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La Loi sur la preuve au Canada, Le Code criminel

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Ajournement du débat

5 décembre 2016


L’honorable Sénateur Claude Carignan :

Honorables sénateurs, je suis ravi de prendre la parole aujourd'hui afin d'expliquer les raisons pour lesquelles j'ai cru nécessaire de présenter le projet de loi S-231. Ce projet de loi vise à protéger un pilier de notre démocratie : la protection des sonneurs d'alerte ou la confidentialité des sources.

Au cours des dernières semaines, la population canadienne, ainsi que la communauté politique, juridique et journalistique, apprenait avec stupéfaction que des journalistes québécois avaient été visés par des mandats de surveillance électronique qui avaient été demandés par le Service de police de la Ville de Montréal et par la Sûreté du Québec.

Plus récemment, lors de son témoignage devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, Brian Rumig, directeur adjoint des opérations au Service canadien du renseignement de sécurité, a admis que, pendant les 30 années d'existence du SCRS, il est probable que des journalistes aient fait l'objet d'une surveillance.

Les sources journalistiques, ou les sonneurs d'alerte qui alimentent les médias d'information et qui dénoncent des abus dont ils sont témoins, jouent un rôle fondamental dans notre société. De plus, ils sont nécessaires afin de tenir l'État responsable envers la population canadienne. Les sources journalistiques, c'est-à-dire les personnes qui dénoncent les abus dans leur milieu de travail ou ailleurs dans le système de l'administration publique, risquent beaucoup lorsqu'elles révèlent, par exemple, des irrégularités, des fraudes, des abus ou une mauvaise utilisation des fonds publics.

Comme l'écrivait la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Globe and Mail, et je cite :

Force est de constater que, pour mettre au jour des nouvelles d'une grande importance pour le public, les sources désireuses de révéler ces informations doivent souvent violer des obligations juridiques. Les exemples abondent dans l'histoire.

Dans l'arrêt National Post, les juges de la Cour suprême ont été clairs en ce qui concerne l'importance fondamentale de protéger les sources confidentielles, ceux que l'on appelle les « sonneurs d'alerte », ou encore, les « dénonciateurs d'irrégularités ». La Cour suprême également écrit ceci, et je cite :

C'est dans le contexte du droit du public d'être informé des affaires d'intérêt public que doit être envisagée la situation juridique de la source confidentielle ou du dénonciateur d'irrégularités. Le public a un intérêt à l'application effective de la loi. Il a aussi un intérêt à ce que lui soit communiquée l'information sur des sujets importants susceptibles de ne pas être mis au jour sans la collaboration de sources qui ne parleront que sous le couvert de la confidentialité.

Le rôle du journalisme d'enquête s'est élargi au fil des ans pour combler ce qui a été décrit comme un déficit démocratique dans la transparence et l'obligation redditionnelle de nos institutions publiques. Il a aussi été démontré qu'il est nécessaire de mettre au jour, à la faveur d'un examen public, les facettes obscures de certaines institutions privées.

La Cour suprême traite aussi des effets perturbateurs, et je cite :

[...] si les médias ne peuvent assurer l'anonymat dans des situations où les sources se tariraient autrement, la liberté d'expression dans les débats sur des questions d'intérêt public sera grandement compromise. Des faits importants ne seront jamais relatés, et la transparence et l'obligation redditionnelle de nos institutions publiques s'en trouveront amoindries au détriment de l'intérêt public.

Honorables collègues, parmi les exemples de révélations journalistiques basées sur des sources confidentielles désireuses de révéler des informations qui font l'objet d'un déficit démocratique, nous pouvons mentionner le fameux scandale des commandites. En s'appuyant principalement sur les renseignements reçus d'une source confidentielle — connue ultérieurement sous le pseudonyme « Ma Chouette » —, un journaliste du Globe and Mail, Daniel Leblanc, avait écrit une série d'articles sur le programme des commandites.

