Aller au contenu

Projet de loi sur la reprise et le maintien des services postaux

Troisième lecture—Débat

26 novembre 2018


L’honorable Sénateur Pierre J. Dalphond :

Je commencerai par remercier mon collègue de la Nouvelle-Écosse d’avoir abondamment cité mes propos, même si je dois dire qu’il les a cités hors contexte. Je parlais d’un projet de loi amendé par le Sénat et du fait que l’amendement apporté n’a pas été accepté par l’autre endroit. Puis, j’ai parlé de la déférence que nous devons témoigner à l’autre endroit et de la façon de déterminer quand on doit insister ou non sur un amendement non approuvé. Cela pourrait se produire si nous amendons le projet de l’étude. C’est gentil de me le rappeler.

Honorables sénateurs, je m’adresse à vous aujourd’hui pour faire deux types d’observations. La première portera sur le rôle du Sénat en tant qu’institution désormais indépendante du parti majoritaire à la Chambre des communes, alors que la deuxième visera le contenu du projet de loi C-89 et les motifs pour lesquels je ne voterai pas en sa faveur.

Je suis membre du Groupe des sénateurs indépendants, qui est désormais majoritaire au Sénat. Pour la première fois de son histoire, le Sénat est entièrement indépendant du parti au pouvoir et de la ligne de parti des whips. Cette indépendance est la concrétisation d’un vœu sincère de la part du premier ministre. Cette nouvelle indépendance nous permet de mieux nous acquitter de notre mission et de prendre des décisions en nous appuyant sur la science et sur les faits et en respectant pleinement les droits fondamentaux de tous les Canadiens, comme les droits des peuples autochtones issus des traités, les droits des minorités francophones hors Québec et les droits de la minorité anglaise au Québec. C’est sans oublier les droits fondamentaux garantis par la Charte, comme le droit à l’égalité, la liberté d’association et la liberté d’expression.

Ces droits fondamentaux ne devraient jamais être sacrifiés, foulés au pied ou supprimés sous prétexte qu’il en coûterait moins cher de faire passer un pipeline sur des terres autochtones, pour réduire l’énorme déficit ontarien de quelques millions de dollars ou pour gonfler les recettes de certaines entreprises choisies.

Comme vous le savez tous, pour siéger en fin de semaine et adopter le projet de loi C-89 à toute vitesse, comme l’aurait souhaité le gouvernement, le Sénat avait besoin du consentement unanime des sénateurs. S’il m’écoute, le sénateur Plett trouvera peut-être les réponses à ses questions dans les quelques mots qui suivent.

Comme sénateurs indépendants, nous avons le devoir de défendre les droits fondamentaux. C’est pourquoi certains d’entre nous ont dit ouvertement la semaine dernière que nous n’acceptions pas de suspendre le Règlement du Sénat. D’après nous, il ne convenait pas que le Sénat, qui a pour mission de protéger les droits fondamentaux et les minorités, renonce à appliquer le Règlement pour qu’il soit plus facile de dénier des droits fondamentaux aux travailleurs syndiqués de Postes Canada. Je crois comprendre que le sénateur Plett n’est pas du même avis. Je respecte son point de vue, mais je maintiens fermement le mien.

Nous nous sommes finalement mis d’accord samedi matin pour lancer les travaux ce jour-là, mais attendre lundi pour tenir le vote déterminant. Nous étions d’avis que ce compromis donnerait plus de temps aux sénateurs pour étudier les questions en jeu et aux parties, y compris le gouvernement, qui est le propriétaire de Postes Canada, pour parvenir à une entente de principe à la table de négociations. Si nous sommes ici aujourd’hui, c’est parce que, à ma grande déception, aucune entente n’a été conclue pendant la fin de semaine même si, d’après ce qu’on m’a dit, des discussions ont eu lieu et les parties ne semblaient pas aussi divisées qu’avant.

Cela veut-il dire que nous devons adopter le projet de loi? Ma réponse est non pour les raisons suivantes.

Dans le jugement Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, qui a été rendu en 2015, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur la constitutionnalité du droit de grève. La juge Abella a écrit ceci, au nom de la majorité :

L’histoire, la jurisprudence et les obligations internationales du Canada confirment que, dans notre régime de relations de travail, le droit de grève constitue un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective [...] Le droit de grève n’est pas seulement dérivé de la négociation collective, il en constitue une composante indispensable. Le temps me paraît venu de le consacrer constitutionnellement.

