LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES FINANCES NATIONALES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 1er octobre 2025
Le Comité sénatorial permanent des finances nationales se réunit aujourd’hui, à 18 h 50 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, afin d’en faire rapport, toute question concernant les prévisions budgétaires du gouvernement en général et d’autres questions financières; et à huis clos, pour l’étude d’un projet d’ordre du jour (travaux futurs).
Le sénateur Claude Carignan (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Pour assurer le bon déroulement des travaux des comités, les directives suivantes doivent être respectées par tous les participants afin de prévenir les incidents acoustiques. Je vous invite à consulter les cartes placées sur les tables dans la salle du comité pour connaître les lignes directrices visant à prévenir les incidents liés au retour de son.
Les oreillettes doivent être gardées à l’écart de tous les microphones en tout temps. Les microphones ne doivent pas être touchés. Leur activation et leur désactivation seront contrôlées par l’opérateur de console. Évitez de manipuler votre oreillette lorsque le microphone est activé. L’oreillette doit rester sur l’oreille ou être déposée sur l’autocollant prévu à cet effet à chaque siège. Merci à tous de votre coopération.
Bienvenue à tous les sénateurs et sénatrices ainsi qu’aux Canadiens qui suivent nos travaux sur notre site sencanada.ca. Mon nom est Claude Carignan. Je suis du Québec et je suis président du Comité sénatorial des finances nationales.
J’aimerais maintenant demander à mes collègues de se présenter.
Le sénateur Forest : Bonsoir. Éric Forest, de la division du Golfe.
Le sénateur Gignac : Bonsoir. Clément Gignac, de la division de Kennebec, au Québec.
Le sénateur Dalphond : Bonsoir. Pierre Dalphond, de la division De Lorimier, au Québec.
La sénatrice Oudar : Bonjour. Je suis Manuelle Oudar. Je remplace aujourd’hui la sénatrice Jane MacAdam.
[Traduction]
Le sénateur Loffreda : Bienvenue. Je suis le sénateur Loffreda de Montréal, au Québec.
Le sénateur Cardozo : Andrew Cardozo, de l’Ontario.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : Julie Miville-Dechêne, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice Kingston : Joan Kingston, du Nouveau-Brunswick.
La sénatrice Ross : Krista Ross, du Nouveau-Brunswick.
Le sénateur Housakos : Leo Housakos, du Québec. Je remplace la sénatrice Marshall.
[Français]
La sénatrice Hébert : Martine Hébert, de la division de Victoria, au Québec.
Le président : Honorables sénateurs, nous tenons aujourd’hui la première d’une série de réunions consacrées à une mise à jour générale de la situation financière et économique du pays. Pour notre premier groupe de témoins, nous sommes très heureux d’accueillir, du Bureau du directeur parlementaire du budget, Jason Jacques, directeur parlementaire du budget par intérim. Nous accueillons également Kristina Grinshpoon, directrice, Analyse financière, Diarra Sourang, directrice, Analyse économique, et Tim Scholz, conseiller-analyste.
Bienvenue et merci d’avoir accepté notre invitation. Nous allons maintenant entendre les déclarations préliminaires de M. Jacques. Monsieur Jacques, vous avez environ cinq minutes pour faire votre présentation.
Jason Jacques, directeur parlementaire du budget par intérim, Bureau du directeur parlementaire du budget : Honorables sénatrices et sénateurs, je vous remercie de nous avoir invités à comparaître devant vous aujourd’hui. Je suis heureux d’être ici pour soutenir votre étude sur l’état de la situation économique et budgétaire du Canada et son impact possible sur le budget à venir.
Jeudi dernier, nous avons publié notre dernier rapport sur les perspectives économiques et financières. Ce rapport fournit au Parlement une projection de base des résultats économiques et financiers dans le cadre des politiques actuelles afin d’étayer et d’éclairer vos débats.
[Traduction]
Nos perspectives actualisées dressent le tableau d’une économie confrontée à d’importants défis mondiaux et nationaux. Elles incluent les nouvelles mesures annoncées par le gouvernement depuis l’Énoncé économique de l’automne de 2024, à l’exception des mesures supplémentaires visant à respecter l’engagement de l’OTAN de consacrer 5 % du PIB à la défense et de l’examen global des dépenses du gouvernement. Nous pourrons inclure ces mesures et d’autres à la réception d’informations suffisamment détaillées du gouvernement.
Honorables sénateurs et sénatrices, dans l’esprit de fournir les informations les plus claires et les plus directes au comité, je propose que nous tentions aujourd’hui une approche légèrement différente. L’analyste principal et les directrices responsables de la préparation de ces perspectives, Diarra Sourang, Kristina Grinshpoon et Tim Scholz sont assis à mes côtés. Ce sont les experts qui ont élaboré les modèles et effectué les analyses qui sous-tendent le rapport que vous avez sous les yeux.
Je suis bien sûr prêt à répondre à toutes vos questions, mais je pense que le comité gagnera à entendre leur point de vue. Avec votre permission, j’ai demandé à mes collègues de répondre directement à vos questions concernant l’économie, les droits de douane et les perspectives financières.
[Français]
Notre bureau demeure fidèle à son mandat principal, qui est de fournir une analyse indépendante et non partisane des finances du pays et de l’économie canadienne.
Merci de votre temps. Nous serons heureux de répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup.
Comme d’habitude, les sénateurs auront cinq minutes pour échanger avec les témoins. Nous débuterons avec le remplaçant de la sénatrice Marshall. Sénateur Housakos, vous avez les cinq premières minutes.
Le sénateur Housakos : Bienvenue à M. Jacques et à tous les témoins.
[Traduction]
Le budget de l’an dernier, ou le projet de loi C-69, a fait passer la limite d’emprunt du gouvernement de 1,8 mille milliards de dollars à 2,126 mille milliards de dollars. Le gouvernement nous a dit que cette augmentation relèvera le plafond d’emprunt pour les trois prochaines années.
Cette limite était censée autoriser une dette plus importante jusqu’en 2026-2027. Le rapport que vous avez présenté le mois dernier indique toutefois que le nouveau plafond ne sera pas assez élevé pour réaliser tous les emprunts que le gouvernement entend faire avant 2026-2027.
Ma question est simple : cela veut-il dire que le gouvernement devra se présenter devant le Parlement plus tôt que prévu afin de demander l’autorisation d’emprunter encore plus d’argent?
Kristina Grinshpoon, directrice, Analyse financière, Bureau du directeur parlementaire du budget : Nous attendions le dépôt du budget de 2025 pour aborder cette question. Cependant, aux termes de la loi, le ministre peut emprunter jusqu’à concurrence du montant indiqué dans l’instrument législatif. Le ministre doit aussi obtenir chaque année l’autorisation du gouverneur en conseil pour emprunter ce montant. Le gouverneur en conseil a le pouvoir d’autoriser tout montant devant être versé au cours de cet exercice, y compris pour les situations extraordinaires. Tout emprunt ainsi autorisé devra être présenté au Parlement aux fins d’approbation.
La réponse courte est oui, dans une certaine mesure. Il peut le faire en présentant au Parlement le rapport qu’il produit de façon triennale; il peut aussi faire approuver le montant par l’entremise du gouverneur en conseil et le déclarer ensuite au Parlement.
Le sénateur Housakos : Mon autre question est la suivante. Bon nombre des rapports du DPB font référence au ratio du service de la dette, soit le rapport entre les frais de la dette publique et les recettes totales. On a déjà parlé par le passé de l’imposition d’une limite aux frais de service de la dette à 10 % des recettes totales et d’une éventuelle révision à la baisse de la cote de crédit du Canada. D’après ce qu’indique votre rapport, vous projetez que le ratio du service de la dette augmentera, passant de 10,3 % en 2023-2024 à 10,7 % en 2024-2025 et à 13,7 % en 2030-2031.
Voici ma question : pouvez-vous expliquer pourquoi vous avez décidé de continuer de rendre compte du ratio du service de la dette dans le rapport que vous avez présenté récemment, et nous dire pourquoi ce ratio est important et quelle incidence une révision à la baisse de la cote de crédit du Canada pourrait avoir sur celui-ci?
M. Jacques : Merci de votre question. Je crois que votre question porte sur la motivation à continuer de rendre compte de ce ratio. Les parlementaires et les membres du Sénat ont encore un intérêt à le suivre.
En ce qui concerne sa pertinence, d’un point de vue technique, assurément, lorsque l’on regarde la quantité de recettes entrantes ou les fonds transférés au gouvernement qui servent à faire le service de notre dette régulièrement et qui ne peuvent être utilisés pour d’autres types de programmes gouvernementaux, ce ratio présente un intérêt parce que, de toute évidence, on veut avoir une idée de la portion des dépenses qui est consacrée à la prestation de programmes au public et aux Canadiens par rapport au montant réellement payé pour le service de la dette.
En ce qui concerne les agences de notation, je ne suis pas un de leurs employés. Je ne peux donc pas me prononcer sur l’importance de cette mesure à leurs yeux. Cela étant dit, du point de vue des prêts ou des finances, on veut évidemment avoir une idée de la quantité d’argent qu’un éventuel emprunteur alloue actuellement aux frais d’intérêt de la dette lorsque l’on détermine sa capacité à s’endetter davantage. On voudrait sans aucun doute le garder à l’esprit.
Le sénateur Housakos : Êtes-vous d’accord avec moi pour dire ce qui suit : lorsque l’on compare le niveau actuel d’emprunt par le gouvernement et la fourchette de dette projetée, comme nous le constatons dans le budget qui sera déposé prochainement, à la croissance de l’économie et aux rentrées de recettes prévues, quelles sont les vulnérabilités liées à ce qui pourrait se produire au cours des deux prochains exercices?
M. Jacques : Nous avons mentionné dans le rapport, ainsi que dans le communiqué de presse qui l’accompagnait, que l’économie et la situation budgétaire canadiennes sont dans une situation très difficile. Nous sommes aux prises avec des défis qui proviennent pour la plupart de l’étranger. Il s’agit de défis d’ordre mondial. Pensons par exemple à notre voisin du Sud, qui a mis en lambeaux un accord commercial de longue date qui était l’un des principaux soutiens de l’économie canadienne, ainsi qu’aux perspectives géopolitiques extrêmement différentes, qui ont donné lieu à un besoin urgent d’augmenter les dépenses en défense et à une augmentation des dépenses liées à la sécurité du Canada.
Il s’agit donc, dans un contexte budgétaire, d’une situation budgétaire très difficile, comme nous l’avons expliqué dans nos perspectives économiques et financières. Les chiffres que nous présentons ne comprennent pas la plus récente dépense que le gouvernement a annoncée en juin, à savoir la cible de 5 % de l’OTAN. Nous ne l’avons pas ajoutée.
D’autres dépenses s’ajouteront possiblement à cet égard.
En réponse au commerce, le gouvernement a aussi indiqué qu’il faudra sans doute réaliser des investissements supplémentaires dans l’économie canadienne.
Il s’agit là de pressions budgétaires additionnelles, mais, en fin de compte, la situation budgétaire est très difficile et le gouvernement devra la gérer à l’avenir.
[Français]
Le sénateur Forest : Bienvenue, monsieur Jacques, et félicitations pour cette lourde responsabilité. Le directeur parlementaire du budget est un des officiers les plus appréciés au Comité sénatorial permanent des finances nationales.
Ma première question concerne la préoccupation quant au déficit. Cet été, l’Institut C.D. Howe a été la première organisation à sonner l’alarme en parlant d’un déficit possible de 92 milliards de dollars pour 2025-2026. Ce sont 50 milliards de dollars de plus que ce que prévoyait le gouvernement Trudeau en décembre dernier et 30 milliards de dollars de plus que le cadre financier qui vous a été présenté par le premier ministre actuel.
Dans les dernières semaines, vous parliez plutôt d’un déficit de 68,5 milliards de dollars, ce qui est, somme toute, 23,5 milliards de dollars de moins que ce qui est prévu par l’Institut C.D. Howe. Comment expliquez-vous cet écart important pour ce qui est de la prévision déficitaire?
