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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE, DE LA DÉFENSE ET DES ANCIENS COMBATTANTS

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 3 novembre 2025

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants se réunit aujourd’hui, à 16 heures (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, afin d’en faire rapport, l’effet de la désinformation de la Russie sur le Canada; puis, à huis clos, pour étudier un projet d’ordre du jour (travaux futurs).

Le sénateur Hassan Yussuff (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Je suis Hassan Yussuff, sénateur de l’Ontario, et je suis accompagné de mes collègues du comité. Je les invite d’ailleurs à se présenter à tour de rôle.

Le sénateur McNair : John McNair, du Nouveau-Brunswick. Je vous souhaite la bienvenue.

Le sénateur Cardozo : Andrew Cardozo, de l’Ontario.

Le sénateur Wilson : Duncan Wilson, de la Colombie-Britannique.

Le sénateur Al Zaibak : Mohammad Al Zaibak, de l’Ontario.

La sénatrice White : Judy White, de Terre-Neuve-et-Labrador.

[Français]

La sénatrice Youance : Suze Youance, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Ince : Tony Ince, de la Nouvelle-Écosse.

Le président : Nous nous réunissons aujourd’hui pour conclure notre étude sur l’effet de la désinformation de la Russie sur le Canada. Notre réunion portera principalement sur les efforts internationaux visant à lutter contre la désinformation en provenance de la Russie.

Nous avons le plaisir d’accueillir Jānis Sārts, directeur du Centre d’excellence de l’OTAN pour la communication stratégique; Edward Lucas, chercheur et conseiller principal au Centre d’analyse des politiques européennes; et Anayit Khoperiya, directrice adjointe du Centre de lutte contre la désinformation, Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine. Je vous remercie d’avoir accepté de vous joindre à nous aujourd’hui dans le cadre de cette étude.

Pour commencer, je vais vous inviter à faire votre déclaration, après quoi les membres du comité auront des questions à vous poser. Je vous rappelle que vous disposez chacun de cinq minutes pour faire votre déclaration liminaire.

Nous entendrons d’abord Jānis Sārts. Je vous cède la parole.

Jānis Sārts, directeur, Centre d’excellence de l’OTAN pour la communication stratégique, à titre personnel : Merci beaucoup pour cette invitation. Dans ma déclaration, je vais essayer de me concentrer sur trois points : premièrement, la manière dont nos opposants — la Russie et la Chine — considèrent la désinformation comme un instrument stratégique, pourquoi et comment ils l’utilisent; deuxièmement, les exemples les plus probants de réponses efficaces à ce phénomène, les meilleures pratiques et les données qui le confirment; et troisièmement, ce qu’il faut mettre en place afin de se préparer pour l’avenir, car comme toujours, les menaces de demain ne ressembleront pas à celles d’aujourd’hui.

Tout d’abord, il faut comprendre comment la Russie et la Chine perçoivent la désinformation. Ces deux pays ont clairement affirmé qu’ils la considèrent comme une forme de guerre — ou du moins comme une extension de la guerre. Lorsqu’on observe la situation actuelle, ils estiment avoir un avantage. En tant qu’États autoritaires, ils ont développé des capacités spécifiques pour contrôler l’environnement informationnel et ce que leurs citoyens consomment, et ils espèrent ainsi influencer leur comportement. C’est la nature même de leurs régimes.

D’un autre côté, ils nous perçoivent comme des sociétés démocratiques, fortement dépendantes de la libre circulation d’idées et d’un environnement informationnel ouvert, où chacun peut s’exprimer et faire part de ses idées. Ils utilisent cette ouverture pour s’ingérer dans nos espaces informationnels.

Ce n’est pas une idée nouvelle. Cela existait déjà à l’époque de la guerre froide. Toutefois, la différence aujourd’hui, c’est l’incidence des médias sociaux et de leurs algorithmes, qui facilitent considérablement les attaques informationnelles. Des acteurs peuvent désormais influencer les conversations au sein de la société canadienne en se faisant passer pour des citoyens canadiens et en diffusant divers récits conspirationnistes. Souvent, ils exploitent des failles existantes, par exemple des enjeux de discorde, qu’ils amplifient jusqu’à provoquer des tensions réelles dans la société. Parfois, cette stratégie est délibérée. D’autres fois, elle est opportuniste.

Aujourd’hui, la priorité pour la Russie est évidemment la guerre en Ukraine. Même si Mme Khoperiya abordera ce sujet plus en détail, il est évident que, du point de vue occidental, la Russie cherche à affaiblir notre capacité à maintenir un soutien constant à l’Ukraine, que ce soit par des armes ou d’autres formes de soutien. C’est dans cette logique qu’elle intensifie ses actions en Europe, notamment par des attaques de drones en Pologne, qui violent l’espace aérien. À mon sens, ces actions visent avant tout à modifier les récits dominants et à produire un effet cognitif sur les opinions publiques. C’est pourquoi, au sein de l’OTAN, nous considérons de plus en plus que ces opérations ne relèvent pas simplement de la désinformation; on parle plutôt d’une guerre cognitive.

Je vais maintenant parler de ce qu’on peut faire pour contrer ces menaces. Si j’ai insisté sur la notion de guerre cognitive, c’est parce que bon nombre des stratégies efficaces en temps de guerre s’avèrent tout aussi pertinentes dans l’espace d’information. C’est quelque chose que vous comprenez en tant que membres du Comité de la sécurité nationale et de la défense.

La première chose à retenir — et l’Ukraine en est la preuve —, c’est qu’on ne peut pas gagner en restant sur la défensive. Il faut adopter une position offensive, prendre l’initiative des récits et maîtriser la dynamique informationnelle. Le plus bel exemple est le début de l’invasion à grande échelle : pour une fois, l’Occident a diffusé des renseignements stratégiques en amont, ce qui a neutralisé les intentions russes avant qu’elles ne se concrétisent. Notre centre a mené une analyse des données. Nous avons observé que la Russie ne savait pas comment réagir lorsqu’elle était forcée de se défendre sur le terrain informationnel. Voilà pour la première chose.

Le deuxième élément clé, ce sont les réseaux. Nous évoluons dans un environnement interconnecté, et dans un tel contexte, il est essentiel de mobiliser des réseaux pour répondre efficacement aux menaces informationnelles. Cela signifie que la réponse ne peut pas reposer uniquement sur les capacités gouvernementales; la société civile et les acteurs engagés doivent également jouer un rôle.

Le troisième point, tout aussi essentiel, concerne la délégation de pouvoirs. Dans le domaine militaire, le contrôle et la hiérarchie sont fondamentaux, mais il a été démontré à maintes reprises que plus on délègue, plus il devient facile de réagir rapidement aux évolutions du contexte, et plus la réponse est authentique et adaptée.

