Projet de loi C-51
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Motion d’amendement—Suite du débat
23 octobre 2018
L’honorable Sénateur Pierre J. Dalphond :
Honorables sénatrices et sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour vous inviter à voter contre l’amendement qu’a proposé la sénatrice Pate à l’étape de la troisième lecture, et qui apporte des modifications au Code criminel.
Je le fais avec regret.
En effet, j’ai le plus grand respect pour ma collègue, la sénatrice Pate, et sa contribution importante aux travaux du Sénat. J’aimerais mentionner, par exemple, son projet de loi S-251, Loi modifiant le Code criminel (indépendance des tribunaux), qui vise à redonner aux juges une discrétion en matière d’imposition des peines, afin d’écarter l’application automatique de peines minimales à tous les accusés, indépendamment des circonstances. Je salue l’initiative de ma collègue et prends acte de sa confiance à l’égard de la capacité des tribunaux de bien comprendre les circonstances particulières de chaque affaire. Dans un discours prononcé le 27 septembre 2018, notre collègue, le sénateur Wetston, a brillamment invité cette Chambre à voter sur la motion d’adoption de ce projet de loi à l’étape de la deuxième lecture.
Sous réserve des crimes les plus graves, comme les meurtres au premier et deuxième degré — où je ne suis pas convaincu que des peines minimales ne s’imposent pas, notamment pour la force du message dissuasif —, je fais miens les commentaires du sénateur Wetston et je vous invite, chers collègues, à voter la deuxième lecture du projet de loi S-251, afin que le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles puisse l’étudier en profondeur et nous proposer les amendements appropriés.
Cela dit, je passe maintenant à l’amendement proposé au projet de loi C-51, projet qui se trouve maintenant à la fin du processus législatif.
Que fait exactement le projet de loi C-51? Il vise quatre objectifs distincts, qui sont énumérés sur le site web du ministère de la Justice. Je les cite :
[…] clarifier certains aspects du droit relatifs à l’agression sexuelle qui touchent le consentement, l’admissibilité de la preuve et la représentation par avocat des plaignants;
[…] abroger ou […] modifier plusieurs dispositions du Code criminel que les cours d’appel ont jugées inconstitutionnelles, ainsi que d’autres dispositions qui sont susceptibles d’être déclarées inconstitutionnelles;
[…] abroger plusieurs infractions criminelles devenues désuètes ou inutiles;
[…] exiger que la ministre de la Justice dépose au Parlement une déclaration concernant la Charte qui décrit les répercussions sur les droits et libertés garantis par la Charte de chaque nouveau projet de loi du gouvernement.
Le sommaire du projet de loi dit ceci au sujet des infractions d’ordre sexuel :
[Le projet de loi] modifie aussi certaines dispositions du Code relatives aux agressions sexuelles pour clarifier leur application et prévoir une procédure applicable à l’admissibilité et l’utilisation d’un dossier du plaignant ou d’un témoin lorsque celui-ci est en la possession de l’accusé.
Autrement dit, en ce qui a trait à ces infractions, le but premier du projet de loi est de refléter dans le Code criminel l’état actuel du droit sur le consentement, et non de répondre à la décision R c. J.A. rendue en 2011 par la Cour suprême, qui invitait le Parlement à changer l’état du droit s’il estimait que les tribunaux allaient trop loin dans leur interprétation du consentement.
Comme le disait le sénateur Harder le 16 octobre, le projet de loi C-51 ne vise pas à créer des critères juridiques liés à l’incapacité de consentir.
Le deuxième objectif du projet de loi, qui a fait l’objet de critiques par plusieurs avocats de la défense et groupes de défense des droits civils venus témoigner devant le comité, consiste à bonifier les dispositions sur la protection des victimes de viol et à restreindre l’usage que l’accusé peut faire des dossiers personnels du plaignant qui sont en sa possession.
Je dois dire que je partage certaines de leurs appréhensions, tout comme le sénateur Joyal, et je crois moi aussi que ces dispositions seront contestées au motif qu’elles sont inconstitutionnelles. Cela dit, j’appuie le projet de loi dans son ensemble parce que, à mon avis, on peut faire confiance aux tribunaux pour en interpréter adéquatement les dispositions et se garder la marge de manœuvre nécessaire pour ne pas priver les accusés du droit à une défense pleine et entière.
Tout en sachant que le projet de loi C-51 poursuit plusieurs objectifs, je précise que le reste de mon intervention portera sur le consentement, car il s’agit d’un élément clé des infractions à caractère sexuel.