Comme l’ont souligné la majorité des juges de la cour, le droit de grève favorise l’équité dans le processus de négociation. Il presse les deux parties de négocier de bonne foi, ce qui place les employés sur un pied d’égalité avec leur employeur.

Il va sans dire que l’intervention du gouvernement au moyen du projet de loi C-89, alors que les parties continuaient de négocier et que le syndicat avait opté pour la grève, vient empiéter sur le droit fondamental des travailleurs de Postes Canada à la liberté d’association. C’est une violation évidente de l’alinéa 2d) de la Charte des droits et libertés. Personne ne peut dire le contraire.

Cependant, l’article premier de la Charte prévoit que, dans certaines circonstances, il est possible de justifier une violation de la Charte.

Jeudi dernier, quand le Groupe des sénateurs indépendants a rencontré la ministre du Travail, il lui a demandé de lui remettre un énoncé concernant la Charte préparé par le ministère de la Justice, puisque la liberté d’association, un droit fondamental garanti par la Charte, était en jeu. Nous avons reçu cet énoncé tard vendredi dernier, lorsque le projet de loi a été adopté à toute vitesse à l’autre endroit. Je ne sais combien d’entre vous l’ont lu, mais sachez que j’en ai pris connaissance. Comme le sénateur Sinclair, je suis d’avis qu’il ne vaut pas le papier sur lequel il a été imprimé.

Premièrement, ce document d’une page et demie ne contient aucune conclusion. Deuxièmement, il ne reconnaît pas le fait qu’il s’agit d’une violation évidente de la liberté d’association garantie par la Charte. Troisièmement, il ne tient pas compte du fait que les travailleurs de Postes Canada n’ont eu recours qu’à une grève tournante, plutôt qu’à une grève générale. Il ne fait pas allusion aux ententes conclues entre les syndicats et la direction quant à la livraison des chèques de sécurité sociale et des autres chèques de prestations sociales destinés à tous les Canadiens.

Enfin, l’énoncé concernant la Charte ne répond pas aux critères énoncés dans l’arrêt Oakes, qui visent à déterminer si la violation peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Ce mot ne figure même pas dans l’énoncé. Ce dernier n’explique pas non plus comment la mesure proposée est un moyen forcé de mettre fin à une grève et aux négociations. La médiation va durer au moins sept jours, puis on passera à l’arbitrage obligatoire.

En quoi ces mesures constituent-elles un objectif suffisamment important pour justifier de passer outre à une liberté ou à un droit protégé par la Constitution? En quoi ces mesures sont-elles rationnellement liées à l’objectif cerné? En quoi la violation constitue-t-elle une atteinte minimale? Trouvera-t-on un juste équilibre entre les effets attentatoires des mesures et l’importance de l’objectif? Autrement dit, nous nous retrouvons sans énoncé concernant la Charte digne de ce nom.

Par conséquent, nous devons parvenir à une conclusion sans l’aide d’un tel énoncé. Heureusement, je me sens capable d’effectuer ma propre analyse selon les critères énoncés dans l’arrêt Oakes.

[Français]

Les objectifs qu’a déclarés le gouvernement sont d’assurer la livraison du courrier et des colis aux Canadiens, de préserver un moyen pour les entreprises d’expédier des colis à une période cruciale de l’année et d’assurer à la Société canadienne des postes la réalisation d’une bonne partie de son chiffre d’affaires annuel.

Aux fins de la discussion, tenons pour acquis que ces objectifs sont bien réels et que la suppression du droit de grève et du droit de négocier après sept jours est une mesure qui peut permettre l’atteinte de ces objectifs. La question demeure alors la suivante : de tels objectifs justifient-ils le fait de suspendre le droit constitutionnel des employés de Postes Canada de faire des grèves, même tournantes, et d’obtenir une convention collective au terme d’une réelle négociation, non pas une entente imposée par un arbitre?

