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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES SOCIALES, DES SCIENCES ET DE LA TECHNOLOGIE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 15 février 2023

Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd’hui, à 16 heures (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, afin d’en faire rapport, les questions qui pourraient survenir concernant les affaires sociales, les sciences et la technologie en général.

La sénatrice Ratna Omidvar (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Je suis la sénatrice Ratna Omidvar, de l’Ontario, et je suis la présidente du comité.

Poursuivons les présentations, à tour de rôle, en commençant par la vice-présidente.

La sénatrice Bovey : Je suis la sénatrice Patricia Bovey, du Manitoba.

La sénatrice R. Patterson : Je suis la sénatrice Rebecca Patterson, de l’Ontario.

Le sénateur Kutcher : Stan Kutcher, de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Moodie : Rosemary Moodie, de l’Ontario.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Chantal Petitclerc, du Québec.

La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Dasko : Je suis la sénatrice Donna Dasko, de l’Ontario.

[Français]

La sénatrice Verner : Josée Verner, du Québec.

[Traduction]

La présidente : Aujourd’hui, nous poursuivons l’étude sur la main-d’œuvre temporaire et migrante du Canada.

Souhaitons la bienvenue à notre premier groupe : la directrice générale de l’Association pour les droits des travailleurs de maison et de ferme, Eugénie Depatie-Pelletier; et le directeur général de la Migrant Workers Alliance for Change, Syed Hussan. Ils témoigneront respectivement en personne et par vidéoconférence.

Je vous remercie tous les deux de votre présence. Nous entendrons d’abord vos déclarations liminaires. Vous disposez chacun de cinq minutes pour ce faire, après quoi nous enchaînerons avec les questions. Madame Depatie-Pelletier, vous avez la parole.

Eugénie Depatie-Pelletier M.Sc., LL.D., directrice générale, Association pour les droits des travailleuses de maison et de ferme : Honorables sénateurs, je vous remercie de votre invitation.

[Français]

Je suis Eugénie Depatie-Pelletier, directrice générale de l’Association pour les droits des travailleuses.rs de maison et de ferme et docteure en droit, mais aussi professeure associée au département de géographie de l’Université Laval, à Québec. J’étudie la main-d’œuvre migrante et temporaire depuis plus de 20 ans. Je m’adresserai à vous en anglais vu l’intérêt porté à vos travaux par différents partenaires de l’Australie, du Mexique, de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des États-Unis.

[Traduction]

Cela fait longtemps que le Canada emploie une politique d’immigration pour répondre à ses pénuries de main-d’œuvre, notamment en accordant à des travailleurs et à leurs familles le statut permanent, en les autorisant à travailler pour n’importe quel employeur au Canada, à partir et à revenir au pays, à s’installer, s’ils le veulent et, après un certain temps, à devenir des citoyens. Nous admettons aussi des étrangers munis de permis de travail ouverts, qui leur confèrent également le droit de travailler pour pratiquement tout employeur au Canada.

Mais de plus en plus le gouvernement fédéral facilite l’admission de détenteurs de permis de travail liés à un employeur. Le droit de travailler en toute légalité au Canada devient conditionnel à une relation avec un employeur précis. L’absence d’accès ou un accès très exceptionnel au statut permanent maintient beaucoup de ces travailleurs dans un état perpétuel de dépendance envers leur employeur pour conserver le droit de travailler au Canada. Ces permis de travail et d’autres mesures fédérales semblables leur nient le droit de changer d’employeur, en portant atteinte à leur capacité de démissionner, de refuser un travail dangereux, d’affirmer leurs droits et de chercher à obtenir justice quand leurs droits sont bafoués.

Ce régime, comme la jurisprudence états-unienne l’a confirmé, les soumet juridiquement en servitude. La science confirme que ces permis de travail limitent leur liberté physique d’ouvriers et augmentent le risque d’abus par l’employeur, de vol de leur salaire, de harcèlement psychologique, physique et sexuel, de coups et blessures, de viol, d’esclavage pour dettes, de trafic de personnes ainsi que de maladie, d’accidents et de mortalité liés au travail. En fait, la Cour suprême d’Israël, dans un arrêt de 2006, a unanimement qualifié ce régime juridique de forme moderne d’esclavage.

Le gouvernement canadien a essayé d’abaisser le risque élevé d’actes illicites en exigeant davantage des employeurs, en réglementant le recrutement, en surveillant de plus près les contrats de travail et en intensifiant l’information juridique. Il n’est pas surprenant que ses efforts aient systématiquement échoué, parce que, d’abord, on laisse en vigueur le statut juridique inférieur des travailleurs migrants qui les empêche d’affirmer leurs droits. Les rafistolages ne peuvent atténuer le risque, accru par l’État, de violations des droits inhérents à un système où, en règle générale, on nie le droit de changer d’employeur. La situation actuelle dément la façon dont le Canada se définit — comme une société libre et démocratique fondée sur un principe d’égalité et de dignité humaine. En outre, en supprimant la concurrence entre les employeurs, ce régime de main-d’œuvre asservie exerce une pression vers le bas sur les salaires et les conditions de travail de tous dans les secteurs touchés, y compris des citoyens. Ce tort ne saurait être réparé par des réformettes.

Au minimum, le Canada doit abolir toutes les mesures privilégiant l’employeur unique et émanciper les travailleurs asservis de notre pays. Comment? En remplaçant les permis de travail liés à un employeur par des permis de travail ouverts. On remplacerait les permis d’embauche actuellement accordés à des employeurs particuliers ou à des groupes particuliers d’employeurs par l’établissement de quotas annuels de main-d’œuvre qualifiée fondés sur des évaluations des pénuries de main-d’œuvre dans les provinces, pour fixer le nombre et les compétences des ouvriers étrangers que le gouvernement fédéral parrainerait. Le recrutement à l’étranger, le placement et l’intégration d’ouvriers doivent être accomplis par des services gouvernementaux bilatéraux, l’intégration dans la communauté financée par l’État et des programmes de microprêts. On réduira ainsi le risque élevé de pratiques illicites et d’esclavage pour dettes associé aux entreprises de recrutement dominées par des acteurs privés. Avec ces réformes, le Canada accomplirait l’objectif de ses programmes des travailleurs étrangers sans compromettre gravement les droits fondamentaux des migrants ni augmenter les effectifs d’une sous-classe de travailleurs asservis dans notre pays.

En outre, pour respecter les droits fondamentaux à l’intégrité psychologique, nous devons délivrer automatiquement des permis de travail ouverts et des permis d’études aux conjoints et aux enfants de tous les travailleurs, veiller à ce que nos programmes cessent de détruire les familles et les enfants et reconnaître le principe humain fondamental de l’unité familiale. De plus, comme un véritable accès à la justice exige un statut juridique permanent, les travailleurs doivent avoir accès, dès leur arrivée, à ce statut permanent.

Enfin, il faudrait une régularisation universelle permanente, puisque les détenteurs de permis temporaires perdent systématiquement leur statut juridique, souvent par la négligence ou la mauvaise foi de l’employeur, de conseillers en immigration fraudeurs, quand ce n’est pas à cause de la maladie, d’accidents ou d’une grossesse.

Plus de détails sur les questions des droits de la personne qui découlent du régime actuel et sur les réformes nécessaires se trouveront dans un mémoire que notre organisation destine à votre comité. Merci de votre intérêt pour ces questions essentielles.

La présidente : Merci beaucoup, madame Depatie-Pelletier.

Monsieur Hussan, à vous la parole pour votre déclaration.

Syed Hussan, directeur général, Migrant Workers Alliance for Change : Merci de votre invitation à venir témoigner. Je suis ici de la part de la Migrant Workers Alliance for Change, qui représente des ouvriers agricoles migrants, des étudiants étrangers, des employés de maison, des réfugiés et des résidents sans papiers. Conformément à ce qu’on m’a demandé, je focaliserai mes observations sur l’économie des soins.

J’aimerais souligner que 2 065 de nos membres sont des travailleurs étrangers temporaires affectés à diverses filières de soins et originaires d’Indonésie, des Philippines, de l’Inde et des Caraïbes, principalement. Une moitié s’occupe d’enfants; l’autre soigne des malades et des personnes âgées. De plus, 4 689 autres membres sont des demandeurs du statut de réfugié ou sont des sans-papiers travaillant dans les établissements de soins de longue durée ou d’autres établissements de soins pour bénéficiaires internes. Ils sont essentiellement originaires du Nigeria, de l’Ouganda et du Kenya de même que de nombreux autres pays. Ces membres assistent à des réunions mensuelles, contribuent à des sondages, à des enquêtes d’opinion et à des groupes de discussion, et ils participent tous à des activités publiques. Ils se prononcent sur nos priorités et nos stratégies. Mes observations d’aujourd’hui refléteront donc les expériences et les demandes de ces 6 754 membres migrants de notre alliance.

Permettez d’abord que je parle des soignants migrants et du programme des travailleurs étrangers temporaires. Dans un sondage récent, 48 % des soignants ont signalé le grand nombre d’heures qu’ils travaillaient quotidiennement, de 10 à 12, parfois six ou sept jours par semaine. Environ 40 % d’entre eux ont dit ne pas être rémunérés pour leurs heures supplémentaires, ce qui correspond, en moyenne, à 6 552 $ en salaires non versés au cours des six mois précédents, soit environ 12 000 $ par année et par travailleur. Un sondé sur trois a dit s’être fait interdire par l’employeur de quitter la maison, de prendre des moyens de transport en commun, d’envoyer de l’argent dans son pays d’origine, de consulter le médecin ou de rencontrer des amis ou des membres de sa famille dans notre pays.

Plus du tiers d’entre eux a perdu son emploi ou a été congédié pendant la COVID-19, soit que l’employeur ait perdu son revenu, ait travaillé à partir de chez lui et que, dans certains cas, l’employeur soit décédé. Quand les soignants migrants perdent leur emploi, ils deviennent également des sans-abri. Ils n’ont pas accès aux soins de santé, n’ont aucun revenu et doivent alors trouver un nouvel employeur pour un permis de travail lié à l’employeur pour accumuler les 24 mois requis d’expérience de travail. Sinon, ils deviennent sans-papiers.

Près de 60 % des sondés ont dit craindre de ne pouvoir satisfaire à l’exigence des 24 mois requis pour la résidence permanente. Plus de 30 % n’ont pu obtenir le pointage élevé de connaissance de la langue anglaise exigé pour la résidence permanente ou la reconnaissance d’une année d’études postsecondaires, une autre exigence pour l’obtention du statut de résident permanent.

Voyons maintenant les travailleurs de la santé réfugiés et sans-papiers. Environ 19,5 % de nos membres, ou 4 689 d’entre eux, sont des auxiliaires de vie; 17 % sont directement embauchés par des établissements de soins de longue durée; 35 % y travaillent par l’entremise d’agences d’aide temporaire; 26 % soignent des jeunes, des personnes handicapées ou des toxicomanes dans d’autres établissements de soins pour bénéficiaires internes. En février 2023, nos membres avaient travaillé dans ces établissements pendant une durée médiane de 13 mois, ce qui signifie qu’ils y étaient arrivés pendant la COVID-19, après l’abandon de ces postes par des préposés canadiens et résidents permanents pendant les grosses flambées de la maladie sur place.

En moyenne, nos membres sont au Canada depuis 51 mois. Beaucoup sont des sans-papiers. Leur salaire médian est de 18 $ l’heure; mais plus de 40 % d’entre eux ont signalé ne pas avoir été pleinement rémunérés, particulièrement pour le travail en temps supplémentaire. Nos membres étaient et restent des soignants de première ligne — aides, infirmières et infirmiers, agents de service hospitalier, cuisiniers, préposés au nettoyage et personnel de soutien dans les établissements de soins pour bénéficiaires internes que des citoyens et des résidents permanents ont abandonnés après les grosses flambées.

Pour ces deux groupes de nos membres, nous formulons une demande fondamentale : le plein droit au statut permanent d’immigration pour tous et le droit de résidence permanente maintenant. Tous les migrants se trouvant au Canada, y compris ceux qui sont devenus des sans-papiers, devraient recevoir immédiatement le statut de résident permanent. Tous les travailleurs migrants de la santé qui arriveront désormais au Canada devraient obtenir ce statut.

Le 16 décembre 2021, le premier ministre Trudeau a promis un programme pour la régularisation de la situation des résidents sans papiers, qui leur accorderait la résidence permanente. Malgré notre participation à de nombreuses réunions avec les organismes gouvernementaux compétents, aucun programme n’a été créé depuis. Les migrants à qui on peut accorder la résidence permanente demain risquent aujourd’hui d’être arrachés à leurs familles et d’être expulsés. Je serai heureux de donner plus de détails sur la régularisation en réponse à vos questions.

Considérons le statut de résident permanent comme le sésame donnant accès à tous les autres droits. Lui seulement protège les migrants contre l’exploitation de la main-d’œuvre, leur permet de quitter un travail déplorable ou de se plaindre sans crainte de représailles. Il conduit aux soins de santé essentiels et à la réunification des familles. Il ouvre la porte à la profession des travailleurs de la santé, dont la pénurie est criante.