M. Jacques : Je pense qu’il y a deux aspects importants par rapport à l’écart entre les prévisions de C.D. Howe et nos propres révisions quinquennales. Je pense que dans les prévisions de C.D. Howe, ils ont décidé d’inclure les cibles de 5 % de l’OTAN, et dans notre cas, comme je l’ai mentionné, nous avons décidé que ce n’était pas encore assez précis à ce point, pas assez détaillé et pas assez clair. C’est évident qu’avec certains types de dépenses dans le domaine de l’infrastructure, ce serait possible d’investir dans une [Difficultés techniques] de protéger, sur certains aspects, la sécurité du Canada. Peut-être qu’il y a un bénéfice dans le domaine de l’infrastructure et que cela pourrait être inclus dans la cible de 5 % de l’OTAN. Nous ne le savons pas.
L’autre différence avec C.D. Howe, c’est qu’ils ont aussi inclus tous les aspects de la plateforme électorale du Parti libéral du Canada.
Nous avons un mandat législatif qui est d’appuyer les partis politiques à chaque élection avec une estimation de coûts de proposition. Maintenant, il y a une différence entre le Parti libéral du Canada et le gouvernement du Canada. C’est la raison pour laquelle nous ciblons seulement les propositions visant à mettre en œuvre des politiques clairement énoncées et détaillées par le gouvernement du Canada.
Comme vous pouvez l’imaginer, les dernières élections remontent à six mois; c’est long dans notre monde actuel. Entre les deux, cela explique la plupart des cas. De plus, il y a aussi des propositions de compressions, ce qui représente le troisième aspect.
Le sénateur Forest : Merci. Vous l’avez exprimé plus tôt, un nouveau leadership amène une façon différente de voir les choses. Qu’allez-vous surveiller lors du dépôt du budget en novembre, pour nous donner une idée quant à la situation budgétaire du pays?
M. Jacques : Comme vous le savez, nous avons le mandat d’augmenter la qualité de la transparence financière pour les parlementaires. Je pense qu’un aspect primordial de cela, c’est d’avoir une explication précise et claire concernant les angles budgétaires du gouvernement du Canada.
Avant les élections, il y avait des [Difficultés techniques] budgétaires, il y avait quelques annonces, dont la plateforme électorale du Parti libéral du Canada. Le premier ministre a donné à la Chambre des communes un aperçu des cibles budgétaires, mais ce n’était pas explicite ni détaillé.
Je pense que ce serait l’aspect le plus important pour tous les membres du Sénat, et aussi quelque chose d’important pour nous.
Le gouvernement a aussi annoncé qu’il y aurait plus de détails au moment de la présentation du budget en ce qui concerne un budget opérationnel et un budget d’investissement. Voilà un autre aspect important. Le gouvernement a indiqué que ce serait une façon de prendre des décisions à l’intérieur de chaque ministère. Si c’est la façon de prendre des décisions internes pour le gouvernement du Canada, je pense que c’est un autre aspect important pour tous les parlementaires qui doivent avoir une bonne connaissance des décisions que prend le gouvernement du Canada en ce qui a trait à l’allocation des fonds. Ce sont deux aspects importants pour nous.
[Traduction]
Le sénateur Cardozo : Merci à vous tous d’être ici et de nous faire part de vos réflexions.
Nous examinons ce qui se passe en général et ensuite la façon dont le gouvernement et ses dépenses en sont touchés. Pouvez‑vous nous énumérer ce qui constitue, selon vous, les forces, les faiblesses et les inconnues dans l’économie et la société vers lesquelles nous pouvons nous tourner? Il peut s’agir de tout, de notre main-d’œuvre aux événements géopolitiques. Où se trouve notre fondement et quelles sont les inconnues? Quels sont les éléments qui vous préoccupent le plus et auxquels nous devrions porter attention à l’avenir?
M. Jacques : Combien de temps avons-nous?
Le sénateur Cardozo : Nous l’avons réduit à quatre minutes.
M. Jacques : Je commencerai et je céderai la parole à mes collègues pour qu’ils complètent mes propos s’ils le jugent indiqué, particulièrement Mme Sourang, qui a une meilleure idée des économies mondiale et canadienne.
La première chose à garder à l’esprit et que d’autres ont fait ressortir, c’est que tous les autres pays du monde sont aux prises avec des difficultés semblables.
En ce qui concerne les défis avec lesquels le Canada doit composer, attribuables à un contexte géopolitique en mutation et à l’évolution rapide d’un environnement commercial qui est le pilier des économies mondiale et occidentale depuis les 75 dernières années, tout le monde y est aussi confronté. Au Canada en particulier, selon la mesure que l’on examine, à l’échelle fédérale — et à l’échelle provinciale, dans une moindre mesure —, nous nous trouvons somme toute dans une position légèrement plus avantageuse sur le plan budgétaire. Je pense à notre système de pension, qui est l’exemple le plus clair de cet avantage. Notre système de pension, exécuté par l’intermédiaire du Régime de pensions du Canada, est entièrement financé, ce qui signifie que les fonds sont disponibles. On peut le comparer à la situation d’autres pays d’Europe et la plupart des sénateurs sont bien au fait du contexte aux États-Unis, où l’on étudie la proposition de devoir réduire les paiements de pension au cours des 5 à 10 prochaines années parce que leur système n’est pas entièrement financé. Bien entendu, notre rapport expose une situation budgétaire difficile, mais notre situation budgétaire est possiblement moins difficile que celles avec lesquelles d’autres pays doivent composer.
Voici ce qui me vient également à l’esprit, et je l’ai mentionné par le passé : comme le premier ministre l’a mentionné, le Canada subit beaucoup de changements économiques. L’économie, c’est la population, ce qui signifie que la population change. Au cours des cinq prochaines années, les gens perdront leur emploi, se recycleront, trouveront de nouveaux emplois et devront déménager, inscrire leurs enfants à de nouvelles écoles, vendre leur maison et se trouver un nouveau chez-soi. Mais les Canadiens l’ont fait par le passé. Lorsque l’on examine les personnes qui composent l’économie canadienne, nous avons réellement l’avantage d’avoir une main-d’œuvre bien éduquée et des personnes qui ont déjà démontré qu’elles sont prêtes à relever ces défis, avec des mesures incitatives et un soutien. Ce sont là deux forces relatives. Je laisse Mme Sourang gâcher la journée de tous et parler des faiblesses.
Diarra Sourang, directrice, Analyse économique, Bureau du directeur parlementaire du budget : Je suis d’accord avec tout ce que M. Jacques a dit. Nous avons considéré la population comme une force parce que la demande intérieure s’est fermement maintenue, sans aucun doute à des moments où les exportations ne le faisaient pas ou que tous les moteurs typiques de l’économie canadienne ne fonctionnaient pas comme auparavant. C’est une force.
En ce qui concerne les faiblesses — au-delà de l’incertitude commerciale qui influe sur les décisions d’investissement des entreprises et les achats des consommateurs, ou encore l’achat d’une maison —, l’incertitude plane partout.
Hormis cela, nous avons constaté un élément qui change le paysage de la main-d’œuvre et du marché du travail. Il s’agit de la politique d’immigration, qui touche principalement les personnes d’âge principal. Nous avons déjà une population vieillissante. Si les personnes d’âge principal quittent la population active, cela n’augure rien de bon pour l’économie. Nous surveillons l’évolution de la situation dans le domaine de l’immigration et nous verrons ce qui se passera. Je dirais qu’il s’agit essentiellement des incertitudes et des faiblesses en même temps.
La sénatrice Ross : Je suis avec un vif intérêt ce que vous dites dernièrement. Vous avez dit que nous étions sur le bord d’un précipice ou que nous regardions par-delà une falaise. Je pense au rapport sur la viabilité de l’an dernier, qui indiquait que nous pouvions augmenter de façon permanente les dépenses de 46 milliards de dollars par année et être toujours viables. Qu’est‑ce qui a changé et qui vous fait croire que nous sommes sur le bord du précipice maintenant?
M. Jacques : L’élection de novembre aux États-Unis a pratiquement tout changé. La décision unilatérale prise par les États-Unis après le 4 novembre de réduire en lambeaux un accord commercial de longue date et d’imposer des droits de douane sectoriels ciblés a donné lieu à des situations où Algoma Steel est incapable de vendre des produits de grande qualité aux États-Unis en ce moment à cause de droits de douane prohibitifs. Il s’agirait du principal facteur qui, d’un point de vue économique et budgétaire, a changé les choses.
La sénatrice Ross : Il y a deux semaines, lors de votre témoignage à la Chambre des communes, vous avez dit que le contexte économique actuel est plus difficile que celui que l’on a vu pendant la pandémie, ainsi qu’en 2008 et en 2001. Vous venez de parler de la relation avec les États-Unis et des droits de douane, entre autres. Quels sont les autres éléments qui vous mènent à dire que la situation est pire maintenant que pendant la pandémie?
M. Jacques : Il ne fait aucun doute qu’elle est plus difficile pour le gouvernement fédéral et, dans une moindre mesure, pour les gouvernements provinciaux par rapport aux récessions et aux chocs économiques antérieurs. Pensons aux problèmes avec lesquels le gouvernement Chrétien était aux prises dans les années 1990. Dans ce cas, on se concentrait sur la réduction des dépenses et sur l’élimination du déficit tandis qu’en 2008, par exemple, il était évident que le gouvernement devait intervenir à la suite d’un choc économique considérable afin de stimuler la demande et possiblement de fournir un soutien ciblé.
Maintenant, le gouvernement doit faire les deux en même temps. Il a le pied sur l’accélérateur et sur la pédale de frein en même temps. Il a les mains sur le volant, et, avec un peu de chance, il parvient à circuler sur une route très étroite à 100 kilomètres-heure. Ce défi de faire ces deux choses en même temps ressort clairement.
Je n’arrive pas à trouver un autre moment survenu au cours des 30 dernières années où un gouvernement a dit qu’il devait imposer — je crois que le premier ministre a utilisé le mot « austérité » — des mesures d’austérité importantes et réaliser des investissements importants ou des expansions dans certains domaines, comme les dépenses en défense.
L’environnement de travail actuel dans la fonction publique fédérale est très difficile et il le deviendra encore plus au cours des 6 à 12 prochains mois.
La sénatrice Ross : Si vous examinez l’atteinte d’un équilibre entre l’augmentation et l’atteinte de la cible de l’OTAN et les recommandations du gouvernement de limiter les dépenses de 15 %, croyez-vous qu’il y a là une possibilité de parvenir à cet équilibre? Quels autres éléments pourraient contribuer à l’atteindre?
M. Jacques : Selon le mandat de notre bureau, je ne crois pas que nous sommes placés pour présenter des recommandations stratégiques sur ce que le gouvernement devrait faire. Notre rôle est principalement et simplement de veiller à mener les analyses, ainsi qu’à présenter les chiffres et les expliquer ensuite. Ensuite, c’est surtout aux sénateurs et à d’autres parlementaires qu’il incombe de prendre ces décisions très difficiles qui se feront sentir sur tous les Canadiens.
La sénatrice Ross : Merci beaucoup.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Bienvenue à toute votre équipe au Sénat. Je me posais des questions sur le tableau 1 de votre rapport de septembre, qui donne un sommaire des principaux indicateurs économiques. Je me suis penché sur l’annexe A, qui comporte aussi des indicateurs économiques, notamment pour les États-Unis, et je vois par exemple qu’en 2024, par rapport au chiffre 2,8, qui était le taux de croissance, nous étions à 1,6, donc substantiellement plus bas que le taux de croissance aux États‑Unis.
En 2025, vous prévoyez que ce sera 1,2; aux États-Unis, c’est 1,7, donc le Canada est substantiellement plus bas. En 2026, vous prévoyez 1,3, alors qu’aux États-Unis, c’est 1,6, puis on arrive à 1,8 et 1,7, alors qu’aux États-Unis, on est à 2, 1,9 et 1,8; c’est comme si l’on se rapprochait des Américains à partir de 2027. Je me demandais sur quelle prémisse... Je comprends que la politique américaine est de rapatrier aux États‑Unis le maximum d’emplois et de manufactures, par exemple, pour gonfler le produit industriel.
En ce qui nous concerne, cela se fait en grande partie à nos dépens. Comment se fait-il qu’on les rattrape à partir de 2027, selon les projections?
