LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE L’ÉNERGIE, DE L’ENVIRONNEMENT ET DES RESSOURCES NATURELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 27 novembre 2025
Le Comité sénatorial permanent de l’énergie, de l’environnement et des ressources naturelles se réunit aujourd’hui, à 8 h 1 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, afin d’en faire rapport, la question de l’industrie du pétrole extracôtier de Terre-Neuve-et-Labrador.
La sénatrice Joan Kingston (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Avant de commencer, j’aimerais demander à tous les sénateurs de consulter les cartes sur la table pour connaître les lignes directrices sur la prévention des incidents acoustiques. Gardez votre oreillette loin du microphone en tout temps. Ne touchez pas le microphone. Les microphones seront activés et désactivés par le pupitreur. Enfin, veuillez éviter de manipuler votre oreillette lorsque votre microphone est activé. Les oreillettes devraient être dans l’oreille ou placées sur l’autocollant désigné à chaque siège. Merci de votre coopération.
[Français]
Je voudrais commencer par reconnaître que la terre sur laquelle nous nous réunissons est le territoire traditionnel, ancestral et non cédé de la nation algonquine anishinabe.
[Traduction]
Je suis Joan Kingston, sénatrice du Nouveau-Brunswick et présidente du Comité sénatorial permanent de l’énergie, de l’environnement et des ressources naturelles. Je demanderais à mes collègues de se présenter.
[Français]
La sénatrice Verner : Josée Verner, du Québec. Je suis vice‑présidente du comité.
[Traduction]
Le sénateur D. M. Wells : David Wells, de Terre-Neuve-et-Labrador.
Le sénateur Fridhandler : Daryl Fridhandler, de l’Alberta.
La sénatrice McCallum : Mary Jane McCallum, du territoire visé par le Traité no 10, au Manitoba.
Le sénateur Lewis : Todd Lewis, de la Saskatchewan.
[Français]
La sénatrice Youance : Suze Youance, du Québec.
Le sénateur Aucoin : Réjean Aucoin, de la Nouvelle-Écosse.
La sénatrice Miville-Dechêne : Julie Miville-Dechêne, du Québec.
[Traduction]
La présidente : J’aimerais souhaiter la bienvenue à tous ceux qui sont avec nous aujourd’hui, ainsi qu’à ceux qui écoutent nos délibérations en ligne à sencanada.ca.
Aujourd’hui, conformément à l’ordre de renvoi reçu du Sénat le 8 octobre, nous poursuivons notre étude sur l’industrie du pétrole extracôtier de Terre-Neuve-et-Labrador.
Nous sommes ravis d’accueillir aujourd’hui notre premier témoin. De la société Oil and Gas Corporation of Newfoundland and Labrador, nous recevons Jim Keating, directeur général, par vidéoconférence.
Monsieur Keating, bienvenue et merci d’être ici ce matin. Vous disposerez de cinq minutes pour faire votre déclaration liminaire, après quoi nous tiendrons une période de questions et réponses avec les sénateurs. Monsieur Keating, la parole est à vous.
Jim Keating, directeur exécutif, Oil and Gas Corporation of Newfoundland and Labrador : Merci, honorables sénateurs, de votre invitation à témoigner aujourd’hui.
L’industrie pétrolière et gazière extracôtière de Terre-Neuve-et-Labrador est la pierre angulaire de l’économie de la province et constitue un atout énergétique stratégique pour le Canada. L’exploitation responsable de ces ressources de calibre mondial renforce notre sécurité énergétique, crée des emplois et fait du Canada un chef de file mondial dans l’approvisionnement de la forme d’énergie la plus répandue que l’être humain consomme.
Notre industrie extracôtière est unique et concurrentielle à l’échelle mondiale. J’aimerais souligner cinq secteurs où nous nous distinguons de ce que nous considérons être le pilier de l’industrie pétrolière et gazière canadienne, soit les sables bitumineux de l’Alberta.
Premièrement, nous disposons d’un modèle de gouvernance solide et nous sommes gérés conjointement en vertu de l’Accord atlantique, une entente fédérale-provinciale qui offre des possibilités uniques, mais qui représente parfois un obstacle lorsque nous traitons avec des entreprises internationales qui essaient de comprendre la panoplie d’organismes gouvernementaux et le processus réglementaire qu’elles doivent suivre.
Plus particulièrement, dans le cadre de mon travail qui consiste à attirer des investissements étrangers directs, quel est le rôle en matière de promotion de nos activités extracôtières en tant que secteur de choix pour investir, et comment le Canada et Terre-Neuve coordonnent-ils leurs efforts à cet égard? Il y a une certaine différence.
Deuxièmement, notre pétrole à faible intensité carbonique et concurrentiel est reconnu dans le monde entier. L’un des principaux producteurs de ces hydrocarbures avantageux, Equinor, est en mesure de créer un projet de calibre mondial avec de faibles émissions de 8 à 10 kilogrammes par baril. C’est une intensité énergétique qui fait des envieux et qui représente près de la moitié de la moyenne mondiale.
Troisièmement, nous avons un potentiel de ressources énormes. Nous avons produit plus de 1,2 milliard de barils jusqu’à présent. Nous avons obtenu un permis d’exploitation pour seulement 10 % de nos bassins sédimentaires extracôtiers. Nous sommes qu’au tout début de notre évolution.
Mon entreprise a investi plus de 160 millions de dollars dans des programmes de géosciences pour réduire les risques liés à cette base de ressources. Grâce à 10 années de collecte de données géophysiques et d’évaluations des ressources, nous avons établi que nous avons le potentiel de produire 50 milliards de barils supplémentaires et plus de 100 billions de pieds cubes de gaz naturel. Cela signifie que 15 à 20 projets additionnels pourraient être mis sur pied en plus des quatre que nous avons déjà, si nous disposions d’un secteur d’exploitation dédié et dynamique.
Quatrièmement, nous sommes un intervenant mondial dans le secteur de l’énergie. Le pétrole extracôtier de Terre-Neuve-et-Labrador est exporté à 100 % à l’international, dont environ 50 % vers les marchés européens et le reste vers les États-Unis.
Historiquement, nous avons vendu notre pétrole à la raffinerie au Nouveau-Brunswick. Mais depuis un an, et probablement dans un avenir prévisible, c’est 100 % d’exportations internationales.
Enfin, l’un des facteurs de différenciation dans le domaine de l’exploration en particulier, c’est que les décisions sont prises dans des salles de conférence internationales, et non celles du Canada. Il n’y a aucune société pétrolière et gazière, à part Cenovus et ses opérations en Chine, qui souhaite participer à l’exploration en eau profonde.
Nous ciblons 15 à 20 sociétés de prospection mondiales, dont seulement trois ont des plans d’exploration pour Terre-Neuve-et-Labrador. Notre base de ressources offre un potentiel important, et nous avons l’occasion d’attirer des investissements étrangers directs.
Pour conclure, je dirais que la contribution au secteur pétrolier et gazier ne doit pas être sous-estimée. Les sociétés ont investi 7,4 milliards de dollars dans le secteur jusqu’en 2024. En 2023, notre PIB avait augmenté de 7,4 milliards de dollars pour une économie d’un demi-million de personnes. Cela représente 22 % du PIB réel et 15 % du budget du gouvernement provincial. En effet, le secteur représente le fondement de l’économie de la région.
Enfin, en ce qui a trait aux avantages directs, plus de 29 milliards de dollars de redevances ont été versés au gouvernement provincial depuis le projet Hibernia en 1997. Pour la première fois en 25 ans, nous n’avons aucun puits d’exploration extracôtier et nous n’en verrons probablement pas en 2026 ou en 2027 non plus. C’est une situation sans précédent.
Les stratégies que nous avions mises en place et qui nous avaient permis d’attirer 4 milliards de dollars d’engagements en matière d’exploration de 2015 à 2020, et plus de 14 sociétés, ont été suspendues. Nous cherchons maintenant un pivot, un tournant.
Nous croyons que les récentes annonces et discussions relatives à la révision ou même à l’élimination des plafonds d’émissions représentent une bonne étape parce que lorsque je voyage à l’étranger, c’est la principale raison que me donnent les sociétés pour ne pas investir dans l’exploration extracôtière.
Ici, au pays, nous devons aller de l’avant avec le projet Bay du Nord. Lorsque ces deux mesures seront prises, les investissements augmenteront et nous retrouverons les activités d’exploration que nous avons connues en 2017, 2018 et 2019.
Je vais en rester là, et je répondrai avec plaisir à vos questions.
La présidente : Merci, monsieur Keating. Les sénateurs souhaitent maintenant vous poser des questions.
Le sénateur D. M. Wells : Merci. Avant de poser mes questions, je tiens à souligner que je connais M. Keating professionnellement depuis quelques années, et que ses contributions au secteur pétrolier de Terre-Neuve-et-Labrador sont inestimables. Je tiens à le remercier publiquement pour son service à l’égard de notre province et de notre pays.
