Je ne pense pas nécessairement que l’Ukraine pourra récupérer ses territoires perdus dans la même mesure que ce qu’on croyait l’an dernier peut-être, mais je crois que c’est une tout autre situation.

Pour répondre à la question du sénatrice Patterson, je crois que l’OTAN était en fait prête à ce que l’Ukraine tombe. Ce fut plus ou moins le cas en février 2022, mais l’Ukraine n’est pas tombée. En tout cas, on ne s’attendait certainement pas à ce que l’Ukraine survive à l’attaque russe. C’est pourtant ce qu’elle a fait, et nous voici aujourd’hui. Nous sommes en quelque sorte victimes de notre propre succès, mais nous ne sommes pas parvenus à faire fond sur les succès obtenus en 2022. C’est en partie à cause de l’irrégularité, comme quelqu’un l’a dit plus tôt, de notre aide militaire, fournissant timidement certaines formes de plateformes. Aujourd’hui, le chancelier allemand a annoncé qu’il ne fournirait pas de missiles Taurus pour des raisons qui semblent défier la logique stratégique. Nous n’avons tout simplement pas entraîné adéquatement les forces ukrainiennes. On a raconté qu’elles s’entraînent pour des opérations en Irak au lieu de lutter contre un ennemi très puissant et déterminé comme la Russie. À ce chapitre, je dirais que l’OTAN s’était préparée à la chute de l’Ukraine. Cette situation n’est plus d’actualité, mais il est possible que l’Ukraine ne parvienne pas à atteindre les objectifs qu’elle pensait pouvoir atteindre compte tenu des succès qu’elle avait obtenus en 2022.

Le sénateur Kutcher : Vous nous aidez tous beaucoup.

On peut dire que cette guerre d’usure est en partie due à une réponse occidentale inadéquate et tardive : insuffisante et trop lente. J’aimerais me concentrer sur l’absence d’approvisionnement soutenu en artillerie de précision à longue portée à l’Ukraine. Si je comprends bien, cette artillerie est nécessaire pour couper les lignes d’approvisionnement russes, qu’il s’agisse du pont de Kertch ou du front de Donetsk. Comme on l’a souligné aujourd’hui, le refus du chancelier de l’Allemagne de fournir des missiles Taurus est un bon exemple. Quelle est la pensée stratégique de l’Ouest pour refuser à l’Ukraine un approvisionnement en artillerie de précision à longue portée qui lui permettrait au moins d’avoir une incidence notable sur la capacité de réapprovisionnement de la Russie? Je ne peux comprendre une telle chose. Je ne suis pas un stratège militaire, alors je pose la question à ceux qui le sont. Je ne comprends pas pourquoi on ne soutiendrait pas énergiquement une telle mesure.

M. Lanoszka : Je peux répondre à cette question en ce qui concerne le début. Il y a eu un certain soutien pour ces plateformes. La France a fourni des missiles SCALP-EG; la Grande-Bretagne a fourni sa propre variante, le Storm Shadow; les États-Unis ont fourni des quantités limitées de missiles ATACMS, mais de moindre portée et avec une ogive moins grosse. La préoccupation, il semble, du moins en ce qui concerne les États-Unis et l’Allemagne, c’est la crainte d’une escalade; que, malgré toute l’aide militaire déjà fournie à l’Ukraine, le Taurus ou des ATACMS de plus longue portée feraient en quelque sorte pencher la balance et obligerait la Russie à réagir d’une manière qui ferait escalader les choses ou qui étendrait le conflit au-delà de ce qui est souhaitable. Il y a aussi eu d’autres considérations. On a parlé du fait que les États-Unis étaient réticents à fournir des ATACMS en raison des besoins dans l’Indo-Pacifique et qu’ils ne voulaient pas nuire à ces besoins précis. Je crois que le principal argument — que je ne trouve pas convaincant — est qu’il ne faut rien faire qui pourrait envenimer le conflit.

Le sénateur Kutcher : J’ai entendu la même chose au sujet des chars Leopard. Avant cela, j’ai entendu la même chose au sujet d’autres armes. Avant cela, j’ai entendu la même chose au sujet d’autre chose, même lorsqu’ils préparaient des cocktails Molotov à Kiev. Je ne comprends pas cela.

M. Lanoszka : Moi non plus.

[Français]

Gén Trinquand : Juste sur les armements de longue portée, on parlait des missiles ATACMS; ce sont bien sûr les Américains qui en disposent, et leur crainte était que le territoire russe soit touché. Ce n’est pas qu’on ne les donne pas, c’est qu’on craint que le territoire russe soit touché.