Mme Sourang : On regarde ce qu’est le potentiel de l’économie canadienne, la quantité de travail, la quantité de main-d’œuvre et la quantité de capital. C’est donc en fonction de ces quantités et des prévisions que l’on a de ce que seront ces quantités que l’on détermine notre taux de croissance. Pour ce qui est des États-Unis, nous suivons l’actualité aux États-Unis, mais nous le prenons plus comme un intrant dans nos prévisions, parce que nous sommes principalement concentrés sur ce qui se passe au Canada, même si nous sommes informés de ce qui se passe aux États-Unis. C’est vrai qu’ils ont imposé des tarifs à pratiquement tout le monde, à tout le reste de la planète. Cela aura des répercussions sur leur économie; il y a six mois, on était beaucoup plus optimiste sur le taux de croissance du PIB réel aux États-Unis. Actuellement, avec les tensions et surtout l’incertitude... Cette dernière n’affecte pas uniquement les entreprises qui sont dans ces pays et qui se sont fait imposer des droits de douane, mais également les entreprises américaines.
C’est l’ensemble de ces facteurs qui nous fait croire que leur taux de croissance sera celui qui figure en annexe dans le tableau.
Le sénateur Dalphond : Plusieurs compagnies canadiennes déplacent une partie de leurs opérations vers les États-Unis. Ce ne sera donc pas une augmentation de la production que nous verrons ici, mais plutôt une augmentation de la production aux États-Unis. Prévoyez-vous que cette tendance va se stabiliser? Vos chiffres semblent optimistes à partir de 2027.
Mme Sourang : Oui; cela coïncide avec une période où l’on estime que les tensions liées au commerce et l’incertitude se dissiperont, parce qu’on verra beaucoup plus de certitude en ce qui concerne les droits de douane, par exemple. Cela coïncide également avec une période où la rémunération de la main-d’œuvre se stabilisera, ce qui a pour but de réduire le coût des intrants pour les entreprises et de faciliter l’orientation de leurs investissements dans des secteurs où des investissements sont naturellement plus productifs.
Le sénateur Dalphond : Je suis un peu surpris de voir que notre productivité est beaucoup plus basse que celle des États-Unis et que notre produit intérieur brut connaîtra une croissance comparable à celle des États-Unis, alors qu’on n’a pas réglé notre problème de productivité.
Mme Sourang : Je comprends. Nous parlons beaucoup de productivité. Je crois qu’il y a un très grand historique de comparaison de la productivité entre les deux pays. C’est le résultat de décisions qui ont été prises il y a bien longtemps, que ce soit au chapitre de l’investissement, mais également en ce qui concerne les secteurs dans lesquels les investissements ont été faits. Ces dernières années, la croissance de la population n’a pas nécessairement aidé la mesure de productivité qui, somme toute, est une relation mathématique. C’est vraiment la production qui a été générée dans l’économie comparativement au nombre de personnes ou aux heures travaillées par ces personnes. Naturellement, lorsqu’il y a une forte croissance de la population, le dénominateur est beaucoup plus élevé, ce qui contribue à réduire le résultat que l’on observe.
La sénatrice Miville-Dechêne : On a eu cette discussion au comité. Le gouvernement Carney fait une distinction importante entre les investissements et les dépenses. Lorsque vous calculez l’éventuel déficit, que vous estimez à 68,5 milliards, est-ce que vous tenez compte de cette différence ou, selon vous, ce sont toutes des dépenses?
M. Jacques : Ce sont toutes des dépenses. Le gouvernement a déjà lancé l’idée de deux budgets, soit un budget opérationnel et un budget d’investissement. Toutefois, ce n’est pas encore clair et détaillé. De la même façon, il existe au Québec, par exemple, un budget opérationnel et de capital. C’est clair et bien détaillé, avec plusieurs années d’expérience. Or, ce n’est pas le cas, du moins pas encore avec la situation actuelle.
La sénatrice Miville-Dechêne : C’est à venir?
M. Jacques : Oui.
La sénatrice Miville-Dechêne : Avez-vous tendance à croire que vous allez calculer que ces investissements sont aussi des dépenses, ou allez-vous faire la différence entre les deux pour élever le déficit?
M. Jacques : Tous les chiffres sont inclus. Avec notre modélisation économique, nous tranchons les dépenses opérationnelles du gouvernement fédéral et la quantité d’investissements. Nous pouvons identifier cela nous-mêmes, mais ce sont nos définitions. Il n’est pas encore clair que le gouvernement du Canada utilisera les mêmes définitions que celles que nous utilisons en ce qui a trait aux dépenses opérationnelles et aux investissements.
La sénatrice Miville-Dechêne : Si j’ai bien compris, vous avez évalué le déficit à 68,5 milliards de dollars. Toutefois, vous n’avez pas calculé dans ce chiffre les dépenses en matière de défense. Les 5 % supplémentaires en défense ne s’y trouvent pas?
M. Jacques : Ce chiffre inclut ce qui a été annoncé dans le budget actuel pour la Défense nationale et l’armée canadienne. Cela n’inclut pas l’augmentation de 2 % à 5 % annoncée par le gouvernement du Canada. Pour nous, ce qui sera inclus dans ces 3 % n’est pas encore clair.
La sénatrice Miville-Dechêne : Je vais vous demander de faire un peu de politique-fiction — mais peut-être n’en faites‑vous pas. À quel moment le déficit sera-t-il intenable? Vous avez dit que notre situation est un peu moins mauvaise que celle d’autres pays, mais elle est quand même difficile. Quelle est la barre supérieure que ce déficit ne peut pas dépasser pour que l’économie se porte encore correctement?
M. Jacques : Il n’y a pas de chiffre ou de nombre magique. Toutefois, il ne doit pas y avoir un déficit très élevé par rapport à la taille de l’économie de façon permanente. Chaque personne dans cette pièce a la responsabilité de gérer son propre budget. Vous savez bien que vous ne pouvez pas emprunter sur une base permanente. Vous devez rembourser à un moment donné.
Il est toujours important de se rappeler qu’il s’agit de prévisions, et non de l’avenir. Nous ne sommes pas clairvoyants. Ces prévisions indiquent où nous en serons dans cinq ans. Cela soulève des risques de soutenabilité quant à la gestion financière du gouvernement du Canada. J’ai confiance que les fonctionnaires du ministère des Finances du Canada sont en train d’élaborer un bon plan pour rectifier la situation.
La sénatrice Miville-Dechêne : Pour ce qui est de l’immigration, je suis un peu étonnée de constater qu’on ne voyait pas cela venir. On sait qu’il y aura des coupes dans le nombre de travailleurs étrangers temporaires. On connaît les chiffres. Avez-vous pu traduire ces coupes en chiffres, pour voir à quel point cela pourrait ralentir l’économie? Je pense notamment au Québec.
Mme Sourang : Oui, nous avons publié un rapport à la fin de l’année dernière qui faisait état des impacts économiques du changement dans la politique en matière d’immigration.
[Traduction]
Le sénateur Loffreda : Félicitations pour votre nomination et bienvenue à notre comité des finances nationales.
À l’heure actuelle, bon nombre des dépenses fédérales engagées au chapitre de l’infrastructure, de l’innovation et de certaines mesures de soutien de programme sont comptabilisées au cours de l’année au lieu d’être capitalisées en tant qu’investissements à long terme. Votre bureau a-t-il mené une analyse afin de déterminer à quoi ressemblerait la situation budgétaire et économique si l’on appliquait un cadre de capitalisation semblable à un cadre d’investissement — vous en avez brièvement parlé — qui fait la distinction entre les dépenses de consommation et les dépenses d’immobilisations productives? Une telle approche donnera-t-elle au Parlement un portrait clair de la viabilité des finances, de l’équité intergénérationnelle et de la véritable valeur des biens publics?
Je vous poserai quelques questions, auxquelles vous pourrez donner suite. S’il y a une deuxième période de questions, vous pourrez les examiner et vous préparer à y répondre : quelles leçons le Canada pourrait-il tirer de ses pairs de l’Organisation de coopération et de développement économiques, ou l’OCDE, qui utilisent des cadres de budgétisation des investissements en capital ou fondés sur la comptabilité d’exercice afin de mieux tenir compte des rendements à long terme? Certains pairs de l’OCDE le font déjà. Personne ne réinvente la roue. Ces cadres sont déjà utilisés.
Quelle incidence ce changement aurait-il sur les trajectoires du ratio de la dette au PIB, particulièrement au moment où nous établissons un équilibre entre les déficits à court terme et la création d’actifs à long terme, parce que nous sommes actuellement dans une phase de création d’actifs à long terme? Cette approche pourrait-elle aider à prévenir le sous‑investissement dans des infrastructures essentielles comme le logement et dans d’autres secteurs où nous rendons la valeur à long terme plus transparente au lieu de dire « nous dépensons tant dans tel domaine » et d’augmenter le déficit et le ratio de la dette au PIB? Au lieu de cela, nous disons « voici ce dans quoi nous investissons. Nous investissons dans le logement et l’infrastructure ». Il faudra créer un grand nombre d’infrastructures à l’avenir, sans compter que nous voulons faire du Canada une superpuissance énergétique.
Vous pouvez prendre le temps qu’il nous reste pour répondre. Nous poursuivrons à la deuxième période de questions, si monsieur le président me le permet.
M. Jacques : Bien sûr et si nous n’abordons pas tous les points, nous pourrons assurément répondre…
Le sénateur Loffreda : Je vous trouverai plus tard.
M. Jacques : Il est facile de nous trouver.
Merci de votre question. Je répondrai rapidement — et je parlerai du rapport sur l’infrastructure que nous avons produit, je dirais, à la demande du sénateur Gignac, que je remercie.
Il y a plusieurs semaines, nous avons publié un rapport qui présentait un examen élargi des investissements fédéraux en immobilisations en général. Comme vous l’avez fait remarquer à juste titre, le gouvernement fédéral dépense à même son capital qui est récupéré selon la comptabilité d’exercice. Il n’est pas entièrement dépensé et, effectivement, grâce à la comptabilité d’exercice, la dépense est comptabilisée pendant une période prolongée en raison de la vie utile de l’actif.
La grande majorité des dépenses fédérales — une multitude de dépenses sont effectuées sur les actifs fédéraux — est en fait transférée aux autres ordres de gouvernement par l’intermédiaire des dépenses et des transferts liés à l’infrastructure et ces dépenses sont engagées immédiatement. Comme vous le faites remarquer à juste titre, d’un point de vue comptable et selon la façon dont le déficit fédéral est présenté, cela signifie que le déficit est nécessairement plus élevé qu’il ne le serait parce qu’il faut comptabiliser toutes ces dépenses dès le départ.
Le sénateur Loffreda : Selon les principes comptables généralement reconnus, je reviens aux années où j’étais comptable, la plupart des sociétés capitalisent s’il y a un avantage futur.
M. Jacques : Vous avez tout à fait raison. Je suis comptable aussi et la principale question touche la propriété ou l’aspect de contrôle. Étant donné que le gouvernement fédéral n’est pas propriétaire du pont Lions Gate et qu’il n’exerce aucun contrôle sur lui, s’il effectue un paiement de transfert à la province de la Colombie-Britannique qui est suffisamment important pour lui permettre d’investir dans une immobilisation, il en découlera un avantage pour les Britanno-Colombiens et pour tous les Canadiens.
Le port de Vancouver est un mauvais exemple parce que nous le contrôlons. En revanche, nous ne contrôlons pas le pont Lions Gate et nous ne pouvons donc pas le rapprocher dans notre bilan. En même temps, il s’agit d’un investissement capital productif. Il est amorti par la province de la Colombie-Britannique, même s’il apparaît comme une dépense pour nous.
Encore une fois, voici ce qui pourrait être le meilleur contre‑exemple : si l’on regarde ce qui se passe au Royaume‑Uni, qui est un état unitaire, cela ne se produit pas.
Le sénateur Loffreda : C’est exact, parce que le gouvernement capitalise tout. Si l’on n’est pas propriétaire de l’actif, ou plutôt, si on ne contrôle pas l’actif, on ne peut pas le capitaliser.
M. Jacques : On ne le contrôle pas, mais peut-être qu’il dissuade effectivement de réaliser des investissements en capital qui en valent le coup. En effet, si l’on devait disposer d’un ancrage budgétaire pour réduire le déficit général, on se trouvait dans une situation où l’on pourrait restreindre les investissements en capital productifs qui feront croître l’économie pour réduire le déficit, ce qui rendrait bien plus difficile de réduire le déficit des années plus tard parce que l’économie est moins productive.
