La Loi sur l’Agence du revenu du Canada
Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat
29 mai 2018
L’honorable Sénatrice Rosa Galvez :
Honorables sénateurs et sénatrices, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-243, Loi modifiant la Loi sur l’Agence du revenu du Canada.
[Traduction]
Au cours de la dernière décennie, de nombreux événements ont eu un effet négatif sur la confiance de la population envers les gouvernements, les organisations financières et les entreprises, et ce, partout dans le monde. Je vais en donner quelques exemples. Il y eu la crise économique de 2008, déclenchée par les prêts hypothécaires à risque aux États-Unis, qui a été suivie de la crise du secteur bancaire et a été réglée au moyen d’une aide massive des gouvernements. Plus récemment, il y a eu les Paradise Papers et les Panama Papers, les révélations sur les comptes à l’étranger en Suisse et au Luxembourg ainsi que les quantités importantes de données divulguées par WikiLeaks, qui ont révélé l’utilisation systémique des paradis fiscaux par des particuliers, des sociétés et des fiducies, exposant une cupidité infinie, des pertes de revenus énormes pour les gouvernements, l’irresponsabilité des entreprises, l’inégalité sociale, la croissance de la criminalité en col blanc ainsi que l’ascension et le déclin de dirigeants et de partis politiques partout dans le monde.
Au cours du Forum économique mondial de 2012, des risques présents à l’échelle mondiale ont été désignés comme exigeant des solutions en priorité, étant donné leurs répercussions sur la stabilité socioéconomique et leurs interactions profondes dans tous les secteurs de la société. Ce sont les risques suivants : premièrement, les déséquilibres fiscaux chroniques; deuxièmement, les émissions de gaz à effet de serre; troisièmement, les échecs des institutions internationales; quatrièmement, la croissance démographique insoutenable; cinquièmement, l’inadéquation des systèmes essentiels.
Le Forum économique mondial a recommandé aux gouvernements de commencer à travailler et de collaborer pour concevoir des programmes qui cerneront, surveilleront, évalueront, géreront, atténueront et réduiront au minimum les risques qui existent partout dans le monde et qui nous touchent tous.
Néanmoins, il est réconfortant de savoir que ces problèmes peuvent être résolus. Une fois qu’un problème est résolu, d’autres le sont par le fait même. Il en résulte un effet domino salvateur.
Voici une chaîne d’événements qui illustre bien les interactions entre les facteurs de risque.
L’évasion fiscale fait perdre des revenus aux États, qui manquent ainsi de liquidités, ce qui engendre des déséquilibres fiscaux chroniques, de grands écarts de revenus et des défaillances du système financier. À leur tour, ces effets peuvent entraîner des problèmes de gouvernance favorisant la corruption et suscitant de l’instabilité dans les secteurs économiques essentiels comme les ressources naturelles, l’énergie ou les infrastructures, ce qui rend plus difficile l’adaptation aux changements climatiques et augmente les émissions de gaz à effet de serre.
En avril dernier, en ma qualité de vice-présidente de la Section canadienne de ParlAmericas, j’ai participé au huitième sommet des Amériques, qui s’est tenu à Lima et qui a donné lieu à des réunions de chefs d’État, de dirigeants d’entreprise, de parlementaires, de représentants de la société civile et de peuples autochtones. Le thème central était alors celui de la gouvernance démocratique pour lutter contre la corruption. À l’issue du sommet, les participants se sont engagés à prendre une série de mesures qu’ils ont appelée l’engagement de Lima. Cet engagement les oblige à passer de la parole aux actes, les gouvernements et les entreprises devant rendre des comptes aux citoyens. Les mesures en question sont notamment l’adoption de saines méthodes comptables, la promotion de la reddition de comptes, l’accroissement de la transparence sur le plan financier, la protection des dénonciateurs, la création de cellules du renseignement financier et l’établissement d’autorités des marchés financiers pour enquêter sur les infractions de corruption, le blanchiment d’argent et les actes de corruption transnationale afin de détecter, de retracer, de bloquer, de confisquer, de saisir et de récupérer les avoirs mal acquis.
De nombreuses affaires véridiques ont été utilisées comme exemples de chaînes de cause à effet semblables à celle que j’ai décrite. L’une de ces affaires est le scandale Odebrecht, qui a éclaté à cause de certains renseignements que l’on a trouvés dans les Panama Papers. En 2016, le département de la Justice des États-Unis a accusé une société de génie brésilienne de fraude, collusion, corruption et évasion fiscale. Des centaines de représentants gouvernementaux issus de 12 pays ont été impliqués dans le scandale. L’enquête a révélé l’existence d’un réseau complexe de trafic d’influence qui avait vu le jour pendant les années 1990. Des divulgateurs et des journalistes ont joué un rôle essentiel dans la découverte du stratagème illégal érigé en système.