Pour les missiles SCALP et les Storm Shadow, comme vous le savez, la France a décidé de fournir plusieurs centaines de missiles SCALP. La difficulté, c’est qu’ils sont lancés à partir d’avions. L’Ukraine n’a pas beaucoup d’avions et les F-16 arriveront seulement dans quelques mois. Ils sont utilisés actuellement et c’est ce qui a permis en grande partie de détruire la flotte russe de la mer Noire. En effet, on parle toujours de façon pessimiste, mais je voudrais rappeler que la flotte russe a été quasiment détruite en mer Noire, alors avec l’Ukraine n’a pas de marine. C’est quand même un exploit extraordinaire.

Cela permet à l’Ukraine de continuer d’utiliser le couloir de céréales entre Odessa et les Dardanelles, sous la protection de la défense antiaérienne au passage de la Roumanie et de la Bulgarie, qui sont les côtes le long desquelles les bateaux avancent. Je crois que pour ce qui est des armements de longue portée, la limite qui a été donnée, c’est uniquement de ne pas taper en Russie. Par ailleurs, pour les Taurus allemands, comme vous le savez, le processus décisionnel en Allemagne est compliqué, surtout quand on a une coalition. En France, le président décide et donne, alors qu’en Allemagne, il faut avoir l’approbation du Parlement et avec une coalition, c’est extrêmement compliqué.

[Traduction]

Lgén Day : J’ai quelques brèves observations à faire.

Vous avez employé le qualificatif « insuffisant » en ce qui concerne le matériel. Je suis d’avis que c’est beaucoup plus qu’une insuffisance. Nous sommes très loin du compte. Ce n’est pas simplement 10 ou 20 % qu’il nous manque. C’est plutôt qu’il nous faudrait multiplier plusieurs fois la quantité qui est fournie actuellement. Je le précise pour que nous nous comprenions bien. Actuellement, il y a une énorme différence entre ce qui est envoyé et ce que sont les besoins réels.

Pour ce qui est des choix stratégiques, sénateur, le général a parlé de certains facteurs internes propres à chaque pays. À ce sujet, je dirais que trois types de débats ont lieu.

Tout d’abord, il n’y a pas de consensus au sein de la coalition des pays prêts à appuyer l’Ukraine. Les gens partagent une certaine vue d’ensemble, mais quand vient le temps d’aborder les détails de ce qui devrait être fait, il reste encore beaucoup de questions à démêler. L’aide arrive assez sporadiquement parce qu’on ne parvient pas à s’entendre.

Ensuite, comme le général l’a mentionné, les obstacles sont très compliqués à surmonter dans certains pays, comme l’Allemagne, à cause des particularités de leur scène politique intérieure, que le pays soit gouverné par une coalition ou non. Comme vous le savez, l’Allemagne a essayé d’augmenter ses dépenses militaires. Un projet de loi a été présenté dans ce but, mais les parlementaires ont voté contre. Il existe aussi beaucoup d’autres problèmes.

Par ailleurs, en ce qui concerne les États-Unis, la situation politique intérieure n’est pas le seul facteur. Comme nous avons pu le voir dans le cas du Canada, où nous avons essentiellement vidé les stocks, la demande est très forte pour certains systèmes d’armes coûteux et difficiles à trouver. Chaque théâtre nécessite une série de plans de contingence, et chaque plan est accompagné d’une liste de ce qui serait requis pour l’exécuter. Je pense que, pour ce qui est des États-Unis, ce n’est pas tellement qu’ils veulent éviter de tenir un discours belliqueux. Ils ont d’autres préoccupations stratégiques, qui ont trait à la région Asie-Pacifique et qui sont selon moi plus déterminantes. Ils ont les yeux rivés sur la Chine, et c’est leur rivalité avec ce pays qui règle leur cadence. Ils conservent leur arsenal stratégique pour répondre à leurs propres besoins.

Le sénateur Cardozo : Ma question s’adresse au professeur Lanoszka et au général Day.

Je voudrais aborder la question des dépenses. Vous avez mentionné que le Canada n’est pas pris au sérieux. Je suppose que c’est à cause du niveau de nos dépenses militaires comparativement aux exigences de l’OTAN. Ne faudrait-il pas cependant tenir compte des milliards que nous consacrons à l’Ukraine?

Par ailleurs, de manière plus générale, j’aimerais savoir si, au Canada et aux États-Unis, le climat politique est en train de devenir moins propice à un accroissement des dépenses pour l’OTAN ou pour l’Ukraine, compte tenu du manque d’intérêt qui semble se manifester d’un bout à l’autre de l’échiquier politique. L’éventuelle approche de Donald Trump concernant la Russie vous inquiète-t-elle, vu son retour possible à la présidence?