En attendant, il faut entreprendre des changements pour les travailleurs migrants dans les programmes pilotes des gardiens d’enfants et des aides familiaux à domicile, notamment la suppression de l’exigence d’une année d’études postsecondaires, des notes élevées en langue anglaise, qui sont supérieures à celles qu’on exige des citoyens canadiens, du plafond de 2 750 demandes et de la lettre requise d’offre d’emploi. Pendant la période de questions, je pourrai vous expliquer ces demandes.

Merci beaucoup. Je me réjouis d’avance de vos questions.

La présidente : Je remercie nos deux témoins de leurs exposés.

Nous allons maintenant passer aux questions. J’ai une longue liste de sénateurs désireux de poser des questions. Je vous rappelle que vous avez cinq minutes, chers collègues, pour vos questions. Plus la question sera courte, plus il y aura de temps pour la réponse.

Avant de passer aux questions, pourrais-je demander aux sénateurs et aux témoins présents dans la salle de s’abstenir de se pencher trop près du microphone ou de retirer leurs écouteurs s’ils le font. Cela permettra d’éviter tout retour de son susceptible de blesser le personnel du comité.

La première question sera posée par la sénatrice Pat Bovey, vice-présidente du comité.

La sénatrice Bovey : J’aimerais remercier nos deux témoins. Vous nous avez donné beaucoup d’informations à méditer et à prendre en considération.

J’axerai mes questions sur la main-d’œuvre soignante migrante, si vous me le permettez. Vous avez tous deux mentionné ses droits. J’ai quelques questions à vous poser. Y a-t-il encore des soignants qui entrent au Canada dans le cadre de ce que l’on pourrait considérer comme des programmes aujourd’hui disparus? Lorsque des soignants arrivent ici, comment sont-ils informés de leurs droits? Une fois qu’ils sont ici, qui fait respecter les normes de logement s’ils habitent sur place?

Mme Depatie-Pelletier : Je peux peut-être commencer, puis M. Hussan pourra enchaîner.

Officiellement, il y a quelques nouvelles initiatives et un nouveau site Web, où l’on trouve de l’information sur leurs droits au Canada. Depuis l’arrivée de la COVID, il y a du financement pour les organisations communautaires en contact avec les travailleurs et les soignants pour les informer de leurs droits. Mais franchement, même s’ils connaissent leurs droits et en sont conscients, ils s’abstiendront de les exercer parce qu’ils ont tellement à perdre s’ils perdent leur emploi chez le parrain, ne serait-ce qu’en raison des délais pour obtenir un statut permanent. Je dois être honnête et vous dire que même si tous les droits du monde s’appliquent techniquement à eux, ce n’est pas vraiment le problème principal. Parfois, la langue est une barrière, mais même lorsqu’ils ont l’information, la plupart s’abstiendront de se plaindre et de faire valoir leurs droits.

M. Hussan : Pour les personnes qui arrivent au pays, c’est un peu plus compliqué. La majorité des soignants sont déjà dans le pays. Le nouveau programme permet aux gens de venir au pays avec un permis de travail ouvert dès qu’ils ont été préapprouvés pour la résidence permanente. Pendant la période de la COVID-19, nous n’avons vu pratiquement aucun nouveau travailleur arriver au Canada avec un permis de travail ouvert, mais certains travailleurs sont arrivés avec un permis de travail fermé.

Depuis que ces travailleurs ont commencé à arriver, nous recevons de l’information sur l’accès à l’information du gouvernement fédéral. Il peut s’agir de personnes qui arrivent avec leur famille. Ils ont toutes sortes de profils différents. Les exigences en matière d’éducation sont plus élevées, tout comme les exigences linguistiques. Les nouveaux soignants qui arrivent au pays sont très différents des soignants qui sont déjà ici. En réalité — et nous coordonnons la coalition nationale des immigrants —, personne n’est vraiment en contact avec ces nouveaux travailleurs, mais il y en a très peu qui arrivent. Ce sont des personnes qui sont déjà au Canada qui sont prises dans l’arriéré ou qui sont bloquées parce qu’elles n’arrivent pas à répondre aux exigences dont j’ai parlé, notamment pour ce qui est de l’éducation, de la langue, du permis de travail, de la lettre d’offre d’emploi. Le nombre de personnes pouvant demander le statut de résident permanent est limité à 2 750. Le processus ouvre le 1er janvier de chaque année. Le 1er janvier 2023, il a ouvert et fermé en trois heures tellement il y a de personnes qui veulent faire une demande et qui sont déjà au pays. La situation des nouveaux travailleurs est totalement différente et dépend de leur pays d’origine, entre autres.

En ce qui concerne l’information sur les droits, je suis d’accord avec ma collègue. Ce n’est pas une question de droits. C’est surtout qu’il est difficile de faire valoir ses droits sans le statut de résident permanent. Il faut avoir déjà travaillé 24 mois ici. Mais la personne qui dénonce une situation sera licenciée et se retrouvera sans abri, non autorisée à travailler pour quelqu’un d’autre. Elle ne pourra pas obtenir de soutien au revenu. Elle n’aura pas accès à la justice et devra tout recommencer. Il en coûte trop cher de parler, parce qu’il faut réussir à accumuler 24 mois de travail en 36 mois, faute de quoi on devient sans-papiers. C’est ce qui arrive — notamment à cause des arriérés liés à la COVID-19 — à des dizaines de milliers de femmes racisées.

La sénatrice Bovey : Cela me préoccupe vraiment parce qu’il nous est tous déjà arrivé dans nos vies d’avoir besoin de soignants pour nos proches. Ils font un travail extraordinaire. Je suis bien consciente de certaines des contraintes auxquelles ils sont soumis. Vous avez exposé quelques-unes des mesures à prendre, mais que pourrions-nous faire dès maintenant pour améliorer leur sort?

M. Hussan : Nous avons proposé au gouvernement fédéral de créer une petite voie d’accès de la résidence temporaire à la résidence permanente qui ferait abstraction des exigences en matière d’éducation et de langue. L’exigence relative à l’expérience de travail vient d’être réduite de moitié, à compter du 30 avril 2023, mais ce sont ces deux autres exigences en particulier qui posent problème. On pourrait créer un nouveau programme sans le plafond de 2 750 demandes. Éliminons ces exigences. C’est ce que le gouvernement libéral a fait initialement quand il a été élu en 2019. Cela s’appelait la voie d’accès provisoire. De nombreux travailleurs ont pu être admis ainsi. Il doit y avoir une nouvelle voie d’accès provisoire pour les soignants et pour les travailleurs agricoles saisonniers, aussi. Le gouvernement a fait preuve d’ouverture et d’intérêt à cet égard, en supprimant les exigences en matière d’éducation et de langue.

Mme Depatie-Pelletier : Encore une fois, je dirais que les permis de travail ouverts sont obligatoires. Le programme des aides familiaux ne s’applique pas au Québec, donc les aides familiaux y ont tous un permis de travail fermé. Ils n’ont pas du tout accès au statut de résident permanent. La plupart de ces personnes sont en fait des infirmières, mais elles ne peuvent pas travailler comme infirmières parce qu’elles ne peuvent pas changer d’employeur. Il y a toutes sortes de problèmes. Nous parlons de pénurie de main-d’œuvre, oui, mais au moins dans l’immédiat, si tous leurs permis de travail devenaient des permis ouverts, ces personnes pourraient avoir accès à des postes équivalents et peut-être travailler dans des endroits où l’on a davantage besoin d’elles ou où elles seraient appréciées.

La présidente : Auriez-vous l’amabilité, chers collègues, de préciser à quel témoin s’adresse votre question, s’il vous plaît?

Le sénateur Kutcher : Je remercie les témoins.

Je m’adresse à l’un ou l’autre des témoins ou aux deux. Ma première question consiste à savoir s’il y a différents pays sources de travailleurs étrangers temporaires dont les travailleurs sont — j’utiliserai le mot « opprimés » pour couvrir toutes les choses dont vous avez parlé — plus opprimés que ceux d’autres pays. La deuxième partie de la question vise à savoir s’il existe différents secteurs d’emploi dans lesquels les travailleurs sont plus susceptibles d’être opprimés que dans d’autres. La troisième partie, enfin, c’est de savoir, si possible, quels sont les recours qui existent actuellement et s’ils sont utilisés.

Mme Depatie-Pelletier : Je peux peut-être commencer.

Au sujet des pays d’origine, oui, le régime actuel est très discriminatoire. Par exemple, nous offrons des permis de travail ouverts aux travailleurs de France, d’Australie, du Royaume-Uni et des États-Unis, et ces programmes, qui sont des programmes privilégiés de permis de travail ouverts, ne sont pas offerts aux travailleurs d’autres pays comme le Mexique, le Guatemala, les autres pays des Caraïbes et les Philippines, qui sont les pays d’origine les plus courants. Il y a donc de la discrimination. Dans le domaine de l’agriculture, par exemple, nous savons que les travailleurs mexicains doivent payer leur billet d’avion, tandis que les travailleurs guatémaltèques ne paient pas le billet d’avion, mais peuvent se voir facturer le logement. Il y a toutes sortes de droits différents et de droits particuliers ou non, selon les pays d’origine. Tout cela est hautement discriminatoire et dépend du pays d’origine. C’est une chose.

La deuxième chose, ce sont les secteurs, et je dois être honnête. La plupart des gens parlent de travail non qualifié et de secteurs en particulier. Je représente les travailleurs ménagers et agricoles. Le fait est que des gens de toutes les professions maintenant, y compris les plus spécialisées, sont parfois coincés dans un emploi, pris au piège. Je pense à des étudiants de postdoctorat qui sont coincés avec un professeur en particulier. Je vois aussi des gens du secteur des TI dire qu’ils travaillent deux fois plus que les autres parce que l’employeur sait qu’ils ne peuvent travailler pour aucune autre entreprise du pays. Honnêtement, je dois dire que même s’il y a plus de travailleurs étrangers temporaires dans certains secteurs, comme l’agroalimentaire et le conditionnement de la viande, et il y en a de plus en plus dans le secteur des fruits de mer aussi, le fait est qu’ils sont présents dans toutes les professions et dans tous les secteurs de nos jours. Le fait qu’ils soient liés à l’employeur est problématique partout, y compris pour les travailleurs hautement qualifiés.

Donc je dirais que oui, encore une fois, les permis de travail ouverts et le travail libre sont le seul remède pour permettre à ces travailleurs de faire valoir leurs droits au Canada.

Le sénateur Kutcher : Avant que M. Hussan ne réponde à son tour, j’aimerais juste avoir une petite précision à ce sujet : avez-vous entendu parler de trafic d’êtres humains? Si les gens sont opprimés à ce point, pris à ce point, y a-t-il des inquiétudes à ce sujet?

M. Hussan : Très rapidement, je pense qu’il faut bien clarifier la terminologie. Lorsque nous parlons de travailleurs étrangers temporaires, qui est le point de départ de votre question, nous ne parlons que d’environ 90 000 à 100 000 personnes. Si nous voulons parler des travailleurs migrants dans ce pays, de gens qui n’ont pas le statut de résident permanent, alors la meilleure estimation, la plus prudente, serait de l’ordre de 1,7 million de personnes. Alors, de qui parlons-nous? Dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires, il y a très peu de pays d’origine. La plupart des autres personnes, disons 1,6 million de personnes, si l’on exclut les personnes sans papiers, ont des permis de travail ouverts. Comme le disait Mme Depatie-Pelletier, on sait que pour le Guatemala et le Mexique, il y a des conditions différentes dans le cadre du programme, mais c’est autre chose pour les travailleurs des TI. Il faut donc bien préciser de qui nous parlons.

Dans ce cas, je dirais que la forme la plus flagrante de discrimination n’est pas liée au pays d’origine; c’est la question des salaires. Les personnes jugées peu qualifiées et à bas salaire n’ont pas accès à la résidence permanente. Il s’agit principalement de personnes originaires de pays dont les ressortissants sont racisés. Ceux qui y ont accès, qui occupent des emplois jugés bien rémunérés, ont une chance légèrement supérieure. La ligne de démarcation est le salaire et l’expérience professionnelle, de sorte que les personnes jugées les plus essentielles sont les plus exclues.

En ce qui concerne la traite des personnes, toutes les conditions dont je parle en ce moment — le vol de salaire, les longues heures de travail, l’absence de logement décent — sont légales. Tout cela est légal. Nous ne parlons donc pas de quelques cas exceptionnels de quelques rares mauvais employeurs. En Ontario, où je me trouve actuellement, un travailleur agricole migrant n’a pas droit au salaire minimum, aux heures supplémentaires, aux horaires de travail, aux pauses et aux jours de congé. Cela signifie qu’il peut travailler 12 heures par jour, sans pause, sans pouvoir aller aux toilettes, en étant forcé d’être à genoux sous un soleil de plomb, pendant trois mois d’affilée sans avoir une seule journée de congé, et c’est légal. Vous pouvez mettre 18 personnes dans une pièce, en empiler trois les unes sur les autres, et c’est légal. Nous ne parlons donc pas de traite des personnes. Nous parlons de la loi canadienne sur l’immigration qui crée des conditions qui permettent aux employeurs, en règle générale, d’exploiter les migrants.