La jurisprudence est claire : les dispositions actuelles du Code criminel requièrent un consentement conscient de tous les instants, pour prévenir l’exploitation sexuelle des hommes et des femmes et pour assurer aux personnes qui se livrent à une activité sexuelle la possibilité de demander à leur partenaire de cesser à tout moment.
Pour prévenir l’exploitation sexuelle, la Cour suprême a déclaré, dans l’arrêt J.A., rendu en 2011, qu’il est de jurisprudence constante que le consentement est formé par une personne consciente, lucide, capable d’accorder, de révoquer ou de refuser son consentement à chaque acte sexuel.
Bref, le consentement doit être maintenu tout au long de l’activité sexuelle et il ne peut pas être donné d’avance, par exemple dans le cas d’une personne qui accepterait de se prêter à l’asphyxie érotique.
Le projet de loi C-51 intègre tout simplement au Code criminel le principe voulant que le consentement doit être donné pour chaque acte sexuel et qu’il doit être maintenu jusqu’à la fin.
De toute évidence, les deux ajouts à l’article 273.1 du Code criminel ne font rien de plus qu’inscrire dans la loi la décision de la Cour suprême dans R. c. J.A. en précisant que le consentement doit être concomitant à l’activité sexuelle — c’est le nouveau paragraphe 273.1(1.1) — et qu’il n’y a pas de consentement du plaignant si celui-ci devient inconscient pendant l’activité.
Se fiant à certains témoins, la sénatrice Pate a dit craindre que le nouveau libellé :
[...] risque d’inciter les avocats de la défense à faire valoir et, selon certains, à accepter, que le Parlement restreint l’incapacité de consentir à l’inconscience et aux états similaires.
Malgré tout le respect que je dois à la sénatrice, cet argument est clairement indéfendable, car il contredirait complètement la jurisprudence. À preuve, le jugement récent de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse dans l’affaire Al-Rawi , par exemple, dit clairement que la distinction entre le consentement et l’absence de consentement d’une personne n’est pas l’état de conscience de cette dernière, mais plutôt sa capacité de donner son consentement et de le retirer à n’importe quel moment.
Nul ne peut sérieusement faire valoir qu’un projet de loi visant à inscrire dans la loi l’état actuel du droit risque d’avoir l’effet que l’on craint.
Voilà l’une des raisons pour lesquelles je me suis opposé à la première version de l’amendement proposée par la sénatrice Pate à l’étape de l’étude au comité et pour lesquelles je m’oppose, respectueusement et en toute amitié, à cette deuxième version, formulée différemment, de ma collègue.
La deuxième raison de mon opposition, au comité comme maintenant, a trait au contenu de l’amendement.
Comme l’a affirmé le sénateur Harder dans son discours dans cette Chambre le 16 octobre, où il s’opposait à l’amendement, des préoccupations ont été soulevées au comité par les fonctionnaires du ministère de la Justice concernant le remplacement, dans le libellé de l’article 273.1, des mots « il est incapable de le former », au sujet du consentement du plaignant, par une liste de facteurs qui compliqueront les contre-interrogatoires des plaignants lors des procès et les rendront plus corsés.
Reconnaissant que cette question n’avait pas été soulevée par les témoins à qui elle se fie, la sénatrice Pate nous a dit avoir discuté de nouveau avec eux et, dans son discours du 16 octobre, elle a affirmé que, si ces témoins ne sont pas inquiets de cette possibilité, c’est :
[...] parce que les femmes subissent déjà, en général, des contre-interrogatoires corsés.
Avant d’assujettir les victimes à davantage de stress et de souffrance dans les tribunaux, j’aimerais qu’on entende des témoins au sujet des conséquences qu’aura l’amendement proposé sur le déroulement des procès.
La troisième et dernière raison pour laquelle je me suis opposé à l’amendement proposé durant l’étude au comité concerne la méthode employée pour rédiger l’amendement en question. La sénatrice Pate a proposé que les références à l’inconscience et à l’incapacité d’accorder son consentement soient remplacées par une liste de trois critères détaillés. Ces critères auraient servi à déterminer l’état d’esprit du plaignant au moment de l’activité sexuelle et ils avaient été conçus de façon à convenir aux situations où le plaignant est intoxiqué.
Même si cette liste avait ensuite été modifiée pour la rendre non exhaustive, il n’en demeure pas moins que les avocats et les tribunaux auraient sûrement eu du mal à dégager certains principes directeurs de la liste de critères afin de déterminer quelles autres circonstances ou quels autres facteurs, selon l’intention du législateur, pourraient être visés.