Lgén Day : Je vais laisser le professeur répondre en premier.

M. Lanoszka : Merci.

Le Canada a beaucoup donné, mais je pense que si vous comparez notre pays à d’autres alliés de l’OTAN, il n’a pas vraiment fait grand-chose, ou du moins pas autant qu’on pourrait le penser. Le mieux qu’on puisse dire, c’est qu’il se situe au milieu du peloton, en partie parce que le sous-financement qui dure depuis des années limite la capacité du Canada de fournir une aide militaire.

Une étude que j’ai menée avec Jordan Becker à West Point montre essentiellement qu’un très bon prédicteur de l’aide militaire à l’Ukraine en 2022 et par la suite est le niveau des achats militaires et des dépenses de fonctionnement et d’entretien. Les pays qui ont consacré les sommes nécessaires à leurs forces armées ont atteint un niveau de préparation stratégique tel que, lorsqu’il s’est agi de soutenir l’Ukraine, après les événements du 24 février 2022, ils étaient bien placés pour le faire. Le Canada a répondu à l’appel et fourni beaucoup d’aide, c’est certain, mais les données montrent que le Canada n’est que dans la moyenne. Pour mettre les choses en perspective, disons que l’économie de la Suède équivaut à un tiers de l’économie du Canada, pourtant la Suède a fourni à l’Ukraine une aide qui, en dollars, vaut une fois et deux tiers celle du Canada. Cela nous permet de voir, encore une fois, qu’il ne s’agit pas tant de savoir si l’on va fournir des armes ou d’autre forme d’aide, mais plutôt de comprendre que certains pays ont pris dans le passé des décisions stratégiques leur ayant permis d’être mieux préparés par la suite pour faire face aux difficultés particulières qui sont survenues dans le domaine de la sécurité.

Le sénateur Cardozo : Quelques mots au sujet de Trump?

M. Lanoszka : En un mot, disons que l’arrivée de Trump au pouvoir ne serait pas une bonne nouvelle pour l’Ukraine. Je dirais que les Européens sont de plus en plus attentifs à cette question. Nous n’avons pas parlé du fait qu’il y a quelques semaines à peine, l’Union européenne a enfin débloqué la somme nécessaire pour mettre en œuvre un programme majeur d’aide militaire et économique. L’Allemagne augmente sa production de munitions pour produire environ 200 000 obus par année. La France et le Royaume-Uni augmentent également leur production de munitions. Je pense que les gens se rendent davantage compte maintenant du risque de dérapage aux États-Unis, alors ils essaient d’atteindre un certain niveau de préparation d’une manière qui n’aurait pas nécessairement été envisageable en 2021. Les capacités nécessaires ne peuvent pas apparaître du jour au lendemain. Elles prennent du temps pour se développer et arriver à maturité. Il en va de même pour le cheminement politique, qui se fait lentement, comme le général Trinquand le dit.

[Français]

Gén Trinquand : Je commencerais par la fin. Je crois que le président Trump voudrait régler le problème en 24 heures, comme il sait le faire habituellement. Ce serait une négociation du style : « Écoutez, les Russes, vous êtes bien là où vous êtes et vous, les Ukrainiens, on va arrêter de vous soutenir. » Ça pourrait être réglé assez rapidement comme ça. C’est ce qui inquiète les Européens. Vous avez raison de le souligner.

Je crois que les Européens — et j’en veux pour preuve la réunion qui se tient aujourd’hui... Je suis désolé, mais ce sont les annonces du président Macron que j’ai en direct en même temps que je vous écoute. Le président Macron présidait cette réunion et disait qu’il ne serait pas surprenant qu’un jour des soldats européens aillent combattre en Ukraine, pour l’Ukraine et contre la Russie. Donc, on voit bien le degré d’inquiétude qu’il y a.

Pour ce qui est des armements, je l’ai déjà dit, on a pris beaucoup de retard. Remonter 25 ans de dégringolade des budgets en matière de défense prend du temps. Vous citiez tout à l’heure les Allemands sur les munitions. Pour vous donner un exemple, nous avons en France une fonderie à Tarbes qui travaille 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et qui est en train de construire une deuxième usine à côté pour doubler la production. On a triplé la production d’obus par an en Europe uniquement.

Ce n’est pas assez par rapport à la consommation d’aujourd’hui. C’est pour cela que je disais que 2024 serait une année difficile. Pour construire un missile antiaérien, il faut un mois. Vous comprenez que même doubler la production prend du temps. On se réveille tard; il faudra tenir en 2024 et essayer d’être au rendez-vous en 2025.

