Projet de loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus (loi de Sergueï Magnitski)
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat
25 octobre 2016
L’honorable Sénateur Percy E. Downe :
Honorables sénateurs, je suis le porte-parole du caucus libéral du Sénat pour le projet de loi, mais je l'appuie quand même sans réserve. Je ne sais pas s'il y a là contradiction ou non.
J'appuie le projet de loi parce que je souhaite que les responsables de la corruption et de la violation des droits de la personne en Russie soient tenus personnellement responsables de leurs actes. Nous sommes tous au courant de l'état des institutions publiques en Russie, où les espoirs de démocratie suscités par l'effondrement du communisme se sont envolés après un quart de siècle de corruption déguisée en libre marché et de répression présentée sous les apparences de gouvernance.
Nous avons tous entendu parler de la liste d'activistes, journalistes et parlementaires russes qui ont été traînés en justice, persécutés et pire encore pour avoir tenu tête aux intérêts puissants du pays. L'ONG Reporters sans frontières, par exemple, a pris soin d'expliquer que la progression de la Russie dans le Classement mondial de la liberté de la presse de 2016 était attribuable à la détérioration de la liberté ailleurs. Plus précisément, voici ce qu'explique l'organisme :
[Il règne un] climat de chasse aux sorcières qui touche aussi les médias indépendants, de plus en plus souvent désignés comme membres d'une « cinquième colonne » vouée à déstabiliser le pays.
Au nombre des constantes, il faut citer l'impunité des assassins et agresseurs de reporters.
J'ajoute qu'il n'y a pas que les reporters qui craignent pour leur sécurité du simple fait que leur travail déplaît aux puissants. Plus tôt ce printemps, le Comité sénatorial des affaires étrangères a entendu M. Vladimir Lara-Murza, figure de proue de l'ONG Russie ouverte et critique virulent du régime Poutine. Il a raconté à notre comité la fois où il a craint pour sa santé à Moscou, et c'est là un euphémisme. Je le cite :
En mai dernier, j'ai sombré dans le coma après un empoisonnement grave, d'origine inconnue, qui a entraîné la défaillance de beaucoup de mes organes vitaux. Des analyses ont révélé une concentration anormalement élevée de métaux lourds dans mon sang, et les experts médicaux ont dit à mon épouse qu'ils estimaient mes chances de survie à 5 p. 100.
Heureusement, il s'en est remis. La cause de cet épisode n'a jamais été tout à fait déterminée, mais on ne peut s'empêcher de penser à tous les critiques du Kremlin qui ont été frappés par des maladies terribles, dont un grand nombre ont été fatales.
(1710)
Ce qui est arrivé à l'ex-vice-premier ministre, dont la fille a comparu devant le comité, est moins mystérieux. Elle a dit que le chef de l'opposition prodémocratique russe a été abattu en mai dernier à deux pas du Kremlin. Il va sans dire que son décès représente une grande perte pour sa famille mais, d'après sa fille, son meurtre a aussi « laissé un vide énorme au sein du mouvement démocratique russe ». Il est raisonnable de supposer que c'était peut-être l'objectif visé.
Or, comme la sénatrice Andreychuk l'a précisé, le cas le plus connu est celui de Sergueï Magnitski, grâce en grande partie aux efforts de son ancien collègue, William Browder, qui a travaillé très fort pour attirer l'attention internationale sur ce qu'on lui a fait et pour que justice lui soit rendue.
Avocat-fiscaliste, M. Magnitski travaillait pour un cabinet d'avocats embauché par la société de gestion des capitaux de M. Browder. Le cabinet enquêtait sur le vol de sceaux sociaux et de documents connexes. Comme nous l'avons entendu plus tôt, ce vol impliquait des fonctionnaires du ministère de l'Intérieur de la Russie et a mené à la découverte d'une fraude fiscale de 230 millions de dollars mettant en cause des fraudeurs, des sociétés fictives et d'autres individus se livrant à des manœuvres — et j'utilise le terme dans son sens large — judiciaires complexes.
Au cours de l'enquête, M. Magnitski a conclu que loin d'être la source de la fraude, la société était plutôt la victime d'actes répréhensibles commis par des dirigeants corrompus et leurs collaborateurs. Malheureusement pour M. Magnitski, ces dirigeants étaient très bien placés pour retourner la situation contre lui, et il a été accusé de ce crime et emprisonné. Au cours de cette période, son état de santé s'est détérioré parce qu'il était victime de mauvais traitements et privé de soins médicaux vitaux. Il est mort en détention en 2008.
En juillet 2013, soit après sa mort, le gouvernement russe l'a tout de même traduit en justice et l'a reconnu coupable de fraude fiscale. Il est difficile d'imaginer meilleur exemple de double affront.