Le dernier élément concerne l’avenir. Comme je l’ai dit précédemment, les médias sociaux ont façonné les conditions actuelles de l’environnement informationnel. Cependant, une révolution encore plus profonde se profile à l’horizon. L’intelligence artificielle va redéfinir l’écosystème informationnel — et ce sera pour le meilleur ou pour le pire.

Aujourd’hui, les données montrent clairement que l’intelligence artificielle est déjà plus persuasive qu’un être humain moyen dans ses interactions avec les individus. Nous établissons des relations avec ces systèmes, notamment en raison de notre utilisation. Environ 40 % des utilisateurs de moins de 25 ans entretiennent une relation avec leur système d’IA, qu’elle soit amicale ou autre. Or, ces mêmes systèmes sont désormais utilisés par la Russie et la Chine pour produire des effets informationnels ciblés.

Le président : Je suis désolé, mais je vais devoir vous demander de conclure.

M. Sārts : Autrement dit, c’est un autre domaine sur lequel nous devrons nous concentrer. Je vous remercie.

Le président : Merci beaucoup. Nous aurons l’occasion d’approfondir un peu plus ce sujet.

Madame Khoperiya, c’est à votre tour. Vous disposez de cinq minutes pour faire votre déclaration liminaire.

Anayit Khoperiya, directrice adjointe, Centre de lutte contre la désinformation, Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine, à titre personnel : Monsieur le président et honorables sénateurs, je vous remercie de m’avoir invitée à témoigner devant vous aujourd’hui. C’est un privilège de faire connaître l’expérience de l’Ukraine en matière de lutte contre la désinformation. Malheureusement, c’est une expérience qui s’écrit en temps réel sous la pression constante de la guerre.

L’Ukraine a mis en place un système complet pour se défendre dans le domaine cognitif. Au cœur de ce système se trouve le Centre de lutte contre la désinformation, dont je suis la directrice adjointe.

Le Centre de lutte contre la désinformation a été créé en 2021 sous l’égide du Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine. À ses débuts, le Centre était principalement un organisme d’analyse chargé de surveiller l’environnement informationnel et d’informer le Conseil national de sécurité des menaces émergentes. Or, après février 2022, tout a changé. La désinformation est devenue une arme opérationnelle, déployée avant les chars et les missiles et utilisée pour justifier l’agression, diviser les alliés et miner la confiance du public. Depuis, notre mandat s’est élargi. Nous ne nous contentons plus de surveiller les discours hostiles; nous orchestrons un effort de résilience à l’échelle de toute la société, mobilisant le gouvernement, les médias et la société civile.

Au début, notre travail était très tactique : nous identifiions une fausse information, nous la démentissions, puis nous passions à la suivante. Mais rapidement, nous avons compris que cela créait une boucle sans fin. Le problème ne résidait pas uniquement dans les mensonges isolés, mais dans un véritable écosystème conçu pour les propager. Nous avons donc décidé d’aller plus loin, c’est-à-dire de détecter les campagnes de désinformation coordonnées, les réseaux inauthentiques et les comportements récurrents qui polluent continuellement notre espace informationnel.

La méthode employée par la Russie est à la fois simple et dangereuse. Elle consiste à cerner les vulnérabilités de chaque pays — les divisions sociales, les tensions politiques et les craintes économiques — puis à les utiliser contre les sociétés elles-mêmes. Ce qui change, ce n’est pas le message, mais le point d’entrée. C’est pourquoi la lutte contre la désinformation ne relève pas uniquement de la communication. Elle constitue un enjeu de sécurité nationale dans le domaine cognitif.

Le Centre de lutte contre la désinformation est bien placé pour mener à bien cette mission. Nous travaillons en coordination avec l’ensemble des ministères et services spéciaux du gouvernement, tout en maintenant une coopération ouverte avec les journalistes, les universitaires et la société civile.

Nous publions des rapports d’analyse sur les mécanismes de la désinformation russe, notamment sur les « alibis informationnels », qui consistent à accuser à l’avance l’autre partie d’actions que l’on prévoit soi-même poser. L’objectif est de dissimuler ou de justifier les crimes de guerre perpétrés par les forces d’occupation.

Nous communiquons également avec le grand public par l’entremise de nos comptes officiels de médias sociaux, ainsi que par le biais de projets vidéo et de balados avec des influenceurs ukrainiens. Ces personnalités abordent la question de la désinformation dans leurs domaines respectifs, qu’il s’agisse de l’éducation, de la culture ou du sport. Ces voix rendent notre message accessible et crédible.

L’éducation est un autre pilier de notre travail. Nous offrons aux fonctionnaires une formation certifiée axée sur la communication en situation de crise et la lutte contre la désinformation. Nous avons conçu une simulation interactive, fondée sur des scénarios réalistes, permettant aux participants de vivre les deux phases de la guerre de l’information, soit l’attaque et la défense.

Nous collaborons également étroitement avec des institutions homologues à l’étranger, des organisations internationales et des unités de communications stratégiques de nombreux pays. Ensemble, nous identifions les schémas d’attaque communs, échangeons nos méthodologies et cherchons les meilleures solutions pour prévenir les attaques informationnelles.

Nous travaillons également avec de grandes entreprises technologiques telles que Google, TikTok et Meta pour exiger davantage de transparence, une élimination plus rapide des comportements inauthentiques coordonnés et une véritable responsabilisation lorsque la désinformation est orchestrée par des opérateurs humains. Ceux qui sont à l’origine de telles opérations doivent faire face à des sanctions et à des conséquences juridiques.

Notre expérience offre des enseignements qui dépassent nos frontières. Premièrement, la résilience institutionnelle est essentielle. La lutte contre la désinformation doit s’appuyer sur une structure permanente, dotée de ressources suffisantes, au cœur de l’appareil de sécurité nationale — et non être fragmentée entre différents ministères ou se limiter à des initiatives réactives.

Deuxièmement, la transparence renforce la confiance. Les citoyens sont plus résilients lorsque les gouvernements communiquent de manière claire et ouverte.

Troisièmement, l’éducation est notre meilleure défense. Aucun filtre algorithmique n’est aussi efficace qu’un esprit éclairé.

Enfin, les alliés doivent synchroniser leurs efforts. Les récits propagés par la Russie s’adaptent à toutes les langues et à toutes les plateformes. Les nations démocratiques doivent faire preuve d’autant de coordination pour les dénoncer.

Honorables sénateurs, les leçons que nous avons apprises, souvent à nos dépens, peuvent aider les nations démocratiques à renforcer leurs frontières cognitives. En partageant nos méthodes et en investissant dans la résilience des sociétés, nous pouvons faire en sorte que la désinformation échoue là où l’on conjugue la liberté et la vérité. Je vous remercie et je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, madame Khoperiya. Je cède maintenant la parole à M. Lucas. Vous disposez de cinq minutes pour faire votre déclaration.