Monsieur Keating, quels sont les principaux obstacles réglementaires qui nuisent à la croissance de notre secteur? Vous avez dit qu’aucun permis d’exploration n’avait été octroyé pour 2026 et qu’il n’y en aurait peut-être aucun pour 2027, une fois la période de soumission passée. Quels sont les principaux obstacles auxquels nous faisons face?
M. Keating : Comme je l’ai dit dans ma déclaration préliminaire, ce sont les plafonds d’émissions. Je ne veux pas insister sur le sujet, parce que j’espère que nous pourrons passer par-dessus. Mais toutes les sociétés auxquelles j’ai parlé citent les plafonds d’émissions à titre d’obstacle. On le constate dans tous les modèles qui sont élaborés. Le projet Bay du Nord aurait pu déjà être lancé, mais étant donné la structure des plafonds d’émissions, à la sixième ou septième année de production, les sociétés d’exploitation extracôtière auraient non seulement franchi les premières limites d’émissions et dû subir des pénalités, mais elles auraient atteint un niveau punitif. En fait, l’un des projets aurait dû être abandonné. Il est difficile de comprendre les méthodes utilisées pour octroyer les contrats et faire un choix parmi une myriade d’exploitants, ce qui signifie qu’il n’y a pas de place pour un cinquième projet.
C’est une raison fatale, mais je vais vous parler d’une situation encore plus problématique. Nous croyons que la protection des océans est essentielle et que les zones de protection marine le sont aussi pour le bien-être du Canada à titre d’écosystème sécuritaire et vibrant, et nous croyons qu’il est important de faire preuve de responsabilité sur la scène internationale. Toutefois, nous avons une zone extracôtière de 1,8 million de kilomètres carrés, et seulement 10 % de cette zone est autorisée.
Au cours de la phase des discussions sur la zone de protection marine, les sociétés ont été consultées et on leur a présenté des cartes où étaient désignées de grandes zones extracôtières qui contiennent des aires de production et d’exploration. Tandis que le Canada évalue les zones de protection marine dans ces aires de production à fort potentiel, les sociétés restent sur la touche et ne sont pas prêtes à investir ou à s’engager.
Ce sont là les deux principaux obstacles qui font en sorte que les sociétés ne présentent pas de soumissions en matière d’exploration, parce que comme elles n’arrivent pas à voir l’aboutissement de leurs investissements, elles préfèrent aller ailleurs, tout simplement.
Le sénateur D. M. Wells : Merci. Pourriez-vous nous parler aussi du potentiel dans le domaine gazier? À Terre-Neuve-et-Labrador, on parle beaucoup du pétrole parce que c’est notre source de revenus, mais qu’en est-il du potentiel gazier? Quelles mesures devrions-nous prendre pour pouvoir l’exploiter?
M. Keating : Le potentiel gazier est immense. Comme je l’ai dit dans ma déclaration préliminaire, il est d’environ 100 billions de pieds cubes. Pour mettre les choses en perspective, le développement gazier de Sable, au large de la Nouvelle-Écosse, a été en activité pendant environ 15 ans avec seulement 3 billions de pieds cubes de gaz naturel. Je crois qu’il y a deux sources de développement gazier, et elles sont très importantes pour nos partenaires d’exportation de l’Europe en particulier.
L’une de ces sources est celle des Grands Bancs, où le gaz s’est accumulé dans les quatre champs de production. À l’heure actuelle, l’accès à ces molécules de gaz est très faible, et est réparti entre plusieurs sociétés. Le volume se situe tout juste en dessous du seuil économique. Toutefois, alors que nous procédons à la production et que le gaz n’est plus utilisé comme un support de pression pour la production pétrolière et que nous purgeons ces réservoirs, il est possible de monnayer le gaz. Il faudrait faire un effort de normalisation des intérêts dans le bassin dans son ensemble, afin d’harmoniser les intérêts commerciaux et de bien nous positionner pour réaliser ce projet gazier.
J’aimerais souligner un point que l’on aborde rarement : nous avons environ 24 puits potentiels qui correspondent à au moins 1 milliard de barils ou 6 à 7 billions de pieds cubes, et qui attendent d’être forés. D’après les données géophysiques émanant de l’activité sismique, il est difficile de déterminer s’il s’agit d’eau, de pétrole ou de gaz. Il faut forer le puits pour le savoir.
Un puits de cette taille — 7 billions de pieds cubes ou plus — donne immédiatement lieu au développement du GNL. C’est le seuil que cherchent les multinationales.
Bien que nous voulions développer les ressources gazières du bassin Jeanne d’Arc, il se peut que nous découvrions une importante source gazière et que du jour au lendemain, nous ayons un scénario d’exportation du GNL qui rivaliserait avec tous les projets auxquels nous songeons sur la côte Ouest à l’heure actuelle.
Le sénateur D. M. Wells : Merci beaucoup, monsieur Keating.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Monsieur Keating, merci d’être avec nous ce matin. J’aimerais vous parler d’un point de vue environnemental. Terre-Neuve-et-Labrador se vante de son pétrole, qu’il qualifie de « propre ». Cependant, plus de la moitié du pétrole de cette province est du pétrole lourd, selon Statistique Canada, ce qui exige plus de raffinage.
J’aimerais savoir ceci : considérez-vous que cette situation peut nuire aux ventes de pétrole, dans la mesure où le pétrole léger est celui qui est peut-être davantage favorisé par les acheteurs actuellement?
Vous parlez aussi de 15 à 20 projets potentiels qui pourraient surgir si la situation changeait. Est-ce que l’on parle ici de pétrole lourd ou léger? Pourriez-vous essayer de m’expliquer la distinction entre les deux et me parler de la suite des choses?
[Traduction]
M. Keating : On parle surtout d’un mélange léger. Dans le jargon des sociétés pétrolières et gazières, c’est entre 28 et 36 API, ce qui signifie généralement que le niveau d’effort — et donc d’énergie et d’émissions — nécessaire pour raffiner le pétrole selon diverses catégories est inférieur à celui requis pour la plupart des autres types. C’est en partie la raison pour laquelle notre pétrole brut se vend plus cher que le Brent. Le prix du Brent aujourd’hui est d’environ 61 $. Nous vendons une partie de notre pétrole brut extracôtier à 62 ou 63 $ parce que certaines raffineries en Europe sont équipées pour prendre ce pétrole plus léger et cherchent à obtenir le nôtre; elles nous paient un supplément. Le projet Bay du Nord n’est pas différent : il entrera dans cette catégorie.
Notre seul projet où le pétrole est plus lourd est celui d’Hebron, et même dans ce cas, à 28 API, il est considéré sur la scène mondiale comme faisant toujours partie du premier tiers supérieur du pétrole brut, même si nous le considérons comme du pétrole lourd.
Pour nous, avec nos réservoirs et tous les milieux géologiques dans lesquels ils se trouvent, nous croyons qu’à mesure que nous progresserons et que nous ferons d’autres découvertes, nous serons constamment alimentés par ces roches mères où se forme le pétrole brut, ce qui sous-entend le niveau de qualité que vous avez mentionné. C’est une façon simplifiée de décrire la situation.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Absolument. Alors pourquoi, selon les données de Statistique Canada, le pétrole extrait à Terre-Neuve-et-Labrador est-il constitué à 50 % de pétrole lourd?
[Traduction]
M. Keating : Je vais tenter de comprendre la question. Tout le pétrole est brut, et est ce qu’on appelle du pétrole léger — 28 API et plus — par opposition au pétrole de l’Alberta, qui se situe entre 15 et 24 API. Il n’y a pas de bitume dans la zone extracôtière. Le pétrole est très visqueux et facile à raffiner.
La sénatrice Miville-Dechêne : C’est une question très technique, qui dépasse un peu mes compétences. D’après ce qu’on nous a dit — et vous l’avez dit également —, le projet est au point mort. Croyez-vous qu’il reprendra? Mis à part le projet de Bay du Nord, aucun autre projet n’a été lancé.
M. Keating : Je participe à certaines des discussions au sujet de Bay du Nord. Dans l’intérêt des négociations, je n’en dirai pas trop, mais ce que je peux dire, c’est que je fais ce métier depuis 30 ans. J’ai vu les obstacles auxquels les entreprises font face. J’ai vu les positions qu’elles adoptent avec les gouvernements successifs en ce qui concerne les retombées industrielles, les conditions fiscales et même les capitaux propres et la propriété de l’État.
À l’heure actuelle, je ne vois rien d’insurmontable. Je pense que les entrepreneurs, les exploitants et le gouvernement sont sur la même longueur d’onde. Même si nous avons encore des discussions difficiles à avoir, je pense que tout le monde s’entend pour dire que cela devrait se faire.
Je suis très optimiste et je crois que d’ici quelques mois — il y a des dates clés que l’exploitant doit respecter pour s’engager dans ce projet, et je pense que la province est tout à fait attentive à cela —, nous verrons ce projet aller de l’avant.
La sénatrice Miville-Dechêne : Quel est le principal obstacle?