Je m’excuse auprès des non-juristes d’entrer dans les subtilités juridiques, mais, lorsqu’ils interprètent des lois, les tribunaux ont souvent recours à la règle ejusdem generis, qui se rapporte aux choses du même genre ou de la même nature.
Dans l’affaire R. c. J.A., la majorité des juges de la Cour suprême ont affirmé que les tribunaux ont l’obligation de :
[...] désigner d’autres situations où le consentement ne peut se déduire, en accord avec les principes de politique générale qui sous-tendent les dispositions du Code criminel.
En remplaçant les mots « il est incapable de le former pour tout autre motif » par une liste de critères, les principes qui sous-tendent l’amendement proposé en comité auraient limité les autres circonstances où une personne n’est pas en mesure de donner son consentement.
On ne peut s’empêcher de remarquer que l’amendement actuellement proposé, qui conserve les mots « est incapable de le former pour tout autre motif », mais qui supprime les mots « il est inconscient » et qui réintègre les trois ensembles de critères présentés en comité, donnera lieu à difficultés d’interprétation et risque de modifier l’état du droit. À tout le moins, l’ajout d’une telle liste de critères dans le Code criminel créera de l’incertitude quant à l’intention du législateur.
Soit dit en passant, c’est la raison pour laquelle le Comité permanent de la justice et des droits de la personne, à l’autre endroit, a rejeté un amendement visant tout simplement à ajouter les mots « notamment parce qu’il n’a pas la capacité de comprendre la nature de l’activité ou qu’il ne sait pas qu’il n’est pas obligé d’y consentir ».
Pour toutes ces raisons, je préfère l’approche du ministère de la Justice, telle que l’a amendée la Chambre des communes, qui préserve le pouvoir discrétionnaire des juges en ce qui a trait aux caractéristiques particulières de chaque cause et évite que survienne une période marquée par les problèmes d’interprétation et l’incertitude.
Enfin, permettez que je dise quelques mots au sujet de l’appel à l’action de la sénatrice Lankin.
Il ne fait aucun doute dans mon esprit que les victimes d’agression sexuelle, dont la majorité sont des femmes, ne jugent pas utile de signaler l’agression à la police et de recourir au système judiciaire.
De toute évidence, il reste encore dans la société des mythes, des préjugés et des partis pris contre les victimes d’agression sexuelle, et cela vaut aussi à l’intérieur des postes de police et des palais de justice. Les avocats de la Couronne, les avocats de la défense, les juges et les jurés n’y font pas exception. Certains groupes et certains experts ont critiqué, à juste titre, le système judiciaire à cet égard. Certains groupes interviennent actuellement devant les cours d’appel et la Cour suprême pour aider les tribunaux à remédier aux ratages qui surviennent de temps à autre.
Cependant, conformément aux principes formulés par la Cour suprême en matière de consentement, les cours d’appel n’hésitent pas à modifier les décisions rendues dans des cas troublants, comme pour les cas Al-Rawi et Barton, qui ont été évoqués par les sénatrices Pate et Lankin.
Toutefois, comme l’a reconnu la ministre de la Justice devant le Comité de la justice, ces cas reflètent la nécessité de déployer de plus grands efforts de sensibilisation sur la question du consentement.
Comme société, nous aurons fort probablement à modifier différentes dispositions du Code criminel régissant les infractions sexuelles afin de renforcer la confiance envers le système de justice et veiller aux besoins des victimes, tout en garantissant à l’accusé le droit à un procès équitable.
Cela dit, il n’est pas approprié, pour la Chambre de second examen objectif, de proposer un amendement à l’étape de la troisième lecture pour une disposition complexe et essentielle du code portant sur le consentement. La sénatrice Lankin a parlé, dans son discours jeudi dernier, d’une tentative pour modifier la loi dans le contexte d’une « petite révolution ».
Le projet de loi C-51 ne vise pas à modifier les règles du consentement ni à déclencher une petite révolution dans la législation entourant les infractions sexuelles. Les personnes qui ont participé au processus parlementaire l’auront compris.
Son Honneur la Présidente intérimaire : Sénateur Dalphond, votre temps de parole est écoulé.
Le sénateur Dalphond : Puis-je avoir cinq minutes de plus?
Son Honneur la Présidente intérimaire : Cinq minutes?
Des voix : D’accord.
Le sénateur Dalphond : Je comprends que, pour ceux qui préconisent le changement, le projet de loi C-51 peut sembler insuffisant. Il n’est toutefois pas possible de choisir, comme solution, une proposition qui est adoptée à l’étape de la troisième lecture sans consultation adéquate, et sans avoir fait l’objet d’une analyse et de débats approfondis dans les deux Chambres du Parlement.
