
Le Code criminel
Projet de loi modificatif—Préavis de motion concernant les conditions du débat à l'étape de la troisième lecture
8 juin 2016
L’honorable Sénateur Claude Carignan :
La sénatrice Bellemare accepterait-elle de répondre à une question?
La sénatrice Bellemare : Oui, bien sûr.
Le sénateur Carignan : J'ai entendu votre argument selon lequel, si on modifiait le Code criminel, la loi québécoise deviendrait inconstitutionnelle. Est-ce bien ce que vous avez dit?
La sénatrice Bellemare : En fait, ce n'est pas moi qui l'ai dit. C'est une citation du professeur Peter Hogg, qui a témoigné devant le comité. Je respecte votre compétence, sénateur Carignan, je sais que vous êtes un spécialiste dans le domaine.
Je lui ai posé directement la question, et il a répondu que, dans le cas où des amendements étaient apportés au projet de loi C-14 afin qu'il respecte la décision Carter, la loi du Québec serait désormais inconstitutionnelle.
Le sénateur Carignan : Je vais vérifier ce que Peter Hogg a dit, mais cela me surprendrait énormément.
Ce qui n'est pas constitutionnel, c'est lorsqu'on examine la conformité d'une loi ou le comportement d'un individu par rapport à la Constitution, et non par rapport au Code criminel.
Vous dites qu'on ne devrait pas modifier le Code criminel, que c'est un domaine très complexe et que les législateurs s'aventuraient dans un domaine complexe. La Cour suprême a également fait mention du paragraphe 126 de la décision Carter en précisant ce qui suit, et je cite :
Il appartient au Parlement et aux législatures provinciales de répondre, si elles choisissent de le faire, en adoptant une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs.
Il semble assez évident que la Cour suprême a donné le choix aux législateurs d'adopter ou non une loi en leur disant que, s'ils décidaient de le faire, il y avait certains paramètres constitutionnels à respecter. En outre, la définition des gens dont les droits sont violés est à peu près semblable à ce que le sénateur Joyal propose comme amendement.
Ma question est la suivante. Êtes-vous d'accord sur le fait qu'on ne soit pas obligé d'adopter une loi et que, si on ne le fait pas, ce sont les paramètres de l'arrêt Carter ou la définition que le sénateur Joyal propose qui prévalent?
La sénatrice Bellemare : Ce que le sénateur Joyal propose dans son amendement est très vague. Dans sa première intervention, l'honorable sénateur Baker a souligné le caractère subjectif des critères liés à la souffrance intolérable. Il a également souligné le fait que, dans un cas où on demandait que l'aide médicale à mourir s'applique dans deux mois et une semaine, cela ne correspondait plus à une souffrance intolérable, qu'il fallait que la demande soit faite plus tôt. Le sénateur Baker nous a expliqué cela en long et en large.
Pour revenir à la question principale, lorsque j'ai posé la question au professeur Hogg, il a répondu que, étant donné que le Québec exclurait les personnes qui ne sont pas en phase terminale, la loi québécoise deviendrait inconstitutionnelle. Il a été clair là-dessus. Même s'il n'a pas eu beaucoup de temps pour y réfléchir, il l'a dit, et vous pourrez le constater. Je l'ai encore vérifié plus tôt, j'ai certainement cela dans mes papiers, et je pourrai vous fournir la citation exacte.
Il est important de réfléchir à cet aspect, car si c'est seulement l'arrêt Carter qui s'applique, la suite des choses n'est pas très claire. Le projet de loi C-14 ouvre la porte à l'aide médicale à mourir à des personnes qui souffrent, mais qui ne sont pas nécessairement en fin de vie.
Discours du sénateur Carignan en appui à l'amendement du sénateur Joyal
Le sénateur Carignan : Ce débat touche les émotions, les opinions et les valeurs de chacun sur un enjeu de société immense. Cela nous touche tous individuellement.