Sans la contribution de ce sonneur d'alerte, toujours inconnu, des centaines de millions de dollars auraient été dilapidés sans qu'aucun honnête citoyen n'ait pu le découvrir un jour. Des informations transmises confidentiellement par la source portaient principalement sur plusieurs activités problématiques et frauduleuses liées à l'administration du programme. Les allégations les plus importantes portaient sur l'usage abusif de fonds publics et sur leur détournement. Tout au long de ces communications, M. Leblanc a accepté de protéger l'anonymat de son interlocuteur et la confidentialité de leurs échanges.

Dans une saine démocratie, les médias jouent un rôle de contre-pouvoir. Sans une protection adéquate des sources, ce rôle de contre-pouvoir risque d'être compromis par rapport au pouvoir judiciaire, politique ou policier. Cependant, ce contrepoids repose, en partie, sur les informations qui proviennent d'hommes et de femmes qui ne sont pas prêts à révéler des affaires où ils prennent un risque important, soit par rapport à leur sécurité physique ou à leur sécurité financière ou matérielle. Ils ne le feront qu'à condition qu'on leur garantisse l'anonymat.

Bref, les journalistes sont les exécutants de la liberté de presse, qui est reconnue comme un droit fondamental dans notre société. Cependant, les journalistes, pour être en mesure d'être ce bras actif de la liberté de presse, doivent avoir la capacité de contracter des ententes de confidentialité avec des sources qui les guident dans leurs recherches, qui les informent de stratagèmes douteux et qui leur donnent des informations cruciales dans leur recherche de la vérité. Sans ces sources, des histoires parfois scandaleuses qui minent l'intégrité de nos institutions démocratiques ou qui violent les règles les plus élémentaires de probité ou de saines pratiques de gestion risquent de ne jamais être dévoilées. La gangrène qui affecte l'administration publique risque alors de s'étendre de plus en plus profondément pour atteindre le cœur de nos institutions.

À ce titre, honorables sénateurs, sans sources, on n'aurait jamais pu mettre en lumière le scandale des commandites à la fin des années 1990. Sans source journalistique, donc, il n'y aurait pas de Commission Gomery, et ce scandale majeur n'aurait jamais pu être déconstruit et connu. Surtout, la découverte de cet abus aura servi à en prévenir d'autres qui auraient été tout aussi insidieux. D'ailleurs, cette affaire célèbre aura également eu pour effet de préciser et de baliser la confidentialité des sources journalistiques. À l'époque, le Groupe Polygone, qui était poursuivi par le gouvernement du Canada, lequel entendait récupérer les 35 millions de dollars qui avaient été versés au groupe par le programme des commandites, avait voulu connaître la source que M. Daniel Leblanc avait utilisée pour obtenir des renseignements très sensibles qui provenaient de l'appareil gouvernemental. Dans un premier temps, la Cour supérieure du Québec avait jugé que M. Leblanc devait dévoiler cette source et ne pouvait se prévaloir de son devoir de protéger la source par l'application du test de Wigmore pour protéger son anonymat. Je reviendrai sur ce test un peu plus tard.

Cette cause s'est rendue jusqu'en Cour suprême. En octobre 2010, la plus haute cour du pays a déterminé que, au contraire, la protection de la confidentialité de la source de M. Leblanc était tout à fait valable dans le cadre du droit civil du Québec, comme c'était le cas dans le reste du Canada en vertu de la common law.

Dans cet important arrêt unanime, rédigé par le juge Louis LeBel, la Cour suprême rappelait ceci, et je cite :

Le public a un intérêt élevé dans le journalisme d'enquête.

Le juge a affirmé qu'une source anonyme devrait être identifiée seulement si cela « s'avère essentiel à l'intégrité de l'administration de la justice ».

L'arrêt Globe and Mail a donc permis d'affirmer que les sources anonymes sont protégées au Québec en appliquant le test de Wigmore dans l'administration de la preuve. Il s'agit, en fait, d'une grille d'analyse en quatre points qui permet à un juge de déterminer si une demande de divulgation d'une source est justifiée.

