La Loi sur les langues officielles
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat
21 juin 2016
L’honorable Sénatrice Raymonde Gagné :
L'ordre du jour appelle :
Reprise du débat sur la motion de l'honorable sénatrice Chaput, appuyée par l'honorable sénateur Moore, tendant à la deuxième lecture du projet de loi S-209, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles (communications et services destinés au public).
L'honorable Raymonde Gagné : Honorables sénateurs, puisque l'ajournement du débat est au nom du sénateur MacDonald, je demande qu'il demeure à son nom une fois que j'aurai terminé mon discours.
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui pour appuyer le projet de loi S-209, présenté par l'honorable Maria Chaput, qui a longtemps représenté le Manitoba au Sénat et qui est aujourd'hui à la retraite.
Il s'agit d'une entrée en matière pour moi, car c'est la première fois que je parle au sujet d'un projet de loi à la Chambre haute. C'est le sujet tout désigné pour me permettre de me présenter, car ce projet de loi est intimement lié à mon parcours et à mon identité.
Mon histoire remonte à Saint-Pierre-Jolys et à Saint-Joseph, au Manitoba, où mes ancêtres, les familles Gagné-Hirbour, Joubert, Delorme et Fontaine, se sont installés au XIXe siècle. Je suis une descendante de ces familles de valeureux défricheurs de terres, d'une communauté qui a labouré la terre et fait fleurir le Manitoba, en français, au prix d'énormes efforts, d'un engagement constant et de luttes acharnées. C'est un engagement dont j'ai hérité tout naturellement et qui a été le fil conducteur de mon parcours personnel et professionnel. C'est ce bagage historique, familial et personnel que j'ai amené avec moi au Sénat.
Ce qui fait la richesse de la Chambre haute, c'est la diversité de ses voix, et cette diversité enrichit nos études et nos recommandations, car elle permet de refléter la diversité du pays et d'y apporter des perspectives qui ne se feraient peut-être pas entendre au Parlement. Si nous ne représentons pas d'électeurs provenant d'une circonscription bien définie, nous représentons tous, par nos propres expériences et notre vécu, une partie d'un Canada diversifié et complexe.
Le principe d'un Canada uni dans sa diversité est à la base de la Loi sur les langues officielles. Le fait qu'une telle loi existe est la preuve que le Canada, comme pays, assume cette diversité. Or, pour démontrer qu'il y tient réellement, le Canada doit aussi étudier cette loi, la réviser et l'améliorer, et ce, en toute sincérité, sans peur et sans complexes. La législation d'un pays aussi beau, complexe et dynamique ne peut demeurer statique. Notre pays est en constante évolution, nous le voyons tout autour de nous. J'ai moi-même été témoin de cette francophonie nouvelle et inclusive, à l'Université de Saint-Boniface et au sein de la communauté francophone du Manitoba. Comme le propose le projet de loi S-209, il faut reconnaître cette évolution et saisir chaque nouvelle opportunité.
Trop souvent, nous avons peur de parler de la langue. Dans sa grande œuvre autobiographique intitulée La Détresse et l'enchantement, Gabrielle Roy relate l'histoire de son directeur d'école, un immigrant écossais fort sympathique à la cause des francophones, qui dit ceci, et je cite :
Les langues nous permettent de communiquer, mais elles constituent probablement la principale source de malentendus dans le monde, après les religions.
Au Canada, la langue a effectivement été un dossier chaud. L'histoire du Manitoba en est un des exemples les plus éloquents. L'histoire du français au Manitoba est marquée par les revendications et les luttes. Or, les luttes que le peuple francophone du Manitoba a menées n'ont jamais eu pour visées la conquête ou la subjugation. Elles ont été des luttes qui visaient à défendre les droits et la langue de ce peuple, et à assurer au Canada sa diversité, celle qui fait sa richesse.
L'héritage jadis si controversé de Louis Riel, père du Manitoba, est un autre exemple. Louis Riel, d'abord perçu comme un rebelle et accusé de haute trahison, a pu, grâce à la perspective acquise par l'histoire, retrouver l'héritage qui lui revenait à juste titre : celui d'un défenseur des droits de son peuple et, surtout, celui d'un rassembleur, car, pour Riel, la Confédération canadienne ne pouvait qu'exister que si elle rassemblait et respectait les différentes voix et identités qui la constituaient.