M. Keating : À l’heure actuelle, le principal obstacle, c’est que le nouveau gouvernement s’est engagé à créer des emplois auprès des syndicats. C’est un élément important. J’ai mentionné trois éléments : les conditions fiscales, les retombées industrielles et, dans ce cas-ci, les capitaux propres de l’État.
Comme le projet est modeste sur le plan économique — parce qu’il est en eau profonde, loin des côtes et qu’il n’y a pas autant de barils pour le projet Bay du Nord que pour le projet Hebron, par exemple —, l’entreprise doit faire le choix d’appliquer une approche commerciale conforme à un modèle de location où les installations sont habituellement construites en Asie du Sud-Est dans de grands chantiers pour réduire les coûts, puis elles sont amenées ici et raccordées. Il n’y a pas beaucoup de possibilités de retombées locales. C’est là que le bât blesse.
La province veut détenir une partie importante des emplois, que ce soit pour les travaux sur les installations mêmes — c’est un navire flottant — ou dans la mer, ou une combinaison des deux. À l’heure actuelle, l’entreprise veut répondre à cette exigence. Je pense qu’il y a simplement une différence dans les attentes quant à la mesure dans laquelle cette demande est satisfaite.
La sénatrice Miville-Dechêne : Merci.
[Français]
Le sénateur Aucoin : Monsieur Keating, si jamais cela allait de l’avant, vous avez parlé de menaces ou de choses qui pourraient empêcher l’exportation. Est-ce que l’article 56 du projet de loi C-49 vous pose problème? Pourriez-vous en discuter? On a entendu des témoins nous dire que l’article 56 du projet de loi C-49 leur posait problème, parce que le gouvernement pourrait intervenir. Je peux vous expliquer cela davantage, si vous le souhaitez.
[Traduction]
M. Keating : Pouvez-vous me rappeler ce que dit l’article 56?
[Français]
Le sénateur Aucoin : Absolument. C’est que le gouvernement, pour des raisons particulières, notamment des raisons ayant trait aux changements climatiques, pourrait intervenir et développer des projets d’intérêt national, mais aussi empêcher ou mettre un frein à certains développements, si jamais ils risquaient d’aggraver certains changements climatiques, par exemple.
[Traduction]
M. Keating : Oui, merci. Je suis maintenant bien au courant de cet article.
Dans l’ensemble, lorsque l’on examine l’intégralité de l’Accord atlantique — et les différents changements qui ont été apportés au cours des dernières années —, plusieurs personnes, et en particulier les membres de l’industrie, pourraient percevoir une dérogation à l’équilibre entre les intérêts de la province, en tant que propriétaire fiscal ou bénéficiaire de la primauté des avantages, et l’intérêt national en ce qui concerne, en grande partie, la protection de l’environnement. Il y a toujours l’intention.
Cela pourrait faire pencher la balance de façon unilatérale. Par exemple, si je suis un investisseur et que je conclus une entente avec le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador sur les avantages, les conditions fiscales et un plan de production, des facteurs au-delà du contrôle de l’entreprise ou du gouvernement pourraient inciter le fédéral à prendre des mesures générales, voire des mesures précises, à l’égard d’un actif. Encore une fois, cela donne lieu à une incertitude qui n’existait pas auparavant.
Dans l’ensemble, si nous considérons que les organismes de réglementation font bien leur travail — c’est ce que je considère —, alors ce n’est pas un problème. Les manifestations se limitent donc aux éléments techniques — la thermodynamique et la science de l’environnement —, avec lesquels les entreprises sont capables de composer. Leurs modèles économiques sont suffisamment solides pour faire face à la situation.
Ce qui est frappant, c’est que, lorsqu’on y ajoute la perception d’une animosité anti-production et anti-création à l’égard des combustibles fossiles, cela semble être un moyen détourné d’adopter une approche unilatérale à l’égard du climat qui ne répond peut-être pas aux besoins du monde, et encore moins à ceux du Canada ou des groupes d’investissement.
Je pense qu’ils jugent que les plafonds d’émissions ne présentent aucun avantage pour les émissions mondiales — qui viendront d’ailleurs —, mais qu’ils sont associés à un angle national ou politique. Je pense que cette disposition ouvre la porte à certaines vulnérabilités dont j’entends parler de temps à autre.
Le sénateur Lewis : Monsieur Keating, nous vous remercions de comparaître devant nous aujourd’hui.
Lorsque vous parlez du GNL et de son potentiel avec les marchés émergents en Europe, et de la perspective européenne voulant qu’il s’agisse d’un carburant de transition — comme on l’appelle maintenant alors que l’on va de l’avant avec le développement nucléaire, entre autres —, les entreprises canadiennes souhaitent-elles mettre en place des ports de GNL ou le transporter; le fabriquer? Constatez-vous un intérêt de la part des entreprises canadiennes à cet égard? Est-ce qu’il est aussi question des multinationales?
M. Keating : Ce serait surtout des multinationales. Les entreprises canadiennes sont pour la plupart dans l’Ouest. Elles y exploitent les sables bitumineux et le gaz naturel classique au pied des Rocheuses, et cherchent à exporter le GNL vers l’ouest.
Des entreprises européennes qui ont établi des chaînes logistiques avec les États-Unis s’intéressent toutefois à nos ressources sur la côte Est. Nos voisins du Sud sont désormais le principal fournisseur de gaz naturel en Europe, une position qu’ils ont ravie à la Russie.
Puisque le Canada a une géologie semblable à celle des États-Unis et sensiblement les mêmes accès au marché européen, pourquoi n’exploiterait-il pas le gaz naturel sous-marin sur la côte Est? Ce serait certainement un bon moment pour le faire, pour la sécurité de l’Europe et vu le contexte géopolitique.
De plus en plus, des entreprises s’intéressent, non pas à notre potentiel pétrolier, mais gazier. C’est un développement positif. Ce sont pour la plupart des entreprises qui ont surtout découvert, au cours des cinq à sept dernières années, des gisements gaziers dans le monde entier. C’est une tendance qui se profile en faveur du gaz naturel.
Je veux m’assurer que Terre-Neuve-et-Labrador soit bien placée, à la fois sur le plan stratégique et réglementaire, pour accueillir ces entreprises. Le cadre financier doit se prêter à la production gazière, et il nous faut bien connaître le potentiel de notre sous-sol marin pour attirer l’investissement des entreprises.
Avec l’avènement de l’intelligence artificielle et la multiplication des centres de données, on se sert de plus en plus du gaz naturel comme source d’énergie, le charbon n’ayant plus la cote. Il faut qu’on réponde à cette demande, et je crois que nos ressources nous permettent de le faire.
Le sénateur Lewis : J’imagine que c’est pour cela qu’il n’y a pas d’entreprises canadiennes au large de Terre-Neuve. Ai-je bien compris qu’elles n’exploitent pas le gaz naturel sous-marin?
M. Keating : Il y a, en fait, deux grandes sociétés canadiennes au large de la province, soit Suncor et Cenovus, mais elles sont dans l’extraction du pétrole. Nous avons d’ailleurs célébré hier le 20e anniversaire de la plateforme White Rose, exploitée par Cenovus. C’est un anniversaire marquant.
Ces deux sociétés s’intéressent surtout au pétrole en ce moment. Elles ne sont pas spécialisées dans la recherche en eau profonde, et n’exploitent pas de forages en eau profonde dans le monde entier. Ce créneau appartient aux Exxon Mobil, Equinor, BP et Total de ce monde. Ce sont elles qui forent de 40 à 50 % des puits en eau profonde et de 60 à 70 % des nouveaux champs gaziers. Ce sont ces sociétés-là que nous cherchons à courtiser.
Le sénateur Lewis : Merci.
La sénatrice McCallum : Merci pour vos remarques liminaires. Les permis d’exploitation pour le projet Bay du Nord ont été contestés au motif que l’évaluation environnementale n’a pas suffisamment tenu compte des effets cumulatifs du trafic de pétroliers à l’extérieur de la zone de sécurité et que les communautés autochtones n’avaient pas été bien consultées.
Est-il important, d’après vous, que cette question soit résolue avant d’entreprendre des travaux de recherche pour 15 à 20 projets de plus? Quel est le carburant utilisé par ces pétroliers? Quels sont les problèmes soulevés par la population?
Le Canada ne jouit pas, à l’heure actuelle, de sources d’énergie non classiques. Le mieux, d’après moi, c’est les hydrocarbures sous-marins, parce qu’ils sont légers. En attendant que nous adoptions les énergies renouvelables et d’autres sources d’énergie, quels problèmes doivent être résolus pour mieux soutenir l’exploitation des hydrocarbures sous-marins? On nous a dit que nous pourrions peut-être compter sur le nucléaire un jour. Y a-t-il moyen, dans l’intervalle, de régler les problèmes soulevés par la population pour que nous puissions exploiter les gisements en mer?