Edward Lucas, chercheur et conseiller principal, Centre d’analyse des politiques européennes, à titre personnel : Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de m’avoir invité à témoigner aujourd’hui et je remercie votre greffière, Ericka, d’avoir organisé tout cela. Je ne prendrai que quelques minutes pour faire ma déclaration, après quoi je serai heureux de répondre à vos questions.

Je vais tout d’abord vous parler un peu de moi. Je sais par expérience à quel point l’information est au cœur de la lutte pour la protection et la promotion de nos libertés. Cela fait près de 40 ans que je m’intéresse aux questions de sécurité en Europe, depuis mes débuts comme militant à l’époque de la guerre froide. J’étais le seul correspondant de presse étranger à vivre en Tchécoslovaquie communiste et j’ai été témoin de la révolution de velours qui a renversé ce régime. J’ai également été le dernier journaliste occidental à être expulsé de l’Union soviétique et, en 1992, j’ai fondé et dirigé le premier hebdomadaire anglophone des États baltes. Je suis également l’auteur de plusieurs ouvrages traitant de la Russie, de la désinformation et de ce que nous appelons aujourd’hui la guerre hybride. J’ai écrit le premier d’entre eux en 2007, The New Cold War. À cette époque, la plupart des Occidentaux et, je le crains, bon nombre de Canadiens hésitaient encore à reconnaître la menace que représente le régime du Kremlin, non seulement pour son propre peuple, mais aussi pour nous, ici, en Occident. En 2018, j’ai été le premier témoin à comparaître dans le cadre de l’enquête sur la Russie menée par vos collègues de Londres au Comité parlementaire sur le renseignement et la sécurité.

Sachez que nous aurions tort de nous concentrer uniquement sur la désinformation. La propagande n’est qu’une arme parmi d’autres dans l’arsenal russe. La Russie recourt également à l’intimidation physique, psychologique et juridique, au sabotage, que ce soit par des moyens cinétiques ou cybernétiques, à la subversion et à bien d’autres tactiques encore.

J’ai été témoin de toutes ces situations. Certains de mes amis et collègues ont été tués à cause de leur travail. En 2010, j’ai coordonné la défense juridique de mon employeur de l’époque, The Economist, dans un procès pour diffamation intenté par un oligarque russe. Nous nous sommes défendus, mais cela a coûté l’équivalent aujourd’hui d’environ 1 million de dollars canadiens. Cela nous rappelle que la guerre du droit est aussi une opération d’information.

C’est un immense honneur de prendre part à cette séance avec Mme Khoperiya qui, tout comme mon collègue M. Sārts, est une sommité mondiale dans son domaine. Les Estoniens, les Lituaniens et, dans leur cas, les Ukrainiens et les Lettons nous mettent en garde depuis des années contre la menace russe, mais nous, dans le monde occidental, nous ne les avons pas écoutés. Nous étions trop occupés à faire de l’argent à Moscou. Cette cupidité et cette complaisance ont donné lieu à la guerre désastreuse à laquelle nous assistons en Ukraine, alors je vous prierais d’écouter ces voix maintenant.

Comme on l’a évoqué, l’objectif de la Russie — à travers ses opérations d’information et ses autres outils — est de diviser pour mieux régner. La Russie cherche à semer la discorde au sein de notre société, elle exploite donc toutes les failles possibles en misant sur des questions controversées, qu’elles soient culturelles, démographiques, économiques, géographiques, linguistiques, politiques ou sociales, afin de nous polariser et de nous affaiblir. La Russie cherche également à créer de l’indifférence et du cynisme, car lorsque l’on ne sait plus quoi croire, on finit par ne plus croire en rien. La Russie cherche à diviser nos alliances et nos institutions internationales, à affaiblir l’Union européenne par le Brexit et à s’en prendre à l’OTAN en attisant les tensions transatlantiques. Elle dépeint les États baltes comme des nations défaillantes et sans défense, tandis qu’elle se présente elle-même comme invincible.

La mauvaise nouvelle, c’est que cette stratégie fonctionne. La bonne nouvelle, c’est que nous avons les moyens de la contrecarrer si nous le souhaitons. Nous disposons d’outils normatifs, réglementaires et juridiques que nous pourrions utiliser de manière beaucoup plus efficace. Nous choisissons simplement de ne pas le faire. Tout comme personne ne nous a forcés à ouvrir notre système financier à l’argent sale, personne ne nous a forcés à ouvrir notre système informationnel à nos ennemis.

Je vous recommande très fortement de faire de la résilience dans l’environnement informationnel et dans la société une priorité en matière de sécurité nationale. D’autres pays le font également, notamment la Finlande, mais le Canada, compte tenu de sa société unie où règne la confiance, est beaucoup mieux placé que la plupart des autres pays pour le faire.

Je ne suis pas un expert du Canada et je ne vais pas vous dire précisément ce que vous devez faire, mais ce que je peux vous dire, à l’instar de mes collègues, c’est que la passivité mène à la défaite. La liberté d’expression et le libre marché ne suffiront pas. Vous avez besoin d’une politique active pour protéger votre système d’information contre les prédateurs, sinon ils vous dévoreront. Merci.

Le président : Merci, monsieur Lucas. Chers collègues, nous allons enchaîner avec la période de questions. Nos invités resteront avec nous jusqu’à 17 heures ce soir. Comme toujours, nous essayerons d’allouer du temps à chaque membre du Comité. Dans cette optique, chaque intervenant aura quatre minutes pour poser sa question et entendre la réponse. Je vous invite donc à formuler des questions succinctes afin que nous puissions poser le plus de questions possible.

Le sénateur Al Zaibak : Monsieur Sārts, j’ai trouvé particulièrement intéressant que vous parliez de « guerre cognitive » plutôt que de « guerre psychologique ». Pourriez‑vous nous expliquer la différence entre ces deux concepts? Ma question est la suivante : compte tenu de l’utilisation croissante des contenus générés par l’intelligence artificielle, tels que les hypertrucages, le clonage vocal et les robots d’influence automatisés, comment l’OTAN se prépare-t-elle à faire face à ces nouveaux outils et comment les parlements alliés peuvent-ils légiférer efficacement sans restreindre la liberté d’expression politique légitime?

M. Sārts : La guerre cognitive représente une reconnaissance du phénomène que nous observons. Il ne s’agit pas simplement de diffuser une information que les gens voient et croient. Il s’agit d’imposer — par un ensemble complexe de mécanismes — des visions du monde. C’est pourquoi, par exemple, les efforts visant à affaiblir le soutien russe à l’invasion massive de l’Ukraine ne sont pas simples. Il ne suffit pas de montrer la réalité sur le champ de bataille. Il faut aussi composer avec les perceptions de nombreux citoyens russes. C’est donc beaucoup plus vaste et complexe qu’un simple effet psychologique ponctuel. C’est un effort soutenu.