La présidente : Merci, monsieur Hussan. Nous devons passer à autre chose.

La sénatrice Moodie : Voilà qui m’amène à ma question. Je veux donner le ton. Je pose cette question aux deux témoins. Convenez-vous que la politique gouvernementale sur les travailleurs étrangers temporaires est teintée de racisme systémique et de discrimination? Si oui, cette politique s’est-elle améliorée en ce qui a trait aux préjugés discriminatoires dans les dernières années? Quelles améliorations, le cas échéant, le gouvernement fédéral a-t-il apportées pour remédier à la vulnérabilité de la main-d’œuvre migrante, racisée et genrée dans le secteur des soins au Canada?

Mme Depatie-Pelletier : La réponse courte est oui. Nous parlons du maintien d’un régime qui est en place depuis le XVIIe siècle. Bien franchement, l’emploi de travailleurs liés par contrat ne date pas d’hier. Maintenant, nous maintenons un système de travailleurs non libres qui sont issus de pays d’origine très racisés. Tout a débuté avec les Jamaïcains. Ils étaient noirs. En effet, cela s’est développé dans un système qui maintient une population active. Je crois donc que cela entretient une forme de racisme d’État.

Avant de parler de solutions, je veux revenir à la traite des personnes. Le fait est que, en ce qui concerne ces permis de travail liés à l’employeur et le statut temporaire en général, un travailleur ou une personne peut passer entre les mailles du filet et se retrouver sans papiers pour bon nombre de raisons. Le risque de se retrouver dans les différents réseaux de trafiquants de personnes est surtout élevé lorsque les gens ne savent même pas qu’ils ne sont plus sans papiers. On leur dit : « Oui, vous pouvez faire cela, et oui, je vais vous donner accès à un statut permanent. » Il existe tellement de consultants fraudeurs en immigration. Beaucoup de gens qui viennent au Canada par voie légale se retrouvent sans papiers et sont ensuite coincés dans toutes sortes de terribles réseaux simplement pour pouvoir rester au pays, se nourrir et nourrir leur famille. Je suis d’accord avec M. Hussan pour dire que c’est littéralement le système qui fait que ce travailleur se retrouvera sans papiers et tombera aux mains des trafiquants de personnes. Alors oui, le risque est élevé, et une grande partie de la traite des personnes et du travail forcé touche les gens qui sont entrés au pays dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires, et cette réalité est maintenant reconnue. Le risque existe, j’en conviens, mais au départ, le risque existait parce que le système rendait ces gens vulnérables à cette situation. Encore une fois, les permis de travail ouverts et l’accès au statut permanent sont obligatoires.

M. Hussan : La majorité de nos membres actuels sont africains. Ils viennent soit des pays des Caraïbes ou... Nous voyons beaucoup de racisme et de discrimination. Récemment, nos membres de la Jamaïque — des centaines d’entre eux — ont écrit une lettre commune dans laquelle ils affirmaient qu’ils vivent dans des systèmes d’esclavage systématique. Nous avons déposé une plainte officielle auprès du rapporteur spécial des Nations unies sur le racisme à propos de ce qui se passe au Canada en matière de traitement des migrants. Absolument, nous répondons à la définition juridique de la discrimination raciale dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires.

Pour ce qui est de ce qui doit être fait, je vous dirais que nous avons avant tout besoin d’un programme de régularisation. Les plus d’un demi-million de personnes sans papiers au pays, dont la majorité sont des demandeurs d’asile laissés pour compte, et dont beaucoup sont originaires d’Afrique et d’Amérique latine, devraient obtenir le statut de résident permanent. Deuxièmement, il faut donner le statut de résident permanent à tout le monde au pays.

En 2000, 60 000 permis de travail ont été délivrés au Canada. En 2020, ce nombre est passé à 600 000. Le Canada s’est complètement transformé et est devenu une agence de placement. Aujourd’hui, 1 résident du Canada sur 23 est un résident non permanent. Il s’agit des chiffres les plus conservateurs. Au rythme actuel de croissance, dans 10 ans, ce sera 1 personne sur 13. Le Canada est en train de se transformer en une agence de placement où des personnes mal rémunérées et originaires de pays racisés seront amenées au pays pour être exploitées et forcées de travailler pour ensuite être renvoyées tous les trois ou quatre ans. Certaines personnes resteront et deviendront des sans-papiers. Il s’agit de la trajectoire que les gouvernements successifs des deux partis politiques ont mise en place. Cette façon de faire est raciste. Elle est discriminatoire sur la base des salaires et du sexe. Nos membres sont très clairs à ce sujet parce que nous suivons cette situation depuis 20 ans.

La présidente : Merci.

J’ai une brève question. À ce comité, lors de réunions précédentes, nous avons entendu les témoignages des représentants d’associations d’employeurs, comme des associations agroalimentaires et des associations d’agriculteurs, et nous entendrons probablement d’autres témoignages de leur part. Ces témoins nous ont dit que les permis de travail ouverts ne leur convenaient pas, car lorsqu’un travailleur en a un, il ne reste pas dans leur industrie. Il se tourne vers une autre industrie. Par conséquent, les employeurs se retrouvent sans travailleurs pour l’industrie agricole, l’industrie des champignons, ou pour une foule d’autres industries. Quelle est votre réponse à cette déclaration?

Mme Depatie-Pelletier : Je dirai deux choses. Premièrement, le travail en situation de dépendance et le travail sans liberté ne sont pas les solutions à nos problèmes de rétention. Par exemple, pendant la Deuxième Guerre mondiale, lorsque le Canada et les gouvernements provinciaux ont décidé que l’industrie agroalimentaire était importante, les gouvernements ont construit des logements et des camps pour les familles. Ces endroits comprenaient aussi un espace pour les enfants, les autobus et le transport. Une multitude de moyens, autres que les violations des droits de la personne et le travail sans liberté, pourraient être utilisés pour réellement aider l’industrie agricole. Le fait que nous ayons des conditions de travail dans le secteur de l’agriculture qui sont littéralement des conditions qui existaient au XVIIIe siècle est la raison... D’ailleurs, je pense que ce serait une bonne chose s’il y avait une concurrence entre le secteur de l’agroalimentaire et les autres secteurs, parce que les conditions de travail pourraient s’améliorer. Peut-être que les Canadiens reviendraient dans ce secteur. Si nous voulons des aliments bon marché, il existe d’autres façons de subventionner l’agriculture. Les violations des droits de la personne ne sont pas la solution.

M. Hussan : Nous savons tous que le prix de la nourriture a monté en flèche ces derniers temps. Nous savons tous qu’il y a eu une énorme augmentation, mais aucune part de cet argent ne parvient aux travailleurs. Nous devons comprendre qu’il ne s’agit pas d’un marché du travail incontrôlé où l’offre répond à la demande et où l’augmentation de l’offre entraîne une augmentation des salaires ou que les bénéfices sont répartis de manière rationnelle.

Ce qui se passe, c’est que toute l’économie rurale a été structurée de telle sorte qu’il n’y a pas d’écoles. Il n’est pas possible d’avoir de famille quand on travaille dans ce secteur. Il n’y a pas de système de transport. Aucun logement n’est construit. Le problème n’a pas seulement à voir avec l’accès aux permis de travail et le départ des gens. Au Canada, nous avons développé l’industrie agricole. Le Canada est le cinquième plus grand exportateur de produits agroalimentaires au monde. Notre économie est principalement concentrée sur l’agriculture, et pourtant nous n’avons pas développé la main-d’œuvre dans cette industrie. La seule façon dont ce secteur peut fonctionner est de faire appel à une main-d’œuvre liée par contrat, de l’obliger à vivre dans des entrepôts sans qu’elle puisse se déplacer, car il n’y a pas de routes, et de l’empêcher de s’installer avec ses enfants parce qu’il n’y a pas d’écoles ni d’établissements de soins de santé. C’est ainsi que l’économie rurale a été développée. Il s’agit d’une erreur monumentale, et cette façon de faire n’est pas viable.

Lorsque les employeurs diront : « Que ferons-nous si ces travailleurs partent? » et que plus personne ne travaillera pour eux, nous serons forcés d’améliorer les conditions de travail et d’investir dans le logement et le développement des infrastructures qui sont nécessaires pour que le secteur agricole canadien entre dans le XXIe siècle, ou plutôt dans le XIXe siècle, comme on l’a souligné, car le secteur se trouve encore dans le XVIIIe siècle. Il faut investir de façon massive. On peut amener les employeurs à considérer cette évolution comme positive plutôt que de contrôler un seul facteur, à savoir une main-d’œuvre liée par contrat, asservie, captive et principalement noire.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Idéalement, ma question s’adresserait aux deux témoins. Je vous pose cette question en étant tout à fait consciente qu’il y a des défis en matière de permis, et que les types de permis mènent à des rapports de force problématiques; c’est le cœur de la question.

Ceci étant dit, quelle importance et quel rôle peuvent jouer l’information, l’éducation, les campagnes de sensibilisation en ce qui concerne les outils et les droits auxquels les travailleurs peuvent avoir recours?

Je pose la question parce que je me demande si on en fait assez. Est-ce qu’il y a assez d’outils et d’éducation? Est-ce que les travailleurs les utilisent assez? C’est un petit peu tout cela que je veux savoir. Est-ce qu’il y a une limite à ces outils en raison du rapport de force, qui est problématique? Peut-être que M. Hussan, effectivement, peut répondre en premier, mais j’aimerais entendre votre réponse également, madame Depatie-Pelletier.

[Traduction]

M. Hussan : Nous sommes le plus grand organisme dirigé par des migrants au pays. Nous produisons des documents éducatifs et de sensibilisation qui sont distribués à environ 37 000 personnes. Nous sommes présents sur YouTube, les vidéos WhatsApp et TikTok à un niveau que nous n’observons nulle part ailleurs. Nous gérons six lignes d’assistance téléphonique qui fonctionnent 24 heures sur 24 et sept jours sur sept pour que tout migrant, où qu’il soit au pays, puisse nous appeler. Je peux vous dire que les gens nous appellent, non pas parce qu’ils ne savent pas quels sont leurs droits ou parce qu’ils n’ont pas d’information, mais parce qu’ils n’ont aucun droit ou n’ont pas le pouvoir de faire valoir ces droits. Nous sommes fondamentalement opposés à cette logique qui ne cesse de dire que nous devons simplement faire plus de sensibilisation. Le gouvernement du Canada jette des centaines de millions de dollars dans cette soi-disant initiative de sensibilisation aux droits, et cet argent est gaspillé. Plus tôt, on a fait allusion aux nouveaux mécanismes de financement qui ont été créés. Ces mécanismes sont complètement inutiles. Les mêmes personnes produisent la même information de 30 manières différentes afin d’obtenir des fonds du gouvernement. Il ne faut pas se concentrer sur l’information et la sensibilisation. Il faut réaliser une transformation fondamentale du système pour donner le statut de résident permanent à tous ceux qui sont au pays et pour donner le statut de résident permanent à l’arrivée au pays, à l’avenir.

Mme Depatie-Pelletier : J’aimerais ajouter quelque chose à ce sujet. Je suis tout à fait d’accord avec ce que M. Hussan a dit. Cependant, nous pourrions financer davantage d’organisations communautaires sur le terrain pour soutenir les gens — pas nécessairement les sensibiliser —, sur le plan juridique, lorsqu’ils se heurtent à des problèmes liés aux droits. À l’heure actuelle, des millions de dollars sont investis, mais, je me dois d’être honnête, une énorme partie de ces fonds a été donnée aux coalitions d’employeurs pour qu’ils financent des activités de sensibilisation aux droits des travailleurs. Donc, encore une fois, il ne s’agit pas d’informations impartiales. Toute l’intégration du système a été déléguée et privatisée vers les employeurs parce que cette façon de faire ne coûte rien au Canada. On dit donc aux employeurs d’aller à l’aéroport, de prendre soin du travailleur, de lui donner un manteau et un logement et tout ce dont il a besoin. Les employeurs sont responsables de l’accès aux soins de santé des travailleurs.

Cela pose problème. En ce moment, on dit qu’on finance des initiatives de sensibilisation, mais je le répète, les employeurs sont payés pour sensibiliser leurs travailleurs. Ma réponse est donc non. Je pense que tout cela serait inutile — ou pas inutile, mais presque inutile — si nous conservons une structure où il existe un statut juridique lié à l’employeur et où les gens, même s’ils connaissent leurs droits, n’agiront pas en fonction de ceux-ci.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Merci.

La sénatrice Verner : Bonjour, madame Depatie-Pelletier. Je suis de la ville de Québec, j’étais heureuse d’apprendre que vous aviez fait vos études dans ma ville.

Ma question s’adresse à vous en particulier, parce que vous êtes établie à Montréal et que vous défendez les intérêts autant de personnes qui travaillent au Québec que de celles qui travaillent ailleurs au Canada. Comme vous le savez, le Québec a une entente particulière en ce qui concerne l’immigration.