M. Keating : Vous posez une question précise sur le processus d’approbation du projet Bay du Nord. C’est sans doute mieux de s’adresser à l’exploitant Equinor pour les détails de ce processus, mais je peux vous donner mes impressions générales. Comme vous le savez, je travaille activement dans le secteur. À mon avis, le projet Bay du Nord va servir d’exemple pour de futurs projets, et nous avons de la chance qu’Equinor soit si bien connue. C’est une entreprise publique, établie en Norvège, qui connaît passablement de succès. Le gouvernement norvégien détient les deux tiers de l’entreprise, et la Norvège est un pays considéré comme progressiste et la mieux placée pour mettre en balance les trois piliers d’un projet énergétique : un approvisionnement sûr, le respect de l’environnement et un coût raisonnable pour l’accès au gisement. Dans la mesure où ces trois conditions sont réunies, la source d’énergie est viable. Nous avons de la chance qu’Equinor et BP en soient les exploitants.
Je suis convaincu que ce projet a été l’objet d’un examen environnemental des plus rigoureux. Quelques 50 à 60 parties intéressées, y compris des communautés autochtones aux États‑Unis, ont voulu s’exprimer sur divers aspects du projet. Je ne crois pas avoir été témoin de consultations aussi vastes que celles-là. Il est rare qu’un exploitant puisse passer au travers d’un tel processus et, finalement, recevoir les approbations environnementales, accordées par le ministre Guilbeault, il y a de cela quatre ou cinq ans. Il faut examiner tout ce qui a été fait et s’en inspirer dans l’avenir.
Avant d’obtenir l’approbation finale pour le projet, l’exploitant doit d’abord conclure un petit accord avec la province sur les retombées industrielles, les modalités financières et une participation éventuelle. Ensuite, l’exploitant doit présenter une demande relative au plan d’exploitation. Il s’agit là d’un examen technique des plus rigoureux, qui va prendre à peu près un an. À l’issue de cet examen technique, nous aurons beaucoup de bonnes pratiques dont les futurs projets pourront s’inspirer. Il se peut qu’on y apporte des améliorations, mais j’ai bon espoir que, pour ce projet-ci, Equinor saura traverser toutes ces étapes.
Pour répondre à votre question sur notre avenir énergétique, les combustibles fossiles sont omniprésents et la demande pour ces produits continue à augmenter malgré les risques pour le climat. Dans la mesure où le projet Bay du Nord peut servir d’exemple au monde entier, aux entreprises, aux sous-traitants et aux analystes, peut-être sera-t-il possible d’exporter les bonnes pratiques qui y ont été employées. Nous sommes très fiers de notre système réglementaire. Nous en apprenons beaucoup des projets dans la mer du Nord, mais Bay du Nord est notre projet le plus récent, qui sera mené dans un environnement parmi les plus difficiles. Jamais du pétrole n’aura été foré aussi loin de la côte, et ce forage sera réalisé dans des eaux profondes. Nous allons suivre les opérations avec intérêt et, le jour où du pétrole est enfin extrait, nous pourrons être fiers que, collectivement, nous avons fait les choses comme il se doit.
La sénatrice McCallum : Merci. J’aimerais vous poser une question sur un autre sujet. La Régie Canada–Terre-Neuve-et-Labrador de l’énergie extracôtière a lancé un appel d’offres en 2025, mais aucune soumission n’a été reçue. La régie risque-t-elle de compromettre son impartialité en s’engageant à rendre la zone extracôtière de Terre-Neuve-et-Labrador plus compétitive, alors qu’elle n’est pas censée promouvoir le développement de l’industrie pétrolière?
M. Keating : Ayant passé 30 ans dans la région, j’ai un avis sur cette question. Presque toutes les provinces et tous les pays producteurs dans le monde ont une autorité réglementaire qui remplit les deux fonctions, c’est-à-dire s’assurer de la conformité aux règles, imposer des pénalités et donner des blâmes, d’un côté, et héberger les données sur les gisements potentiels, de l’autre. La plupart des autorités réglementaires s’acquittent plutôt bien de ces deux fonctions. Elles peuvent attirer des investissements tout en exigeant des entreprises qu’elles respectent leurs engagements financiers et environnementaux.
À Terre-Neuve-et-Labrador, en revanche, c’est mon entreprise, soit la société d’État, qui s’occupe en grande partie de promouvoir nos ressources. C’est nous qui remplissons cette fonction, et nous dépensons un montant non négligeable chaque année à cette fin. Le système semble fonctionner grâce à l’excellente relation que nous avons avec le conseil d’administration, le gouvernement et les actionnaires.
Néanmoins, j’ai l’impression que nous avons les mains liées, car lorsque je me rends à l’étranger, je constate en revenant au Canada que notre gouvernement ne participe pas à la promotion de l’industrie pétrolière. Cette mentalité de laissez-faire est très canadienne, on s’imagine que le secteur privé a toujours raison, et que s’il est intéressé par un projet, il viendra frapper à la porte du gouvernement pour obtenir telle ou telle autorisation. Par contraste, la plupart des autres pays font activement de la promotion de leur propre industrie pétrolière. Ces pays assument donc leur double fonction de promoteur et d’autorité de réglementation, car ils ont besoin d’attirer des investisseurs étrangers. D’une certaine manière, c’est ce qui nous manque à Terre-Neuve-et-Labrador. C’est ma petite entreprise modeste de 19 personnes qui s’en charge, du moins en ce qui concerne les intérêts à l’échelle provinciale. Il s’agit donc d’une excellente question. Je vous dirais que ma réflexion sur le sujet a beaucoup évolué. À mes débuts, j’aurais préféré que ces deux fonctions soient séparées, car cela me semblait plus approprié. Par contre, dans le contexte actuel, il peut y avoir des avantages à ce qu’un organisme de réglementation soit également appelé à jouer un rôle sur le plan promotionnel.
La présidente : Je vous remercie.
[Français]
La sénatrice Youance : Monsieur Keating, vous avez souligné la robustesse du modèle de gouvernance de l’industrie extracôtière. Quels mécanismes concrets garantissent que ce modèle protège à la fois l’environnement, les communautés locales et la compétitivité économique? Pouvez-vous aussi comparer ce modèle de gouvernance avec ce qui se fait ailleurs dans le monde?
[Traduction]
M. Keating : En ce qui concerne le système fiscal, nous avons établi des comparaisons et fait appel à des consultants pour examiner différents types de redevances, d’impôts et de formes de rente économique. Pour une région frontalière, c’est‑à‑dire non mature, peu fréquentée et comptant peu d’acteurs, nous sommes bien placés, ce qui signifie que notre part fiscale correspond probablement à une part égale de ce qu’on appelle les bénéfices en dollars.
Ainsi, après avoir permis aux entreprises de récupérer leur investissement, vous appliquez une redevance fixe afin de déterminer la valeur actuelle nette d’une entreprise. Mais une fois qu’elles ont atteint le seuil de rentabilité et récupéré leur investissement, notre système de redevances entre en jeu. Comme je l’ai mentionné précédemment, cela rapporte des milliards de dollars à l’économie provinciale, puis des centaines, voire des milliards supplémentaires au gouvernement fédéral en matière d’impôts. Donc, en matière de subvention économique brute, je pense qu’un certain équilibre a été atteint.
En matière d’emplois, je tiens à rappeler que 95 % des postes ici sont occupés par des habitants de Terre-Neuve-et-Labrador, ou par des Canadiens en général. Il est désormais rare que je participe à une réunion de direction où je côtoie des vice‑présidents de grandes entreprises internationales sans voir un seul Terre-Neuvien, ou un Canadien originaire d’une autre province. Quand j’ai commencé il y a 30 ans, j’étais le seul. C’est formidable, et il s’agit d’un véritable progrès.
Cela signifie que les décisions concernant le pétrole et le gaz à l’échelle mondiale sont de plus en plus « canadianisées ». Ce phénomène ne concerne pas seulement l’Alberta, mais s’étend désormais à l’échelle internationale.
En matière d’emplois et de métiers spécialisés, nous comptons sur un noyau de travailleurs qui sont pour la plupart des migrants dans le domaine du commerce; ils se rendent en Alberta et dans d’autres endroits, ainsi qu’à l’intérieur du Labrador, pour réaliser des projets hydroélectriques. Il s’agit donc d’une culture qui existe au sein de ce secteur commercial. Ils sont très compétents, respectés et renommés partout où nous allons. Mais les compétences acquises par ces artisans sont sans égal, principalement parce que les normes élevées en vigueur dans le secteur de l’exploitation des ressources extracôtières sont très différentes de celles qui s’appliquent à la construction d’un centre commercial lambda.
On parle ici d’acier à haute tolérance et d’équipements qui doivent rester isolés pendant 30 à 40 ans. Il s’agit d’une réalisation dont nous pouvons être très fiers. Nous avons été témoins d’une évolution culturelle importante au cours des 20 dernières années, ce qui nous a convaincus que nous étions capables de bâtir ce type de structures colossales.
Je pense que ce changement dans les mentalités trouve un écho un peu partout. C’est le cas dans nos universités. À titre d’exemple, la compagnie pétrolière Cenovus vient de verser 2 millions de dollars hier dans le cadre de la célébration du vingtième anniversaire du Centre de réussite en ingénierie de l’Université de l’Alberta.