[Français]
Le sénateur Gignac : Bienvenue, monsieur le nouveau directeur parlementaire du budget. Merci pour le petit clin d’œil sur le fait que je voulais en savoir plus sur les dépenses en capital du fédéral. Il est entendu qu’au Québec, cela fait longtemps qu’on fait la différence avec ce que sont les dépenses d’immobilisation des plans budgétaires.
Je voudrais poursuivre sur la conversation que vous avez eue avec ma collègue la sénatrice Ross. Vous avez dit, dans votre rapport sur les perspectives publié récemment, que vous prévoyiez que les déficits budgétaires seraient en moyenne de 26 milliards de dollars plus élevés pour les cinq prochaines années qu’avant les élections et le gouvernement précédent. Vous avez utilisé, dans votre témoignage à l’autre endroit, des mots comme « inquiétude » et « insoutenable ». J’essaie de refaire les mathématiques, parce que dans le rapport sur la viabilité financière du mois d’août, votre prédécesseur avait indiqué notamment que la politique budgétaire actuelle était viable à long terme et que le gouvernement fédéral pourrait même augmenter ses dépenses ou réduire ses recettes de 46 milliards par année sans déstabiliser le ratio d’endettement.
J’essaie de comprendre pourquoi, tout à coup, le montant de 26 milliards de plus en moyenne par année pour les cinq prochaines années est super inquiétant, alors que — et on était tous surpris — 46 milliards de dollars récurrents de plus n’étaient pas inquiétants. Pouvez-vous m’expliquer cela?
M. Jacques : Merci pour la question. J’ai eu le plaisir de travailler sur le rapport que vous avez mentionné concernant les projections de viabilité financière du gouvernement du Canada en 2024. Je pense que la différence entre les deux, ce sont 12 mois, en fait, et les élections aux États-Unis. Quand nous avons fait nos calculs, c’était durant l’été et l’automne 2024, avant les élections aux États-Unis, l’élimination du libre-échange avec les États-Unis et l’élection de M. Trump — le président Trump, excusez-moi. Je pense que c’est la plus grande différence. Comme Diarra l’a mentionné, il y a un impact au sein de tous les autres pays dans le contexte extérieur du Canada en ce qui concerne la croissance économique qui pourrait avoir une influence sur nous. Il y a aussi un impact direct au Canada à cause de nos liens directs avec les États-Unis et les chaînes d’approvisionnement. En fin de compte, c’est un aspect... Votre comparaison est intéressante, parce que cela indique le grand impact qu’un changement politique, un choc politique ou un choc économique pourraient avoir sur le cadre financier du gouvernement du Canada.
Le sénateur Gignac : On ne va pas entrer dans des guerres de chiffres, et vous connaissez le sujet mieux que moi, mais quand je compare les taux d’endettement public du fédéral et des provinces et que je compare cela aux autres pays, le Canada se classe quand même assez bien. La dette brute est la deuxième moins élevée et la dette nette, y compris les actifs des fonds de pension, est la plus faible. J’essayais de comprendre que la situation est inquiétante au chapitre économique à cause des États-Unis, mais pour ce qui est de la trajectoire du gouvernement fédéral, vous avez quand même utilisé le mot « alarmant », donc je voulais juste vous donner l’occasion de confirmer si c’était le qualificatif qu’on devait utiliser. J’essaie de comprendre, parce qu’on aura bientôt un budget. Est-ce qu’il y a de quoi s’alarmer si on nous sort un déficit de 80 ou 90 milliards?
M. Jacques : Nous avons l’équipe et nous avons décidé d’utiliser une phrase; je pense que c’était « cela soulève les risques ».
Le sénateur Gignac : Les inquiétudes.
M. Jacques : Oui, les « risques de soutenabilité ». Cela n’indique pas que c’est insoutenable. Il y a des risques. Comme je l’ai déjà mentionné, la situation actuelle au Canada, si on la compare aux autres pays... Nous sommes en meilleure position, mais cela n’évite pas les difficultés qui vont venir et qui existent avec la gestion et la restructuration de l’économie du Canada.
Le sénateur Gignac : En ce qui concerne l’ancrage budgétaire, le premier ministre ne parle plus maintenant de ratio dette-PIB ou de déficit; il parle juste d’équilibrer les dépenses d’opérations. Est-ce qu’on peut qualifier cela d’un ancrage budgétaire ou ce n’en est pas vraiment un?
M. Jacques : C’est un ancrage budgétaire. Ce n’est pas la définition d’un ancrage budgétaire de simplement identifier que c’est la chose que l’on souhaite atteindre et que l’on va suivre.
La sénatrice Oudar : Félicitations pour votre nomination. Je voudrais vous amener sur le document que vous avez publié il y a un mois sur les projections des dépenses fédérales consacrées au personnel. Je vous pose la question parce que, effectivement, ce sont des dépenses qui représentent la majorité des dépenses de fonctionnement. Vous établissez des chiffres au-delà de 70 milliards, d’ailleurs, à ce chapitre. Ma question porte plus spécifiquement sur... Vous avez mentionné les augmentations dans votre introduction. On est passé en 2006 de 335 000 ETP à 441 000, et je crois que vous évaluez même ce chiffre à la hausse à 445 000 en 2025-2026, compte tenu des plans ministériels. Sachant ce qui a été annoncé par le premier ministre au sujet de la réduction de la taille de l’État, que souhaitez-vous dire au comité? Est-ce qu’il y a des risques ou des incertitudes que vous souhaitez partager avec les membres du comité?
M. Jacques : Concernant la gestion des ressources humaines au sein du gouvernement du Canada?
La sénatrice Oudar : Concernant ce qui a été annoncé.
M. Jacques : Le gouvernement du Canada a annoncé qu’il y aura un genre de restructuration dans la fonction publique. Ce qu’ils veulent mettre en œuvre n’est pas encore clair. Nous attendons les détails.
À l’heure actuelle, nous manquons de détails pour évaluer ce que le gouvernement du Canada a déjà annoncé.
Comme vous l’avez déjà mentionné, maintenant, nous basons nos prévisions sur les plans de dépenses ministérielles qui ont été publiés il y a quelques mois, mais ils ont été préparés avant les élections. Il y a donc encore un haut niveau d’incertitude.
La sénatrice Oudar : Pour vous, est-ce crédible, étant donné que 87 % du personnel... Ce sont des équivalents. En fait, je pense que dans votre document, vous parlez de personnes nommées pour une période indéterminée, donc ce sont des personnes qui ont des postes permanents. Est-ce que c’est un objectif viable ou crédible, selon vous?
M. Jacques : Je peux citer mon prédécesseur : ce serait improbable de trouver un équilibre avec le budget opérationnel sauf s’il y a des réductions dans la taille de la fonction publique. De plus, il y a toujours un défi quand le gouvernement veut mettre en œuvre des réductions dans la fonction publique. Pour chaque fonctionnaire, il y a un travail, il y a quelque chose qui peut profiter au public. Mettre en œuvre des compressions rapidement et s’assurer en même temps de maintenir la qualité des services aux Canadiens, ce n’est pas simple. Si c’était simple, ce serait déjà fait.
La sénatrice Oudar : Vous ne nous rassurez pas sur l’atteinte possible de cet objectif, sachant aussi qu’en fonctionnant par attrition... Je ne sais pas si vous avez regardé les moyennes d’âge ou si vous faites des pronostics actuariels ou autres...
M. Jacques : Nous ne faisons pas cela. Au début, le gouvernement a annoncé que cela se ferait par attrition, après on a parlé de coupes, puis d’attrition. Ce n’est pas encore clair. Je veux éviter de spéculer.
[Traduction]
La sénatrice Kingston : Je vais passer à un autre sujet. Bienvenue à tous.
Je veux parler des droits de douane. J’ignore quel expert est le mieux placé pour répondre à mes questions.
Je pense au Nouveau-Brunswick et au fait que cette province, particulièrement la ville de Saint John, est la plus exposée. La Chambre de commerce du Canada a indiqué que la ville de Saint John est beaucoup plus exposée que Calgary en ce qui concerne les produits pétroliers raffinés en particulier, ce qui est intéressant. Le deuxième aspect des droits de douane qui pose le plus problème au Nouveau-Brunswick est le secteur des crustacés ou l’industrie des produits de la mer.
Étant donné que les droits de douane n’ont pas la même incidence partout au pays — du moins, c’est l’impression que j’ai —, j’aimerais que vous nous disiez ce que, selon vous, le gouvernement fédéral fera à l’avenir pour garantir que tous les Canadiens sont épaulés le plus possible dans cette situation jusqu’à ce que nous trouvions une solution, quelle qu’elle soit, à ce problème auquel nous sommes confrontés.
Tim Scholz, conseiller-analyste, Bureau du directeur parlementaire du budget : Je peux répondre à votre question.
Comme M. Jacques l’a mentionné, nous ne pouvons pas donner de conseils stratégiques ou formuler des recommandations en matière de politiques pour gérer ce problème. Je crois que vous touchez à une question très difficile qui entre en jeu dans l’analyse des droits de douane, du point de vue de notre bureau du moins. Notre modélisation est effectuée en grande partie à l’échelle nationale, soit au niveau de l’économie dans son ensemble. Ainsi, nous saisissons à l’occasion un certain niveau de détail par industrie, comme l’acier, l’aluminium et l’automobile, mais pas nécessairement l’impact régional. Nous examinons les répercussions des droits de douane sur l’économie à l’échelle nationale, mais nous constatons qu’elles sont très importantes et très troublantes, par exemple, sur les exportations de biens au deuxième trimestre. Elles peuvent être encore plus grandes selon des régions et des secteurs différents.
Il s’agit certainement d’un sujet que nous pourrions approfondir sur demande. Nous pouvons aussi suivre et surveiller les éventuelles répercussions économiques dans différentes régions, particulièrement si les programmes de soutien ne rejoignent pas leur public ou qu’ils n’ont pas l’impact escompté.
La sénatrice Kingston : Je m’intéresse aussi à tout le secteur du logement et j’aimerais savoir comment il se porte.
Je crois comprendre que le marché de Toronto a profondément changé au cours de la dernière année. Cela créera, selon moi, une réaction en chaîne à d’autres endroits comme le Nouveau-Brunswick, où l’on a en fait constaté une augmentation du prix de l’immobilier à un moment où il augmenterait aussi rapidement à Toronto.
Pourriez-vous expliquer en quoi l’évolution du marché du logement à Toronto, par exemple — et cela semble être aussi le cas à Vancouver —, influencera vos perspectives sur des sujets comme la formation des ménages, le parc de logements et le manque de logements en 2035?
M. Jacques : Nous présentons un rapport à 9 heures demain matin sur l’abordabilité du logement qui brosse un portrait à l’échelle nationale et marché par marché. Ce rapport se trouve actuellement entre les mains des Présidents. Je crois que nous porterions atteinte au privilège parlementaire si nous nous prononcions sur son contenu maintenant.
Cela étant dit, je crois que Mme Sourang est tout à fait prête à parler de nos perspectives sur le marché du logement au sein des perspectives économiques.
Mme Sourang : Tout à fait. En général, les marchés du logement sont déterminés par des forces régionales. Comme nous l’avons vu à Toronto, c’est surtout le marché des immeubles à logements multiples, qui se compose en majeure partie de condominiums. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, l’incertitude se fait aussi sentir sur les consommateurs et influence par le fait même leur décision d’acheter ou pas. Étant donné la façon dont le marché est structuré, il faut atteindre un certain ratio de préventes avant que le financement ne soit approuvé. De ce que nous avons constaté du moins, ce ratio n’atteint pas son niveau d’avant, ce qui a sans aucun doute une incidence sur le marché et sur les prix. Les prix ont commencé à baisser. Dans des marchés comme ceux de Toronto ou de Vancouver, les prix sont très élevés lorsqu’on les compare aux prix de base du moins. Si c’est le cas au Nouveau-Brunswick, nous pourrions voir une situation semblable se produire.
Il est aussi important de garder à l’esprit la demande. La fluctuation, particulièrement dans le marché du logement, est en grande partie causée par la demande. Le secteur de l’investissement résidentiel ne freine pas l’économie, mais les perspectives nous indiquent toutefois un ralentissement clair. Et ce ralentissement est en grande partie causé par la demande. Il l’est en grande partie.