Il y a cependant un aspect constitutionnel important dans ce projet de loi qui me dérange. Je l'ai dit lors du discours que j'ai prononcé à l'étape de la deuxième lecture : je crois que ce projet de loi, tel qu'il est rédigé, est inconstitutionnel, et que les paramètres du jugement Carter ne sont pas respectés.
J'aimerais reprendre les paragraphes 126 et 127 de l'arrêt Carter de 2015. Au paragraphe 126, on peut lire ceci :
Nous sommes arrivés à la conclusion que les dispositions prohibant l'aide médicale à mourir (l'alinéa 241b) et l'article 14 du Code criminel ) portaient atteinte aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que l'article 7 garantit à madame Taylor, et ce d'une manière non conforme aux principes de justice fondamentale, et que cette atteinte n'était pas justifiée au regard de l'article premier de la Charte . Dans la mesure où les dispositions législatives contestées nient les droits que l'article 7 reconnaît aux personnes comme madame Taylor, elles sont nulles par application de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il appartient au Parlement et aux législatures provinciales de répondre, si elles choisissent de le faire, en adoptant une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs.
Je n'ai pas à me demander si je suis en faveur ou non d'une situation où une personne malade, handicapée, qui souffre de façon intolérable d'une maladie irrémédiable, décide de faire une demande d'aide médicale à mourir.
La Cour suprême, qu'on soit d'accord ou non, a déterminé que les droits de ce groupe de personnes étaient violés. Elle décrit le groupe au paragraphe 127 en disant que le Code criminel est nul, puisqu'il prohibe, et je cite :
[...] l'aide d'un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.
On y dit également ce qui suit :
Il convient d'ajouter que le terme « irrémédiable » ne signifie pas que son patient doive subir des traitements qu'il juge inacceptables.
Ce sont là les mots exacts choisis par le sénateur Joyal dans son amendement pour décrire le groupe de personnes dont les droits sont violés.
La Cour suprême, dans la demande de prolongation du délai, s'est aussi prononcée dans le jugement de 2016, au paragraphe 6 :
Tout en admettant qu'il faille plus de temps, nous ne voyons pas pour autant la nécessité de prolonger injustement la souffrance de ceux qui satisfont aux critères clairs que la Cour a énoncés dans Carter.
Elle a donné un an. On a besoin de prolonger son délai, et la Cour suprême dit : « Non. Les gens ont déjà beaucoup souffert. Il serait injuste de prolonger la souffrance des gens qui satisfont aux critères clairs énoncés dans Carter. » Elle dit aussi : « Si je n'accorde pas ou ne permets pas une exemption constitutionnelle, les droits constitutionnels de ces gens continueront d'être violés. » On ne peut pas avoir un élément plus clair et contemporain au débat que deux jugements de la Cour suprême délimitant le groupe de personnes susceptibles d'invoquer le droit à l'aide médicale à mourir.
Le problème du projet de loi C-14 est qu'il crée deux groupes : un pour lequel il y a une mort raisonnablement prévisible, et l'autre pour lequel il n'y a pas de mort raisonnablement prévisible. Pourtant, dans ces deux cas, la Cour suprême a déterminé que leurs droits avaient été violés. Donc, en choisissant de limiter la portée du projet de loi C-14 au groupe où la mort est raisonnablement prévisible, on continue à violer les droits de l'autre groupe. Le projet de loi C-14 n'amène pas de solution pour limiter l'impact ou la violation de ces droits. Le projet de loi C-14 apporte une limite et une façon de minimiser l'impact pour ceux qui sont plus près de la fin de leur vie, mais pas pour les autres, et c'est là le problème important de ce projet de loi.