Par exemple, ma propre fille de 19 ans étudie l’ingénierie, et a eu l’occasion de travailler chez Exxon Mobil dans le cadre d’un programme d’alternance travail-études. Bref, cette évolution culturelle est omniprésente, elle imprègne notre tissu social.
[Français]
La sénatrice Youance : Merci.
Vous décrivez une industrie florissante qui a des impacts économiques et financiers positifs sur la province. Toutefois, j’essaie de comprendre pourquoi une industrie qui a un si haut potentiel dépend autant de l’aide publique, en quelque sorte. Pourquoi la province est-elle endettée, malgré les gisements? Qu’est-ce qui empêche Bay du Nord de commencer? J’essaie de comprendre pourquoi il n’y a pas un impact économique plus important à l’échelle de la province. Si l’on prend l’exemple de la Norvège, y a-t-il quelque chose que l’on pourrait corriger par rapport aux impacts de l’industrie?
[Traduction]
M. Keating : À bien des égards, la réponse réside dans l’exploitation de ressources disponibles, ce qui, en quelque sorte, guérit tous les maux et pardonne de nombreux péchés. Ce que j’entends par « ressources disponibles », c’est simplement ceci: pour procéder à l’exploitation d’un gisement pétrolier extracôtier autonome n’importe où sur la planète, les compagnies pétrolières visent à accumuler des réserves de pétrole de 700 millions de barils ou plus. Lorsque le projet Bay du Nord a été lancé, on pensait qu’il se situait à ce niveau, mais au fil du temps, avec des forages supplémentaires, nous avons connu à la fois des revers et de bonnes surprises.
Ce qui s’est passé, c’est qu’après avoir foré 12 puits, voire 14 puits, nous avons découvert que la ressource n’était pas vraiment concentrée dans un seul gisement, mais plutôt dispersée sur 15, 20 ou 30 kilomètres dans plusieurs directions. Le coût de raccordement de ces éléments commence à augmenter, et le bassin de ressources disponibles est désormais assez modeste. Ce bassin se situe peut-être dans une fourchette de 400 à 500 millions de barils, et donc à la limite de la viabilité commerciale.
La plupart des compagnies pétrolières, comme Equinor, ont fixé leur seuil économique à 45 dollars américains le baril. Et depuis plusieurs années, Equinor a du mal à atteindre cet objectif. Aujourd’hui, grâce à la révision de ses plans d’exécution, à l’harmonisation des contrats et à une approche différente de l’exploitation des ressources par étapes, une compagnie pétrolière peut atteindre cet objectif, du moins pour les phases initiales.
Toutefois, ce qui importe pour moi, c’est que la viabilité économique soit préservée et que nous exploitions ces deux nouveaux domaines pour créer des liens. C’est là que réside le véritable avantage. Cela ne concerne ni le gouvernement ni les entreprises. Il ne s’agit même pas de questions mondiales, bien que ce type de questions pèsent sur de nombreuses décisions. Il est donc simplement question de procéder à l’exploitation des ressources pétrolières de manière à la fois efficace et responsable.
Nous avons récemment procédé au forage de deux puits majeurs. Exxon Mobil a foré un puits baptisé Persephone, situé sur une base de ressources potentielles de 1,5 milliard de barils. Je suis presque certain que cela sera accéléré et que nous n’aurons pas à attendre 13 à 15 ans, mais plutôt 4 à 5 ans. L’année précédente, BP avait procédé au forage d’un puits baptisé Ephesus, qui comprend 4 milliards de barils de ressources potentielles. Mais lorsque vos chances de succès sur ces gisements gigantesques ne sont que de 20 %, vous avez le sentiment qu’il faudra en forer cinq, six ou sept avant de trouver le prochain. Je peux affirmer avec une grande certitude que les entreprises qui exploreront nos eaux profondes visent des gisements d’un milliard de barils. Elles ne s’intéressent pas aux gisements de 400 ou 500 millions de barils. Elles les considéreront comme des voisins à exploiter, mais nous ne recherchons que les gisements d’un milliard de barils ou plus.
L’équipe que je dirige vise à atteindre un seul de 750 millions de barils; voilà un défi tout à fait passionnant.
Le sénateur D. M. Wells : Monsieur Keating, j’ai remarqué qu’au large des côtes de Terre-Neuve, bon nombre des projets, voire la totalité, ont plusieurs propriétaires, mais un seul exploitant. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la dynamique actuelle entre propriétaires et exploitants, et sur les mesures prises en matière de réduction des risques?
M. Keating : Oui, bien sûr. Par nécessité, très peu de compagnies pétrolières, même les plus grandes comme Exxon Mobil, se chargent à 100 % des activités d’exploitation. Les compagnies recherchent des partenaires pour de nombreuses raisons, principalement pour partager les risques et les besoins en capitaux. Et puis, bien entendu, il y a l’avantage de pouvoir bénéficier de l’expertise et des connaissances des autres entreprises, selon les cas. La création de coentreprises est donc la norme dans notre secteur.
En général, vous réunissez le meilleur de toutes ces entreprises sans intervenir dans leur fonctionnement. Mon entreprise n’est qu’une parmi d’autres, avec une participation minoritaire. Nous participons, partageons, débattons et discutons des pratiques exemplaires. Cela permet d’améliorer le niveau de sécurité et de compétence, ainsi que tous les autres facteurs positifs que nous observons en mer.
L’inconvénient, c’est que ce processus génère parfois certains obstacles sur le plan commercial. Dans certains cas, si vous détenez 40 % d’un bloc et que vous ne possédez que 10 % du bloc voisin, où allez-vous forer le prochain puits? Eh bien, vous allez probablement le forer dans votre bloc, où vous détenez le pourcentage le plus élevé, ou du moins c’est là que vous voterez.
Cela donne parfois lieu à des divergences d’opinions entre les propriétaires des champs pétrolifères quant au rythme adéquat des activités d’exploitation, ce qui est tout à fait normal. En effet, ce type d’accords d’exploitation conjointe prévoient différentes règles pour gérer les situations incertaines et problématiques. En général, la conclusion d’accords de ce genre passe largement inaperçue du grand public, et même des gouvernements et des organismes de réglementation. Bref, toute la gamme de stratégies commerciales que peuvent adopter les compagnies pétrolières est largement sous-estimée.
Voici un exemple concret : si je veux raccorder un gisement de 50 millions de barils à Hebron, Hibernia ou encore White Rose, je dois négocier un accord commercial qui précise le tarif que je paierai pour transformer le pétrole, car j’utilise une installation qu’ils ont financée au fil du temps, et il faut trouver un équilibre. Le gouvernement du Canada a un rôle clé à jouer. Il envisage de mettre en place un accès par des tiers, par exemple, afin de réduire les intérêts disproportionnés engrangés par les propriétaires, et de permettre un accès libre et certain, dans l’intérêt général, en réalité. La ressource doit demeurer au service de notre population. Nous souhaitons certes que les propriétaires puissent en tirer un avantage financier, mais nous devons réellement continuer à développer cette industrie dotée d’un fort potentiel.
À l’heure actuelle, nous n’avons pas atteint le niveau de maturité du secteur nord du Royaume-Uni et de la mer de Norvège, où ce phénomène s’est produit à de nombreuses reprises dans les années 1980, 1990, et ainsi de suite. Nous commençons tout juste à prendre conscience de l’ampleur de ce phénomène.
Je conclurai en disant que, s’il est nécessaire que plusieurs parties participent à des coentreprises afin de partager les risques, cela crée parfois des obstacles commerciaux qui ne sont ni techniques ni réglementaires. En revanche, il existe des politiques permettant de régler ce genre de déséquilibre afin de garantir que nous pourrons continuer à agir de manière appropriée.
Le sénateur D. M. Wells : Je souhaite tout d’abord revenir sur la question de l’exploitation de nos ressources gazières. Il faut mettre en place des infrastructures assez importantes pour pouvoir exploiter cette ressource. Pensez-vous qu’il soit nécessaire de construire un terminal terrestre, ou pensez-vous qu’il serait préférable d’utiliser des navires spécialement conçus pour le transport de gaz naturel liquéfié, qui pourraient acheminer le gaz depuis les gisements jusqu’au marché?
M. Keating : Il s’agit d’une excellente question. Ma réponse a évolué au fil du temps, car il y a 20 ans, avant que les projets hydroélectriques à Muskrat Falls et maintenant potentiellement Churchill Falls, ne soient à l’étude, notre île était isolée. Nous devions trouver une nouvelle source d’électricité, et une centrale au gaz aurait figuré en tête de liste des options à envisager. Dans ce cas, nous envisageons l’importation de GNL comme solution potentielle. En fin de compte, nous avons Muskrat Falls, et nous nous sommes raccordés à nos points de connexion.
L’utilité du gaz acheminé sur l’île est moindre en matière de production d’électricité locale, car nous disposons d’énormes ressources hydroélectriques, ce qui est évidemment une bonne chose.