[Traduction]

Lgén Day : Je vais répondre à votre première question, à savoir si le reste de l’OTAN ou le reste du monde considère que notre contribution à l’effort de guerre en Ukraine est importante ou si elle peut servir à compenser nos lacunes ailleurs. Le professeur a parlé de la valeur de la contribution par rapport au PIB, par rapport aux budgets de défense, et ainsi de suite. Il est certain qu’aucun de mes collègues dans le monde n’oserait prétendre que nous avons fait davantage que nous maintenir à peu près au même niveau. Autrement dit, nous avons été en deçà de ce que nous aurions été capables de faire. De plus, je ne voudrais pas minimiser la nécessité ni l’urgence de l’aide humanitaire. Une question a été posée tout à l’heure au sujet du montant de cette aide, mais je ne le connais pas. Néanmoins, je peux dire bien franchement que l’aide humanitaire sera complètement inutile si l’Ukraine ne gagne pas la guerre. C’est une question de priorités, n’est-ce pas? Une fois que le mal sera fait, il sera trop tard pour l’empêcher. Aucun de mes collègues un peu partout dans le monde ne m’a dit qu’il considérait notre aide à l’Ukraine comme extraordinaire. En fait, c’est une aide qui semble tout à fait conforme à notre vision de la défense en général, c’est-à-dire que nous pensons pouvoir nous en tirer avec une contribution mineure. Nous nous disons que contribuer dans d’autres domaines équivaut à contribuer sur le plan militaire. En fin de compte, certains Ukrainiens vivent des jours très difficiles. On dirait que notre mentalité, au Canada, nous amène à croire que nous pouvons faire autre chose que d’aider ces gens-là à se battre. Pourtant, ils sont en guerre, alors nous devons les aider militairement.

En ce qui concerne votre question sur l’évolution du climat politique, je suis certainement le moins qualifié pour y répondre, si ce n’est pour dire que le monde occidental, y compris le Canada, est tout à fait cohérent lorsqu’il s’agit de cesser d’accorder de l’attention à un enjeu et de cesser de le prioriser après quelques années. Nous sommes incapables de penser stratégiquement en termes de temps. C’était le cas en Afghanistan, ainsi qu’en Irak. Ce fut le cas dans les relations avec la Chine. Il y a une phrase qui dit : « Nous donnons l’heure, et ils construisent des horloges. » Il s’agit d’une portée complètement différente. Tout laisse croire que Poutine est heureux que cela dure aussi longtemps que possible, tant qu’il continue à faire des gains. Nous sommes déjà fatigués et oublieux. Nous devons débattre de la question. Le fait que nous devons débattre de la valeur stratégique d’empêcher la Russie de s’engager dans une guerre terrestre en Europe en dit long. Nous devons vraiment tenir ce débat.

Pour ce qui est de Donald Trump, j’ai évidemment, comme beaucoup de gens, des opinions assez tranchées à ce sujet. Rien dans le domaine de la défense, de la sécurité et du renseignement ne suggère qu’il s’en soucie, qu’il a une curiosité intellectuelle qui lui permettrait de s’en soucier, ou que nous pouvons prédire avec certitude ce que seraient ses décisions. Il s’agirait d’une pure spéculation qui serait invariablement erronée.

La sénatrice Dasko : Il se peut que l’on ait déjà répondu à une partie de ma question, mais je souhaite l’approfondir un peu. Le lieutenant-général Day a déclaré que l’OTAN ne participerait pas, en tant qu’organisation, à la guerre en Ukraine. Ma question concerne donc les Européens, en mettant de côté les États-Unis et le Canada en tant que membres de l’OTAN. Je suis un peu perplexe au sujet des Européens parce que j’entends des choses différentes de la part de nos témoins aujourd’hui.

Je vais formuler ma question de manière très générale : jusqu’où les Européens iront-ils pour défendre l’Ukraine? Jusqu’où iront-ils pour aider l’Ukraine? Les Européens semblent motivés. Ils semblent collaborer de diverses manières. Ils semblent préoccupés. Ils semblent comprendre la menace. Bien sûr, les Européens ont une histoire différente de la nôtre. Ils savent ce qui peut arriver. Ils savent ce qui s’est passé il y a quelques décennies lors de la Seconde Guerre mondiale. Les autres témoins m’ont dit, d’une part, que l’Europe met du temps à réagir, mais aussi qu’elle semble travailler sur ce dossier. On nous a dit que l’Europe n’a pas été à la hauteur, mais qu’elle semble motivée et qu’elle semble travailler à l’élaboration d’un plan ou autre chose. Je voudrais demander à nos trois témoins de nous dire si les Européens vont, à un moment donné, faire ce qu’il faut. Je comprends que les Américains ont évidemment un rôle énorme à jouer, mais il s’agit de l’Europe. C’est la question que je pose à tous les témoins.