Pour apporter de tels changements, il faudrait proposer un projet de loi qui viserait à réformer les infractions sexuelles ou le Code criminel dans le but, entre autres choses, de tenir compte des préoccupations des victimes d’agression sexuelle.
Entre-temps, comme la sénatrice Pate l’a indiqué, la Cour suprême rendra sa décision dans l’affaire Barton, dans laquelle l’évaluation du consentement à des activités sexuelles joue un rôle central.
Une fois la décision rendue, si le gouvernement ou des sénateurs le jugent nécessaire, il sera possible de présenter un projet de loi afin de modifier les dispositions juridiques concernant le consentement à des activités sexuelles, et de soumettre cette mesure à un débat équitable auquel participeront tous les intéressés.
Aujourd’hui, cependant, telle n’est pas la question. Il faut plutôt se demander quel impératif commande d’adopter ce seul amendement au projet de loi, proposé à la onzième heure, afin de le retourner à la Chambre des communes et de retarder ainsi l’entrée en vigueur de dispositions dont la plupart font l’objet d’un large consensus. À mon avis, il n’y a aucun impératif de ce type. Je vous invite donc à rejeter cette motion d’amendement.
Son Honneur la Présidente intérimaire : Sénateur Joyal, désirez-vous poser une question?
L’honorable Serge Joyal : L’honorable sénateur Dalphond accepterait-il de répondre à une question?
Le sénateur Dalphond : Bien sûr.
Le sénateur Joyal : Sénateur, j’ai écouté attentivement vos propos. À votre avis, le projet de loi C-51 tel qu’il est libellé est-il suffisant pour permettre à la Cour suprême de dénouer la question fondamentale en cause dans l’affaire Barton, à savoir qu’« un état de fait objectif » permettrait à la Cour suprême de conclure que la victime ne peut pas avoir consenti à blesser son intégrité physique? On ne peut consentir à un tel état de fait.
Le projet de loi C-51 tel qu’il est libellé permettrait-il à la Cour suprême de conclure que sa portée est suffisante pour lire dans ce texte de loi —
— ce critère qui, selon moi, est objectif et n’a rien à voir avec l’état de conscience d’une victime ou d’un plaignant.
Le sénateur Dalphond : La loi actuelle ne sera pas changée : on demande au juge de tenir compte de toutes les circonstances applicables pour déterminer si le consentement existe ou non. Il est exigé que le consentement soit donné en tout temps, qu’il puisse être retiré en tout temps et qu’un consentement soit un consentement qui porte sur l’activité spécifique qui doit s’engager. Cet aspect ne se sera pas modifié.
Cependant, si cette Chambre devait adopter un amendement maintenant, alors même que la cause est devant la Cour suprême, ne serait-ce pas manquer un peu de respect pour la Cour suprême, qui est en train d’étudier la question?
La Cour suprême a démontré dans l’affaire R. c. J.A. qu’elle a interprété le consentement d’une façon très libérale. Les juges dissidents — qui étaient tout de même au nombre de trois, y compris un criminaliste bien connu, le juge Fish — se sont opposés en prétendant que la cour allait trop loin. La Cour suprême a déterminé que le consentement doit exister en tout temps, y compris pendant la période d’inconscience voulue par la personne qui avait ensuite porté plainte. De plus, la Cour suprême n’a pas hésité à réaffirmer que l’égalité dans les relations sexuelles signifiait un consentement persistant et éclairé, en tout temps.
À mon avis, la cour, dans l’affaire Barton qui comporte 12 intervenants, en plus de la Couronne et de l’accusé, répondra à ces questions avec la sagesse qu’on lui connaît.
Le sénateur Joyal : Ma question ne porte pas à modifier l’état du droit sur lequel la Cour suprême doit se prononcer. La Cour suprême ne se prononcera pas dans l’affaire Barton en fonction du projet de loi C-51 puisque, comme l’honorable sénateur le sait très bien, c’est l’état du droit au moment de la commission de l’acte reproché qui est celui que la Cour suprême a interprété, et non l’état postérieur à la commission de l’offense, qui est évidemment celui de la portée du projet de loi C-51.
Ma question porte essentiellement sur la détermination de l’interprétation du consentement de la victime dans le cadre du Code criminel actuel, et non pas dans le cadre d’un code criminel éventuel qui pourrait être modifié selon l’hypothèse de l’adoption du projet de loi C-51.