Comme je l’ai dit, l’intelligence artificielle va transformer la façon dont l’information circule en ligne, et cela dépasse largement la question du contenu synthétique ou réel. Déjà, dans certaines parties du Web, 40 % du contenu est synthétique et, selon certaines statistiques, 25 % du trafic total sur Internet serait d’origine non humaine.

Lors des prochaines élections au Canada, je prévois que la majorité du contenu en ligne sera synthétique plutôt que créé par l’humain, ce n’est donc pas la solution.

Que devons-nous faire ? Nous devons veiller à ce que les infrastructures de l’intelligence artificielle soient conformes aux valeurs et principes démocratiques, et nous ne devons pas reproduire les erreurs commises avec les médias sociaux, qui permettent une certaine liberté, mais dont les algorithmes modifient en quelque sorte la dynamique. C’est sur cela que nous devons nous concentrer en priorité pour l’instant. Deuxièmement, nous devons vérifier si la Chine cherche à façonner l’écosystème de l’IA de manière à le contrôler, du moins en partie. Nous ne pouvons pas permettre un tel contrôle. À mon sens, ces enjeux relèvent davantage du domaine de la réglementation que de celui de la défense.

Le sénateur Al Zaibak : En ce qui concerne la législation, comment les parlementaires et les parlements du monde libre peuvent-ils légiférer sur l’utilisation de l’intelligence artificielle sans restreindre la liberté d’expression?

M. Sārts : C’est une question intéressante. À l’ère de l’intelligence artificielle, où les systèmes d’IA communiqueront entre eux, une grande partie d’Internet pourrait en venir à se demander : « Qu’est-ce que la liberté d’expression humaine? »

Deuxièmement, je pense qu’il faut être très prudent, et en tant qu’Européen, je vous dirais de ne pas adopter l’approche de l’Union européenne, qui a un cadre réglementaire très étendu et qui, je le crains, nuit à l’innovation et l’empêche d’être à l’avant‑garde. Je pense que l’Europe commence à le réaliser. Il faudrait accorder davantage d’attention aux applications concrètes des cadres réglementaires dans des contextes précis. L’information, selon moi, en est un exemple et représente le prix à payer lorsque l’on ne prévoit pas, par exemple dans le cadre d’une élection, les règles encadrant l’intelligence artificielle. C’est probablement par là que je commencerais.

Le sénateur Cardozo : J’aimerais poursuivre dans cette veine et peut-être demander à Mme Khoperiya et à M. Lucas de nous en dire un peu plus sur ce qu’il conviendrait de faire en matière d’intelligence artificielle, en gardant à l’esprit que, comme l’a mentionné mon collègue, nous vivons dans une société libre, mais cela ne nous empêche pas de réglementer l’intelligence artificielle dans notre pays. Toutefois, à défaut d’une harmonisation internationale, nos efforts en matière de réglementation pourraient s’avérer inefficaces, étant donné que les systèmes d’IA seraient encore exploités depuis d’autres pays. J’aimerais connaître votre avis là-dessus.

Mme Khoperiya : Si vous me permettez, je pourrais commencer.

Le sénateur Cardozo : Allez-y, je vous prie

Mme Khoperiya : En ce qui concerne l’intelligence artificielle, nous voyons bien sûr de nombreux exemples qui illustrent les progrès réalisés par la Russie depuis 2022, et celle‑ci ne l’utilise pas uniquement pour les « hypertrucages ». Par exemple, les « hypertrucages » les plus populaires qu’elle utilise sont ceux montrant nos militaires en train de se rendre. De plus, il y a les commentaires générés par intelligence artificielle qui inondent l’espace informationnel et, dans ce cas, je suis tout à fait d’accord avec M. Sārts. Disons que nous adoptions les normes de l’Union européenne parce que nous sommes tenus d’adopter toute la législation de l’Union européenne pour en faire partie; en même temps, cela nous limite un peu dans ce cas précis. Par exemple, nos politiciens donnent des entrevues aux meilleures chaînes de télévision, etc., mais les Russes créent des millions de faux, et l’intelligence artificielle apprend de ces faux et les utilise pour répondre aux questions des citoyens.

Dans ce cas, je pense que nous pourrions travailler sur des éléments contextuels, par exemple notre manière de travailler avec les géants de la technologie. Nous ne les limitons pas, mais nous leur donnons des directives sur les endroits où les algorithmes peuvent fonctionner, et nous leur demandons de supprimer les éléments qui sont mauvais ou qui enfreignent nos lois. Il en va de même pour l’intelligence artificielle. Surveiller tous ces éléments représente beaucoup de travail, mais je pense que c’est la meilleure option pour nous dans ce cas.

Le sénateur Cardozo : Qu’en pensez-vous, monsieur Lucas?

M. Lucas : En quelques mots, je pense que l’essentiel réside dans l’authenticité. Nous devons être beaucoup plus efficaces pour prouver notre identité en ligne et pour signer les documents que nous voulons réellement authentifier. Par exemple, si vous pouvez affirmer que la vidéo que nous regardons actuellement est signée par le Sénat du Canada ou par votre greffière d’une manière qui me permette de vérifier qu’il s’agit bien de vous et non d’un « hypertrucage », alors nous avons déjà fait un pas en avant.

Je pense que la mise en place d’une infrastructure cryptographique permettant aux membres d’institutions de signer leurs propres documents à l’aide d’une infrastructure publique de clés permettant à d’autres de vérifier leur authenticité reléguerait immédiatement tous les « hypertrucages » au rang de dessins animés et de caricatures. Cela peut être divertissant, mais on n’y croit pas plus qu’on ne croit quelqu’un qui prend un crayon et commence à dessiner quelque chose sur une feuille de papier.

La sénatrice White : J’ai beaucoup de questions. Je sais que je ne pourrai pas toutes les poser cette fois-ci. Merci à tous pour vos présentations, elles ont été très instructives.

Ma question s’adresse directement à M. Lucas. Sur la base des recherches que vous avez menées précédemment, je me demande quelles sont les répercussions économiques de la désinformation russe et, plus important encore, je cherche à comprendre comment nous pouvons mieux protéger notre sécurité économique et comment les gouvernements et le secteur privé peuvent collaborer pour atténuer les répercussions des campagnes de désinformation visant les entreprises, les marchés financiers et les relations commerciales.