Le potentiel pétrochimique est un élément que nous devons évaluer, et le gaz naturel a la capacité de créer une industrie pétrochimique. Cela dit, l’ampleur des ressources de Jeanne d’Arc ne permet pas leur transport vers la côte, et nous sommes confrontés à des problèmes liés aux pipelines, notamment l’érosion par les icebergs. Il existe toute une série d’obstacles techniques qui entravent réellement le transport du gaz.
Au fur et à mesure que j’ai évolué dans ce secteur, les points de vue ont changé et les marchés du gaz se sont développés pour atteindre leur niveau actuel. Il semble qu’une solution axée sur l’exploitation du gaz naturel liquéfié flottant, ou GNL flottant, soit la plus efficace tant pour Terre-Neuve-et-Labrador que pour le pays dans son ensemble. En effet, si l’on peut stocker le gaz dans un navire au large, il peut être acheminé vers n’importe quel marché mondial, sans avoir besoin de pipelines.
Même dans ce cas, vous avez la possibilité d’amener ce navire jusqu’à nos côtes sans même avoir recours à un pipeline. Vous pouvez créer votre industrie pétrochimique de référence sur l’île. Vous avez au moins la possibilité de le faire. À mesure que les technologies s’améliorent et que les moyens nécessaires à l’exploitation du GNL flottant évoluent, cette solution semble de plus en plus adaptée à l’exploitation de nos ressources extracôtières.
Le sénateur D. M. Wells : Je vous remercie. Lors de la production de pétrole à partir des gisements dont nous disposons, du gaz, bien entendu, remonte à la surface, de l’eau remonte à la surface et du pétrole remonte à la surface. Du gaz est injecté pour produire davantage de pétrole. Le gaz qui est stocké dans des réservoirs et finalement capté. Cela confère-t-il à notre industrie pétrolière un avantage concurrentiel, car nous connaissons les volumes, nous savons où il se trouve et des puits ont déjà été forés?
M. Keating : Oui, bien entendu. Nous sommes tout à fait en mesure de localiser les gisements gaziers, et de calculer la quantité de gaz disponible.
Il y a un petit défi à relever, car une fois que vous avez introduit cette molécule de gaz dans le système de traitement et que vous la réinjectez, elle devient plus difficile à récupérer. Nous perdrons donc peut-être 20 à 30 % de la quantité de gaz que nous réinjectons, mais nous restons confiants quant à l’emplacement de ces ressources et à la meilleure manière de les extraire. Il s’agit donc d’un avantage considérable.
Vous constaterez que plusieurs attestations de découverte importantes ont été émises pour des compagnies pétrolières qui opèrent leurs activités autour du bassin Jeanne d’Arc. Ce bassin est probablement très riche en gaz, mais je remarque que depuis les dernières années, il a été boudé par les compagnies pétrolières. C’est pourtant là que se trouve un grand marché d’avenir. Lorsque nous arrivons à une telle phase de déclin, où nous recyclons principalement le gaz et n’en avons pas besoin pour produire du pétrole, ces perspectives deviennent plus importantes du point de vue de la délimitation.
Je continue de m’intéresser vivement à la suite que donnera le gouvernement à son étude préliminaire sur le gaz naturel, afin d’analyser non seulement les STL existantes, mais aussi les terres de la Couronne et toute la productivité autour du bassin Jeanne d’Arc. Nous devons établir un dossier sur le gaz, définir les conditions fiscales et fixer les conditions d’investissement. C’est une priorité pour le gouvernement, et je suis vraiment enthousiaste et impatient de les aider dans cette voie.
Le sénateur D. M. Wells : Merci beaucoup, monsieur Keating.
La présidente : Merci, monsieur Keating. J’ai une faveur à vous demander. Il y a encore trois sénateurs qui souhaitent poser des questions, et je me demandais si vous pouviez rester avec nous en ligne un peu après 9 heures.
M. Keating : Oui, et avec plaisir. C’est la chose la plus importante que je puisse faire.
Le sénateur Lewis : Pour revenir à la construction des plateformes de forage, ai-je raison de supposer qu’il s’agit essentiellement d’un exercice de construction navale? Vous avez mentionné que l’Asie du Sud-Est pourrait être un constructeur potentiel de nouvelles plateformes. Le Canada a-t-il la capacité ou les moyens de rivaliser avec l’Asie du Sud-Est? Est-ce l’une des raisons pour lesquelles les compagnies pétrolières ont tendance à se tourner vers l’Asie du Sud-Est?
M. Keating : Oui, il s’agit d’une excellente question. L’Asie du Sud-Est est un territoire immense, tout simplement. Ce n’est pas une question d’ouvriers individuels. Un métallurgiste canadien est probablement aussi compétent qu’un métallurgiste qui travaille en Asie du Sud-Est, même si à titre personnel, je préfère investir dans notre main-d’œuvre locale.
Mais quand on pense à l’ampleur des installations, les cales sèches, les aires de stockage, les halls de montage, les grues, il s’agit d’un investissement de plusieurs milliards de dollars réalisé pour mener à bien ces projets à grande échelle. C’est difficile à reproduire. Il est question d’un avantage structurel pour l’Asie du Sud-Est, et cela n’a donc rien à voir avec l’expertise des travailleurs canadiens.
Nous avons effectivement des problèmes sur le plan des capacités physiques. Nous souhaitons toujours collaborer avec l’industrie de la défense, mais quand on regarde les installations de cale sèche, les chantiers navals, nous avons même du mal à construire nos propres navires de guerre, et ainsi de suite.
En matière d’installation d’exploitations de ressources extracôtières, vous constatez que nous avons vraiment mis l’accent sur deux éléments. Le premier élément concerne les composants supérieurs qui sont installés sur ces coques massives. Ils sont comme des constructions en bois. Vous soulevez un bâtiment à l’aide d’une grue et vous le mettez en place. C’est ce que nous avons fait et ce que nous avons l’intention de faire.
Le deuxième élément concerne les grandes structures de béton. Je dirais toutefois que la plupart des compagnies pétrolières du monde s’intéressent aux zones inclinées et aux eaux profondes. On ne peut pas construire une structure gravitaire à 1 000 mètres de profondeur, mais on peut en construire une à 100 mètres. De plus en plus, nous nous tournons vers des installations conçues comme des navires. Il y a toujours un intérêt pour la construction de modules de surface, si vous voulez, mais il est difficile de faire concurrence à l’Asie du Sud-Est à grande échelle.
D’après certaines études et analyses dont j’ai connaissance, nos installations sont probablement, par tonne, 60 ou 70 % moins efficaces que les projets asiatiques. Pour ce qui est des délais d’exécution, ces gens assemblent ces structures comme des blocs LEGO. Nous n’avons pas une telle capacité physique ici. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas le faire ni que ces compagnies pétrolières n’ont pas les moyens de répondre à certains besoins stratégiques concrets en matière d’emplois. Cela a toutefois des limites. C’est ce qui explique, en partie, la tension qui existe entre nos deux marchés en ce moment.
Je dirai même ceci : la Norvège, malgré sa vaste expérience et ses compétences établies dans la construction de structures en mer, fait construire la plupart de ses installations en Asie. Si vous faisiez une recherche sur Google, vous verriez que les Norvégiens ont exactement les mêmes débats que nous. Les syndicats et les chantiers navals norvégiens sont très déçus que même leurs sociétés d’État aient tendance à faire construire des installations en Asie du Sud-Est. Nous ne faisons pas exception. Même les chantiers européens, pourtant bien plus avancés ou de plus grande envergure, perdent du terrain face à l’Asie.
Le sénateur Lewis : J’ai une autre petite question sur les expéditions de gaz naturel liquéfié et tout le reste. Je suppose que Terre-Neuve aurait un avantage géographique sur les États-Unis pour ce qui est de la proximité avec l’Europe.
M. Keating : Je peux vous donner un exemple très précis. Dans le cadre de mes travaux de recherche au cours de la dernière décennie, j’ai comparé le terminal de gaz naturel liquéfié de Cheniere, sur la côte du golfe, à une collectivité de la presqu’île Avalon, ici à Terre-Neuve. L’écart des coûts de transport peut se situer entre 50 cents et 1 $ en raison du temps de navigation. La présence d’une installation ici pourrait donc représenter un avantage de 15 ou 20 % par MMBtu.
Les gens oublient souvent que nous sommes plus proches du Royaume-Uni et de l’Irlande que du Manitoba, parce que nous sommes situés au large de l’océan Atlantique. Cela nous confère donc un avantage logistique et tactique non seulement pour le transport de notre pétrole, comme c’est déjà le cas, mais aussi, en effet, pour le transport du gaz naturel liquéfié à l’avenir.
Le sénateur Lewis : Merci.
Le sénateur Fridhandler : Je vous remercie, monsieur Keating, de votre enthousiasme à l’égard de l’industrie de Terre‑Neuve.