C'est cet héritage que les francophones du Manitoba ont porté dans leurs luttes pour défendre et rétablir leurs droits. Ces luttes visaient à défendre la langue française, mais aussi cette idée d'un Canada qui unit et rassemble ses citoyens dans le plein respect de leurs différences et de leurs droits.
Notons que la Loi de 1870 sur le Manitoba, qui a créé la province du Manitoba, reconnaissait l'existence de deux peuples fondateurs de la province et de deux langues. J'aimerais ajouter que nous pouvons dire aujourd'hui qu'elle aurait dû reconnaître la présence et le rôle des Premières Nations sur cette même terre, mais ce sujet fera surface dans le cadre d'autres débats.
Or, l'idéologie à la base de la Loi de 1870 sur le Manitoba n'a pas survécu longtemps. Cette vision qui reconnaissait l'existence et l'égalité au sein du pays entre les deux langues officielles a été rapidement remplacée au Manitoba par une autre, celle-ci unidimensionnelle, selon laquelle une seule nation, une seule langue et une seule culture étaient reconnues officiellement.
En effet, le modèle dualiste a été répudié au Manitoba dès 1890, avec l'abolition des écoles confessionnelles subventionnées par l'État et la création d'un réseau scolaire dans lequel l'anglais était la seule langue d'enseignement permise.
Il y a eu ensuite l'adoption d'une loi provinciale inconstitutionnelle, The Official Languages Act, qui a mené à l'abolition du statut officiel du français au sein des institutions législatives et judiciaires, malgré les garanties octroyées par l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. En 1896, après un redoux et un certain compromis entre les premiers ministres Laurier et Greenway, l'enseignement bilingue a été autorisé pendant quelques années, avant que ne s'ensuive l'abolition définitive des écoles françaises en 1916.
C'est donc contre ce triste héritage qu'ont lutté les francophones du Manitoba, recueillant leurs premières victoires dans la deuxième moitié du XXe siècle. Avec l'affaire Forest en 1979, la Cour suprême du Canada a déclaré inconstitutionnelle la loi de 1890 qui abolissait le statut officiel du français au sein des institutions législatives et judiciaires. C'était une victoire éclatante pour la population francophone du Manitoba, qui voyait sa langue retrouver sa légitimité officielle. Plus tard, dans les années 1980, l'affaire Bilodeau a éventuellement mené à la reconnaissance par la Cour suprême du Canada que toutes les lois unilingues anglaises du Manitoba étaient invalides. La cour a aussi précisé que la Loi de 1870 sur le Manitoba incluait une manifestation spécifique du droit général des Franco-Manitobains de s'exprimer dans leur propre langue.
Ces victoires juridiques ramènent les francophones du Manitoba à la case de départ, en 1870. Il y a eu un siècle de luttes, non pas pour dominer ou conquérir, mais bien pour rétablir l'équilibre et l'esprit à la base de la fondation de la province.
La langue, ou la dualité linguistique du Canada, ne sont pas des valeurs que nous pouvons tenir pour acquises. Nous sommes fiers de notre dualité linguistique, et avec raison, mais il faut reconnaître que son maintien exige un dialogue continu et des efforts soutenus.
C'est cette conversation qu'a déclenchée le projet de loi S-209. C'est un projet de loi qui reconnaît l'évolution des communautés francophones et qui reflète très fidèlement ce que nous pouvons voir et entendre au sein de la communauté francophone du Manitoba.
Les débats entourant ce projet de loi et l'étude de sa version précédente, le projet de loi S-205, par le Comité sénatorial permanent des langues officielles ont aussi coïncidé avec la tenue des états généraux de la francophonie manitobaine en 2015, qui a été un grand travail de réflexion entrepris par la communauté francophone pour définir l'état des lieux et déterminer la voie de l'avenir.
Ce qui m'a marquée, c'est le grand niveau de concordance et de cohérence entre les objectifs du projet de loi S-209 et ceux que s'est donnés la communauté francophone du Manitoba.
Le projet de loi S-209 vise à élargir les définitions utilisées par la Loi sur les langues officielles pour calculer la demande de service dans la langue officielle minoritaire. Là où la Loi sur les langues officielles utilise un critère limitatif appelé la « première langue officielle parlée », le projet de loi S-209 propose un critère plus inclusif : celui de tenir compte de tous ceux qui communiquent en français.