M. Lucas : Merci, sénatrice, pour cette excellente question. L’un des effets évidents de la guerre de l’information menée par la Russie concerne les coûts d’emprunt. Si elle parvient à présenter des pays comme l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie ou la Pologne comme se trouvant dans une zone frontalière dangereuse, cela nuit immédiatement à la capacité de ces pays à emprunter de l’argent sur les marchés internationaux. Cela nuit à la solvabilité de leurs grandes entreprises. Cela nuit également aux investissements commerciaux et, plus généralement, au tourisme. Nous avons déjà constaté ce phénomène avec l’offensive informationnelle russe au cours des derniers mois et des dernières années. Cela commence à avoir des répercussions négatives, et le fait que les médias occidentaux reprennent parfois ces discours n’arrange rien.

Vous avez également effleuré la solution potentielle, à savoir que nous ne pouvons pas confier ces enjeux de sécurité de l’information uniquement au gouvernement. Il est tentant, en particulier pour vous qui êtes législateurs, de penser que lorsqu’un problème se pose, il suffit d’adopter une loi. Certes, une réponse réglementaire est nécessaire. Les Ukrainiens ont montré comment s’y prendre en temps de guerre. Nous devrons peut-être faire de même en temps de paix. Toutefois, il est plus important que la société dans son ensemble considère que certaines choses ne se font tout simplement pas parce qu’elles sont honteuses. Nous l’avons déjà constaté avec le terrorisme, les images de maltraitance d’enfants et d’autres types de contenus extrêmes. Les gens ne veulent tout simplement pas rentrer chez eux à la fin de la journée et dire à leurs proches : « J’ai passé la journée à promouvoir quelque chose qui va considérablement empirer notre société. »

Si nous favorisons une réaction normative, tant au niveau individuel qu’institutionnel ou professionnel, il devrait y avoir des choses que les entreprises ne veulent tout simplement pas faire. Quand on commence à agir ainsi, on obtient un nivellement par le haut plutôt qu’un nivellement par le bas.

La sénatrice White : Ma prochaine question s’adresse à M. Sārts. Nous avons entendu de nombreux témoignages sur toutes les réponses faites à la désinformation russe. C’est une posture très réactive dans l’ensemble. Je me demande si l’OTAN dispose réellement d’une stratégie proactive pour renforcer la résilience de la société et instaurer la confiance. Pouvez-vous donner des exemples concrets de programmes ou d’initiatives proactifs de l’OTAN visant à contrer la désinformation russe?

M. Sārts : L’OTAN investit beaucoup plus de ressources dans ce domaine, en particulier dans le développement des capacités. Bien sûr, l’OTAN est une alliance de 32 pays qui doivent s’accorder sur chaque étape. C’est un facteur dont il faut tenir compte.

Je peux souligner que différents alliés, par exemple dans notre région, ont développé des outils et des pratiques. Encore une fois, pour revenir à l’analogie militaire dans ce domaine, c’est une question de logistique. Dans une opération militaire, il est important de miner la logistique. Les satellites de notre région ont considérablement affaibli l’infrastructure russe de désinformation dans la région, tant l’infrastructure numérique que l’infrastructure directement soutenue et financée. Dans les pays baltes, cela a réduit son efficacité. C’est une façon de procéder.

La deuxième façon consiste à intégrer des programmes d’éducation aux médias dans le système et les programmes scolaires, ce qui est très important et positif. De plus, il est très important non seulement que nous soyons actifs dans la création des initiatives de résilience, mais aussi que nous soyons capables, si nécessaire, de nous en prendre à la Russie, sans copier ses méthodes, mais en restant dans les limites et les idées qui s’inscrivent dans les concepts démocratiques, tels que la vérité, etc. Heureusement, c’est quelque chose de possible. Certains alliés se sont montrés très efficaces dans ce domaine, même si, encore une fois, ce n’est pas une seule information présentée qui changera les mentalités, mais la capacité à modifier les perceptions. Je pense que c’est encore un travail en cours.

Le président : Merci beaucoup.

Le sénateur McNair : Ma question s’adresse à M. Sārts. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les pratiques exemplaires pour renforcer la résilience des populations face à la désinformation russe? Je suis curieux de savoir ce que le Centre d’excellence pour la communication stratégique de l’OTAN a jugé le plus efficace pour lutter contre la désinformation.

M. Sārts : D’une certaine manière, le moyen le plus efficace d’y parvenir est, à mon avis, de miser entièrement sur l’analogique. Dans cet écosystème numérique, nous devons accorder une attention particulière aux réseaux sociaux. Les informations véridiques et fiables sont toujours désavantagées en raison du penchant algorithmique pour les autres. M. Lucas a déjà mentionné la Finlande, qui utilise les réseaux humains dans la société, donc une communication plus communautaire, d’une personne à une autre, comme ancrage face à la tempête numérique qui sévit actuellement et qui, je dois l’admettre, est très difficile à gérer en raison des éléments fondamentaux qui sont en jeu. C’est l’une des choses, comme je l’ai dit : les systèmes éducatifs.

Le troisième élément vraiment important, c’est de reconnaître ses propres vulnérabilités. Cela fait partie des facteurs qui ont vraiment permis aux pays baltes et à l’Ukraine de résister : le fait de se savoir vulnérable. D’après mon expérience dans plusieurs pays, les attaques les plus efficaces ont lieu lorsque les pays se croient très résilients et ne se préoccupent pas vraiment du danger. C’est à ce moment-là que les attaques sont les plus efficaces. Quand les pays sont, par définition, plus faibles et ont des vulnérabilités, mais qu’ils en sont conscients, il est beaucoup plus difficile de les pénétrer.

D’après ce que j’ai pu observer en matière d’ingérence électorale, quand les pays se préparent vraiment, l’ingérence est un échec; quand les pays ne se préparent pas, c’est là que l’ingérence réussit.

Le sénateur McNair : Vous avez mentionné les pays baltes. Pensez-vous que la Russie a affecté davantage de ressources à cette région qu’à d’autres, et cela a-t-il influencé la manière dont la guerre a été perçue dans les pays baltes?

M. Sārts : Non. En fait, mes données montrent que c’était davantage le cas entre 2012 et 2018, puis le changement s’est opéré vers les grands pays européens et d’autres pays, car le rapport coût-bénéfice des pays baltes a changé dans l’équation. Il faut investir beaucoup pour obtenir un effet qui serait moindre par rapport à celui obtenu dans les grands pays, car les pays baltes ont rendu les opérations russes plus difficiles en refusant l’accès aux infrastructures et en limitant l’accessibilité. Bien sûr, la Russie n’a pas abandonné. Par exemple, elle parvient à créer de l’anxiété dans la société non pas à travers les communications, mais par des moyens d’action, notamment des incursions, des drones, etc. C’est ce qu’elle recherche. Dans l’ensemble, je dirais que nous ne sommes plus autant dans le collimateur de la Russie qu’auparavant.