[Français]

Gén Trinquand : Vous avez raison de poser cette question, parce qu’il n’y a pas la même histoire de part et d’autre de l’Atlantique. Il n’y a pas la même histoire en Europe. Je rappelle qu’il y a beaucoup de pays européens qui ont été occupés par l’Union soviétique de 1945 à 1990, et ils s’en souviennent. Lorsque nous allons discuter avec les Polonais et les pays baltes, ils vous le rappellent. Ils sont les prochains. Nous devrons en tenir compte.

Je vais vous donner deux exemples. La Transnistrie, à côté de la Moldavie, doit voter aujourd’hui ou demain sur son rattachement à la Russie. Cela veut dire que la Russie se retrouverait à la frontière directe de l’OTAN, entre la Roumanie et l’Ukraine. Deuxième point : Kaliningrad, enclave russe au milieu de l’Europe, est au milieu de l’OTAN, à la frontière de la Lituanie. Ce sont des points extrêmement dangereux, qui sont surveillés par les Européens et par l’OTAN et qui peuvent provoquer un accès de fièvre qui pourrait conduire à une escalade contre des forces russes en Europe, en Transnistrie et dans l’enclave de Kaliningrad.

Aujourd’hui, ce que j’en comprends — encore une fois, je n’ai pas entendu les discours à la fin de la réunion de Paris, puisque j’étais avec vous... Je crois que ce problème est pris très au sérieux en Europe, sans compter que, bien sûr, on ne parle que de la guerre avec les obus, les avions et les bateaux, mais la guerre de la communication, la cyberguerre, est déjà en marche en Europe.

[Traduction]

Le président : Laissons le sénateur Yussuff poser sa question, et nos témoins pourront couvrir tous ces aspects.

Le sénateur Yussuff : Bien entendu, tant que la guerre se prolonge, l’opinion publique change, et elle changera de manière importante. Il faut que le public tolère que ses dirigeants politiques continuent à s’engager relativement à la guerre, de même qu’à la soutenir. La réalité, c’est que l’opinion publique va dans la mauvaise direction en ce qui concerne le soutien à l’Ukraine. Combien de temps faudra-t-il encore avant que la crise n’atteigne le point critique où cette guerre ne pourra plus être soutenue, malgré les meilleures intentions de nos dirigeants politiques ?

Le président : Vous disposez de trente secondes chacun.

Lgén Day : Pour les deux questions?

Le président : Oui.

Lgén Day : Monsieur le sénateur, en ce qui concerne les pays de l’OTAN, mais pas l’OTAN dans son ensemble, je pense que c’est une possibilité. C’est là que je verrais la différence sur le plan de l’engagement. Ils ont évidemment un point de vue différent. Or, je ferais une distinction entre la défense de l’Ukraine et la dissuasion de la Russie. Aucune des personnes impliquées dans cette affaire ne pense que la Russie s’arrêtera lorsqu’elle en aura fini avec l’Ukraine. L’exercice de certification que j’ai effectué en tant que commandant de la Force de réaction de l’OTAN concernait les États baltes, en particulier l’Estonie. On a supposé qu’ils avaient déjà commencé et qu’ils allaient jusqu’à inclure la Moldavie, la Transnistrie et Kaliningrad, où ils sont déjà présents. Je pense que c’est une bonne question. La question se poserait pour le Canada. Toutefois, comme le Canada refuse de se doter d’une politique étrangère ou de sécurité, votre avis serait aussi bon que le mien sur ce que nous pourrions faire, car nous refusons tout simplement de nous engager à avoir une politique transparente, reconnaissable et intellectuellement défendable sur ce qui se passerait.

Pour ce qui est de l’opinion publique, je ne me sens pas qualifié pour faire des commentaires à ce sujet.

Le président : Je suis vraiment désolé, mais notre temps est écoulé. Nous devons maintenant nous rendre dans la salle du Sénat pour nos autres travaux.

Je remercie sincèrement M. Lanoszka, le lieutenant-général Day et le général Trinquand, qui nous ont guidés dans le cadre de cette discussion extrêmement importante. Les sénateurs ont posé d’excellentes questions et ont obtenu des réponses très approfondies et réfléchies. Chers témoins, vous nous avez beaucoup aidés, et nous vous en sommes très reconnaissants.

Chers collègues, notre prochaine réunion aura lieu le mercredi 18 mars, à 16 heures. Merci à tous de votre participation, et bonne soirée.

(La séance est levée.)

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