Puisque vous vous intéressez autant aux travailleurs présents au Québec qu’à ceux qui le sont ailleurs au Canada, est-ce que les problèmes sont les mêmes, tant dans le cadre du programme fédéral que du programme québécois? Est-ce qu’un des programmes pourrait transmettre des leçons apprises à l’autre? Est-ce que les deux vivent grosso modo les mêmes difficultés?

Mme Depatie-Pelletier : La réponse courte est qu’ils sont aussi problématiques l’un que l’autre, sur les mêmes plans. C’est pire au Québec qu’ailleurs au Canada, parce que d’emblée, le Québec exclut tous les travailleurs qui occupent des emplois à bas salaire de l’accès au statut permanent, a priori, tandis que dans d’autres provinces, dans certains cas, il y a des exceptions. Ils peuvent y avoir accès, en particulier dans le cas des travailleuses qui offrent une aide ou des soins à domicile : partout au Canada, ils ont accès au statut permanent. Le Québec refuse de l’accorder. Je dirais honnêtement que c’est pire au Québec qu’ailleurs, mais que dans l’ensemble, les structures de travailleurs non libres en situation de servitude sont tout de même problématiques dans les deux cas.

La sénatrice Verner : J’aurais une autre courte question. M. Hussan aussi pourra répondre.

Vous avez parlé du lien avec l’employeur, qui est problématique. Vous avez utilisé le terme « servitude »; c’est troublant quand même.

À votre avis, d’où part cette obligation? Est-ce que cela a toujours été comme cela? Historiquement, est-ce que le lien de servitude, le lien unique avec l’employeur, a toujours été présent dans l’application du programme, tant au Québec qu’au fédéral? M. Hussan a peut-être aussi de l’information là-dessus.

Cela me dérange beaucoup. Quelle était l’intention de ce lien?

Mme Depatie-Pelletier : Initialement, cela vient de la dette pour la migration internationale — cela coûte cher. Historiquement, on a toujours été dans une situation où quelqu’un dit : « Je te donne une avance, tu t’en viens et tu es lié à moi pendant quatre, sept, dix ans. » Le travailleur ne peut travailler pour personne d’autre tant qu’il n’a pas remboursé la dette, parce que l’employeur a investi en lui.

Le problème réside dans le fait que, maintenant, si un travailleur quitte son emploi, l’employeur appelle la police en disant : « Ramenez-le-moi, c’est mon bien, c’est mon unité de production qui est partie. » On parle de runaway slaves; littéralement, on envoie les forces de l’ordre chercher les travailleurs qui osent quitter leur emploi.

Le problème avec le fait d’investir autant est que pendant des années, l’employeur a payé cher, le fédéral a payé cher son permis, il a investi, puis tout d’un coup, le travailleur s’en va dans un autre secteur. C’est le problème. On ne devrait permettre à aucun employeur de développer un sentiment de propriété sur un être humain. D’où le fait que le fédéral devrait parrainer tous les travailleurs étrangers.

Pour ce qui n’est pas couvert, il faudrait des programmes de microcrédit. De cette façon, les dettes des travailleurs étrangers seraient dues à une institution et non pas à l’employeur en particulier. C’est très important de couper le lien, de ne pas permettre le développement d’un sentiment d’appartenance, ou même de propriété envers le travailleur.

[Traduction]

M. Hussan : Je crois que votre question portait sur l’évolution de ce programme. C’est bien cela? C’est ce que j’ai compris selon la traduction. Je m’excuse.

Le premier programme a été créé en 1966. Il s’agissait du Programme des travailleurs agricoles saisonniers. C’était à la fin des années 1950, et l’intention était d’avoir des travailleurs liés à leurs patrons, littéralement liés à leurs patrons. L’intention a toujours été la même.

Je tiens à être clair, cependant. Le Canada emploie des techniques d’exploitation beaucoup plus sophistiquées. Les permis de travail liés à l’employeur représentent maintenant la minorité des permis. Il n’y en a qu’environ 100 000. Beaucoup de gens viennent au pays à l’aide d’autres types de permis de travail, comme les permis de travail ouverts. En effet, le groupe le plus important de travailleurs migrants au pays est constitué des étudiants étrangers actuels. Beaucoup d’entre nous n’arrivent pas à le voir de cette façon, mais les étudiants étrangers viennent au Canada, y vivent et y travaillent dans des industries à bas salaires pendant quelques années, puis repartent. Ils font partie de cette main-d’œuvre touchée par le phénomène de la porte tournante.

Actuellement, le Canada est confronté à un défi où la majorité de la population est vieillissante, et la main-d’œuvre dont nous avons besoin en ce moment se compte en millions. Le gouvernement canadien a refusé d’accorder à la plupart de ces travailleurs le statut de résident permanent, et il s’agit du principal problème depuis au moins les années 2000. Ces deux volets se sont multipliés au point où le Canada peut maintenant accueillir un demi-million de résidents permanents, mais 1,2 million, 1,3 million voire 1,4 million de permis temporaires seront également délivrés. Les gens qui obtiennent ces permis temporaires deviendront, en grande partie, des sans-papiers, parce qu’ils n’auront pas obtenu le statut de résident permanent. Voilà la situation en ce moment. Quelle que soit l’intention initiale, nous observons maintenant cette tension entre ces deux facteurs : le vieillissement de la main-d’œuvre et le besoin de main-d’œuvre, et le refus de donner des droits à cette main-d’œuvre.

La sénatrice Verner : Merci.

[Français]

La sénatrice Mégie : Merci aux deux témoins pour tous les éclaircissements apportés. À la question que je voulais poser, j’ai une moitié de réponse venant de Mme Depatie-Pelletier et un quart de réponse de l’autre côté.

Je voudrais savoir si le gouvernement fédéral pourrait se charger d’effectuer le changement, s’il y a une proposition qui lui est faite.

Si je comprends bien, si le travailleur avait fait appel au microcrédit, cela aurait évité que l’employeur se sente proche de perdre son investissement. D’un autre côté, je me demande pourquoi — et M. Hussan a effleuré le sujet — on ne pourrait commencer les démarches pour qu’il obtienne le statut de résident permanent. Dans ce cas, on donne au travailleur le statut temporaire pour qu’il vienne, mais pourrait-on commencer les démarches pour qu’il obtienne un statut permanent dès son arrivée? Pensez-vous que c’est quelque chose de possible? Y aurait-il d’autres façons, dans le cadre d’un plan élaboré par le fédéral, pour empêcher ce statut d’esclavage moderne?

Mme Depatie-Pelletier : Oui. Selon moi, même si je pense que c’est important que le Canada revienne en général à l’octroi du statut permanent à l’arrivée, pour les familles immigrantes. M. Hussan a parlé des défis démographiques, mais il faut aussi tenir compte du fait que probablement, il y aura toujours un ingénieur américain qui viendra ici pendant une semaine seulement. Il faut quand même avoir un système de permis temporaire fonctionnel et compatible avec les droits de la personne.

L’idée n’est pas d’abolir le cadre des permis temporaires. Cela va arriver qu’on fasse venir quelqu’un en une journée, de façon rapide, pour des questions stratégiques.

Ce qui est important, effectivement, c’est que dès qu’un travailleur est ici, l’accès au statut de résident permanent soit reconnu, parce qu’en fait, c’est tout l’exercice des droits qui est problématique dans un cadre temporaire. Comme je l’expliquais, il y a tellement de façons de tomber dans les failles et de se retrouver sans statut. C’est très important que l’accès soit fourni dès l’arrivée, surtout parce que cela prend un peu de temps pour obtenir le statut permanent; soyons honnêtes. Si on s’en occupe dès l’arrivée, au moins, à un moment donné, il va l’avoir.

Cela dit, cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas maintenir un cadre d’octroi de permis de travail. L’important, c’est qu’il s’agisse de permis de travail ouverts, offrant un accès au statut permanent.

La sénatrice Mégie : Monsieur Hussan, avez-vous quelque chose à ajouter?

[Traduction]

M. Hussan : Oui, absolument. Comme je l’ai dit au début, tout ce que j’avance se fonde sur l’expérience de nos membres. Si les votes de nos membres sont en opposition, cela ne reflète pas mon opinion, mais celle du plus grand groupe de migrants organisés de façon démocratique au pays.

Il existe déjà un moyen de venir au Canada avec le statut de résident permanent. Environ un demi-million de personnes ont cette possibilité, et un autre million et demi ne l’a pas. Quelle est la différence entre les deux groupes? Ce n’est pas leur pays d’origine, car ces gens viennent des mêmes pays. La différence, c’est le salaire. Les travailleurs à bas salaire se retrouvent beaucoup plus souvent dans des situations d’exploitation que ceux qui sont bien rémunérés. C’est aussi simple que cela. Au même moment où nous sortons dans les rues pour rendre hommage aux travailleurs essentiels qui nous ont gardés en vie pendant la pandémie de COVID, le Canada leur refuse le statut de résident permanent.

Je tiens à être très clair. Le statut de résident permanent ne dépend pas du fait que vous viviez ici ou non. Les travailleurs migrants et les personnes sans papiers vivent déjà au Canada. Le statut de résident permanent dépend de votre capacité à avoir accès à tous les autres droits. Nous avons créé un système dans lequel le statut de résident permanent est le mécanisme qui permet à votre famille d’obtenir des soins de santé et une éducation ou de dénoncer un mauvais patron. Il n’est pas possible d’offrir à votre famille tous les droits qui déterminent votre vie au Canada sans le statut de résident permanent. Voilà pourquoi nous croyons qu’il faut laisser les gens venir au Canada et leur donner le statut de résident permanent à leur arrivée, simplement, comme cela se faisait autrefois. Ce tournant du siècle...

La présidente : Merci, monsieur Hussan. Nous allons passer à la sénatrice Bernard. Je suis désolée, mais cette question suscite tellement d’intérêt.

M. Hussan : Non, non. Je suis désolé.

La sénatrice Bernard : Merci aux deux témoins.

Je me considère comme très au fait des enjeux liés au racisme systémique et à la discrimination. Les témoignages que nous avons entendus aujourd’hui m’ont profondément remuée. Je vais poser la question de façon plus générale. Comment en sommes-nous arrivés là? Comment en sommes-nous arrivés à accepter une forme d’esclavagisme moderne sanctionnée par l’État visant en majeure partie des personnes d’origine africaine qui font du travail que les autres Canadiens ne veulent pas faire dans le domaine de la prestation de soins? Dans quelle mesure cet esclavage moderne est-il lié au passé du Canada entaché par l’esclavage et la colonisation? Quelles sont les entraves au changement? Vous avez tous les deux indiqué un certain nombre d’obstacles. Vous avez exposé au comité plusieurs excellentes solutions, que vous aviez certainement déjà proposées à moult reprises. Pourquoi alors des personnes subissent-elles encore ces conditions horribles?

Mme Depatie-Pelletier : Une des explications possibles est la présence, depuis des siècles en Amérique du Nord, d’une main-d’œuvre captive dans les résidences privées et les exploitations agricoles. Certains groupes d’employeurs réussissent mieux que d’autres à maintenir un bassin de main-d’œuvre captive depuis les dernières décennies. Aujourd’hui, d’autres employeurs et d’autres coalitions convoitent cette main-d’œuvre captive. Ils voient eux aussi les avantages à retirer des travailleurs non libres.

Vous vous demandiez quels étaient les obstacles. Eh bien, ce sont les lobbys. Évidemment, le secteur agricole est un des lobbys les plus puissants à Ottawa — il l’est dans chaque province en fait —, mais il y a aussi les lobbys du pétrole, de l’agroalimentaire et de l’hôtellerie. Donc, bien franchement, les gouvernements sont dans une situation très délicate, car des coalitions d’employeurs très influentes souhaitent s’approprier davantage de cette main-d’œuvre captive. Ils sont très friands des employés captifs.

À vrai dire, même si j’espère que des changements politiques seront apportés, mon association se prépare à aller devant la Cour suprême. Je pense que cette forme d’exploitation contrevient aux droits constitutionnels fondamentaux et aux droits prévus dans la Charte. À un certain stade, quelqu’un doit dire au gouvernement que les travailleurs liés à un employeur et la main-d’œuvre captive, c’est assez. Nous avons la Charte. Cette manière de traiter les travailleurs était peut-être une bonne idée au XIXe siècle, mais la société a évolué et nous voulons que les employés soient libres. Nous devons donc porter l’affaire devant les tribunaux.

M. Hussan : Très rapidement, il ne faut pas oublier que le monde change. Comme je l’ai dit plus tôt, les travailleurs dans le domaine de la prestation de soins sont une denrée de plus en plus rare. Tous les secteurs et les professions connaissent des transformations constantes. Nous devons rester en phase avec ces changements et, comme vous l’avez dit, avoir une vue d’ensemble.

Il faut regarder le portrait global en raison de l’accroissement de la pauvreté au niveau mondial, particulièrement depuis la COVID-19. Des gens un peu partout dans le monde — attribuons cela en partie à l’intervention du Canada — n’ont nulle part ailleurs où aller. Les personnes à faible revenu, surtout, sont prêtes à courir des risques élevés pour venir au Canada, que ce soit en tant que travailleurs migrants, réfugiés, étudiants internationaux ou même touristes, et ce, pour devenir en fin de compte des sans-papiers. Une multitude de personnes sont poussées à se déplacer en raison de l’augmentation de la pauvreté à l’échelle mondiale, et le Canada tire profit de leur précarité.