Le sénateur Wilson : Ma question s’adresse à M. Sārts. En fait, je voulais vous poser une autre question, mais je souhaite revenir sur ce dernier point. Si nous constatons que la Russie a déplacé son attention vers l’Europe, l’Amérique du Nord et d’autres régions, mon opinion — et il semble que vous partagiez ce point de vue — est que nous sommes un peu trop complaisants ici, en ce qui concerne les préoccupations de notre société à ce sujet.

Que recommandez-vous que nous fassions concrètement, ici au Canada, pour sensibiliser la société à cette question? Comment pouvons-nous détourner suffisamment l’attention de la société de ses préoccupations quotidiennes pour en faire une priorité?

M. Sārts : Les choses se sont améliorées. Je me souviens qu’il y a six ans, j’ai fait le premier exercice de ce type. C’était très modeste. Aujourd’hui, je constate que les institutions et les capacités se sont développées. Il y a encore matière à progresser. Le premier élément est la sensibilisation de la société. C’est là que je choisirais, si possible, une opération peu élégante, puis je la décortiquerais et je montrerais à tout le monde comment les choses sont survenues. C’est la partie A. La partie B concerne la capacité non seulement à localiser l’opération, mais aussi à la perturber. Ce serait le deuxième élément. Le troisième élément, c’est la formation. Par exemple, au centre, nous avons créé un écosystème d’information complet basé sur l’intelligence artificielle avec les sociétés, dans lequel des équipes en immersion peuvent s’entraîner pour ce type d’opérations hybrides en temps réel, mais sans être exposées à l’environnement d’information réel. L’année prochaine, nous lancerons le premier exercice multinational compétitif. J’espère que le Canada enverra une très bonne équipe et qu’il remportera la compétition, mais ce sera un test réaliste de vos capacités gouvernementales et de votre position par rapport aux autres gouvernements alliés.

Le sénateur Wilson : Ma question initiale revient à réfléchir au fait que la meilleure défense, c’est l’attaque. J’ai posé la même question à une réunion du Comité des affaires étrangères. Je suis particulièrement intéressé par ce que vous avez dit au sujet du terrorisme cognitif de la Russie, monsieur Sārts. Comment pouvons-nous accéder à ce qui se passe en Russie? Je sais qu’on ne peut pas accomplir cela du jour au lendemain. Vous avez dit qu’il était possible d’obtenir des images du champ de bataille, mais que la population ne pouvait pas recevoir l’information. Comment pouvons-nous pénétrer dans le système?

M. Sārts : Premièrement, nous utilisons le renseignement et nous allons bien au-delà du processus habituel. Cette méthode a été efficace lors de l’invasion à grande échelle, car nous avons montré ce qui allait se passer sous un angle particulier. Il s’agit donc d’adopter une approche différente en matière de gestion du renseignement. C’est ce qui se fait de plus en plus en Europe. Certains services de renseignement montrent davantage qu’ils tentent de prendre l’initiative.

Deuxièmement, il existe de nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle. Elles offrent la possibilité de déterminer la meilleure voie à suivre pour un public en particulier, ce qui entraîne une prise de conscience chez ce public — la société russe, par exemple — quand on lui expose la réalité. Ces agents d’intelligence artificielle, les systèmes de jumeaux numériques, peuvent être utilisés de façon expérimentale à cette fin. Évidemment, c’est une voie qu’emprunte le Centre d’excellence pour la communication stratégique de l’OTAN.

Le président : Merci. La sénatrice Marty Deacon vient de se joindre à nous.

Le sénateur Cardozo : Monsieur Lucas, vous avez parlé de résilience. Que voulez-vous dire quand vous affirmez que nous devons faire preuve de plus de résilience? Avez-vous des suggestions précises à faire aux gouvernements?

M. Lucas : Merci. Je suis ravi d’aborder le sujet. La première chose à faire, ce que M. Sārts a déjà évoqué, c’est de s’inspirer des pays qui ont déjà mis en place des mesures efficaces à ce chapitre. J’admire beaucoup le système finlandais, qui sensibilise les enfants à la désinformation avant même qu’ils ne sachent correctement lire et écrire. La résilience en matière d’information fait partie intégrante du cursus scolaire. La Finlande dispose également d’une radiotélévision publique bien financée. Le pays affirme clairement que les journalistes contribuent au système d’information national. Il ne voit pas juste la radiodiffusion comme une activité commerciale. Je l’ai mentionné tout à l’heure : un pays ne peut se contenter de jouir de la liberté d’expression et d’un marché libre. Cela ne le sauvera pas.

En Finlande, il existe aussi ce qu’on appelle la protection des cibles vulnérables. Cette mesure a été mise en place après que Jessikka Aro, une journaliste finlandaise très courageuse, a été prise pour cible par les Russes pour avoir dénoncé l’existence d’une « usine à trolls » à Saint-Pétersbourg. Cette usine était à l’origine d’un grand nombre d’attaques. Jessikka Aro a été intimidée et humiliée par les opérations d’information russes. La Finlande a pris la situation très au sérieux, et le pays a mis en place un système pour protéger les gens dans une telle situation. Résultat : il est devenu difficile pour les Russes de mener des attaques, car ils savent que la plupart d’entre elles ne fonctionneront pas. Ils ciblent donc d’autres endroits, comme l’a dit M. Sārts en parlant des pays baltes.

Je tiens à souligner que nous ne pourrons pas gagner cette bataille en nous concentrant uniquement sur la défense. Nous avons trop tardé. Si la présente réunion avait eu lieu il y a 20 ans et que les pays avaient bien consacré 2 % de leur PIB à la défense au cours des 20 dernières années, nous serions dans une très bonne position aujourd’hui, mais il est trop tard pour cela.

Nous devons désormais nous concentrer sur l’offensive et mettre en place une échelle d’escalade. Ainsi, quand la Russie mènera des attaques — qu’elles soient de nature cognitive ou autre —, le pays concerné ou d’autres pays pourront immédiatement répondre et signaler à la Russie que les conséquences de ses actes seront douloureuses. Il est trop tard pour se défendre; il faut mettre l’accent sur la dissuasion. Peut‑être devrons-nous prévenir les attaques d’information en agissant sur d’autres fronts.

Le sénateur Cardozo : Monsieur Sārts, vous avez également parlé de la Chine. Les pays qui mènent une cyberguerre, comme la Chine, la Russie, la Corée du Nord, l’Iran et d’autres encore, apprennent-ils les uns des autres? Je déteste utiliser ce terme, mais s’améliorent-ils à ce chapitre?