Il s'agit d'un amendement nécessaire, car les communautés francophones ont évolué. Ce n'est pas par hasard que le rapport final des états généraux de la francophonie manitobaine est intitulé Des voix qui rassemblent. Le rapport reconnaît l'existence d'une francophonie plurielle, d'une identité éclatée ou à géométrie variable. Le gouvernement fédéral, garant de la dualité linguistique au pays, ne devrait-il pas emboîter le pas?
Le deuxième élément important que propose le projet de loi, c'est d'évaluer la demande de services dans la langue officielle minoritaire en considérant aussi la vitalité institutionnelle des communautés desservies. À l'heure actuelle, le gouvernement fédéral utilise des seuils statistiques arbitraires. On coupe les services en français, par exemple, là où le pourcentage des personnes ayant le français comme première langue officielle parlée passe en dessous du seuil de 5 p. 100 de la population générale. On ne tient pas compte de la présence d'une école francophone, par exemple, dans le calcul. La communauté se donne donc des outils pour survivre et s'épanouir, efforts que le gouvernement fédéral, avec la législation actuelle, ignore.
Dans son dernier rapport annuel, le commissaire aux langues officielles explique cette situation avec grande éloquence, et je cite :
Les méthodes actuellement utilisées pour déterminer si des services doivent être offerts, notamment le seuil de reconnaissance de 5 p. 100 de la population appliqué aux minorités, ne font qu'aggraver l'insécurité au sein de ces communautés. Le droit de la minorité de recevoir des services dépend ainsi de la croissance de la majorité. C'est pourquoi j'ai appuyé le projet de loi déposé par la sénatrice Maria Chaput, qui propose le recours à des indices de la vitalité des communautés, notamment les écoles et les centres communautaires, afin de déterminer quels bureaux fourniront des services dans les deux langues officielles.
Ce que je veux surtout souligner à l'étape de la deuxième lecture, c'est que l'esprit de ce projet de loi représente exactement ce que les communautés francophones en milieu minoritaire souhaitent et exigent. Au Manitoba, la stratégie que la communauté s'est donnée est d'agrandir l'espace francophone : de reconnaître la diversité de la francophonie, d'inclure sans discrimination tous ceux qui souhaitent participer au fait français, et de multiplier les occasions d'utiliser le français au quotidien.
Donc, la Loi sur les langues officielles ne devrait-elle pas nous diriger vers ces mêmes objectifs? Son préambule, après tout, indique que le gouvernement fédéral :
[...] s'est engagé à favoriser l'épanouissement des minorités francophones et anglophones, au titre de leur appartenance aux deux collectivités de langue officielle, et à appuyer leur développement et à promouvoir la pleine reconnaissance et l'usage du français et de l'anglais dans la société canadienne.
N'est-il pas contre-intuitif que son application aujourd'hui ait un effet contraire et vise à limiter plutôt qu'à favoriser l'épanouissement de la dualité linguistique?
Honorables sénateurs, il est grand temps de mettre à jour, dans un esprit d'ouverture et de collaboration, certaines dispositions limitatives de la Loi sur les langues officielles. C'est ce que le projet de loi S-209 propose de faire. Avec l'adoption de ce projet de loi, la Loi sur les langues officielles pourra non seulement mieux servir les communautés de langue officielle en situation minoritaire, mais elle sera aussi mieux outillée pour ne plus voir son régime d'application sombrer dans la désuétude.
Puisque le projet de loi S-209 est en tous points similaire à son prédécesseur, le projet de loi S-205, ses principaux éléments ont été étudiés de manière assez exhaustive par le Comité sénatorial permanent des langues officielles lors de la dernière législature, sans que le comité ait pu toutefois le référer au Sénat pour la troisième lecture. J'ai confiance que cette étude se poursuivra sous peu, et que le projet de loi sera adopté par le Sénat et transmis à l'autre endroit dans le cadre de la présente session.
Je note avec un certain optimisme les commentaires encourageants de l'honorable Scott Brison, président du Conseil du Trésor, qui a exprimé en comité qu'il était ouvert à réviser, au minimum, le règlement d'application de la Loi sur les langues officielles pour arriver, si possible, aux fins visées par le projet de loi S-209. La révision du règlement est essentielle.
Son Honneur le Président : Je m'excuse, madame la sénatrice, mais votre temps de parole est écoulé. Désirez-vous encore cinq minutes de plus?