La sénatrice Dasko : La situation d’une catégorie de main-d’œuvre est très problématique. Parmi les points que vous avez soulevés, madame Depatie-Pelletier, vous avez parlé de l’intérêt des employeurs et de leur enthousiasme à l’égard du programme. Quant à vous, vous souhaiteriez que le programme soit aboli. C’est ce que voudrait également M. Hussan. Par contre, comme ce programme est très populaire autant auprès des employeurs que du gouvernement et qu’il existe depuis longtemps, je suppose qu’il sera maintenu. Comme nous l’ont appris d’autres témoins, les permis de travail liés à un employeur donné sont une composante essentielle du programme. Si ce programme devait être maintenu, que pourrions-nous faire pour l’améliorer?

Mme Depatie-Pelletier : La réponse courte, encore une fois, c’est que nous ne pouvons rien faire. Beaucoup de solutions illusoires ont été mises en œuvre. Selon ce que je constate, ce sont des réformes « écrans de fumée » et des solutions factices qui sont qualifiées de mesures de réduction des préjudices, mais qui ne règlent pas les causes profondes. Pour cette raison, je ne les recommanderais pas. Par contre, une campagne est menée pour faciliter l’obtention des permis ouverts. Je suis peut-être un peu moins enthousiaste que mes collègues à ce propos, mais je pense que c’est possible. Je pense que le programme peut être amélioré.

Les permis axés sur le secteur ou sur la profession sont eux aussi problématiques. Je rappelle qu’en Israël, les permis liés à un employeur donné sont considérés comme une forme d’esclavage. Le gouvernement israélien a donc mis sur pied des permis axés sur le secteur et sur l’organisation. Au fond, dans les secteurs propices à la collusion, où les employeurs sont bien organisés, l’exploitation des travailleurs est chose aisée. En outre, aussitôt qu’ils déposent une plainte ou que survient un accident de travail, les employés sont mis à la porte. Une étude de Human Rights Watch menée après les mesures israéliennes a révélé que les conditions de travail ne peuvent pas s’améliorer si le droit de quitter son emploi ou de changer d’employeur est restreint.

Nous pourrions discuter d’autres solutions factices, mais, pour être franche, ce n’est pas ce que je souhaite. Je le répète, nous essayons de trouver des moyens de limiter les dégâts depuis 60 ans. Quelqu’un va devoir reconnaître et régler le problème de l’énorme bassin de main-d’œuvre captive. Comme les statistiques sont plus élevées que jamais, le temps est venu de nous demander si ces chiffres représentent le Canada que nous voulons.

La présidente : Nous arrivons malheureusement à la fin de la séance, sénatrice Dasko.

La sénatrice Dasko : Je voudrais poser la même question à M. Hussan.

M. Hussan : Je voudrais seulement souligner que le programme a pris de l’expansion et a été modifié au fil du temps. Le Programme des travailleurs étrangers temporaires, qui est en soi le système de permis de travail liés à l’employeur, a été élargi, puis réduit. En 2014, l’accès des employeurs au programme a été restreint, mais ce programme revient en force aujourd’hui. Aucune composante n’est essentielle. Le programme pourrait être modifié. Les permis par secteur, comme on les appelle, ont été intégrés au Programme des travailleurs agricoles saisonniers. Or, vous avez appris qu’ils étaient parfaitement inutiles. Des changements sont apportés continuellement, mais aux composantes accessoires du programme. Parmi les composantes essentielles du programme, il y a les subventions accordées à l’industrie agroalimentaire qui n’incitent personne à apporter de changements. Toute réforme demande une volonté politique. Le seul mécanisme qui permettrait d’apporter des changements est le statut de résident permanent, parce qu’il donnerait aux travailleurs des mécanismes de recours.

Quant aux autres types de changements, nous nous organisons comme le ferait un syndicat. Nous comptons parmi nos membres des travailleurs agricoles porteurs de changements. Nous avons aussi des travailleurs des pêches — nous couvrons l’ensemble de la chaîne alimentaire — qui signent des contrats avec des employeurs et qui apportent et qui continueront à apporter des changements dans leur secteur. Il existe plusieurs façons d’améliorer les mécanismes de recours des travailleurs. Voilà ce qui compte. Au gouvernement fédéral, la solution est le statut de résident permanent, mais les travailleurs agricoles réussissent à apporter des changements. Nous coordonnons des grèves sauvages, nous obtenons des augmentations salariales et nous améliorons les conditions d’hébergement. Les travailleurs agricoles n’encaissent pas passivement cette forme d’exploitation. Ils se battent et ils gagnent la partie.

La présidente : Comme vous pouvez le constater, la discussion suscite beaucoup d’intérêt. Merci beaucoup aux deux témoins. Vous nous avez permis d’avoir une compréhension du contexte beaucoup plus pointue. Nous allons peut-être vous poser d’autres questions plus tard. D’ici là, merci beaucoup.

Nous accueillons à présent Mme Geraldine Pratt, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’économie des soins et le travail mondial et professeure au Département de géographie à l’Université de la Colombie-Britannique. Bienvenue, madame Pratt. Nous avons aussi Mme Ethel Tungohan, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les politiques canadiennes en matière de migration, les impacts de la migration et l’activisme et professeure agrégée au Département de sciences politiques à l’Université York.

Merci de votre présence parmi nous aujourd’hui. Je vous invite à prononcer votre déclaration préliminaire d’une durée de cinq minutes. Nous passerons ensuite aux questions des sénateurs. Madame Pratt, la parole est à vous.

Geraldine Pratt, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’économie des soins et le travail mondial et professeure, Département de géographie, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Bonjour et merci pour l’invitation.

Je vais me concentrer sur un ensemble de programmes pour les travailleurs étrangers temporaires qui font venir au Canada des gardiens d’enfants en milieu familial et des aides familiaux à domicile. J’ai préparé un tableau qui dresse le sommaire de ces programmes afin de me faire une idée plus claire de cette batterie de programmes, que je considère comme extrêmement compliquée. J’ai soumis mon tableau au comité en espérant qu’il vous sera d’une quelconque utilité.

Je vais aborder brièvement trois points. Premièrement, comme cela a été soulevé maintes et maintes fois, le retard dans le traitement des demandes de résidence permanente doit être réglé dès que possible. Les effets de l’enlisement du processus de demandes de résidence permanente sont multiples. Un de ces effets, que j’ai analysé en profondeur, est la séparation prolongée des familles.

J’ai mené mes recherches sur la séparation des familles du temps du défunt Programme des aides familiaux. Même si cela semblait long à l’époque, le traitement des demandes de résidence permanente était incroyablement rapide comparativement à sa durée actuelle. N’empêche : en dépit de l’efficacité d’alors, les mères étaient séparées de leurs enfants pour une période médiane de huit ans. Les enfants arrivaient au Canada lorsque leur mère avait obtenu son statut de résidente permanente. Ils étaient alors âgés en moyenne de 13 ans. Cette réunification avec un enfant adolescent après une longue séparation est extrêmement difficile pour les familles.

Fait encore plus troublant, mes recherches ont révélé que le taux de décrochage au secondaire était très élevé chez les jeunes Philippins. À cette époque, la plupart des participantes qui venaient au Canada dans le cadre de ce programme étaient des Philippines. Le taux élevé de décrochage et les faibles résultats scolaires étaient attribuables à ce que nous pourrions appeler la séparation arbitraire des familles par l’État. Ce que je veux souligner en somme est le coût intergénérationnel très élevé, pas seulement pour les travailleurs, mais aussi pour les communautés de migrants.

Deuxièmement, cette panoplie de programmes est gérée de façon chaotique. Des programmes pilotes sont établis depuis 2014 dans le but sincère de remédier aux faiblesses relevées dans le Programme des aides familiaux résidants. L’obligation de demeurer chez l’employeur a été retirée de la première génération de ces programmes pilotes. En 2019, on a voulu aller encore plus loin en lançant une deuxième génération de programmes pilotes qui offraient la possibilité d’obtenir un permis ouvert axé sur la profession sans que l’employeur doive présenter une étude d’impact sur le marché du travail. En outre, ces programmes pilotes semblaient permettre aux membres d’une même famille de migrer ensemble. Toutefois, comme cela a été mentionné lors des témoignages précédents, ces innovations et ces améliorations semblent n’exister que sur papier. La majorité des aides familiaux vivent encore chez leur employeur, et les preuves anecdotiques donnent à penser que les permis ouverts sont rares, tout comme le sont les familles qui ne sont pas désunies lors de la migration.

En même temps, les programmes pilotes ont créé de nouveaux obstacles, notamment en établissant des quotas. Je crois comprendre que le quota de 2 750 a été fixé parce que ce sont des programmes pilotes. Le quota est une obligation légale liée aux programmes de cette nature. Pour l’heure, des études claires et systématiques doivent être réalisées pour déterminer dans quelle mesure les programmes pilotes ont atteint ou non les objectifs fixés. Comme la dernière série de ces programmes expirera en 2024, il faut commencer dès maintenant à recueillir des données probantes. Selon moi, avec ou sans études, les programmes d’aides familiaux à domicile devraient avoir dépassé le stade de programme pilote et les quotas devraient être retirés.

J’en arrive à mon troisième point. Dans un monde idéal, les fournisseurs de soins seraient considérés comme des travailleurs essentiels spécialisés. J’ajouterais le sexisme aux autres facteurs comme le racisme. Dans un monde idéal, les fournisseurs de soins seraient considérés comme des travailleurs qualifiés. Les travailleurs qui viennent au Canada dans le cadre des programmes temporaires de visas liés à la prestation de soins passeraient par les processus d’immigration réguliers.

Lorsque j’ai préparé ma déclaration en décembre — la séance a été remise plusieurs fois —, j’ai écrit que le nombre de mois requis pour déterminer l’admissibilité au statut de résident permanent des participantes au programme de fournisseurs de soins devrait être réduit de 24 à 12 mois. Comme cela a été mentionné lors de témoignages précédents, le changement a été apporté, et c’est tant mieux.

Je vais discuter d’un autre point soulevé lors des témoignages précédents. Dans le passé, on craignait que si le délai de traitement du programme de visas de travail temporaire était réduit, les travailleurs soient portés à quitter leur emploi et à laisser les secteurs aux prises avec une pénurie de main-d’œuvre dès qu’ils recevraient leur statut de résident permanent. Je veux souligner que même si les personnes qui viennent au Canada dans le cadre des programmes d’aides familiaux à domicile quittent leur emploi après 12 mois, les besoins du marché du travail canadien seront comblés. Les études montrent que les aides familiaux à domicile qui obtiennent leur statut de résident permanent ne changent pas complètement de domaine. De fait, un travailleur sur six venu au Canada dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants continue à travailler comme aide familial, même après 10 ans au pays, et qu’un travailleur sur cinq travaille comme préposé aux services de soutien à la personne ou comme aide-soignant, donc à l’extérieur du domicile, mais toujours dans le domaine de la prestation de soins. Autrement dit, les gardiens d’enfants à domicile restent dans les secteurs qui enregistrent d’énormes pénuries de main-d’œuvre.

Finalement, je voudrais conclure par une citation du politologue canadien de renom Joseph Carens, qui a mené une réflexion générale sur les programmes de travail temporaire. Il a écrit :

[…] refuser à des personnes le droit d’avoir leur famille avec elles pendant plus de trois mois est dur. Leur refuser ce droit pendant plus d’un an est inadmissible.

Cette évaluation est de toute évidence normative, mais il me semble que...

La présidente : Merci, madame Pratt. Nous devons passer à Mme Tungohan.

Ethel Tungohan, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les politiques canadiennes en matière de migration, les impacts de la migration et l’activisme, et professeure agrégée, Département de sciences politiques, Université York, à titre personnel : Bonsoir. Je suis ici aujourd’hui pour parler du programme des aides familiaux et des défis auxquels les aides familiaux sont confrontés dans le cadre de ce programme.

J’étudie les expériences des aides familiaux depuis 2006. J’ai parlé à près de 3 000 aides familiaux au fil des ans. Mon projet le plus récent, que j’ai mené en collaboration avec un organisme de défense des droits des migrants, le Migrant Resource Centre Canada, et avec GABRIELA-Ontario, une organisation féministe philippine, était une étude sur les expériences des aidants pendant la pandémie de COVID-19. Dans le cadre de groupes de discussion approfondie — trois séances distinctes réunissant 78 participants — les travailleurs de soins nous ont parlé des défis liés au lieu de travail et à l’immigration.

La majorité des aidants que nous avons interviewés faisaient partie du projet pilote destiné aux gardiens d’enfants en milieu familial et du projet pilote destiné aux aides familiaux résidants, mais certains participants étaient titulaires d’un visa d’étudiant international. Tous les problèmes auxquels ces soignants étaient confrontés étaient liés aux permis de travail et aux exigences coûteuses pour l’obtention de la citoyenneté, mais tous ces problèmes découlent du système canadien d’immigration en deux étapes, qui exige que les migrants entrent d’abord au pays avec des visas temporaires, puis demandent la résidence permanente plus tard.