M. Sārts : Oui, ces pays apprennent les uns des autres. En fait, l’une des différences importantes, c’est que nous considérons la cyberguerre et la guerre de l’information comme deux éléments distincts, alors que, pour la Chine et la Russie, il s’agit d’une seule et unique chose. En fait, la Russie appelle cela la « doctrine sur la sécurité de l’information », alors de nombreuses cyberattaques sont menées par des influenceurs pour produire un effet dans l’espace cognitif plutôt que pour mener uniquement une cyberguerre.

En ce qui concerne l’apprentissage, nous avons mené au moins trois études pour déterminer comment la Chine et la Russie interagissent. Nous avons constaté que ces pays apprennent l’un de l’autre. Ils sont différents, mais, récemment, nous avons observé une collaboration accrue dans certains domaines. Cependant, il est évident que la Russie cherche davantage à mettre en évidence et à exploiter les faiblesses humaines, tandis que la Chine, elle, tente de créer le système d’information du futur qu’elle pourra dominer.

En ce sens, l’approche de la Chine est plus dangereuse, et ce, parce qu’elle est capable d’arriver à ses fins. La Russie ne dispose pas des mêmes capacités scientifiques pour accomplir une telle chose.

Le sénateur Al Zaibak : Ma question s’adresse à M. Lucas. Je suis préoccupé par les faiblesses. Selon vous, quelles sont les faiblesses et les vulnérabilités des démocraties occidentales qui sont les plus exploitées actuellement par la propagande russe? Quelles réformes institutionnelles permettraient de renforcer le plus la résilience?

M. Lucas : M. Sārts en a parlé. Internet a donné un caractère immédiat et fluide à la guerre de l’information, ce qui n’était pas le cas pendant la guerre froide. Comme l’a dit Winston Churchill, un mensonge peut faire le tour du monde avant que la vérité n’ait le temps de mettre son pantalon. L’un des éléments est la capacité des Russes à obtenir très rapidement des gains au moyen de quelque chose qui n’a aucun sens, mais qui nous prend par surprise. Il y a aussi l’ampleur de leurs actions : ils sont capables de créer un grand nombre de faux comptes ou de comptes non authentiques et d’inonder le fil de commentaires sous un article de journal ou une publication sur les médias sociaux. C’est comme se tenir sous le jet d’eau d’un tuyau d’incendie. En fait, la RAND Corporation a un concept qui décrit bien la situation, qui s’appelle le « tuyau d’incendie de fausseté ».

Il n’existe pas de solution miracle pour régler le problème. Il n’y a pas une seule voie à prendre. Il faut s’attaquer aux algorithmes, et je crois fermement à la transparence des algorithmes. Je ne pense pas que les grandes entreprises de médias sociaux puissent dire, comme l’a fait Coca-Cola : « C’est notre recette secrète, alors vous ne pouvez pas la voir. » Les algorithmes font partie du système d’information national, alors il faut savoir pourquoi ils font la promotion de certaines choses et pas d’autres, et avoir un certain contrôle sur eux.

Comme je l’ai déjà dit, l’anonymat est un véritable fléau. Quelqu’un peut se faire passer pour vous, sénateur Al Zaibak. Cette personne peut créer une page Facebook, un compte X ou un compte Instagram à votre nom. Elle peut en créer un autre au nom du comité, puis commencer à diffuser de fausses informations dans tous les sens. C’est vraiment difficile. À l’heure actuelle, il n’existe pas ce qu’on appelle en termes techniques d’assurance de l’identité qui nous permet de savoir à qui on a affaire.

Vous savez que vous avez affaire à moi parce que votre excellente greffière m’a retrouvé. J’ai vérifié qu’elle existait vraiment et qu’il ne s’agissait pas d’une sorte de tentative d’hameçonnage visant à me faire passer à la radio russe et à me ridiculiser. Nous avons pris des précautions, mais on est un peu vulnérable quand on intervient sur les médias sociaux. On ne sait jamais vraiment à qui on a affaire.

Voilà quelques-uns des points importants. Toutefois, comme je l’ai déjà dit, il faut non seulement apporter des changements institutionnels, mais aussi des changements normatifs. À titre personnel, il faut changer notre façon de penser et de nous comporter. Certaines choses sont honteuses et nuisibles à la sécurité nationale ou à notre santé mentale. Il faut donc cesser de les faire.

La sénatrice M. Deacon : Je remercie nos invités, qui viennent de loin, de leur présence. Il s’agit certainement d’une réunion à ne pas manquer. J’ai deux questions à poser et je suis en train d’en reformuler une afin qu’elle ne soit pas répétitive.

On a déjà parlé de la radiodiffusion publique. Selon une étude récente du Centre d’analyse des politiques européennes, 40 % des Ukrainiens se méfient du diffuseur d’État, qui a regroupé plusieurs chaînes lorsque la guerre a éclaté. Est-il utile d’essayer de soutenir les médias de diffusion traditionnels pour lutter contre les médias sociaux, où la désinformation prolifère? Comment le gouvernement peut-il y parvenir sans paraître aux yeux du public comme un acteur qui s’ingère dans les affaires de ces diffuseurs et qui mine leur fiabilité? Je vais d’abord poser la question à M. Lucas, et, si d’autres personnes souhaitent se joindre à la discussion, je n’y vois pas d’inconvénient.

M. Lucas : Je m’en remets à Mme Khoperiya sur ce point. Les conditions en temps de guerre sont très différentes de celles en temps de paix. L’Ukraine est en guerre et elle doit prendre des mesures qu’une société en paix ne voudrait pas prendre. Je suis fermement convaincu qu’on ne combat pas le poutinisme en se « poutinisant » soi-même. Je ne souhaite pas m’étendre davantage sur le sujet. Il s’agit vraiment d’une question sur l’Ukraine, alors nous devrions écouter une personne qui vient de ce pays.

Mme Khoperiya : Merci, monsieur Lucas. Disons-le ainsi : lorsque nous avons créé le radiodiffuseur unique au début de l’invasion à grande échelle, les citoyens appuyaient sans réserve la mesure. Le point principal sur lequel je tiens à me concentrer est que même nos services de renseignement, qui étaient très critiqués, sont devenus très populaires. Ils ont créé des comptes sur les réseaux sociaux, etc. Nous avons été critiqués... Par exemple, dans d’autres pays, le chef des services de renseignement n’est pas populaire. En ce moment, le chef des services de renseignement de l’Ukraine est la personne la plus respectée du pays après les forces armées et d’autres personnes.

Parallèlement, certains journalistes, entre autres, ont évidemment dénoncé le fait qu’il y avait, disons, de la censure ou quelque chose du genre, mais, bien franchement, d’un point de vue juridique, nous n’avons jamais voté pour une telle mesure. Par exemple, Israël exerce la censure de guerre. Nous, nous ne faisons rien de tel. Au contraire, nous comprenons que les gens ont besoin de savoir où trouver les informations provenant du gouvernement.