Au moyen de ce test, les tribunaux doivent évaluer si l'identité d'une source confidentielle peut être divulguée. Les rapports doivent, dans l'intérêt public, être entretenus assidûment. Surtout, on doit se demander à savoir si l'intérêt public de protéger l'identité d'une source est plus fort que l'intérêt public de divulguer son nom. Dans ces conditions, le droit de protéger une source n'est pas systématique. Les tribunaux décideront au cas par cas, selon l'importance du dossier et, surtout, selon l'intérêt public.

Contrairement au secret professionnel de l'avocat, le secret de la source n'a pas de statut constitutionnel et, comme le secret de l'avocat, il doit avoir un niveau important, compte tenu des valeurs démocratiques fondamentales qu'il sous-tend. Comme dans le cas du secret de l'avocat, c'est au client que bénéficie le secret. Pour celui des sources, il ne s'agit pas d'un privilège de journaliste, mais bien d'un droit de protection des sources.

Honorables sénateurs, dans le cas des mandats de surveillance journalistique qui ont été mis au jour cet automne, il nous apparaît peu probable que les juges de paix qui ont autorisé ces ordonnances se soient réellement astreints à appliquer les critères établis par la Cour suprême.

Le gouvernement du Québec a lancé une enquête publique sur ce sujet, mais elle ne vise que l'étude des pratiques et n'a pas de compétence constitutionnelle pour étudier les nombreux éléments de compétence fédérale. Toutefois, au-delà du bien-fondé d'une commission d'enquête au Québec, qui ne remettra ses recommandations que dans quelques années, il n'en demeure pas moins que ces affaires révèlent les faiblesses des systèmes actuels. Ces affaires troublantes montrent que les piliers de notre démocratie demeurent fragiles. Par ailleurs, comme la juridiction d'une telle commission ne pourrait s'étendre à la législation fédérale, qui englobe le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, une action fédérale est nécessaire.

Avant ce jugement, en 2009, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec s'inquiétait beaucoup des manœuvres qui étaient déployées pour connaître l'identité de la source de M. Leblanc. Elle réclamait déjà une loi pour assurer la protection des sources journalistiques. Sans une telle loi, disait la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, les sources confidentielles resteront toujours à la merci de personnes qui comprennent parfois mal cette autre facette de l'intérêt public que forment la liberté de presse, le droit du public à l'information et le devoir de reddition de comptes de nos institutions publiques.

Honorables sénateurs, compte tenu des récentes révélations, il est devenu plus qu'urgent d'encadrer la protection des sources ou des sonneurs d'alerte à l'aide d'une loi formelle. C'est ce que vise le projet de loi S-231.

Concrètement, ce projet de loi permet de reconnaître le rôle fondamental du travail des journalistes d'enquête, de leurs sources et des sonneurs d'alerte dans notre démocratie. Il protège en effet le privilège du secret des sources, qui n'était pas expressément reconnu dans la législation jusqu'ici. Il donne des outils procéduraux qui aideront un journaliste à respecter l'obligation de confidentialité qu'il a contractée envers la source qui agit dans l'intérêt public.

Plus précisément, le projet de loi S-231 modifie la Loi sur la preuve au Canada et le Code criminel. Le projet de loi définit qui est « journaliste » et ce que constitue une « source journalistique » pour les fins de l'application de la Loi sur la preuve au Canada et du Code criminel.

Avec l'adoption de ce projet de loi, seul un juge d'une cour supérieure au sens de l'article 552 du Code criminel — au Québec, il s'agit d'un juge d'une cour du Québec — pourra émettre un mandat, une autorisation ou une ordonnance de surveillance à l'encontre d'un journaliste.

Dès qu'une enquête aura été complétée à la suite d'un mandat dûment autorisé et aux conditions fixées par le tribunal, toute l'information recueillie sera placée sous scellés de la cour et aucune des parties ne pourra la consulter sans l'autorisation du tribunal.

Dès qu'un fonctionnaire voudra consulter l'information recueillie et sous scellés, un avis devra être signifié au journaliste en question et à son organe de presse. Ces derniers auront un délai de 10 jours pour s'y opposer s'ils estiment que cette information pourrait permettre d'identifier une source anonyme du journaliste qui serait d'intérêt public. Si le journaliste s'oppose à la consultation de cette information, il appartiendra alors à la personne qui sollicite cette information de faire la preuve que l'obtention de celle-ci est cruciale pour la suite de l'enquête en vertu de la Loi sur la preuve au Canada ou du Code criminel.