L'ouvrage de M. Browder, dont la traduction française s'intitule Notice rouge : Comment je suis devenu l'ennemi no 1 de Poutine, auquel la sénatrice Andreychuk a elle aussi fait référence, offre un récit plus détaillé des faits. Je le recommande chaudement à toutes les personnes qui ne l'ont pas lu. Je signale à celles qui ne souhaitent pas l'acheter que la Bibliothèque du Parlement en a un exemplaire. L'ouvrage figure sur la liste des choix de Heather Reisman. Je l'ai lu il y a environ un an. C'est une formidable lecture pour quiconque souhaite connaître les détails de cette affaire.
Bien entendu, étant donné la publication de son livre et ses activités publiques, M. Browder n'est pas aimé du Kremlin et il ferait lui aussi l'objet de nombreuses accusations s'il retournait en Russie.
Un élément important dans la lutte de M. Browder pour obtenir justice et rendre hommage à la mémoire de son ami, c'est ce que l'on en est venu à appeler les lois Magnitski, c'est-à-dire des lois qui font en sorte que les fonctionnaires qui commettent des abus de pouvoir, comme celui qui a causé le malheur de M. Magnitski, s'exposent à des sanctions ayant pour effet de restreindre leur libre circulation dans le monde et le libre accès de leur argent à l'économie mondiale.
Les États-Unis ont adopté une loi de ce genre pour geler les actifs américains de ces personnes, interdire toute transaction concernant ces actifs aux États-Unis et défendre à ces personnes l'entrée aux États-Unis.
Le projet de loi de la sénatrice Andreychuk aurait des conséquences semblables. Un projet de loi similaire est actuellement à l'étude à la Chambre des communes. L'an dernier, une motion appuyant de telles mesures a été adoptée par la Chambre, et ce, à l’unanimité, comme l'a souligné la sénatrice Andreychuk. Irwin Cotler, défenseur de longue date de la justice pour de nombreuses personnes de partout dans le monde, y compris M. Magnitski, a déclaré ceci lorsqu'il était député :
L'appui unanime à cette motion envoie aux violateurs des droits de la personne, en Russie et dans le monde entier, le message clair qu'ils auront à répondre de leurs crimes. En imposant des sanctions, nous pouvons infliger des pénalités significatives aux violateurs des droits de la personne et décourager des violations à l'avenir.
La dissuasion est la clé. Il ne faut pas oublier que la fraude fiscale est à l'origine de toute l'affaire Magnitski. Une des choses que j'ai apprise durant les années où j'ai étudié l'évasion fiscale, c'est que les fraudeurs, tant qu'ils ne subissent pas personnellement de conséquences concrètes pour leurs actions, continuent de frauder. Il en est de même pour les gens qui profitent de leur position de pouvoir pour se remplir les poches et enrichir leurs compères.
Malheureusement, comme la sénatrice Andreychuk l'a souligné, malgré l'appui unanime de principe dont le projet de loi a joui au début, celui-ci connaît maintenant certaines difficultés, car certains ministériels ont exprimé des réserves liées à la possibilité qu'il nuise à la reprise du dialogue entre le Canada et la Russie. Reprendre le dialogue, c'est bien, mais à quelles conditions?
Durant la campagne électorale de 2015, les partis ont exprimé leur appui envers le projet de loi, comme la sénatrice Andreychuk l'a, encore une fois, mentionné. Par exemple, le Parti libéral du Canada a déclaré ceci :
[...] nous croyons qu'en imposant des sanctions, nous pouvons infliger des pénalités significatives aux violateurs des droits de la personne et décourager des violations dans l'avenir. Le gouvernement libéral présentera un projet de loi calqué sur la loi Magnitsky des États-Unis, afin d'imposer des sanctions contre des fonctionnaires russes responsables...
Voilà qui est plutôt clair, honorables sénateurs.
Nous avons maintenant un gouvernement libéral et, en tant que partisan de longue date du Parti libéral, je suis très heureux des nombreuses mesures qui ont été prises, notamment l'enveloppe de 444 millions de dollars octroyée à l'Agence de revenu du Canada pour la lutte contre l'évasion fiscale à l'étranger, la prestation pour enfants et j'en passe.
Mais qu'en est-il du projet de loi à l'étude? En tant que partisan du Parti libéral, je réclame que le gouvernement respecte sa promesse électorale et je presse le ministre Dion de présenter le projet de loi nécessaire, qui a d'ailleurs été appuyé par la législature précédente, pour que nous puissions adopter cette importante loi et envoyer un message clair au gouvernement russe, indiquant qu'une reprise du dialogue se ferait selon nos conditions et pas seulement les siennes.
À cette fin, j'appuie le projet de loi de la sénatrice Andreychuk.