Il existe encore toute une série de projets sur YouTube et de projets journalistiques, notamment de journalistes indépendants. Il y a toujours des enquêtes journalistiques sur des personnes qui, malheureusement, peuvent faire l’objet de poursuites pénales dans notre pays. Donc, tout est encore là. Les journalistes font un excellent travail. Ils ne sont pas pénalisés pour leur travail. Le fait est qu’il n’y a aucun problème à expliquer ce qui se passe à l’intérieur du pays, en particulier les problèmes internes. Cependant, des problèmes se posent quand on souhaite parler de certaines affaires militaires qui ne peuvent être rendues publiques. Nous tentons néanmoins d’être transparents avec la population.

Il est vraiment difficile de trouver un équilibre dans ce cas, mais des journalistes étrangers et des alliés internationaux provenant de diverses régions, soit dit en passant, sont arrivés à Kiev et voient comment les choses se passent dans notre pays. Merci.

[Français]

La sénatrice Youance : Ma question s’adresse à M. Sarts. Vous avez mentionné plus tôt que les pays devraient faire leur analyse afin de se comparer. Je le vois comme une analyse de risque où le danger est l’ingérence russe, la vulnérabilité de chacun des pays et, potentiellement, l’évaluation de tout ce qui est en jeu dans le cadre d’une ingérence russe. Je trouve la suggestion très intéressante, mais cela sous-entend un partage d’information entre les pays. On a aussi beaucoup parlé de transparence. Pour que cela fonctionne, devrait-on avoir un accord complémentaire entre pays? Enfin, ce partage d’information et la transparence, qui est un outil pour combattre la désinformation, ne nous rendront-ils pas plus vulnérables?

[Traduction]

M. Sārts : Je vous remercie de votre question. Si on examine la question sous l’angle de la vulnérabilité, beaucoup pensent que les Russes choisissent un côté ou l’autre du spectre politique. Or, les données montrent qu’ils ne font pas vraiment ce genre de choix. Ils choisissent simplement la faiblesse exploitable d’une société. Elle peut se trouver d’un côté ou de l’autre du spectre politique. Elle peut être socioéconomique, religieuse ou raciale. Les Russes trient sur le volet. Leurs décisions ne sont pas idéologiques. Elles dépendent beaucoup de la situation.

Par exemple, j’ai observé les Russes prendre des mesures très différentes dans deux pays, ce qui nous ramène au point sur la transparence entre les pays. En tant que centre, nous avons créé une sorte de point de vérification pour les pays nordiques et baltes, car nous avons constaté que la Russie utilisait cette région. Dans certains cas, les Russes diffusaient dans les pays nordiques de fausses informations sous un certain angle sur les pays baltes, puis ils diffusaient dans les pays baltes de fausses informations sous un autre angle sur les pays nordiques. Comme la coordination était insuffisante, nous avons créé cette tribune de vérification et nous avons également commencé à essayer de coordonner les efforts. C’est ainsi que nous avons constaté que les mesures russes dépendaient strictement de la situation.

Nous devons également reconnaître que cela va évoluer vers l’IA. Je voudrais que vous y réfléchissiez. Les choix futurs pour les élections et de nombreuses autres choses seront fondés sur les conseils de l’IA. Comme on l’a dit, il y a déjà des tentatives, par exemple dans les cycles électoraux, visant à corrompre les données que l’IA utiliserait pour fournir des conseils destinés aux citoyens, de la manière et sous la forme souhaitées par les acteurs hostiles. C’est encore un jeu. On ne sait pas ce qu’il adviendra, mais nous devons reconnaître que tout cela se situe déjà à un autre niveau.

Nous devons également commencer à miser sur la coordination, car si environ 40 % des utilisateurs de l’IA posent des questions sur leur état de santé et d’autres sujets très sensibles, nous pouvons être à peu près certains que ces personnes demanderont également des conseils sur leurs choix politiques et autres. Si ce système ne fonctionne pas comme nous le souhaitons par rapport à nos choix et à nos valeurs démocratiques, la situation sera très difficile. C’est là que nous devons également porter attention à la coordination de notre positionnement futur. Par rapport à certaines de ces entreprises, aucun des gouvernements auxquels nous pensons ici n’aurait suffisamment de pouvoir pour les convaincre, mais si nous coopérons, il y a une possibilité, n’est-ce pas?

Le sénateur Wilson : Ma question s’adresse à Mme Khoperiya. Vous pourriez maintenant rédiger le manuel d’instructions sur la manière de procéder en temps réel en période de guerre, mais y a-t-il des choses que vous auriez souhaité que l’Ukraine fasse dans ce domaine avant l’invasion, qui vous auraient mieux préparés et qui constitueraient de bons conseils pour le Canada?

Mme Khoperiya : Je vous remercie de me poser cette question, car j’y ai réfléchi tout au long de l’invasion à grande échelle. Honnêtement, le gouvernement aurait dû collaborer davantage avec la société civile, car depuis 2014, celle-ci se concentre sur les processus de vérification des faits. Bien sûr, le monde universitaire a également tenté de mener des recherches, notamment, mais ces recherches n’ont pas été vulgarisées auprès de nos concitoyens. Malheureusement, notre expérience unique a contribué à renforcer cette cohésion au sein de notre société.

Dans ce cas-ci, je dirais que si cela permet de mieux faire connaître ces questions, faites-le au moyen de la communication, par exemple en faisant appel à des influenceurs, afin de les impliquer auprès des adolescents, etc. C’est la chose la plus importante à faire. Bien sûr, l’expérience finlandaise est la meilleure, mais ils commencent dès la maternelle, et nous devons commencer dès maintenant.

Dans le cas de l’Ukraine, je dirais que nous aurions pu commencer la partie communication et éducation aux médias et la rendre plus accessible à nos concitoyens il y a 10 ans, et non maintenant. Je pense que c’est la meilleure recommandation dans ce cas : la rendre accessible sur différentes plateformes. Merci.

Le président : Chers collègues, c’est tout le temps dont nous disposons pour entendre ce groupe de témoins. Je tiens à remercier M. Sarts, Mme Khoperiya et M. Lucas de nous avoir fait part de leur expérience et de s’être joints à nous aujourd’hui, ce qui nous a aidés à conclure cette étude sur une bonne note. Nous vous sommes reconnaissants de votre contribution à ce travail.

Honorables sénateurs, notre prochain point à l’ordre du jour est une discussion sur ce que nous avons entendu et sur les directives que nous aimerions donner à nos analystes alors qu’ils commencent le processus de rédaction. Sommes-nous d’accord pour poursuivre cette discussion à huis clos?

Des voix : D’accord.

Le président : Merci.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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