Quels sont les problèmes découlant d’un tel système, et comment ont-ils été exacerbés pendant la pandémie? Les aides familiaux vivent chez leur employeur. Donc, durant la pandémie, ils sont restés en confinement avec leur employeur. Ils ont constaté une augmentation de leur nombre d’heures de travail. Ils ont également constaté que les employeurs imposaient des restrictions sur ce qu’ils pouvaient manger et sur les personnes qu’ils pouvaient visiter.

Certains soignants auprès de personnes âgées ont parlé des difficultés du fait d’être l’unique soignant sans possibilité d’avoir du repos ou un répit, étant donné les règles du confinement qui empêchaient les membres de la famille de visiter un proche aîné. Par conséquent, ils ne pouvaient pas remplacer temporairement les aidants, qui étaient alors obligés de prodiguer des soins 24 heures sur 24. La plupart d’entre eux n’ont pas été payés pour les heures qu’ils ont travaillées.

Certains soignants ont également été mis à pied pendant la pandémie. Comme leurs employeurs ne pouvaient plus les payer pour leur travail — du moins c’était le raisonnement —, ces aidants se sont retrouvés en situation précaire et ont dû trouver des façons de subvenir à leurs besoins. Certains ont continué à vivre chez leur employeur, mais d’autres ont dû trouver logement ailleurs. En fait, certains aides familiaux que nous avons interviewés vivaient dans un refuge.

Les aides familiaux ont aussi évoqué de nombreux problèmes liés à l’immigration. Dans le cadre de l’ancien programme en place de 1992 à 2013 — le Programme des aides familiaux résidants, ou PAFR —, tous les aides familiaux qui satisfaisaient à l’obligation de vivre deux années chez leur employeur pouvaient demander la résidence permanente. Malgré les nombreux problèmes du PAFR, la majorité des aides familiaux ont obtenu la résidence permanente.

Les modifications au Programme des aides familiaux résidants, en 2013, et les autres projets pilotes mis en œuvre depuis ont compliqué la vie des aides familiaux pour de nombreuses raisons, notamment l’imposition de quotas sur le nombre d’aides familiaux pouvant entrer au Canada chaque année, et l’obligation, pour les aides familiaux, de satisfaire à des exigences en matière de langue et de titres de compétences qui n’existaient pas dans le cadre du PAFR. Les aides familiaux ont unanimement décrit les programmes pilotes des gardiens d’enfants en milieu familial et des aides familiaux résidants comme étant problématiques et coûteux.

Ces programmes posaient problème en raison de l’exigence linguistique relative à l’atteinte d’une compréhension intermédiaire de la langue anglaise. Je souligne que dans le cadre de ma recherche, j’ai constaté que le test linguistique ne vérifiait pas vraiment la compréhension de l’anglais, mais était plutôt un test de compétence culturelle. À titre d’exemple, une aidante nous a raconté que lors de l’entrevue orale censée vérifier l’aptitude à la conversation, on lui a demandé quels étaient ses sports d’hiver préférés. Je m’interroge donc sur la pertinence de ces tests linguistiques. Les aides familiaux doivent passer ces tests linguistiques avant de pouvoir venir au Canada, puis ils améliorent aussi leur anglais et leur français pendant leur séjour ici pour travailler. Il est inutile de leur demander de passer un autre test linguistique.

Les frais élevés exigés pour chaque test — 308 $ plus taxes pour chaque séance — représentent aussi une contrainte financière pour les aides familiaux. L’exigence selon laquelle les aides familiaux doivent avoir terminé au moins une année d’études postsecondaires au Canada accroît également la précarité financière des aides familiaux, car certains doivent payer les frais de scolarité élevés applicables aux étudiants étrangers pour satisfaire à cette exigence.

Dans le temps qu’il me reste, j’aimerais souligner que les besoins en aides familiaux au Canada sont constants et continus. D’un point de vue stratégique, avoir divers programmes pilotes successifs n’a pas de sens, et avoir des règles qui changent constamment est difficile à suivre pour les familles et les aidants naturels. Bien que le récent changement visant la réduction de l’exigence de travail à un an annoncé vendredi dernier par le ministre Sean Fraser soit louable, il serait préférable d’accorder la résidence permanente à l’arrivée aux aides familiaux et à leur famille, ce qui comprendrait l’élimination des exigences en matière de titres de compétences et les exigences linguistiques qui imposent un fardeau indu aux aides familiaux. Je proposerais aussi d’éliminer le système de quotas.

Je vous remercie beaucoup de votre temps.

La présidente : Merci à nos deux témoins. Vous nous avez offert un regard approfondi sur l’univers des aides familiaux. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Chers collègues, je dois vous informer que nous devons terminer à 18 heures précises, car un autre comité a réservé la salle. Je n’aime pas particulièrement jouer le rôle d’agente de la circulation, mais puisque c’est le travail que vous m’avez confié, je vais essayer de m’acquitter de ce rôle.

Chers collègues, je vous rappelle encore une fois de ne pas parler trop près du microphone, mais si cela arrive, veuillez retirer votre écouteur pour protéger la sécurité et la santé des personnes présentes dans la salle.

La sénatrice Bovey : J’aimerais remercier les témoins. Quelle histoire!

Ma question plus générale n’est pas très différente de celle de ma collègue, la sénatrice Bernard, lors de la dernière séance. Sommes-nous, en tant que pays, fiers de cette situation? C’est tout simplement bouleversant.

Ma question est vraiment petite et simple. Cet après-midi, tout le monde a parlé de la nécessité d’accorder la résidence permanente à l’arrivée au Canada. J’aimerais savoir si cela fonctionnerait vraiment. Si nous en faisions notre principale recommandation, pensez-vous que cela nous permettrait de corriger la situation — ou du moins essayer — plutôt qu’avoir l’effet d’un simple pansement sur une plaie? J’aimerais avoir les avis de nos deux universitaires des deux bouts du pays.

Mme Pratt : Cela serait très utile. Ce ne serait pas un pansement. Ce que vous venez de suggérer est énorme. Cela reviendrait essentiellement à éliminer le Programme des travailleurs étrangers temporaires. C’est énorme.

La sénatrice Bovey : En tant que mère, je suis atterrée à l’idée que des parents soient séparés de leurs enfants pendant huit ans, qu’ils se retrouvent dans un autre pays et une autre culture alors qu’ils arrivent au secondaire, une étape déjà assez difficile pour les adolescents qui sont déjà dans un pays qu’ils connaissent.

Madame Tungohan, puis-je avoir votre avis, s’il vous plaît?

Mme Tungohan : Bien sûr. Ce n’est pas du tout comme de mettre un pansement sur une plaie. L’adoption d’une telle politique aurait pour effet d’éliminer la plupart, sinon la totalité, des obstacles auxquels les aidants sont confrontés. N’oubliez pas que les programmes pilotes actuels accordent encore aux employeurs un pouvoir énorme sur les aidants, car beaucoup d’employeurs brandissent la carotte de la citoyenneté. Donc, accorder la résidence permanente réglerait bon nombre de problèmes, car les gens auraient un statut à l’arrivée et n’auraient pas à craindre de se retrouver sans papiers. En outre, la possibilité de venir au Canada en tant que résidents permanents, avec leur famille, éliminerait alors une multitude de problèmes liés à la séparation familiale et à la réunification familiale. Donc, ce n’est pas une solution temporaire. J’appuierais cette solution sans réserve pour régler le problème dont nous discutons.

La présidente : C’est une solution transformationnelle qui a une incidence. Je vais examiner cela avec vous. Si nous remplaçons le permis de travail — fermé ou ouvert — par la résidence permanente à l’arrivée, cela signifie aussi qu’il faut augmenter considérablement nos niveaux d’immigration, qui sont d’environ 500 000; pas en ce moment, mais l’année prochaine. Ai-je raison de conclure que si nous recommandons l’arrêt de ce programme, nous devons aussi recommander une hausse du nombre de places de résidence permanente?

Mme Tungohan : Je suis certaine que Mme Pratt aura aussi un commentaire, mais je pense que nous sommes plutôt d’accord sur la question.

Je tiens à faire deux observations au sujet de l’augmentation des quotas. Premièrement, la majorité des soignants sont déjà au Canada, et bon nombre de ceux que nous avons interviewés attendent toujours que leur demande soit traitée. Beaucoup sont confrontés à des obstacles.

Dans le cadre de notre projet de recherche, nous avons constaté que l’exigence de passer le test d’anglais de l’IELTS et d’obtenir des titres de compétences était une grande source de frustration chez les soignants. Ils disent qu’ils travaillent déjà ici, qu’ils contribuent à la société et se demandent ce qu’il leur reste à prouver. Ils considèrent que c’est encore un obstacle de plus à franchir. Comme M. Hussan l’a dit dans l’autre partie de la séance, nous devons nous assurer qu’il existe des voies de la résidence temporaire à la résidence permanente pour les aides familiaux qui sont déjà ici.

Quant à l’augmentation des volumes d’immigration, je ne considère pas vraiment cela comme un problème, compte tenu des besoins considérables du Canada dans le secteur des soins de santé, comme on l’a vu pendant la pandémie. Le fait est — et cela s’applique également à notre projet — honorables membres du comité, mesdames et messieurs, que j’ai été étonnée de constater que certains des soignants que nous avons interviewés étaient des étudiants internationaux. Ils ont été embauchés comme soignants, car les restrictions sur les heures de travail ont été levées en raison des pénuries de main-d’œuvre au Canada à ce moment-là. Si nous augmentons les quotas d’immigration pour accommoder les soignants, tout le monde y gagne. Cela nous permet d’éliminer les violations des droits de la personne découlant des permis de travail liés à un seul employeur, tout en répondant aux besoins du Canada en matière de soignants et de prestataires de soins, besoins qui sont appelés à augmenter dans les prochaines années. Je ne pense pas que cela va diminuer.

Mme Pratt : Je suis d’accord avec Mme Tungohan. Cela ne changera pas les choses du jour au lendemain, étant donné le grand nombre de soignants qui sont ici et qui attendent depuis des années que leur demande de résidence permanente soit traitée. À long terme — lorsque tout cela aura été réglé —, ces travailleurs seront pris en compte pour les niveaux d’immigration, mais il s’agit d’un travail valorisé.

L’autre point qui a été soulevé lors de la séance précédente était le recours accru aux programmes de travailleurs temporaires. C’est nouveau, en fait, car si on regarde dans le passé, nous ne dépendions pas de cette main-d’œuvre. Bon nombre des femmes philippines qui viennent au Canada — la plupart travaillent dans le domaine de la prestation de soins — ont une formation médicale. Or, dans le passé, elles auraient été admises au Canada; des infirmières et autres travailleurs de la santé des Philippines ont été admis au Canada en tant qu’immigrants réguliers. Dans un sens, ce n’est pas nouveau. Il s’agit d’un retour à ce qui se faisait dans les années 1970.

La présidente : Chers collègues, à titre d’information, le plan de travail comprend une séance sur les étudiants étrangers en tant que travailleurs peu qualifiés.

La sénatrice Bernard : Je remercie les deux témoins. Je suis vraiment ravie de constater les investissements consacrés à cette recherche et que vous soyez toutes deux titulaires d’une chaire de recherche du Canada pour faire ce travail.

Si je ne me trompe pas, c’est Mme Pratt qui a parlé du coût intergénérationnel de la séparation et de la réunification des familles. À l’échelle du pays, il existe de nombreux programmes — pour la plupart administrés par des organismes communautaires — pour aider à cette réunification. Y a-t-il des recherches sur cette question précise? A-t-on effectué une analyse économique des coûts de la séparation et de la réunification des familles?

Mme Pratt : Je ne sais pas s’il y a eu une analyse économique. Madame Tungohan, vous le savez peut-être.

Environ 90 % des femmes qui arrivent dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants, ou PAFR, viennent des Philippines. Cela a un peu changé ces dernières années, mais traditionnellement, c’est la communauté philippine, l’une des plus importantes communautés de migrants, qui subit les répercussions de cette situation. Ce qui est vraiment choquant, c’est que la communauté philippine se distingue, en ce sens qu’il s’agit du seul groupe au Canada pour lequel les enfants de première génération, ou d’une génération et demie, ont un niveau d’éducation inférieur à celui de leurs parents. Les répercussions sur la communauté sont très importantes sur le plan de la perte de compétences et de la baisse du niveau de scolarité.

Mme Tungohan : Je tiens à souligner que lorsque j’étudie les taux de réussite scolaire plus faibles chez les enfants des soignants, je m’assure d’examiner également les problèmes systémiques et structurels généraux qui sont en jeu. Ce n’est pas nécessairement la faute des enfants. Cela pourrait être dû au racisme dans les écoles. Cela pourrait s’expliquer par le fait que l’éducation reçue aux Philippines n’est pas considérée comme équivalente à l’éducation reçue au Canada. Beaucoup d’enfants qui viennent ici sont automatiquement placés dans le programme d’anglais langue seconde. Il y a beaucoup de déprofessionnalisation, de déqualification professionnelle et de problèmes d’adaptation en général liés à la culture. Rappelez-vous qu’il n’est pas facile de s’adapter lorsqu’on est immigrant au Canada, et que c’est encore plus difficile pour un enfant immigrant.