[Français]
La sénatrice Hébert : Madame Sourang, vous avez parlé de l’impact économique de l’immigration. Vous avez parlé d’un rapport que vous aviez fait, mais je comprends qu’il avait été produit avant les annonces d’investissements massifs par le gouvernement. On sait très bien que construire des infrastructures va exiger de la main-d’œuvre. On entend aussi les entreprises qui crient au loup à l’heure actuelle et disent qu’elles n’ont pas assez de main-d’œuvre. Même vos prévisions par rapport au chômage diminuent. Vous savez que plusieurs régions canadiennes sont déjà en situation de plein emploi et qu’elles ont un taux de chômage encore très bas, malgré les impacts de la crise.
Est-ce que vos prévisions de croissance économique ont pris en compte le choc qui se produira lorsque les centaines de milliers de travailleurs étrangers temporaires vont perdre leur permis de travail et que ces entreprises canadiennes vont perdre ces travailleurs et le manque d’effectifs qu’il y aura quand viendra le temps de construire les fameuses infrastructures dans lesquelles on souhaite investir?
Mme Sourang : La réponse courte, c’est qu’on tient compte des changements en matière d’immigration et des nouvelles cibles. Donc, il y en aura de nouvelles qui seront techniquement publiées en novembre, et on ajustera nos prévisions s’il le faut.
La sénatrice Hébert : Donc, vous allez refaire vos prévisions pour le mois de novembre, c’est bien ça?
Mme Sourang : Si les cibles sont dramatiquement différentes de ce que nous avons actuellement, oui. Pour l’instant, nous prenons en compte les dernières cibles, celles qui sont les plus récentes.
La sénatrice Hébert : Merci. Ma deuxième question concerne les tarifs. Comme le gouverneur de la Banque du Canada l’a dit dans une allocution la semaine dernière, la crise tarifaire n’a pas eu nécessairement des effets aussi importants dans plusieurs secteurs que ceux qui étaient escomptés. Cela dit, le gouvernement s’attend à faire des investissements massifs.
Est-ce qu’on sait si le retour sur ces investissements pour l’économie canadienne sera plus important que l’impact que la crise tarifaire a eu sur l’économie? Est-ce qu’on s’apprête à investir massivement dans l’économie canadienne? Est-ce qu’on aura un retour sur investissement important ou proportionnellement plus élevé, même, à cause de l’impact de la crise tarifaire, aussi élevé ou moins élevé?
Mme Sourang : Je pense que ce serait une question de timing. En ce moment, il y a un fort ralentissement de l’investissement. On s’attend à ce qu’il y ait une reprise vers 2026. Il y aura eu un arrêt pendant un moment. Ce seront des niveaux vraiment très bas. Et d’un seul coup, lorsque l’incertitude se sera dissipée, on pourra comparer ça à une sorte de rattrapage. Au début, on aura l’impression qu’il y a un gros afflux d’investissement, en une fois, pendant une année ou quelques années, mais c’est plutôt le fait que, une année en arrière, l’investissement a vraiment été très bas et ces fonds ont été disponibles. Cependant, étant donné la situation, ils n’ont pas été injectés dans l’économie. Il y aura un rattrapage, et éventuellement, on partira d’un point plus bas, la croissance des investissements sera plus élevée à court terme, mais à moyen terme, cela ne baissera pas nécessairement; cela augmentera tout simplement moins vite.
Le président : On a dépassé un peu le temps alloué. On doit terminer, parce qu’un autre témoin nous attend.
Juste avant, j’ai une dernière question. Vous avez parlé du ratio dette-PIB, pour lequel on dit que le Canada se situe bien. Par contre, lorsqu’on prend le ratio dette-PIB, la dette de l’ensemble des administrations publiques, cela ne va pas bien. Parmi les pays de l’OCDE, selon les chiffres du FMI, le Canada est au 10e rang des pays les plus endettés au monde. Toutes ces administrations publiques, que ce soit les gouvernements provinciaux ou municipaux, auront à répondre en masse aux tarifs et aux défis dont vous avez parlé.
Je suis pas mal plus inquiet, parce que toutes les institutions publiques devront affronter ces défis. C’est de l’argent de moins.
Quand vous parliez du bord du gouffre, vous parliez de l’ensemble de la dette, de ce ratio?
M. Jacques : Je suis directeur parlementaire du budget par intérim pour le gouvernement fédéral, pour le Parlement du Canada. C’est évident qu’il y a un défi pour tous les Canadiens en ce qui concerne la dette des ménages, la dette des entreprises et les dettes des autres gouvernements, provinciaux et municipaux. Nous avons été mandatés pour évaluer le cadre fiscal pour le gouvernement du Canada et identifier la flexibilité et l’espace dont dispose le gouvernement pour répondre aux défis qui existent maintenant. Il y a de l’espace. En même temps, ce sera difficile.
Le président : Je vous ai entendu parler du « bord du gouffre ». Quelle serait la conséquence du gouffre? Une décote?
M. Jacques : J’espère que nous n’aurons pas à en voir les conséquences. En toute honnêteté, nous préparons les prévisions pour identifier qu’à long terme, dans cinq, six ou sept ans, il y aura un risque. Nous savons maintenant qu’il y a un risque. Cela nous donne l’occasion d’éviter ce risque et de rectifier le problème. C’est pourquoi nous préparons les chiffres.
Le président : Merci beaucoup. On aura sûrement la chance de se revoir dans les prochaines semaines.
Honorables sénateurs, nous sommes heureux d’accueillir par vidéoconférence pour notre deuxième groupe aujourd’hui, Jimmy Jean, vice-président, économiste en chef et stratège, du Mouvement Desjardins. Bonjour, monsieur Jean.
Vous avez cinq minutes pour votre introduction, puis les sénateurs vous poseront des questions.
Jimmy Jean, vice-président, économiste en chef et stratège, Mouvement Desjardins : Bonsoir et merci de m’avoir invité à cette séance du comité. L’économie canadienne fait preuve de résilience actuellement, mais plusieurs risques font en sorte que cette résilience menace de s’effriter. Un des principaux risques, c’est le commerce international. Les tarifs américains visant de nombreux pays ont été officialisés au cours de l’été et, à moins d’un revirement judiciaire spectaculaire, ils sont là pour rester.
L’ACEUM, qui protège une partie de nos exportations, nous aide, mais il y a au moins trois facteurs qui appellent à la prudence. Premièrement, l’incertitude a déjà coûté cher, même avec un bas taux tarifaire : près de 60 000 emplois manufacturiers ont disparu depuis janvier. Deuxièmement, dans les derniers jours, une nouvelle salve de tarifs a été annoncée et ils ciblent de nouvelles industries, parfois par surprise.
Troisièmement, la révision de l’ACEUM l’an prochain risque d’aboutir à des conditions moins favorables pour le Canada que celles qui prévalent actuellement. Le deuxième grand facteur de risque que l’on surveille, c’est le marché du travail. L’été a été marqué par deux mois consécutifs de pertes totalisant plus de 100 000 emplois. Si l’on pouvait auparavant se rassurer sur le fait que le taux de chômage montait, surtout en raison d’une forte hausse de la population active découlant de la hausse de l’immigration, la dynamique a évolué pour faire état d’une réelle fragilisation du marché du travail. Le chômage des jeunes demeure élevé. La crainte d’un choc structurel lié à l’intelligence artificielle reste réelle, mais pour l’instant, il semble que ce soit surtout les gels d’embauche de la part des entreprises qui nuisent aux débouchés pour les nouveaux arrivants sur le marché du travail.
De manière aussi préoccupante, les 25 à 54 ans, qui constituent le cœur de la consommation des ménages, voient actuellement leur taux d’emploi reculer et leur taux de chômage augmenter à un sommet inégalé depuis 2016 — un sommet à part au moment de la pandémie. La tendance est encore récente et pourrait se renverser. On ne constate pas non plus de mises à pied massives, ce qui est rassurant. Cependant, ce sont des tendances qui restent à surveiller.
Le troisième élément concerne la démographie et l’immigration. Entre 2021 et 2024, la population a augmenté de plus de 3 millions de personnes, 98 % de cette augmentation étant issue de l’immigration. Depuis, Ottawa réduit de façon abrupte les admissions permanentes et temporaires. À court terme, cela soulage la pression sur le logement et les services publics, mais à moyen terme, cela menace la croissance potentielle, la disponibilité de main-d’œuvre dans les régions et la viabilité des finances publiques. Déjà, l’âge moyen de la population reprend une trajectoire à la hausse, alors que le taux de fertilité reste à la baisse et que l’espérance de vie continue d’augmenter.
Quatrièmement, il y a le logement. Alors que la population augmentait de plus d’un million de personnes par an dans les dernières années, il s’est construit seulement une nouvelle habitation pour quatre nouveaux adultes. Historiquement, on était davantage à un ratio d’un pour deux. La pression sur l’abordabilité s’est ressentie partout au Canada, mais les points de départ très divergents ont eu une influence sur les dynamiques que l’on voit aujourd’hui. Le Québec surprend avec une hausse, de même que l’Alberta, qui reste assez vigoureuse sur le plan de l’immobilier. Ces deux marchés étaient relativement abordables et accessibles avant la flambée de la pandémie.
Au contraire, l’Ontario et la Colombie-Britannique éprouvent des difficultés, étant donné l’accès à la propriété qui était déjà très restreint et s’est encore aggravé. La solution commune demeure : il faut construire davantage de logements accessibles et adaptés à des besoins démographiques variés. Or, la baisse attendue de la croissance démographique réduit les perspectives de revenus locatifs et fragilise la viabilité de plusieurs projets résidentiels, dans un contexte où les coûts demeurent rigides. Pour éviter une éventuelle contraction marquée de l’offre, il faudra coûte que coûte choisir rapidement des solutions en vue de réduire les coûts et d’inciter le secteur à accroître sa productivité, qui est inférieure à la moyenne des autres secteurs.
Le dernier point concerne la politique budgétaire. Le gouvernement fédéral s’apprête à présenter un budget ambitieux : hausse des dépenses militaires, investissements publics et compressions de programmes. Tout dépendra de la crédibilité de l’exécution. Les investisseurs obligataires regardent de près la trajectoire de réduction des dépenses et la capacité à livrer les projets structurants. L’expérience des dernières années montre que la réalisation de grands projets a été laborieuse et leurs retombées économiques souvent décevantes. La séparation des budgets de dépenses courantes et d’investissements, bien que potentiellement utile du point de vue de la transparence, pourrait néanmoins ajouter un élément d’incertitude supplémentaire durant la période de transition. Il sera important de préserver la confiance des investisseurs au cours des prochaines années.
En somme, malgré l’existence de plusieurs chocs, les indicateurs ne nous amènent pas à conclure que le Canada est actuellement en récession, mais il navigue dans une zone de grande incertitude. Le défi collectif est de restaurer la prévisibilité, tant pour les ménages et les entreprises que pour les investisseurs. Qu’il s’agisse de politique commerciale, de trajectoire budgétaire ou de planification de l’immigration, l’économie a besoin de moins de volatilité et de plus de clarté. Merci. Je serai heureux de répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Jean.
Le sénateur Forest : Bienvenue, monsieur Jean. La Presse rapportait ce matin que le Conseil canadien des affaires réclame un rétablissement d’ancrage financier crédible dans le budget. Il réclame un plan de réduction du déficit et « l’adoption de garde‑fous budgétaires supplémentaires pour guider la politique à moyen terme ». Le ministre Champagne disait encore la semaine dernière que la politique du gouvernement à cet égard était parfaitement claire. Pour vous, est-ce assez clair, surtout dans l’optique où on veut avoir un budget d’opération et d’investissement? Par rapport aux ancrages budgétaires, est-ce que cela vous semble un environnement assez clair pour nous guider dans la réflexion qui fera suite au dépôt du budget?
M. Jean : Ce qui m’apparaît clair, c’est que des ancrages budgétaires, il y en a de moins en moins. Le dernier ancrage qui restait après la mise à jour budgétaire de l’ancienne ministre des Finances Chrystia Freeland, c’était celui sur l’endettement. On maintenait alors que l’endettement devait rester sur une trajectoire stable ou à la baisse.