J'aimerais vous parler de Peter Hogg. Je sais que, pour quelqu'un qui ne connaît pas le droit constitutionnel, Peter Hogg, Mme Smith ou un autre, c'est du pareil au même. Cependant, Peter Hogg est le plus grand constitutionnaliste du Canada, le plus renommé. Je dois donc accorder une attention particulière à Peter Hogg lorsqu'il affirme au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, en parlant du projet de loi, et je le cite :
Je crois qu'il ne donne pas de latitude pour limiter la catégorie de personnes ayant droit. Le Parlement ne peut pas délimiter un sous-groupe à l'intérieur du groupe dont les personnes sont violées. Il pourrait élargir le groupe de personnes ayant droit. Il pourrait ajouter d'autres mesures de sauvegarde, mais il ne peut pas restreindre la catégorie de personnes qui a ce droit.
Pourquoi? Tout simplement parce que, plus on restreint le groupe du projet de loi C-14, plus on augmente le nombre de personnes dont les droits seront violés. Donc, la solution serait de faire une distinction, de prévoir des mesures de sauvegarde en fonction de chacun des groupes. Selon la nature individuelle de la personne, il pourrait y avoir des mesures de sauvegarde différentes. Par exemple, on pourrait avoir des mesures de sauvegarde pour les gens en fin de vie et un autre type de mesures de sauvegarde pour les gens qui ne le sont pas. Fixer des paramètres fait partie du pouvoir législatif, mais créer une ligne imprécise entre un groupe qui a droit à l'aide médicale à mourir, dont les droits constitutionnels seront respectés, et un autre groupe pour lequel ces mêmes droits constitutionnels ne le seront pas est illégal. Cela crée une démarcation qui viole la Charte canadienne des droits et libertés. Pire, elle est imprécise.
Nous sommes quelque 80 personnes présentes en cette enceinte — j'inclus tout le monde —, et si nous tentions de définir l'expression « mort raisonnablement prévisible », nous n'arriverions jamais au même jour, à la même semaine ou au même mois. Par conséquent, nous laissons à un médecin la détermination de cette ligne. Donc, un médecin pourrait arriver à la conclusion, selon sa croyance raisonnable de la mort prévisible, que la limite se situe à un certain endroit. Un autre médecin pourrait mettre cette limite à un autre endroit. Quelle est la conséquence lorsqu'on ne s'entend pas quant à cette limite, parce qu'elle est imprécise? D'un côté, un médecin donne l'aide médicale à mourir, respecte le droit des patients et fait son travail de médecin. De l'autre côté, un médecin commet un acte criminel, parce que la ligne de démarcation n'est pas sans importance. Cette ligne indique la démarcation entre une personne dont le droit constitutionnel est respecté à côté d'une personne dont le droit constitutionnel est violé. Elle marque la démarcation entre un médecin qui fait son travail et un médecin qui commet un acte criminel. Cette ligne doit être extrêmement précise, si on décide d'en adopter une. Manifestement, cette ligne de croyance raisonnablement prévisible n'est pas précise, et tous les témoins s'entendent pour le dire.
Donc, la beauté de l'amendement du sénateur Joyal, c'est que non seulement, selon moi, selon Peter Hogg, selon Blake, le constitutionnaliste, il rend le projet de loi constitutionnel, mais il apporte également une certitude dans l'application de la loi.
Selon moi, ce qu'il faut faire par la suite — et là, nous sommes à l'étape de l'admissibilité —, et ce sera fondamental pour nous au cours des prochaines heures, des prochains jours, c'est de déterminer quelles sont les mesures de sauvegarde. Donc, il s'agira de faire exactement ce que le sénateur Wallace a proposé, c'est-à-dire cerner les limites raisonnables que l'on peut imposer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
On prend donc un groupe d'individus. Les individus sont différents et il y a des gens en fin de vie et d'autres qui ne le sont pas. Pour chacune de ces situations, comment évalue-t-on le caractère de vulnérabilité de ces gens? Quelles sont les mesures à mettre en place pour nous assurer que leurs droits soient garantis, tout en protégeant les personnes vulnérables? C'est là que se situe l'objectif, protéger les personnes vulnérables. La ministre de la Justice nous l'a dit. On l'a vu dans l'arrêt Carter, la justification de l'objectif urgent et réel utilisé dans le test Oakes pour justifier la raisonnabilité en vertu de l'article 1. Cependant, quel est l'objectif urgent et réel que nous voulons atteindre? Nous voulons protéger les personnes vulnérables. Est-ce que, en faisant une prohibition complète pour un sous-groupe de gens visés dans l'arrêt Carter, nous protégeons les personnes vulnérables?