Il y a de nouveaux chercheurs dans le domaine, et nous devons promouvoir leur travail et appuyer leurs recherches. Je connais un étudiant au doctorat, Dani Magsumbol, qui étudie les coûts intergénérationnels du travail de soignant. Il y a de la recherche à ce sujet.

J’ai l’impression que le précédent gouvernement fédéral conservateur était préoccupé par les coûts financiers du Programme des aides familiaux résidants et du prétendu fardeau que représentent les enfants de ces travailleurs au Canada. Toutefois, je ne pense pas que cela tienne compte des problèmes systémiques en jeu. Je trouve que l’on tend beaucoup à jeter le blâme sur les enfants des aides familiaux. Il y a beaucoup de stéréotypes négatifs. Je parle en tant que membre de la communauté philippine, où l’on considère que les enfants des gardiens d’enfants font de l’absentéisme. Je veux que nous ayons une évaluation globale du contexte réel, à savoir que le problème est peut-être d’ordre structurel. Nous ne devrions peut-être pas nous concentrer sur les individus, mais plutôt sur les politiques des conseils scolaires. Même les politiques sur la reconnaissance des titres de compétence font en sorte que les soignants ont plus de difficulté à exercer la profession qu’ils ont choisie.

En résumé, beaucoup de recherches sont en cours. Je suis enthousiasmée par les nouvelles recherches qui se font ici. Je tiens à souligner que nous ne pouvons pas uniquement examiner la situation de chacun des enfants des prestataires de soins. Nous devons examiner les problèmes systémiques qui sont en jeu.

Mme Pratt : En outre, un des problèmes systémiques que nous examinons dans le cas présent est la politique d’immigration, qui est le principal problème structurel.

Le sénateur Kutcher : Merci beaucoup à nos témoins. J’ai deux questions qui ne sont pas liées, mais j’aimerais avoir votre avis.

Franchement, j’ai du mal avec le concept de travailleur non qualifié. Les gens qui fournissent des soins aux enfants ou aux personnes âgées sont loin d’être des travailleurs non qualifiés. J’aimerais vraiment avoir vos commentaires sur ce point et sur la raison pour laquelle nous classons les travailleurs en deux catégories, soit « non qualifiés » et « qualifiés ».

L’autre chose qui me frappe, après avoir entendu vos témoignages et ceux des témoins précédents, c’est que nous sommes au fait de ces réalités depuis un certain temps. Pourtant, il ne s’est pas pris bien des mesures bureaucratiques efficaces pour remédier à ces inégalités. On a évoqué la possibilité que ce soit à cause des lobbies d’employeurs, mais pensez-vous qu’il puisse y avoir un problème de racisme structurel au sein d’IRCC?

Mme Pratt : Je pense qu’il y a aussi du sexisme structurel. Lorsque vous soulevez la question de savoir pourquoi ce travail qualifié est considéré comme non qualifié, je pense que c’est une question pertinente, surtout lorsque les femmes, pour la plupart, qui passent par le PAFR — le Programme des aides familiaux résidants — sont hautement qualifiées. Ce sont souvent des infirmières ou des sages-femmes. Elles sont très qualifiées, mais leurs compétences ne sont pas reconnues.

Mme Tungohan : Je tiens en outre à souligner que j’ai également interrogé des décideurs qui connaissent bien le dossier des personnes soignantes. Je pense que les personnes que j’ai interrogées sont au fait des problèmes du programme, mais elles ont l’impression d’avoir les mains liées à cause des directives ministérielles. L’élaboration des politiques en matière d’immigration semble dépendre en grande partie du ministre en place et du parti au pouvoir. Mes entretiens avec les gens m’ont révélé qu’il leur semble un peu plus difficile d’apporter les changements qu’ils souhaiteraient personnellement quand ils doivent respecter la hiérarchie. C’est une chose.

J’aimerais aussi mentionner une chose que j’ai entendue de la part de politiciens, de députés : étant donné que les personnes soignantes ne sont pas de citoyenneté canadienne, elles ne peuvent pas vraiment se faire entendre, car elles ne votent pas. C’est la raison pour laquelle il semble y avoir un déséquilibre des pouvoirs : si vous pouvez voter pour le député, il sera plus susceptible de défendre votre cause.

De nombreuses organisations de personnes soignantes font preuve de stratégie en mobilisant l’action du mouvement social pour faire entendre leur voix. Ceux d’entre nous qui sont des spécialistes de ce domaine savent que la seule raison pour laquelle les personnes soignantes ont obtenu le droit à la résidence permanente, dans les années 1970, c’est parce qu’elles se sont mobilisées autour de la campagne des sept mères jamaïcaines. On ne leur a pas donné spontanément le droit de demander la résidence permanente et la citoyenneté canadienne, alors les personnes soignantes ont dû se mobiliser.

Je vais me faire l’écho de ce qu’a dit M. Hussan, qui a témoigné avec le groupe précédent. Il y a des groupes organisés qui font campagne pour les droits des personnes soignantes, et il est très important de les écouter et d’examiner leurs rapports pour veiller à ce que nos politiques correspondent à ce que veulent les personnes soignantes.

La sénatrice McPhedran : Merci aux témoins antérieurs et à nos témoins actuels. Nous sommes vraiment privilégiés de pouvoir compter sur des témoignages bien informés et fondés sur des données probantes, et je les trouve assurément très utiles.

Ma question porte sur les programmes actuels. Je pense connaître la réponse, mais j’aimerais vraiment que cela figure au compte rendu. Dans le cadre des programmes actuels, dont on dit qu’ils sont des programmes pilotes, est-ce qu’il existe un mécanisme permettant aux femmes qui participent à ces programmes — car ce sont majoritairement des femmes — de porter plainte pour discrimination fondée sur le genre, le sexe ou la race, conformément aux définitions des dispositions législatives en vigueur au Canada, que nous parlions des codes provinciaux des droits de la personne, par exemple, des codes du travail, ou de nos critères constitutionnels? Est-ce qu’elles disposent d’un mécanisme quelconque?

Mme Pratt : Je sais qu’il y a des années, une contestation fondée sur la Charte a échoué. Pour ce qui est des codes du travail, c’est une question délicate parce qu’ils relèvent de la compétence provinciale et qu’en Colombie-Britannique, ma province, le processus est axé sur les plaintes, ce qui individualise la procédure.

Mme Tungohan : Je pense que ce qu’a présenté Eugénie Depatie-Pelletier, du groupe de témoins précédent, est vraiment audacieux, et je lui ai parlé de cela aussi, de la possibilité de lancer une contestation judiciaire. Il est peut-être temps de saisir les tribunaux des problèmes systémiques que nous ne cessons de soulever.

Je sais que le gouvernement fédéral a mis en place une ligne d’assistance téléphonique pour les personnes soignantes qui sont victimes d’abus. Comme nous l’avons dit à l’époque — de même que des organisations comme Migrante et GABRIELA —, vous ne pouvez pas vous plaindre de votre situation au travail si...

La sénatrice McPhedran : Veuillez me pardonner de vous interrompre. Le temps qui nous est imparti est très court, et je tiens à ce que cette question soit consignée. Je vais essayer de formuler la question pour que vous puissiez répondre par oui ou par non. Les personnes, principalement des femmes, qui participent aux programmes actuels n’ont pas accès aux processus provinciaux de plaintes relatives aux droits de la personne ni aux processus fédéraux prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne. Est-ce oui ou non? Je crois connaître la réponse, mais...

Mme Tungohan : J’ai l’impression qu’en tant qu’universitaires, nous essayons toujours de caractériser les choses, mais c’est non. Il leur serait difficile de se prévaloir de cela.

La sénatrice McPhedran : Est-ce que nos deux témoins sont d’accord sur ce point? Je vois un hochement de tête.

Mme Pratt : J’aurais tendance à vouloir exprimer des réserves, mais si l’on se fie au passé, c’est non.

La sénatrice McPhedran : Merci beaucoup.

[Français]

La sénatrice Mégie : Merci à nos deux témoins. Je reviens sur la question des aides-soignants, mais je pense à ceux qui sont non qualifiés. Je me demande quel organisme fait le tri pour les faire venir pour occuper ces postes.

Lorsqu’on veut faire une réunification de la famille, je comprends qu’un membre de la famille fait la demande, tandis que là, on les appelle « travailleurs non qualifiés ». On pourrait les placer dans des emplois pour lesquels ils n’ont pas besoin de qualifications, mais si on les envoie dans un centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD), cela soulève des questions, comme l’a dit le sénateur Kutcher. Qui fait ce tri et qui décide de les envoyer en CHSLD? Le savez-vous?

[Traduction]

Mme Pratt : Madame Tungohan, vous avez peut-être plus à dire sur les soins à domicile, mais aucun de ces programmes ne fournirait de travailleurs à cette fin. Ce sont des programmes de soins à domicile que nous parlions.

[Français]

La sénatrice Mégie : Les soins à domicile, ce sont quand même des soins aux personnes âgées. Est-ce qu’ils reçoivent au moins une mini formation, quelque part, avant de commencer? Le savez-vous?

[Traduction]

Mme Pratt : Oui, et il y a assurément des exigences pour les aides familiaux résidants, qui s’occupent de personnes ayant des besoins médicaux importants. Une formation est requise pour les deux filières, en fait.

Mme Tungohan : Je ne comprends pas très bien. C’est peut-être la traduction, alors pardonnez-moi. Qu’est-ce qu’on entend par « non qualifié »?

[Français]

La sénatrice Mégie : C’est à vous que je poserais la question. Lorsque vous parlez de « travailleurs non qualifiés », qu’est-ce que cela veut dire? J’ai entendu dire, en même temps : ces personnes qu’on met aux soins, ce sont des infirmières dont on n’a pas reconnu les diplômes ou d’autres travailleuses dont on n’a pas reconnu les diplômes.

Comment le savez-vous? Comment obtenez-vous ces informations pour en arriver à dire que, puisqu’elle était infirmière dans son pays, ce n’est pas grave, on n’a pas besoin de lui donner de formation, on l’envoie donner des soins à domicile?

Je dois vous faire comprendre que quand vous dites « soins à domicile », cela dépend des tâches. Si elle passe la vadrouille, c’est une chose, mais si elle prend soin de quelqu’un, c’est une autre chose. Il faut un minimum de qualifications pour le faire. J’entends « non qualifiée », « infirmière ». Êtes-vous capable de m’expliquer cela?

[Traduction]

Mme Pratt : Une formation est requise pour chacune des catégories; les exigences en matière de formation sont différentes. Dans le premier cas, elles sont déterminées par l’employeur en fait, par le processus d’embauche. Un établissement de soins n’embaucherait pas de personnel dans le cadre de ces programmes.

Mme Tungohan : C’est certain. Selon les modalités du programme, vous ne pourrez même pas vous qualifier si vous ne répondez pas aux critères énoncés et, notamment, si vous n’avez pas une preuve de votre formation. Pour moi, les exigences du programme sont éloquentes. Bien sûr, les employeurs et les personnes soignantes tiennent des discours contradictoires, et je constate que les employeurs qui accusent les personnes soignantes de ne pas être qualifiées s’attendent en fait à ce qu’elles en fassent plus. Le programme lui-même s’appuie sur des règles techniques et comporte des critères. Pour être admis dans le programme, vous devez répondre à ces critères, et les qualifications entrent donc en jeu là aussi.

La sénatrice R. Patterson : Cette discussion est cruciale en raison de la crise des soins au Canada. Je vais poursuivre dans cette voie et parler de la reconnaissance des titres de compétences. Je peux sans doute aider ma collègue, la sénatrice Mégie, à ce sujet, car c’est le domaine dans lequel j’ai travaillé.

Nous savons que les gens doivent être qualifiés lorsqu’ils arrivent chez l’employeur. Nous devons absolument nous pencher sur la politique fédérale qui vise à faire passer un travailleur temporaire au statut de travailleur permanent. Le deuxième élément est la reconnaissance des qualifications. Il faut que les personnes qui font ce travail très sexospécifique et racisé, et moins bien rémunéré, puissent obtenir les titres de compétences, dans ce pays, et ainsi passer à un niveau supérieur, notamment sur le plan du salaire. Cependant, les titres de compétences sont normalement soumis à la réglementation provinciale. Qu’il s’agisse de préposés aux services de soutien à la personne de l’Ontario, pour qu’ils fournissent des soins, ou de personnes inscrites dans des collèges professionnels, il faut obtenir la reconnaissance de ces titres de compétences.

Nous avons ici deux éléments : une politique fédérale et une politique provinciale. Dans le cadre des recherches que vous avez menées, avez-vous examiné ce qui doit être fait pour concilier les deux? Avez-vous d’autres commentaires en particulier au sujet du racisme systémique dans notre façon de voir les titres de compétences? J’espère que vous comprenez ce que je veux dire.