Or, nos estimations actuelles, étant donné ce qui a été annoncé, suggèrent que l’endettement sera davantage sur une trajectoire légèrement ascendante. Donc, à ce moment-ci, si l’on tient cela pour acquis, ça veut dire qu’il n’y aurait plus vraiment d’ancrage budgétaire, donc la préoccupation est valide. J’ai du mal à voir comment on peut réconcilier cela avec les grandes ambitions que l’on a au chapitre de l’augmentation des dépenses militaires. En allant chercher 3,5 % en pourcentage du PIB, on va essentiellement tripler le budget de la Défense nationale d’ici 2035.
Il y a ces investissements dans les infrastructures et il pourrait y avoir d’autres besoins, notamment sur le plan de la compétitivité fiscale. En effet, les États-Unis, pour ce qui est de la dépréciation immédiate qui a été annoncée au mois de juillet, mettent le Canada dans une position désavantageuse, du moins à long terme. Ce sont donc des impératifs extrêmement importants et il y en a déjà beaucoup qui ont été faits en ce qui a trait aux baisses d’impôt. Ce sera très difficile de revenir à très court terme avec des cibles.
Ce qu’il faudra surtout faire, c’est de convaincre par rapport au caractère structurant des investissements et des dépenses, ce qui n’a pas toujours été le cas par le passé, mais c’est là-dessus que ça va se jouer. En ce moment, je ne crois pas que le gouvernement, étant donné la hauteur de ses ambitions, soit en position de se placer dans un cadre très rigide sur le plan budgétaire. C’est un risque. Évidemment, on sait que cela peut être mal perçu par les investisseurs ou les agences de notation. Je pense que c’est le risque qu’ils sont prêts à prendre.
Le sénateur Cardozo : Merci, monsieur Jean, pour votre présentation très claire et détaillée. Je vous ai souvent vu à la télévision et je suis ravi de vous avoir parmi nous ce soir. Bienvenue.
Ma question est la suivante : en tant que Comité des finances, quels sont les domaines préoccupants que nous devrions surveiller au Canada ou sur la scène internationale?
M. Jean : Selon moi, en ce moment, c’est la question tarifaire, notamment avec les négociations qui s’avéreront très difficiles. Les règles d’engagement à leurs partenaires commerciaux sont dorénavant dictées par les Américains. Il faut voir le renouvellement de l’ACEUM comme une autre occasion qu’aura l’administration américaine de mettre en œuvre de nouvelles règles d’engagement qui risquent d’être désavantageuses pour le Canada. Il faudra travailler fort pour limiter les dégâts à cet effet.
Il y a déjà eu certaines concessions du côté canadien, mais on n’a pas vu la réciproque de l’autre côté. Du moins, les indications montrent que cela ira dans ce sens. Il faudra être très habile pour pouvoir limiter les dommages. Voilà pour le premier facteur. Le deuxième facteur tient compte de ce sur quoi on a davantage de contrôle. Finalement, toute la politique économique s’articule autour de l’exécution d’une mission quasi impossible — c’est bien beau d’avoir de l’ambition et de montrer des signaux forts —, parce qu’on parle de tripler les dépenses en matière de défense au cours des 10 prochaines années pour atteindre les cibles de l’OTAN, et, enfin, de réaliser des projets d’infrastructure ambitieux, comme des lignes de transport d’électricité ou peut-être des pipelines, des ports, etc.
Malgré les préoccupations environnementales et autochtones, malgré les désaccords provinciaux qui pourraient venir freiner les ententes, on veut atteindre ces objectifs tout en faisant un examen des dépenses pour réduire les dépenses de programmes de 15 % d’ici 2028-2029. Or, on veut le faire en excluant les transferts et les programmes sociaux et en procédant par réduction des effectifs par attrition plutôt que par licenciement. Cocher toutes ces cases sera extrêmement difficile. Il faudra prioriser et, selon moi, on priorisera les projets d’infrastructure.
Le sénateur Cardozo : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Ross : Merci d’être ici avec nous ce soir.
Le gouvernement a demandé au Bureau des grands projets de lancer des projets qui stimuleront l’économie et je me demande si vous pouviez me donner une idée de l’incidence que la simplification de ces mégaprojets aura, selon vous, de façon générale. Selon vous, le fait de dépenser et d’obtenir les approbations plus rapidement atténuera-t-il certains des problèmes dans notre économie? J’aimerais aussi savoir ce que vous pensez des investissements privés dans ces projets. À quoi cela ressemblera-t-il?
M. Jean : Selon le signal donné, cela aura une incidence considérable, à mon avis, parce que le gouvernement indique que le Canada est prêt à faire des affaires. Ottawa n’a pas toujours envoyé ce genre de message au secteur privé au cours des 10 dernières années. Maintenant, le ton change et le sentiment d’urgence est bien présent. Je crois que cela aidera.
En ce qui concerne ce que nous avons constaté sur les projets d’intérêt national, la plupart étaient déjà en cours ou déjà approuvés dans une certaine mesure. Ces projets seront accélérés, mais ils étaient déjà prêts à être lancés.
Je crois qu’il s’agit de la bonne approche, mais nous devrons attendre de voir quelle sera la quantité, quel sera l’écart et quels seront les projets supplémentaires qui seront déterminés à la lumière de notre nouveau contexte.
Comme nous l’avons vu, la première ministre de l’Alberta vient d’annoncer un projet de pipeline, mais il semble que c’est le gouvernement qui le dirigera et il espère qu’un acteur du secteur privé prenne éventuellement la relève. Cela montre que la confiance demeure très fragile.
Pour répondre à la question qui porte sur le rôle du secteur privé, nous savons que la Banque de l’infrastructure du Canada — dont le mandat ressemblait à ce que nous voyons maintenant — est en voie de ne pas atteindre son mandat d’investissement initial de 35 milliards de dollars d’ici 2026-2027. Elle n’a pu qu’attirer 20 % d’investissements privés environ pour chacun de ses investissements, ce qui est très bas. C’est probablement inférieur à ce qui était escompté au départ.
De nombreuses raisons peuvent l’expliquer : des projets de trop petite envergure pour le type de projets dans lesquels le secteur privé cherche à investir, des priorités mal alignées entre divers ordres de gouvernement ou le secteur privé, qui compense parfois l’investissement provincial, ainsi que les contraintes que sont, comme nous le savons, la main-d’œuvre, le matériel ou la productivité.
La contribution du secteur privé n’a pas été aussi importante que nous l’aurions espéré pour un certain nombre de raisons et le gouvernement a beaucoup de leçons à tirer de cet échec au moment où il tente de réellement passer à un niveau supérieur en ce qui concerne la participation du secteur privé.
[Français]
La sénatrice Miville-Dechêne : J’ai accroché, monsieur Jean, sur le fait que la mission est presque impossible. J’ai trouvé que c’était un jugement assez dur sur ce qui se passe — et probablement juste. Je veux revenir sur les grands projets, parce que vous avez dit que, par le passé, les grands projets ont été laborieux. Je comprends que le gouvernement actuel peut suspendre certaines lois, mais il devra discuter fort avec plusieurs groupes de la société.
Pensez-vous qu’en soi, on peut relancer l’économie avec ces grands projets? Pensez-vous qu’on sera en mesure d’atteindre un rythme qui a du sens? Enfin, serons-nous en mesure de trouver la main-d’œuvre nécessaire?
M. Jean : C’est exactement la raison pour laquelle je vais quand même mettre l’accent sur la hauteur du défi, parce qu’il est effectivement important. Après les élections de 2015, 188 milliards de dollars avaient été approuvés dans le cadre du plan Investir dans le Canada et moins de 110 milliards de dollars ont été dépensés. Comme je le disais plus tôt, cela a fait l’objet d’un constat d’échec du côté de la Banque de l’infrastructure du Canada, parce qu’il y avait un manque d’alignement avec les projets par rapport à ce que les investisseurs du secteur privé étaient prêts à financer, par exemple, parce qu’il y avait une absence d’ententes par rapport aux priorités des provinces, des Premières Nations ou des autres parties prenantes.
De plus, le constat d’échec s’explique par des enjeux qui existent au sein de notre secteur de la construction. Vous avez parlé de la pénurie de main-d’œuvre. Cela existait dans les 10 dernières années et dans les prochaines années, la situation empirera. Un rapport de ConstruForce Canada indique qu’il manquera 108 000 travailleurs de la construction d’ici 2034, même en intégrant ce à quoi nous nous attendons quant à la formation, aux départs à la retraite, etc.
Dans un contexte où l’on a besoin de travailleurs de la construction à la fois pour du résidentiel et du non- résidentiel, le secteur de la construction risque d’être le grand goulot d’étranglement pour tous les projets et les ambitions que nous avons. Je n’ai pas encore vu ou entendu, dans ce qui a été mis de l’avant, une stratégie très claire pour déterminer comment nous mettrons à profit ou comment nous serons en mesure de régler le problème de pénurie de main-d’œuvre en construction.
Actuellement, il y a aux États-Unis une approche très hostile vis-à-vis des immigrants, notamment les immigrants provenant d’Amérique latine qui travaillent beaucoup dans le secteur de la construction là-bas.
Pourquoi n’y a-t-il toujours pas une stratégie pour tenter d’attirer ces travailleurs ici et les intégrer rapidement? Il faudra que ces questions se posent très rapidement.
La sénatrice Miville-Dechêne : J’imagine que c’est parce qu’on ne veut pas trop de travailleurs étrangers temporaires. Nous avons donc là des politiques qui se contredisent un peu.
M. Jean : Le problème est aussi celui de la composition. Ce n’était pas tant un problème de quantité que de composition. On n’a pas misé sur les immigrants dont l’économie avait vraiment besoin — du moins, pas assez. Le secteur de la construction aurait dû être priorisé.
Le sénateur Loffreda : Monsieur Jean, bienvenue au Comité sénatorial permanent des finances nationales. En juin, à la suite du dépôt du budget de 2024, vous avez fait les commentaires suivants.
[Traduction]
Cependant, les finances publiques du Canada demeurent saines par rapport à celles de ses pairs, même lorsque nous incluons les provinces.
[Français]
C’est un point important.
[Traduction]
Et les augmentations considérables des dépenses sont une conséquence naturelle d’une forte croissance démographique et de l’inflation. Lorsque nous rajustons nos prévisions pour tenir compte de cette réalité, comme nous l’avons fait dans notre rapport sur la période de dépôt des budgets provinciaux de 2024, les augmentations des dépenses ne semblent pas déraisonnables.
[Français]
Seize mois plus tard, croyez-vous que c’est encore le cas? Nous attendons un budget le 4 novembre prochain. Considérant vos connaissances actuelles, croyez-vous que ce soit encore le cas? Serons-nous capables de maintenir les promesses qui ont été faites pour ce qui est des dépenses militaires?
M. Jean : Ce commentaire a été fait après le dépôt du dernier budget, qui date de plus d’un an. Depuis le début de l’année, on a entendu une multitude d’engagements. Des promesses très coûteuses ont été mises de l’avant. Déjà, dans la mise à jour, on avait constaté une détérioration, mais on va maintenant encore plus loin. Effectivement, à cette époque, on équilibrait les dépenses publiques en fonction de la hausse de la population. Il est normal que l’on doive investir davantage lorsque survient une augmentation marquée de la population, que ce soit pour des infrastructures ou des transferts aux provinces, afin que celles-ci soient en mesure d’accueillir les nouveaux arrivants et faire en sorte que les services à la population soient au rendez-vous. Il y a aussi un effet bénéfique lorsqu’il s’agit de travailleurs qui contribuent à la population active et au revenu national. Les choses viennent donc s’équilibrer, peut-être pas parfaitement, mais du moins en partie.
À cette époque, on n’était pas préoccupé outre mesure par la lourdeur des finances publiques. Si je reviens au commentaire de tout à l’heure, il y avait quand même des points d’ancrage budgétaires qui restaient assez sérieux. À preuve, on n’a pas vu les agences de notation de crédit agir ou réduire la cote du Canada.
Aujourd’hui, la situation est différente, car nous avons une menace existentielle très réelle qui affecte le Canada. Il faut réagir et faire pivoter l’économie. On doit investir en défense et on n’a pas le choix. Il n’y a pas que le Canada qui se trouve dans cette situation; il y a aussi plusieurs partenaires de l’OTAN. Ce sont des impératifs et des urgences qui sont arrivés sur la table subitement, un peu comme durant la pandémie. Il faut y répondre et nous avons la capacité de le faire.