Il est évident que nous les empêchons d'exercer ce droit, que ces gens ne passeront pas à l'acte, qu'ils n'iront pas demander l'aide médicale à mourir, mais est-ce qu'on respecte leurs droits pour autant? La réponse dans Carter est non. Alors, comment s'assurer de l'équilibre en protégeant les personnes vulnérables tout en permettant aux gens d'exercer leurs droits constitutionnels?
L'exercice n'est pas simple, et c'est pour cette raison que la Cour suprême a reconnu, dans Carter 2, que l'obtention d'une autorisation judiciaire pendant la période intérimaire assure la primauté du droit et offre une protection efficace contre les risques que pourraient courir les personnes vulnérables. La Cour suprême nous donne une indication qu'une mesure de sauvegarde pourrait, par exemple, être une autorisation judiciaire permettant d'évaluer les dossiers au cas par cas pour protéger les personnes vulnérables. C'est une mesure qui est possible.
Le législateur a choisi l'interdiction totale, la prohibition totale. La Cour suprême a déjà dit non, que ce n'était pas raisonnable, que ce n'était pas le principe de l'atteinte minimale. Le principe de l'atteinte minimale prévu dans le test de l'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés exige que nous regardions comment nous pouvons, le moins possible, porter atteinte aux droits de la personne. La Cour suprême nous a déjà dit qu'une autorisation judiciaire permet d'assurer la primauté du droit, la protection efficace des personnes vulnérables.
Je voterai en faveur de l'amendement du sénateur Joyal tout en ayant en tête les prochaines étapes où nous devrons, ensemble, convenir des mesures les plus appropriées pour protéger les personnes vulnérables, et nous assurer, peut-être, de prévoir des mesures de sauvegarde différentes qui varieront selon l'état de la personne, parce que je ne crois pas qu'il serait raisonnable, par exemple, de demander une autorisation judiciaire pour une personne qui serait en phase terminale.
Puis-je demander cinq minutes de plus, Votre Honneur?
Son Honneur le Président : Vous plaît-il, honorables sénateurs, d'accorder cinq minutes de plus au temps de parole du sénateur Carignan?
Des voix : D'accord
Le sénateur Carignan : Donc, je ne crois pas qu'il soit raisonnable d'exiger une autorisation judiciaire pour les gens en fin de vie. La notion de fin de vie dans la loi du Québec est claire et reconnue, et elle est déjà mise en pratique. Donc, nous pourrions très bien avoir des mesures de sauvegarde pour les personnes en fin de vie, pour les médecins, un peu comme ce que nous retrouvons présentement dans le projet de loi C-14, et d'autres mesures de sauvegarde pour les gens qui ne sont pas en fin de vie.
C'est notre rôle, en tant que législateurs, d'équilibrer ces enjeux. Il ne s'agit pas de déterminer quel groupe a été privé ou non de ses droits. Ce n'est pas la façon dont on s'y prend en droit individuel. J'ai entendu l'argument selon lequel tel pourcentage de Canadiens est favorable, par rapport à tel autre pourcentage. Attention! La Charte vise justement à protéger les minorités contre les abus. Ce n'est pas parce qu'une majorité veut violer des droits qu'elle est autorisée à le faire. C'est pourquoi les chartes des droits et libertés existent. Elles protègent les citoyens contre les abus. De grâce, n'utilisons pas un sondage pour juger de la validité d'un projet de loi. Je m'arrête ici pour répondre aux questions de mes collègues.