Une objection pourrait être soulevée devant tout tribunal ou organisme de compétence fédérale. Cela permettrait ainsi d'étendre cette protection aux nombreux organismes administratifs qui gèrent souvent des enjeux inconnus du public, mais qui sont néanmoins d'intérêt public.

Les quatre éléments du test de Wigmore continueraient de s'appliquer. Cela signifie, premièrement, que la communication doit avoir été transmise confidentiellement, avec l'assurance qu'elle ne sera pas divulguée.

Deuxièmement, le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties.

Troisièmement, les rapports doivent être de la nature de ceux qui, selon l'opinion de la collectivité, doivent être entretenus.

Quatrièmement, le préjudice que subiraient les rapports en cas de divulgation de la communication doit être plus considérable que l'avantage à retirer d'une juste décision.

Le quatrième critère est important. Il signifie que la Cour doit évaluer s'il est plus important de divulguer les renseignements aux fins de l'administration de la justice ou de préserver la confidentialité des sources journalistiques dans l'intérêt du public.

Le juge qui délivre une ordonnance prévue par le Code criminel — on pense à l'affaire Lessard — peut établir des conditions visant à limiter le plus possible la perturbation des activités du média touché. Le processus de demande d'un mandat de perquisition doit tenir compte de la nécessité de limiter les perturbations excessives ou trop intrusives et de donner au média la possibilité d'exprimer ses inquiétudes à la première occasion.

La nouvelle loi prévaudra sur toute loi existante.

Le projet de loi S-231 codifie certains éléments de la pratique qui est guidée par la jurisprudence en cette matière. La codification reconnaît un processus unique et respectueux du caractère distinct du milieu des médias et de la liberté de presse, tout en adoptant une approche uniforme dans l'ensemble du pays.

Ce projet de loi préservera les droits de toutes les parties. Il aura pour principal objectif de protéger la source, et non de protéger le journaliste. Les journalistes devront protéger l'identité de leurs sources, auxquelles ils ont garanti protection, et les corps policiers pourront poursuivre leurs enquêtes dans le cadre de l'intérêt public.

Cette loi permettra de mettre fin aux potentielles « parties de pêche », où les forces policières optent pour la facilité en suivant un journaliste pour atteindre un suspect, au lieu d'utiliser une méthode d'enquête habituelle.

Finalement, le projet de loi n'a pas pour objet de placer un journaliste au-dessus de la loi ni de créer une armure pour le soustraire à l'application de cette loi s'il était lui-même visé par une enquête criminelle ou s'il était partie à un acte criminel. Cependant, ce projet de loi permettra d'éviter ce que j'appellerais la technique du cheval de Troie.

En outre, il est important de légiférer de façon à ce que les policiers ou les services du renseignement de Canada ne puissent utiliser un journaliste à son insu pour faire espionner une autre personne ou pour recueillir de l'information dans le but de piéger une autre personne.

Au Canada, cela permettrait ainsi de gagner la confiance des citoyens afin que des abus publics puissent être dénoncés. À l'extérieur du Canada, en zone de guerre, lorsqu'un journaliste s'aventure dans un territoire risqué, cette mesure éviterait qu'il ne soit utilisé à son insu comme un outil pour espionner l'ennemi, ce qui risquerait, dans le cas où le journaliste serait capturé, d'entraîner une détention qui risquerait de mettre en danger son intégrité physique ou sa vie.

Honorables sénateurs, ce projet de loi a pour but de protéger les intérêts supérieurs des Canadiens et leur confiance à l'égard de l'intégrité de leurs institutions. En ce sens, il s'agit de protéger contre les attaques un des piliers de notre démocratie, le droit des Canadiens à l'information et à la saine administration de leurs institutions publiques.

Je vous invite donc à soutenir le projet de loi S-231.

 

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