Ce faisant, le projet de loi porte-t-il une atteinte minimale aux droits garantis aux employés de Postes Canada? Il est vrai que le texte de ce projet de loi diffère à plusieurs égards de la loi de 2011, qui a été déclarée inconstitutionnelle, mais les circonstances de l’intrusion des deux gouvernements dans les négociations chez Postes Canada sont les mêmes. Le gouvernement intervient au moment où des négociations sont en cours entre les deux parties, qui sont alors à forces égales.

(1800)

À mon avis, le gouvernement a à sa disposition d’autres mesures permettant de répondre à ses objectifs tout en limitant l’atteinte aux droits fondamentaux. En effet, il aurait été facile pour le gouvernement de proposer d’interdire toute grève générale et d’encadrer les grèves rotatives, de prévoir, par exemple, que les centres de distribution de Montréal, de Toronto et de Vancouver ne puissent être visés par une grève rotative, et cetera.

Mais non, le gouvernement choisit la mesure extrême qui est l’interdiction totale d’exercer des moyens de pression sur l’employeur et la perte du droit de négocier la prochaine convention collective, à défaut d’arriver à une entente dans les sept jours suivant l’adoption de la loi.

En réalité, cette loi ne fait qu’imposer aux syndicats et aux syndiqués un peu moins que l’offre que leur a faite lundi dernier la PDG de la Société canadienne des postes, qu’elle a ainsi décrite samedi devant le Sénat, et je cite :

Nous aurions rétabli toutes les prestations prévues aux termes de la convention collective actuelle et accepté de renouveler la médiation par un médiateur approuvé par les deux parties, jusqu’à la fin janvier. Nous aurions offert une prime de 1 000 $ aux employés en reconnaissance du compromis que cela aurait représenté pour eux. Nous aurions poursuivi le processus de négociation collective libre jusqu’à la fin janvier, après quoi nous aurions eu, faute d’entente, recours à l’arbitrage exécutoire.

Autrement dit, le projet de loi qui nous est présenté prévoit moins que ce qui avait été offert lundi dernier et rejeté par les syndicats : une période de négociation plus courte — sept jours seulement —, aucune prime et l’arbitrage obligatoire.

Le projet de loi ne comprend aucune obligation pour l’employeur de prendre les mesures nécessaires afin d’assurer une réduction immédiate des risques d’accident de travail. Je rappelle que, chaque jour, 15 employés de la Société canadienne des postes subissent un accident de travail, que le taux d’accident de travail est cinq fois plus élevé dans cette entreprise que dans toute autre entreprise fédérale, et que ce taux augmente en fonction de l’augmentation du nombre de colis à livrer.

En d’autres mots, on oblige les travailleurs à retourner au travail dans des conditions dangereuses, et ce, dans la saison la plus active de l’année, qui est le début de l’hiver. Cela est d’autant plus surprenant que, devant le Sénat, toujours samedi dernier, la PDG de Postes Canada a déclaré que la santé et la sécurité des employés étaient la priorité de la société.

Elle a dit ceci :

Il faut que Postes Canada réduise considérablement le nombre de blessures au travail. C’est essentiel. [...]

Au bout du compte, la direction et moi avons la responsabilité d’offrir un milieu de travail sécuritaire. C’est une responsabilité primordiale. Dans tous les aspects du travail, la sécurité doit être l’une de nos priorités, sinon la plus grande priorité.

Où trouvons-nous quoi que ce soit à ce sujet dans le projet de loi? Les gens retournent au travail sans que ces questions soient réglées.

En somme, non seulement le projet de loi rompt l’équilibre des rapports entre le syndicat et l’employeur, mais il propose des mesures dont le seul objectif immédiat est de protéger les intérêts économiques de l’employeur, et ce, aux dépens de la santé et de la sécurité des travailleurs.

À ce stade, on nous demande non seulement de faire fi du droit d’association protégé par la Constitution et du droit de négocier librement une convention collective, mais aussi de fermer les yeux sur les préoccupations légitimes des employés de Postes Canada concernant leur santé et leur sécurité pour permettre à la société de préserver la clientèle qui lui fait réaliser des profits.

Je ne peux pas appuyer un projet de loi qui sacrifie des droits fondamentaux et qui expose les employés à des blessures pour préserver les résultats de fin d’année de l’employeur.

Haut de page