La sénatrice Gagné : S'il vous plaît. Je vous remercie, monsieur le Président.
D'ailleurs, la Société franco-manitobaine conteste la constitutionnalité de certains éléments de ce règlement devant la Cour fédérale, car ils sont contraires à l'article 20 de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi qu'à plusieurs articles de la Loi sur les langues officielles.
Je crois, cependant, que la révision du règlement d'application doit s'inscrire dans le contexte de la modernisation de la loi elle- même. Il est temps que la loi exprime clairement l'adhésion du Canada à cet esprit d'inclusivité linguistique. Il reviendra ensuite au gouvernement d'adopter un règlement d'application qui en découle.
Je crois que nous avons donc une occasion d'étudier et d'approuver un projet de loi qui est né au Sénat et qui a su, après des années de travail et de sensibilisation, recueillir des appuis partout au Canada et au sein des deux Chambres de notre Parlement.
À nous, honorables sénateurs, de profiter de cette occasion et de réitérer, à l'aube du 150e anniversaire de la Confédération, notre engagement à l'épanouissement de la dualité linguistique au Canada. Merci.
L'honorable Claudette Tardif : La sénatrice accepterait-elle de répondre à une question?
La sénatrice Gagné : Avec plaisir.
La sénatrice Tardif : Je tiens tout d'abord à vous féliciter, sénatrice Gagné, pour votre excellent discours.
Croyez-vous que le règlement actuel pénalise la communauté francophone, qui ne grandit pas à la même vitesse que la population générale?
La sénatrice Gagné : Je vous remercie de votre question. C'est un fait clair, net et précis que, lorsque l'on calcule la demande par rapport à certains services, les personnes qui n'ont pas le français comme langue maternelle déclarée sont exclues. Ainsi, la réalité des communautés francophones en situation minoritaire n'est pas reflétée dans les résultats. La proportion diminue à cause de la croissance de la population en général au Canada.
L'honorable Serge Joyal : L'honorable sénatrice accepterait-elle de répondre à une autre question?
La sénatrice Gagné : Bien sûr.
Le sénateur Joyal : J'ai écouté attentivement vos propos, sénatrice Gagné, et j'observais le sénateur Sinclair, assis derrière vous, alors que vous relatiez l'évolution historique de la reconnaissance des droits des Franco-Manitobains. Il n'y a pas de doute que l'on déplore que, durant près de 100 ans, comme vous l'avez souligné — de 1870 à 1970-1980 —, les politiques linguistiques adoptées par le gouvernement du Manitoba ont eu pour effet de réduire la base des francophones au Manitoba, qui auraient normalement joui de l'exercice de leurs droits linguistiques de la même manière dont tout autre citoyen du Canada pouvait le faire, puisque les politiques gouvernementales du Manitoba visaient à réduire l'usage de la langue française.
J'observais le sénateur Sinclair, disais-je, et je n'ai pas pu m'empêcher de faire un parallèle avec les communautés autochtones du Canada, alors que, pendant 150 ans, on a limité l'usage des langues autochtones. Aujourd'hui, grâce au rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, on comprend qu'il s'agissait d'une discrimination systémique, c'est-à-dire une discrimination qui était intégrée dans les institutions. Aujourd'hui, des démarches sont entreprises afin de corriger cette discrimination systémique.
Ne croyez-vous pas qu'il y aurait lieu de plaider cet argument dans le cadre du procès qui se déroule en ce moment devant la Cour fédérale? La situation concernant les Franco-Manitobains n'a-t-elle pas produit des résultats comparables à ceux qu'on déplore à l'égard des communautés autochtones au pays?
Son Honneur le Président : Je m'excuse, sénatrice Gagné, mais désirez-vous plus de temps pour répondre à la question?
La sénatrice Gagné : S'il vous plaît. Je vous remercie de votre question, sénateur Joyal. Les communautés francophones en situation minoritaire portent ces questions devant les cours depuis plusieurs années. Nous avons connu certains succès, plus particulièrement en ce qui a trait à l'interprétation de l'article 23 de la Charte. Je tiens à souligner qu'il s'agissait de mesures réparatrices essentielles qui nous ont permis de reprendre le terrain perdu en ce qui a trait à la vitalité et au dynamisme des communautés francophones en situation minoritaire.
(Sur la motion de la sénatrice Gagné, au nom du sénateur MacDonald, le débat est ajourné.)