Mme Pratt : Ce qui rend ces programmes complexes, c’est qu’ils touchent à tellement de politiques différentes. Tout à l’heure, Mme Tungohan disait que, lorsqu’on pense à ce qui se passe avec les jeunes, les programmes d’anglais langue seconde dans les écoles sont aussi un facteur. Nous nous retrouvons souvent à nous pencher sur les façons des provinces de reconnaître les titres de compétences des infirmières, des sages-femmes ou autres. Je dois dire que dans ma province, en Colombie-Britannique, les organisations professionnelles d’infirmières ont longtemps résisté à l’idée de reconnaître les titres de compétences acquis à l’étranger. Il y a eu du mouvement dans cette province, et je soupçonne que cela pourrait encore évoluer. Tout ce que je peux dire, c’est que je ne connais pas les détails de la situation actuelle en Colombie-Britannique, mais je pense que vous avez abordé une question très importante en ce qui concerne l’accréditation des sages-femmes et des infirmières, ainsi que les autres titres de compétences en soins de santé que possèdent les travailleurs d’ici. Lorsque j’ai fait mes recherches sur le Programme des aides familiaux résidants, j’ai constaté que 90 % des femmes qui venaient au Canada dans le cadre de ce programme avaient fait des études postsecondaires. Il y a donc beaucoup de titres de compétences à faire valoir. Il ne s’agit pas d’un groupe de travailleuses sans instruction.

Mme Tungohan : Si vous le permettez, j’ajouterai qu’en ce qui concerne les programmes pilotes, on a apporté entre autres un changement de politique qui me laisse perplexe : on impose un critère linguistique qui est en fait très élevé, ainsi qu’un critère d’études postsecondaires d’un an au Canada qui expire dans cinq ans. Cette exigence n’existait pas dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants. Ce que nous constatons, c’est que, pour satisfaire à ces exigences, les femmes — tout en s’occupant de leurs enfants — suivent des cours postsecondaires et paient les frais exigés des étudiants étrangers pour satisfaire à ces nouveaux critères. C’est troublant.

Je pense également qu’il y a beaucoup d’argent à faire avec la migration. Il existe toute une industrie de la migration. Pour faire évaluer vos compétences, vous devez vous adresser à des entreprises comme WES et à d’autres organismes d’accréditation qui vous demandent encore plus d’argent. Il y a cet effet de cascade où vous devez continuer à payer de votre poche pour prouver que vous pouvez faire le travail que vous faites déjà.

La sénatrice Moodie : J’aimerais vous demander de répéter ce que vous venez de dire, juste pour que ce soit bien en évidence. Il s’agit de toute la question des frais de scolarité exigés des étudiants étrangers que les travailleurs temporaires doivent payer pour poursuivre leurs études, suivre une formation en anglais ou autre. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là? Ici, au Canada, les gens paient-ils plus qu’ils ne le devraient pour une formation de base? Ces frais sont-ils plus élevés que pour un Canadien qui voudrait suivre la même formation?

Mme Tungohan : Absolument. L’éducation internationale coûte cher. Certaines personnes soignantes que nous avons interrogées, pour répondre ne serait-ce qu’aux critères d’anglais, doivent aller dans une école de langue qui demande des sommes exorbitantes. Certaines personnes font partie d’une organisation — comme Migrante Alberta, qui fait un travail fantastique dans ce domaine —, et l’organisation fournit la formation en anglais gratuitement. Cependant, l’accès à de tels services n’est pas universel.

Je pense également que pour satisfaire aux exigences canadiennes en matière d’études postsecondaires, certaines personnes soignantes qui ont obtenu l’équivalent dans leur pays doivent quand même convaincre l’organisme d’accréditation que les qualifications qu’elles ont acquises dans leur pays correspondent aux exigences canadiennes. Si l’organisme d’accréditation estime que ce n’est pas le cas ou que la formation n’est pas l’équivalent d’une année d’études postsecondaires au Canada, la personne doit payer les frais de scolarité exigés des étudiants étrangers pour poursuivre sa formation. J’espère que ce que je dis est compréhensible.

La sénatrice Moodie : C’est très clair. J’essaie de comprendre. Est-ce que nous fournissons de l’aide aux gens à cette fin?

Mme Pratt : Non.

Mme Tungohan : Non.

La sénatrice Moodie : Exactement. Merci beaucoup.

Mme Pratt : J’aimerais ajouter qu’il y a aussi une prolifération d’universités ou de collèges privés qui proposent des formations pour les soins à domicile, encore une fois très coûteuses. Ce sont des cours de six mois qui forment les gens à faire le travail qu’ils font déjà.

La sénatrice Moodie : Je suis au courant de tout cela, mais je pose ces questions parce que je veux que cette information soit consignée.

La présidente : J’aimerais approfondir un peu cette question. Je vais le dire de sorte que cela figure au compte rendu. La personne soignante qui est ici comme résidente temporaire — qui n’est pas encore résidente permanente — et qui souhaite suivre un cours dans un collège communautaire ou une université doit payer les frais de scolarité exigés des étudiants étrangers, et non les frais exigés des étudiants canadiens. Est-ce bien cela?

Mme Tungohan : Oui.

La présidente : Merci.

La sénatrice Bernard : J’aimerais aussi des éclaircissements au sujet de la reconnaissance des titres de compétences étrangers. Vous avez toutes deux mentionné que bon nombre de ces travailleurs étrangers temporaires ont fait des études postsecondaires dans leur pays d’origine. Diriez-vous que le pays d’origine a une incidence sur la reconnaissance ou non de ces titres de compétences? Par exemple, une personne qui vient d’un pays plus racisé va-t-elle avoir plus de difficulté à faire reconnaître dans notre pays les études postsecondaires qu’elle a faites dans son pays d’origine?

Mme Tungohan : Je dirais que oui. Il y a une hiérarchie dans la façon dont le Canada évalue les titres de compétences obtenus à l’étranger. Un diplôme obtenu aux Philippines ne sera pas considéré comme équivalent à un diplôme obtenu au Canada. Oui, on constate une hiérarchie, absolument.

La sénatrice Bernard : Est-ce que c’est une forme de racisme systémique? Il y avait une question de suivi. Je ne crois pas qu’elles l’aient entendue, madame la présidente.

La présidente : Je vous en prie.

La sénatrice Bernard : Je voulais savoir en plus s’il s’agit d’une forme de racisme systémique.

Mme Pratt : Je dirais que oui.

La présidente : Madame Tungohan, vous devez faire plus que hocher la tête pour que votre réponse soit consignée.

Mme Tungohan : Oui, absolument. C’est une forme sans équivoque de racisme systémique.

La sénatrice Bernard : Merci.

Le sénateur Kutcher : La reconnaissance des titres de compétences est une possibilité, mais ce n’est pas la seule. J’ai aimé vos idées concernant les évaluations axées sur les compétences. On peut ainsi contourner le problème du traitement inégal des titres de compétences acquis à l’étranger, peu importe la façon dont ces titres ont été obtenus. Est-ce qu’il y a, pour les personnes qui arrivent, des programmes adéquats d’évaluation axée sur les compétences qui permettraient de déterminer si elles possèdent des compétences particulières, quels que soient leurs titres de compétences?

Mme Tungohan : Est-ce que je peux vous demander de répéter la première partie de la question? Ce n’était pas clair.

Le sénateur Kutcher : Bien sûr. Il existe de nombreuses façons de déterminer si une personne exerçant une profession peut réellement accomplir le travail qu’elle doit faire. L’une de ces façons est la reconnaissance des titres de compétences, mais il y a, à cet égard, des problèmes que nous connaissons tous. Il existe une autre méthode, l’évaluation axée sur les compétences. Indépendamment de l’origine des titres de compétences, la personne est soumise à la même évaluation axée sur les compétences et obtient ainsi un diplôme à l’issue de cette évaluation. Je suis médecin, et c’est ainsi que les choses ont évolué dans notre domaine. Est-ce qu’il y a quelque chose de similaire pour les préposés aux services de soutien à la personne, entre autres, de sorte que ces personnes puissent facilement avoir accès aux évaluations axées sur les compétences et exercer la profession de leur choix? Est-ce qu’il y a suffisamment de programmes de cette nature?

Mme Tungohan : Je n’ai jamais entendu parler de tels programmes. Nous nous éloignons en ce moment du Programme des aides familiaux pour maintenant nous concentrer sur les préposés aux services de soutien à la personne et les aide-soignants, ce qui vient clarifier les choses. Beaucoup d’aides familiaux résidants finissent par travailler comme PSSP, mais même si ces personnes terminent le Programme des aides familiaux, si elles montrent qu’elles ont réussi à s’occuper d’une famille ou de personnes âgées, les employeurs sont nombreux à préférer quand même qu’elles suivent un cours de PSSP. Ce n’est donc pas axé sur les compétences, mais bien, comme toujours, sur les titres de compétences. Vous devez toujours avoir un certificat qui prouve que vous avez obtenu un diplôme de tel collège et que vous avez suivi un cours de PSSP. Je n’ai pas entendu parler d’évaluation axée sur les compétences. Tout ce que j’ai entendu, c’est que les titres de compétences sont ce qu’il y a de plus important pour que les gens obtiennent un emploi dans le domaine des soins de longue durée.

Le sénateur Kutcher : C’est très étroit.

Mme Pratt : C’est la même chose en Colombie-Britannique. Je n’ai pas entendu parler d’une évaluation axée sur les compétences.

La présidente : J’ai quelques questions à poser, à moins qu’il y ait d’autres intervenants. Mes propos susciteront peut-être d’autres questions.

J’aimerais revenir sur la question du langage. Nous qualifions ces travailleurs de « peu qualifiés, non qualifiés, non spécialisés », et ce langage est omniprésent dans le discours de nos programmes d’immigration. Je sais que les mots et les étiquettes ont un impact énorme sur la façon dont nous percevons les gens dans notre imaginaire. Recommanderiez-vous au gouvernement du Canada de remplacer les mots « travailleurs peu qualifiés et non qualifiés » par les mots « travailleurs essentiels » dans ses politiques d’immigration?

Mme Pratt : Oui, tout à fait.

Mme Tungohan : Absolument.

La présidente : Je cherche une lueur d’espoir ici parce que nous avons entendu des choses pas mal dévastatrices pendant ces deux heures, à savoir que le racisme et la discrimination imprègnent les systèmes gouvernementaux de notre pays, qui est considéré comme l’un des pays les plus libres au monde.

La prestation de soins est une profession très demandée dans d’autres régions du monde également. Mis à part les États-Unis et les Émirats, Singapour et Hong Kong, pouvez-vous nous dire, d’après vos recherches, si vous connaissez d’autres pays — peut-être la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Allemagne — qui ont pris des mesures que nous devrions examiner?

Mme Tungohan : Ce que je m’apprête à dire risque de susciter la controverse, mais je pense que l’Allemagne, par exemple, a instauré des programmes de régularisation massive. Je dirais que bon nombre des personnes soignantes qui ont perdu leur statut n’y étaient pour rien. Elles ont tout essayé. Je connais des femmes qui ont fait le test de compétences linguistiques en anglais à sept reprises, mais elles ont échoué chaque fois. Elles n’arrivent pas à obtenir le niveau 5, qui est en fait plus élevé que celui exigé pour certains des autres volets de l’immigration permanente. Ce ne sera peut-être pas possible en raison des programmes politiques actuels, mais pourquoi ne pouvons-nous pas envisager un programme de régularisation massive pour les travailleurs sans papiers qui sont déjà ici? C’est ce qu’a fait l’Allemagne. Je fais exprès de provoquer des réactions, mais j’espère que cela donnera matière à réflexion à tous les sénateurs ici présents.

Mme Pratt : Pendant la pandémie de COVID, l’Irlande a servi de modèle, mais je crois vraiment que le Canada peut devenir un chef de file dans ce domaine. Nous pourrions sans doute citer quelques exemples isolés, mais je suis convaincue que notre pays peut faire preuve de leadership.

La présidente : Le programme de régularisation pour les travailleurs de la construction a été annoncé récemment; on parle de 10 000 travailleurs de la construction, et c’était il y a environ un mois. Recommanderiez-vous, dans ce cas, qu’on envisage également un programme spécial de régularisation pour les personnes soignantes?

Mme Pratt : Oui. Je pense que ce serait un programme de régularisation à très faible risque.

Mme Tungohan : Je suis tout à fait d’accord. Le risque est faible, car les soignants sont déjà ici. À mon avis, un tel programme de régularisation ne devrait pas les obliger à présenter des documents supplémentaires dans le cadre de leur demande, comme c’est le cas dans la voie d’accès de la résidence temporaire à la résidence permanente. Comme vous l’avez dit, le Canada profiterait d’un programme de régularisation massive, semblable à celui de la Grèce. C’est une situation gagnante pour le Canada, pour les soignants et pour les familles également. Je suis une maman, et je ne saurais vous dire à quel point il est important d’avoir le personnel nécessaire pour la garde de mes enfants.

La présidente : Je tiens à remercier nos témoins, Mme Pratt et Mme Tungohan. Nous vous sommes très reconnaissants de votre participation enthousiaste. Nous avons beaucoup appris.

Nous poursuivrons notre étude à la prochaine réunion, qui aura lieu demain matin à 11 h 30.

(La séance est levée.)

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