Vous avez donné quelques exemples qui expliquent pourquoi les choses ne se concrétisent pas, tant à l’étape de l’exploration qu’à celle du développement. Permettez-moi de dire que le régime fiscal pose également problème — non seulement parce qu’on doit livrer concurrence à l’échelle internationale, mais aussi parce qu’on doit s’améliorer un peu si on veut que les projets se concrétisent. Tout se résume à une question d’argent.
M. Keating : Oui. J’accepte cet argument. Au bout du compte, lorsque les compagnies pétrolières font leur modélisation et examinent les rentes fiscales et économiques — autrement dit, l’ensemble des sources de prélèvements gouvernementaux —, elles nous comparent à d’autres pays.
Le gouvernement a pour responsabilité première de concevoir des régimes fiscaux, et il est souvent en pourparlers avec des consultants du monde entier qui suivent l’évolution des politiques gouvernementales. Au Royaume-Uni, l’impôt sur les bénéfices exceptionnels a pratiquement chassé les acteurs du marché britannique. J’avais d’ailleurs commencé à recevoir des coups de fil, mais malheureusement, ces entreprises ne se sont pas encore implantées ici. Cela dit, les pays ajustent habituellement leurs régimes fiscaux de manière prospective — et rarement de manière rétroactive, car ce serait fatal — et ce, en permanence.
Terre-Neuve-et-Labrador a mis en place ce qu’on appelle un système de redevances progressives. Concrètement, même dans le cas du projet Hebron, les redevances sont très faibles au cours des quatre ou cinq premières années parce qu’il s’agit essentiellement d’un prélèvement fiscal fixe de 1 %. Ce taux n’augmente qu’après un certain seuil de production, puis de nouveau au moment du paiement lorsque les niveaux de prélèvement fiscal sont plus élevés.
Comme je l’ai mentionné, il faut trouver un équilibre. Nous ne voulons pas brader notre pétrole parce que cette ressource est dans l’intérêt financier des Canadiens, mais nous devons éviter d’adopter une approche prédatrice ou restrictive dans une zone pionnière relativement peu explorée. C’est là une bonne question, mais il faut d’abord se demander s’il y a des réserves de pétrole et de gaz dans la région. C’est ce qu’il faut en premier. Si la réponse est oui, la prochaine question est la suivante : combien cela va-t-il me coûter? Quel est le régime fiscal?
Ensuite, quelles sont mes obligations et quels sont les règlements à respecter? À mesure que ces entreprises franchissent les différentes étapes du processus décisionnel, mon travail consiste à repérer les failles qui risquent de créer un déséquilibre et à recommander des solutions au gouvernement. C’est ce que nous faisons en ce moment pour le projet de Bay du Nord.
Le sénateur Fridhandler : Vous parlez des gisements et de ce qu’ils contiennent. Vous sembliez enthousiaste quant aux réserves qui existent. Certains projets d’exploration n’ont abouti à aucune mise en production, tant pour le pétrole que pour le gaz, mais il existe un système de tenure qui permet de conserver ces zones sans devoir passer à la production et sans perdre ces droits. Pouvez-vous fournir au comité les données publiques sur ce qui a été découvert et sur ce que l’on croit découvrir, afin que nous puissions avoir une idée de ce qui est en jeu?
M. Keating : Certainement. Je peux vous faire parvenir cette information. Je ne peux pas citer de chiffres de mémoire aujourd’hui, mais je ne manquerai pas de vous les transmettre.
Le sénateur Fridhandler : Vous donnez aussi l’impression d’être le seul à promouvoir Terre-Neuve. Que fait le gouvernement fédéral? Il a pourtant un intérêt dans ce domaine. Nous siégeons à un comité fédéral. Que pouvons-nous recommander au gouvernement fédéral pour vous aider à faire bouger les choses?
M. Keating : Je considère toujours le gouvernement fédéral comme mon partenaire. C’est la façon polie de le dire. Il facilite les choses. L’autre jour, j’ai reçu des représentants d’Affaires mondiales Canada qui sont chargés du commerce international et des investissements, et ils ont proposé de nous aider en organisant des réunions dans différentes capitales où nous nous rendons parfois, notamment pour rencontrer des agents commerciaux. Il y a donc cet appareil qui existe, et c’est formidable.
Cependant, si je devais mettre le doigt sur un point en particulier — en espérant ne froisser personne —, je dirais que lorsque vous êtes le principal bénéficiaire des ressources, celui qui perçoit les redevances, vous avez tout intérêt à renforcer vos équipes, à vous engager à fond, à prendre en charge tout le dossier et à poursuivre activement ces débouchés. Le gouvernement fédéral joue principalement un rôle d’administrateur. Il perçoit l’impôt sur les sociétés, mais c’est une application générale, car il taxe tout. Ce qui semble manquer à Ottawa, c’est cette volonté de défendre les zones extracôtières. Il y a beaucoup de gens compétents qui connaissent bien les enjeux en la matière, mais je ne les vois pas aux conférences auxquelles j’assiste. Je vois plutôt les représentants d’autres gouvernements — ceux du Royaume-Uni, de la Guyane, de la Namibie et des États-Unis —, dont les hauts fonctionnaires prononcent des discours portant précisément sur les activités extracôtières.
Au Canada, nous restons encore très centrés sur l’Ouest canadien, et nous avons beaucoup de discussions, surtout bilatérales, avec nos voisins du Sud parce que c’est le genre de marché dans lequel nous évoluons. J’aimerais toutefois collaborer avec mes collègues fédéraux au chapitre de la promotion et adopter ensemble une approche stratégique pour examiner les pratiques exemplaires et l’expérience d’autres pays, parce que je me retrouve à faire une partie de ce travail, puis à devoir transmettre cette analyse au gouvernement, au lieu de travailler en collaboration avec lui pour parvenir au même résultat. J’ai l’impression d’être toujours appelé à négocier. Je négocie avec le gouvernement fédéral pour obtenir de meilleures conditions, de meilleurs règlements ou de meilleures politiques, alors qu’en réalité, je devrais être un partenaire dans la prise de décisions pour déterminer le meilleur mécanisme à utiliser pour cette zone extracôtière afin que nous puissions créer des possibilités d’investissement direct étranger.
Le sénateur Fridhandler : Je vous remercie. J’ai une autre question à vous poser pour clarifier un point que vous avez mentionné plus tôt. Lorsque nous parlions des incertitudes auxquelles font face les entreprises qui envisagent de travailler au large de Terre-Neuve, mis à part le plafonnement des émissions, vous avez évoqué une incertitude quant au potentiel de préservation du milieu marin et des zones de protection marine. Je pensais que cette question serait réglée à l’étape où l’on détermine les zones à attribuer pour les permis d’exploration. S’il s’agit d’une zone écosensible, il n’y aura même pas d’appel d’offres. Ainsi, une fois l’appel lancé, outre les mesures habituelles de protection du milieu marin dans les zones de forage ou de production, cet aspect est en grande partie déjà tranché. Pouvez-vous préciser le degré d’incertitude qui entre en jeu?
M. Keating : Oui, absolument. Je suis d’accord sur ce que vous venez de dire. C’est ainsi que je m’attendrais aussi à ce que cela fonctionne. Cependant, de 2021 à 2022, le gouvernement fédéral a eu pour ambition d’établir une cible de 30 % pour les océans. Il s’agissait d’une approche générale visant à repérer les zones écosensibles — en particulier, pour les populations benthiques de fonds marins et les voies migratoires du saumon. Le gouvernement fédéral devait donc examiner toute une série de prérogatives environnementales. Dans le cadre des consultations qui s’imposent, on peut conclure que 100 % de nos océans nécessitent probablement un certain degré de protection, mais il faut trouver un équilibre, d’où la cible de 30 %.
Dans le secteur pétrolier et gazier en particulier, de mon point de vue, lorsqu’on cherche à savoir où se trouvent les ressources, je me plais à espérer que les zones les plus prometteuses ne seraient pas celles qui abritent les populations marines les plus fragiles. Dans la plupart des cas, c’est ainsi que les choses se passent. Je fais donc mon travail en ayant bon espoir que ces zones ne se recoupent pas, mais nous devons respecter l’engagement de ne pas exploiter une zone particulière qui ne se prête pas à la mise en production pour des raisons environnementales. Voici le hic : une décision unilatérale peut être prise sans véritable fondement scientifique, parce que la plupart des discussions que nous avons eues en 2021-2022 portaient sur des données scientifiques générales plutôt que sur des données scientifiques précises. J’ai souligné ce fait lors d’une réunion à laquelle mes collègues avaient été convoqués. Un représentant du gouvernement avait présenté une carte de la zone extracôtière, qui montrait un grand vide dans essentiellement 30 à 40 % de la superficie productive. On nous a expliqué que le Canada considérait ce périmètre comme une éventuelle zone de protection marine, et on nous invitait à faire part de nos commentaires et de nos préoccupations.
Je peux vous garantir que tous les représentants du secteur pétrolier et gazier qui étaient présents dans la salle ont appelé leur siège social à Houston, à Oslo ou à Londres, selon le cas, pour signaler que les permis qu’ils venaient d’acquérir pouvaient se trouver dans une zone de protection marine, selon la carte qu’on leur avait fournie. Ils vivent dans une tension permanente, craignant qu’à tout moment, une décision vienne entraîner la perte de ces permis ou leur restitution à l’État. C’est une réalité, une situation factuelle.