C’est ainsi que je vois les choses. C’est comme quand on est en récession : il faut réagir. Il reste que nous n’avons pas la même capacité qu’avant la pandémie non plus. Si on échoue à faire en sorte que ces dépenses ou ces investissements soient structurants, on se retrouvera dans le pétrin plus tard. Ultimement, ce qui reste une injustice, c’est de faire porter tout ce fardeau aux générations futures. Si on ne génère pas la croissance et la richesse nécessaires pour que ces dépenses se paient un peu d’elles-mêmes, il faudra augmenter les impôts, et ce sont les générations futures qui devront en porter le fardeau, ce qui n’est jamais positif.
Le sénateur Gignac : Bienvenue à mon confrère économiste. J’aimerais souligner, pour les membres du comité, que depuis que M. Jean est à la tête des études économiques chez Desjardins, son équipe se classe régulièrement parmi les cinq meilleures au pays. Je crois qu’il vaut la peine de souligner également qu’en 2022, elle s’est classée au premier rang mondial des prévisionnistes. Je sais que vous êtes très sollicité et nous sommes chanceux de vous avoir parmi nous ce soir.
J’ai deux questions et j’aimerais, si je peux me permettre, que vos réponses soient concises. Poursuivons l’échange que nous avons eu plus tôt avec le sénateur Loffreda. Dans le fond, si tous ces investissements augmentent le PIB potentiel, vous ne serez pas trop inquiet. Vous avez entendu le directeur parlementaire du budget dire que la situation budgétaire du gouvernement fédéral est insoutenable. Or, en vous écoutant, on constate que vous ne semblez pas utiliser ce qualificatif. La situation budgétaire est‑elle donc inquiétante?
M. Jean : Il ne suffit pas de savoir combien l’on dépense, il faut aussi savoir comment l’on dépense. Des dépenses mal ciblées et non structurelles nous mènent vers une situation non viable.
Il y a aussi un autre angle. On dit que les dépenses augmenteront tout en parlant d’austérité. C’est un fait plutôt rare, car d’habitude, on va dans un sens ou dans l’autre. On doit faire attention, car une austérité excessive est également dangereuse; l’exemple de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal le démontre. Cela peut également faire augmenter le ratio de la dette par rapport au PIB. La position actuelle du gouvernement devra être plus claire. On devra savoir si on aura plus d’austérité ou davantage de dépenses structurantes. Le défi sera de maximiser l’impact structurel de chaque dollar investi, tout en minimisant les effets négatifs des coupes budgétaires sur l’économie.
Le sénateur Gignac : Habituellement, le gouvernement fédéral emprunte à court terme, alors que les provinces empruntent à long terme. Or, toutes ces dépenses d’investissement vont probablement signifier qu’on émettra beaucoup plus d’obligations à long terme. Quel sera l’impact sur le coût du financement, si le gouvernement fédéral finance des obligations à long terme? Est-ce que cela aura un impact négatif sur le coût d’emprunt des provinces, étant donné que les provinces paient toujours plus cher que le fédéral pour emprunter sur les marchés financiers?
M. Jean : Absolument. Nous avons été tout de même chanceux, parce que deux provinces ont vu leur cote diminuer ces derniers mois, sans toutefois voir trop d’impact sur les écarts de taux. Il reste que la situation est fragile, que nous avons un endettement mondial massif et qu’il y a beaucoup de concurrence pour les capitaux.
Le gouvernement fédéral se trouve dans un contexte de courbe qui est déjà pas mal pentue. Selon moi, il serait plus judicieux pour Ottawa de se concentrer sur les émissions de cinq à dix ans, ce qui serait moins coûteux et éviterait aussi d’entraîner des effets d’éviction du côté des provinces.
La sénatrice Oudar : Merci, monsieur Jean, d’être avec nous aujourd’hui. Nous sommes très choyés.
J’ai lu plusieurs documents que vous avez publiés chez Desjardins. J’aimerais vous entendre sur les perspectives de croissance économique. En fait, je suis dans le document qui s’intitule Malgré la faiblesse de l’économie canadienne, la récession n’est pas une certitude. On dirait un titre de roman très intéressant. Je suis à la fin du document qui a été publié. J’aimerais vous entendre à ce sujet. J’ai écouté ce qui a été dit depuis le début de la réunion sur les perspectives de croissance économique. Plus particulièrement, vous avez ciblé certains éléments de risque qui ne nous permettraient pas d’atteindre les objectifs fixés. J’aimerais vous entendre plus spécifiquement là‑dessus et vous donner le temps opportun de compléter certaines réponses que vous avez données tout à l’heure.
M. Jean : On vient d’avoir une contraction de 1,6 % pour le deuxième trimestre, ce qui est légèrement plus élevé que ce à quoi on s’attendait. Avec les données très préliminaires que nous avons en main pour le troisième trimestre, on s’attend à un taux légèrement à la hausse, soit 0,5 %, ce qui est très faible, mais tout de même positif. On voit dans les données que la baisse des exportations au cours du deuxième trimestre était démesurée. On le sentait aussi, étant donné le très faible taux tarifaire effectif. Finalement, il n’a été que de 3 % contre le Canada, ce qui ne justifiait pas une baisse de 27 % des exportations réelles. Comme on l’a constaté, les exportations commencent à se redresser un peu, même si elles ne reviennent pas encore au niveau où elles se trouvaient. On voit que les choses commencent à reprendre quelque peu, notamment dans les secteurs de l’automobile et du pétrole.
Cela devrait ajouter au produit intérieur brut et nous aider. Il reste que, jusqu’à la fin de 2025, ce sera une année difficile qui sera sous le thème de l’ajustement. J’ai parlé des pertes d’emplois dans les secteurs visés, qui risquent de continuer. Il y aura énormément de fragilité.
Nous pensons qu’en 2026, avec ce que déploie le gouvernement fédéral et ce qu’il va nous détailler, on pourrait avoir une contribution importante à la hauteur de 0,8 point de pourcentage pour la croissance du produit intérieur brut, ce qui équivaut à peu près à la moitié de la croissance potentielle. C’est quand même assez appréciable, autant en raison des nouvelles dépenses pour ce qui est de la Défense nationale, mais aussi des infrastructures, en supposant qu’il y aura d’autres annonces qui renforceront le tout.
Ce scénario n’est pas un scénario de récession, mais les risques restent élevés, parce qu’on voit une recrudescence en ce moment au chapitre des annonces du côté des États-Unis, avec les risques qui s’imposent par rapport à l’ACEUM.
Il y a une situation de désavantage fiscal pour l’investissement en machine et en équipement. Les États-Unis viennent de rendre pérenne la capacité d’étendre entièrement les investissements en machine et en technologie, alors qu’au Canada, on a aussi cette disposition-là, mais c’est très ciblé et réservé à certains équipements manufacturiers et aux technologies propres. Il y a une caducité dans la façon de faire cela au Canada, donc cela devrait arriver à échéance.
C’est pour cela que je dis qu’il faudra tenir compte de cet aspect pour éviter que des entreprises se délocalisent aux États-Unis, pas seulement des entreprises ou des multinationales américaines qui peuvent être incitées à ramener leur production aux États-Unis, mais même des entreprises canadiennes et québécoises. Nous avons entendu des anecdotes là-dessus. Leur plus gros marché, ce sont les États-Unis et elles pourraient être tentées d’aller chercher de la certitude en se relocalisant aux États-Unis.
On a déjà un enjeu de retard de productivité. Les Américains investissent deux fois et demie en équipement et en logiciel par travailleur que ce que l’on investit en ce moment au Canada.
Si on a un problème de délocalisation, ce sera un frein encore plus important non seulement pour l’investissement, mais pour le stock de capital. Cela va à l’encontre de ce qu’on cherche à accomplir depuis longtemps en matière de productivité. Ce sera extrêmement important pour le gouvernement de ne pas manquer cette occasion, et il ne doit pas trop se concentrer sur certains aspects du secteur de l’investissement public. Il faut s’assurer de rester du côté du secteur privé. On a vu une augmentation de 21 % des emplois dans le secteur public depuis 2020, mais de 13 % seulement dans le secteur privé.
Le secteur public prend beaucoup de place économiquement; ce qu’il faut, c’est que nos petites entreprises du secteur privé deviennent plus grandes et qu’elles exportent à l’international. Cela nous permettra de nous en sortir de manière pérenne.
[Traduction]
La sénatrice Kingston : Bienvenue à notre comité.
À l’heure actuelle, le taux cible du financement à un jour de la Banque du Canada est un taux d’intérêt de 2,5 %, tandis que la fourchette cible de la Réserve fédérale américaine pour le taux des fonds fédéraux va de 4,0 à 4,25 %. Il s’agit de l’écart le plus important depuis 2000.
Quels facteurs expliquent l’écart qui se creuse entre les taux directeurs des deux pays?
M. Jean : La Banque du Canada a amorcé son cycle de normalisation beaucoup plus tôt que la Réserve fédérale, étant donné la sensibilité accrue à la dette au Canada. Nous l’avons vu dans le domaine des prêts hypothécaires, où on suivait ce processus de renouvellement tous les cinq ans. Habituellement, un ménage doit renouveler son prêt hypothécaire, mais ce n’est pas le cas aux États-Unis. L’effet contraignant de la politique monétaire serrée au Canada se fait sentir beaucoup plus rapidement et il est plus dur. C’est ce qui a permis à la Banque du Canada de commencer un peu plus tôt que la Réserve fédérale.
Lorsque l’on examine l’inflation — parce qu’en fin de compte, ces deux banques centrales mettent l’accent sur l’inflation —, la Réserve fédérale a un mandat à deux volets, mais l’inflation joue tout de même un rôle important. Au Canada, l’inflation globale a considérablement baissé.
Elle est demeurée élevée, par exemple, dans certaines catégories comme le logement, mais elle a ralenti dans d’autres secteurs suffisamment puissants pour ramener l’inflation globale près de la cible.
Il demeure des problèmes avec ce que nous appelons les « mesures de base » qui excluent certaines catégories volatiles. Selon nous, c’est temporaire. Nous croyons que les mesures de base convergeront aussi vers la cible de 2 %.
C’est ce qui s’est passé au Canada. C’est pourquoi la Banque du Canada était à l’aise de reprendre les baisses du taux d’intérêt. Non seulement l’inflation atteignait sa cible, mais les risques liés aux contre-mesures tarifaires qui existaient à l’époque — et qui s’étaient considérablement atténués en septembre — ainsi que le risque d’une inflation galopante ou de pressions connexes ont été réduits de beaucoup.
C’est tout le contraire qui se passe aux États-Unis. En fait, nous croyons que l’inflation n’atteindra son sommet qu’à la moitié de l’année 2026 aux États-Unis. Selon nous, les données sur l’inflation ne reflètent d’aucune façon l’incidence de ces droits de douane et 40 % des entreprises indiquent qu’elles absorbent — pour l’instant — la pression liée au coût des droits de douane, mais cette situation n’est pas viable. Nous croyons que les coûts descendront en fin de compte le long du pipeline jusqu’au consommateur final.
La Réserve fédérale est maintenant bien placée pour baisser le taux parce que le marché du travail est en difficulté. C’est toutefois lorsque les données sur l’inflation paraîtront que nous verrons la véritable tension au sein du Federal Open Market Committee, ou FOMC. S’il existe un risque, c’est que la Réserve fédérale baisse moins son taux à l’avenir par rapport à ce que la Banque du Canada peut faire avec la marge de manœuvre dont elle dispose actuellement.
[Français]
La sénatrice Hébert : Monsieur Jean, c’est un plaisir de vous retrouver; nous avons eu l’occasion de nous côtoyer dans ma vie antérieure.
Vous avez parlé des risques liés à l’ACEUM; je partage plusieurs constats que vous avez faits aujourd’hui. Votre lecture est tout à fait juste à plusieurs égards. J’aimerais vous entendre sur le réel potentiel de diversification de nos marchés et de nos exportations. Le gouverneur de la Banque du Canada disait la semaine dernière que nous étions 15 ans en retard; on le sait, on a souvent parlé de la nécessité de diversifier. J’aimerais vous entendre, vous, comme économiste, dans la position que vous avez. Quel est le réel potentiel de diversification de nos marchés et où est-il, s’il existe?