Entre 2021 et 2022, cette crainte a eu un effet paralysant, et elle refait surface de manière récurrente. Je pense qu’aujourd’hui, le dialogue s’est amélioré. On observe une maturité accrue dans la façon dont les gouvernements provincial et fédéral, ainsi que les fonctionnaires de tous les échelons, discutent et communiquent au sujet de l’approbation éventuelle des zones de protection marine, et l’industrie en est tenue informée. Je crois que ce système fonctionne bien.
Cela dit, je pense que le risque qu’une décision unilatérale vienne annuler un ensemble de permis d’exploration extracôtière existe bel et bien, ce qui suscite une certaine crainte.
Le sénateur Fridhandler : Il s’agit essentiellement d’une expropriation a posteriori, et c’est probablement indemnisable pour les entreprises, mais je comprends ce que vous dites.
M. Keating : Oui.
La sénatrice McCallum : Je vous remercie, monsieur Keating, de tous les renseignements que vous nous avez fournis.
Vous avez dit que la base de ressources est très importante et que la phase exploratoire est actuellement infructueuse. Il faut explorer six ou sept zones pour trouver la base de ressources nécessaire, et vous avez dit au début que vous vouliez mener entre 15 et 20 projets d’exploration.
Lorsque vous aurez terminé le travail, et si ces sites d’exploration n’ont pas produit les ressources nécessaires, comment ferez-vous pour — et je ne sais pas si c’est le bon terme — les mettre hors service?
Par ailleurs, à la fin du cycle de vie d’une installation extracôtière, quelles mesures faut-il prendre pour la mettre hors service, et quelles sont les pratiques exemplaires? Quelles sont les répercussions sociales et environnementales de la mise hors service des installations d’exploitation de ressources énergétiques extracôtières et de ces sites d’exploration? Lorsqu’on effectue autant de forages, la zone devient très dynamique, ce qui soulève en permanence — j’hésite à utiliser le mot « problèmes » —, disons, des sujets de préoccupation.
M. Keating : Oui. En ce qui concerne les projets d’exploration, chaque puits que l’on fore occupe un espace dont l’impact direct équivaut à la taille d’un court de tennis.
On peut aller quelques centaines de mètres plus loin, et c’est parfois là que sont déposés les déblais de forage que l’on extrait du sol. Bien sûr, il faut effectuer des travaux préparatoires pour en déterminer l’emplacement, surtout dans une zone sans risque, et cetera.
Après un projet de trois mois, ce qui correspond habituellement à la durée d’un puits d’exploration, il reste l’étape d’abandon : on bouche le tout et on abandonne le site. On coule du béton dans le puits, on le scelle et on effectue des tests pour s’assurer qu’il n’y a aucune fuite ni aucun gaz et que le puits est inactif.
Tout ce qui reste, en fait, c’est un tuyau en acier de 9 ou 10 pouces de diamètre, bouché et scellé de façon permanente avec du ciment ou du béton. Il en existe des dizaines de milliers dans le monde aujourd’hui, et la probabilité qu’un problème survienne et nécessite une remise en état ou une réparation après coup est de l’ordre de 10-4. La nécessité d’une intervention ultérieure est donc rarissime.
Ce qui reste, la plupart du temps... quand je dis qu’il y a une chance sur quatre de réussir, cela signifie que 75 % de ces puits d’exploration... si nous forons 20 puits, 15 d’entre eux resteront simplement comme des tuyaux dans le sol et constitueront essentiellement un tas de boue qui fera partie intégrante du fond marin et qui attirera la vie marine et les coraux, comme cela a été observé.
Passons maintenant aux cas de réussite. Lorsque vous exploitez un gisement et que vous disposez de 20 ou 30 puits, en particulier dans le cas d’installations sous-marines, après 30 ou 40 années d’exploitation, vous arrivez à un stade où le gisement devra être abandonné. Par « abandon », nous entendons bien sûr que tout ce qui flotte à la surface disparaîtrait. Toutes les conduites, qui constituent en fait un enchevêtrement de pipelines, d’ombilicaux et de systèmes de communication, sont déconnectées. Le navire est mis hors service et probablement réutilisé dans un autre pays ou démantelé, selon le cas, et tout ce matériel extracôtier est retiré.
Habituellement, il ne reste alors que ce qu’on appelle un centre de forage, c’est-à-dire la structure en acier d’un gabarit, de la taille d’un garage pour deux ou trois voitures, un centre où six ou huit puits auraient été regroupés en un seul emplacement centralisé. Tous les matériaux et tous les fluides sont retirés, puis les puits sont capuchonnés.
Ensuite, il n’y a plus que les têtes de puits elles-mêmes sur le fond marin, et nous retirons même les gabarits dans certains cas, c’est-à-dire les structures en acier. Mais la plupart du temps, ces structures en acier sont insignifiantes et, comme nous l’avons constaté dans le cas des gisements abandonnés dans le golfe du Mexique et en mer du Nord, elles attirent avec le temps la vie marine et s’intègrent au paysage.
En ce qui concerne l’abandon des gisements, les sociétés pétrolières mettent de côté des centaines de millions de dollars pour financer cette période qui surviendra dans 30 ou 40 ans, et il incombe à l’organisme de réglementation et au gouvernement provincial de veiller à ce que cette étape soit bien financée et que les entreprises ne se retirent pas simplement en négligeant ce processus.
Grâce au type d’entreprises avec lesquelles nous traitons et à leur degré de compétence, nous avons la chance qu’elles nettoient après leur passage.
Jusqu’à maintenant, nous n’avons connu aucun abandon au large des côtes canadiennes, et les entreprises s’efforcent de prolonger la durée de vie des gisements afin de rentabiliser davantage leurs investissements initiaux. Cependant, je suis convaincu que ces entreprises sont bien financées et qu’elles ont mis de côté des fonds internes à cet effet ou qu’elles se sont engagées, dans le cadre de nos accords d’exploitation et de notre engagement commun, à financer l’abandon de ces gisements. Je pense que cela se fera de manière exemplaire. Ce processus a été bien établi et documenté ailleurs.
La sénatrice McCallum : Je vous remercie.
La présidente : Avant de lever la séance, j’ai juste une brève question à poser. Elle concerne ma province natale, le Nouveau‑Brunswick. Vous avez déclaré au début qu’en règle générale aucun pétrole provenant de Terre-Neuve n’était acheminé vers la raffinerie de Saint John, et je me demande pourquoi.
M. Keating : Oui. Ces décisions sont très axées sur le marché, et il faut qu’un acheteur et un vendeur consentent à ces transactions. Pendant six ou sept ans, des quantités raisonnables de pétrole ont été envoyées au Nouveau-Brunswick.
Je pense qu’en tenant compte des fluctuations des besoins de cette raffinerie particulière, des matières premières dont elle dépend et dont elle a besoin, et bien sûr de la qualité et du type de pétrole que nous produisons, vous obtiendrez des changements.
Ce qui se passe est lié, bien sûr, à la motivation des vendeurs de Terre-Neuve. Ces vendeurs veulent obtenir le prix le plus élevé possible, alors nous vendons notre pétrole au plus offrant, peu importe où il se trouve dans le monde, car le pétrole est transporté par pétrolier, et nous avons parfois la chance d’obtenir des prix supérieurs aux prix publiés du pétrole.
Par contre, si vous êtes raffineur, vous n’aimez pas payer le prix le plus élevé. Vous voulez obtenir le meilleur rapport qualité-prix ou le prix le plus faible pour la matière première, afin de pouvoir réaliser une marge de profit lorsque vous décomposez le pétrole et vendez ses sous-composants. Les intérêts des producteurs et des raffineurs ne coïncident pas souvent.
Je pense que les deux parties sont très satisfaites de leurs activités respectives, mais je crois sincèrement qu’en ce qui concerne la capacité du Canada à être totalement autonome sur le plan énergétique et à garantir la sécurité de l’approvisionnement, il est formidable de savoir que nous avons une raffinerie de pétrole à Saint John que nous pourrions utiliser au besoin dans l’intérêt des Canadiens. Je pense que les Canadiens doivent savoir que nous avons du pétrole sur les côtes que nous pouvons exporter et acheminer vers les marchés les plus chers ou vers les régimes ou les pays qui en ont le plus besoin. J’estime qu’il est bon de bénéficier de cette merveilleuse dualité.
De temps en temps, nous nous croisons ou nous nous rencontrons dans un cadre commercial, et parfois ce n’est pas le cas.
La présidente : Je vous remercie, monsieur Keating, de vous être joint à nous ce matin. Votre témoignage a été très instructif, et vous avez passé plus de temps avec nous que vous l’aviez prévu initialement. Nous tenons à vous remercier des renseignements que vous nous avez communiqués et de votre sagesse.
(La séance est levée.)