M. Jean : On a fait des travaux là-dessus; on a notamment publié le 4 septembre un article qui a trait à l’Europe.
Le Canada est riche en raison de l’abondance de ressources naturelles et il a beaucoup à offrir au reste du monde, du côté de l’Europe, entre autres, et du côté de l’Asie. Ce sont des marchés qui sont, dans les deux cas, plus gros mis ensemble que le marché américain. On se faisait dire que les coûts de transport étaient un facteur limitatif, ce qui est beaucoup moins vrai aujourd’hui, parce qu’il y a des efficiences et que les chaînes d’approvisionnement et les chaînes logistiques se sont beaucoup développées.
Au chapitre des minéraux critiques et des technologies propres, pour continuer de participer à la transition climatique et à l’aspect technologique lié à la transition climatique, le Canada est en tout point un joueur important et crédible.
Même au chapitre des énergies conventionnelles, des énergies de transition — on en a beaucoup parlé —, le Canada est très bien vu, pour autant qu’il ait les infrastructures requises pour être en mesure d’être ce joueur fiable. C’est l’aspect qui manque, c’est ce à quoi l’on cherche à remédier et cela prendra beaucoup de temps. Le potentiel est là.
Après cela, il y a la question du secteur de la fabrication.
Avec les développements du côté de la Défense nationale, il y a des applications pour plusieurs de nos grands joueurs, de nos multinationales, par exemple dans le secteur de l’aviation. Il pourrait y en avoir d’autres dans le secteur de la cybersécurité, où on a une expertise reconnue, notamment sur l’intelligence artificielle responsable. La guerre aujourd’hui, ce ne sont plus des chars d’assaut et des centaines de milliers de troupes qui débarquent sur une plage; ce sont des drones et la guerre électronique. Pour ce qui est du positionnement en ce qui a trait à l’avenir de la défense, je pense que le Canada est très bien positionné.
Après cela, il y a des obstacles. Parmi ceux-ci, encore faut-il que les compagnies canadiennes soient au courant de ce qui existe, par exemple avec l’AECG, qui permet d’avoir accès aux marchés publics. Or, on a constaté que peu d’entreprises se prévalaient des dispositions de l’AECG. Il y a une nécessité de bâtir des partenariats. C’est très difficile en Europe, où il reste beaucoup de barrières non tarifaires. Il y a quand même des efforts substantiels à faire qui peuvent s’échelonner sur des années pour être en mesure de pleinement capitaliser là-dessus. Mais on pense que le potentiel est très loin d’être atteint pour ce qui est de savoir comment le Canada peut en profiter. À ce jour, ce sont plutôt les Européens qui ont profité de l’AECG. Le Canada a tout à faire pour récupérer sa part du gâteau.
Le sénateur Dalphond : Merci, monsieur Jean. Tout comme mes collègues, j’apprécie beaucoup la qualité de votre présentation.
Il y a un budget qui s’en vient et des consultations qui se font. Une de mes préoccupations, ce sont les mouvements de capitaux vers les États-Unis, les déplacements et la délocalisation de la production. J’entends des entrepreneurs québécois de Montréal me dire qu’ils envoient une partie de leur production aux États-Unis pour éviter les problèmes tarifaires. C’est moins complexe. Ils disent qu’ils devaient faire des projets d’agrandissement, mais qu’ils ne les feront plus, qu’ils les feront aux États-Unis. Il y a donc du mouvement de capitaux qui va quelque peu minimiser l’impact des projets du gouvernement au Canada, qui visent à créer des emplois ici et à stimuler un peu artificiellement la croissance, alors qu’une partie de la croissance qui était chez nous ira aux États-Unis.
J’ai compris d’un de vos commentaires que si l’on ajustait certaines de nos politiques fiscales, par exemple en matière de déduction des frais de technologie, on pourrait garder au pays une partie de ces entreprises qui songent à se délocaliser.
Pouvez-vous préciser votre pensée sur ce sujet, en espérant que quelqu’un au ministère des Finances nous écoute et qu’ils vont peut-être inclure dans le budget des mesures d’adoucissement pour retenir des capitaux qui sont déjà chez nous?
M. Jean : Tout à fait. C’est un ensemble de facteurs qui font en sorte de contribuer à une décision de relocaliser ou non. Ce peut être l’expertise, l’accès à la main-d’œuvre, les chaînes logistiques, la taille du marché. Et oui, la fiscalité joue un rôle.
Est-ce que la fiscalité, de manière isolée, aurait un rôle à jouer? À moins que le Canada devienne, non pas de manière équivalente ou compétitive, encore plus généreux à ce niveau, je vois cela comme un aspect marginal. Mais lorsqu’on met tout cela ensemble...
Vous l’avez évoqué, si en plus on est plus généreux dans les dépenses d’investissement et qu’on n’a plus cette incertitude par rapport au commerce, s’il y a d’autres facteurs qui peuvent être favorables, notamment la question de la devise, ce sont des facteurs qui peuvent inciter une entreprise... Comme je le disais plus tôt, si 85 % de son chiffre d’affaires est aux États-Unis, cela a plus de sens. On ne peut pas contrôler tous les facteurs, mais s’il y en a qu’on peut contrôler, si cela peut faire la différence quelque part, cela vaut peut-être la peine. Mais ce n’est pas seulement dans cette optique. C’est aussi pour que des entreprises situées ici, même si elles ne sont pas nécessairement dans le secteur du commerce... On voit maintenant plus d’investissement et une dynamique plus soutenue que ce qu’on a connu, et le gouvernement est au rendez-vous et encourage ce mouvement de manière très forte et élargie.
Avant, on disait que c’était juste si vous investissiez en « manufacturier 2.0 » ou dans les technologies propres, mais maintenant on y va de façon plus large et on y met le paquet. Cela envoie un signal assez fort, comme je le disais, pour dire que le Canada est maintenant là pour faire des affaires et qu’on va aider les entreprises. Ce n’est pas ce que les entrepreneurs recevaient comme message dans les 10 dernières années.
Cela peut résulter en un coup d’éclat qui pourrait faire accélérer les choses. Il faut penser à cela et le mettre de l’avant. Les enjeux sont trop importants et on ne peut pas se permettre de perdre encore plus de capital, surtout avec la croissance de la population qu’on a vue. Quand on regarde tout cela par personne, ce sont vraiment des chiffres qui font peur.
Le président : J’ai une question pour vous, monsieur Jean. On sait que le ministre Champagne a parfois un vocabulaire un peu plus élaboré. Il dit souvent ceci : « Le Canada doit réinventer son économie, comme il l’a fait après la Seconde Guerre mondiale. »
« Réinventer son économie ». Tout ce qu’on entend en ce moment, c’est qu’on a pris du retard sur ce qu’on aurait dû faire il y a 15 ans, c’est qu’on doit exploiter les ressources naturelles et investir dans les infrastructures. Pour moi, on ne réinvente pas l’économie. On ne fait que traiter les aspects traditionnels et remédier à un retard qu’on n’aurait pas dû prendre, car si on avait bien fait les choses, on serait plus fort aujourd’hui pour faire face à la menace. Mais pour moi, cela ne signifie pas que l’on réinvente l’économie. On est des années-lumière en retard en technologie, autant dans les entreprises technologiques que dans l’application des technologies dans nos entreprises. Qu’est-ce que cela veut dire pour vous : « Le Canada doit réinventer son économie, comme il l’a fait après la Seconde Guerre mondiale »?
Vous faites beaucoup de lecture. Je vois derrière vous que vous avez les livres de Bill Morneau et de Mark Carney. Vous avez peut-être une définition de ce que signifie, pour le ministre Champagne, réinventer l’économie. Qu’est-ce que cela amènerait comme prise de position de réinventer notre économie?
M. Jean : C’est drôle, mais le livre qui parlait le plus de réinventer l’économie, c’est celui de Mark Carney. Cependant, le livre parlait plutôt de la réinventer dans le sens de la transition et d’amener l’économie au service de la transition climatique.
L’impératif demeure présent et important, mais effectivement, il y a beaucoup d’urgences qui viennent se concurrencer à court et moyen terme là-dessus. Effectivement, on a des richesses au Canada qui font l’envie de beaucoup de pays, que ce soit nos richesses dans le secteur des ressources naturelles — nul besoin de parler des énergies fossiles —, mais aussi tout ce qui concerne le secteur minier, qui a des applications pour les infrastructures liées à l’intelligence artificielle, notamment pour la Défense nationale. Encore une fois, les technologies de demain et ces minéraux critiques sont au cœur des besoins partout sur la planète. À l’heure actuelle, la Chine a la mainmise là-dessus et contrôle la chaîne d’approvisionnement de bout en bout. Les occasions sont là.
On parle toujours de la main-d’œuvre et de l’éducation des institutions. Ce qui est particulier, c’est que les États-Unis sont reconnus pour leurs institutions stables, pour son secteur de la recherche très performant et pour l’État de droit. En ce moment, tout cela est en train de s’effriter, alors qu’au Canada, nous sommes un pilier, ce qui vient encore renforcer notre réputation.
Je ne pense pas qu’on ait grand-chose à réinventer, mais comme vous l’avez souligné, il faut réparer les erreurs qu’on a pu faire et qui nous ont empêchés d’occuper la scène mondiale à notre plein potentiel. Mais les ingrédients sont là. On n’a pas besoin de chercher de midi à 14 heures. C’est une question d’exécuter, selon moi.
Le président : Nous devrions être plus agressifs sur les cerveaux? Évidemment, le comportement aux États-Unis fait en sorte que cela fait craindre beaucoup de choses.
Est-ce que nous devrions être plus agressifs dans le but d’attirer des cerveaux? Si on prend par exemple les visas H-1B de 100 000 $, il y en a beaucoup, et cela peut inciter les gens à travailler ici au Canada, même s’ils travaillent pour une compagnie américaine, pour éviter de payer ce visa de 100 000 $. Je pense qu’il y a beaucoup d’autres choses qui pourraient se faire.
Est-ce que le Canada est suffisamment agressif sur la question des cerveaux?
M. Jean : Selon moi, on ne l’est pas assez. Après l’élection de 2016, les États-Unis avaient le même président et à ce moment-là, le premier ministre Trudeau avait accueilli à bras ouverts les gens qui faisaient les frais de cette hostilité; cela a donné de belles choses dans le secteur de la technologie à Toronto.
On a été en mesure de développer un secteur grâce aux talents qu’on a pu acquérir à ce moment-là, sauf qu’on était dans une situation complètement différente, effectivement, pour ce qui est de notre capacité d’accueil pour l’immigration. Aujourd’hui, c’est plus compliqué, il faut être beaucoup plus sélectif et il y a moins de place.
Cela dit, lorsqu’on parle d’aller chercher des cerveaux, on ne parle pas nécessairement d’Américains. Évidemment, les meilleurs cerveaux de la planète œuvrent aux États-Unis dans les secteurs scientifique et académique. Donc, il y a du potentiel à aller chercher là.
Cependant, ne serait-ce que pour nos meilleurs talents, on a longtemps parlé de l’exode des cerveaux. On pourrait faire l’inverse, soit faire le rapatriement des cerveaux de Canadiens et de Québécois qui sont là-bas, qui n’aiment pas ce qu’ils voient et qui voudraient revenir ici.
Donc, l’occasion est là, de toute évidence, mais on se tire dans le pied à plusieurs niveaux. Par exemple, regardons ce qui se passe avec la forte réduction des effectifs d’étudiants étrangers qui sont une source de financement pour beaucoup de programmes de recherche avancée dans les universités. Or, si on n’a pas de programmes performants, crédibles et réputés, comment va-t-on attirer les meilleurs cerveaux pour qu’ils viennent faire de la recherche chez nous?
Il y a beaucoup d’effets inattendus ou qu’on ne prévoyait pas et qui nous mettent les bâtons dans les roues aujourd’hui. Cependant, je suis d’accord avec vous pour dire qu’à la base, il faudrait faire une campagne assez agressive pour non seulement intéresser des cerveaux étrangers, mais aussi mettre des conditions en place pour qu’ils puissent avoir du succès chez nous.
Le président : Merci beaucoup. Je pense que la réunion se termine, car on a légèrement dépassé le temps qui nous était imparti. C’était très intéressant, monsieur Jean. Je pense que les sénateurs et les gens qui nous écoutent ont énormément apprécié votre présentation. On va certainement se revoir, si vous avez la générosité d’accepter nos invitations à l’avenir. Merci beaucoup.
(La séance se poursuit à huis clos.)