[Français]
Ces mêmes fuites des Panama Papers ont révélé que 3 000 sociétés, fiducies et fondations canadiennes, de même que des particuliers canadiens, utilisent des comptes à l’étranger comme paradis fiscaux. La Banque Royale du Canada a fermé plus de 40 comptes à la suite des vérifications effectuées dans le cadre de cette fuite. Toutefois, jusqu’à présent, l’agence n’a divulgué qu’un seul et unique cas ayant subi un résultat après enquête.
(1510)
Le projet de loi S-243 provoquera une action concise et efficace qui nous aidera à cerner, à surveiller, à évaluer et à gérer le déséquilibre fiscal chronique. Tel que l’a expliqué le parrain du projet de loi, le sénateur Downe, le projet de loi S-243 vise à exiger que l’Agence du revenu fasse état de toutes les condamnations pour évasion fiscale à l’étranger, et que la ministre du Revenu national présente un rapport au Parlement sur le manque à gagner fiscal. Aux termes du projet de loi, l’agence serait tenue de fournir au directeur parlementaire du budget les données qu’elle a collectées sur le manque à gagner fiscal, ainsi que les données supplémentaires que le directeur parlementaire du budget jugerait pertinentes afin d’effectuer sa propre analyse.
Honorables sénateurs, l’évasion fiscale est présente au Canada et elle cause de l’instabilité économique et sociale. La taxation est à la base de la capacité du gouvernement fédéral de fournir des services aux Canadiens. Le Canada est l’un des seuls pays développés qui n’a pas d’estimation officielle de son manque à gagner fiscal. Par contre, plusieurs organismes ont tenté d’estimer l’ampleur de cette perte de taxes.
[Traduction]
En se fondant sur les données de Statistique Canada, l’organisme Canadiens pour une fiscalité équitable a estimé à 198 milliards de dollars les actifs détenus par des sociétés canadiennes en 2014 dans les 10 principaux paradis fiscaux. Statistique Canada a d’ailleurs déjà estimé à 45 milliards de dollars la valeur de l’économie parallèle canadienne en 2013. Dennis Howlett, de Canadiens pour une fiscalité équitable, a dit au Comité des finances des Communes que le recours sans cesse croissant aux paradis fiscaux pouvait coûter jusqu’à 8 milliards de dollars par année aux Canadiens. Selon une autre évaluation, c’est plutôt 80 milliards de dollars par année que nous coûteraient les échappatoires fiscales, l’évasion fiscale et l’évitement fiscal. À partir des estimations des autres pays, le Conference Board du Canada a calculé que le manque à gagner pour le gouvernement fédéral se situe quelque part entre 8,9 millions et 47 milliards de dollars annuellement.
Grâce à une demande d’accès à l’information, Postmedia News a pu révéler que, en 2014, en raison des coupes du gouvernement fédéral dans ses programmes et ses effectifs, l’Agence du revenu du Canada avait beaucoup plus de mal à faire enquête sur le problème sans cesse croissant des paradis fiscaux. Les compressions fédérales combinées de 2012 et de 2013 ont privé l’agence de plus 310 millions de dollars par année et d’au-delà de 3 000 employés à temps plein jusqu’en 2017.
Personne ne s’étonnera du fait que, dans son rapport de 2014, le vérificateur général du Canada, M. Ferguson, a constaté à quel point l’Agence du revenu du Canada a du mal à détecter et à prévenir ce qu’on appelle « la planification fiscale abusive », c’est-à-dire l’ensemble des stratagèmes douteux visant à payer le moins d’impôt possible, voire pas du tout.
Deux budgets fédéraux ont fait de la planification fiscale abusive une priorité, et l’Agence du revenu du Canada elle-même a convenu qu’il s’agissait d’un des principaux facteurs de risque pour la réalisation de son mandat. Pourtant, tous les ministres du Revenu national ont passé sous silence l’effet que les mises à pied et les réorganisations internes ont pu avoir sur la capacité de l’agence à faire appliquer les lois fiscales.
Selon les statistiques obtenues par le Toronto Star en 2016, depuis 2010, le gouvernement canadien a réussi à faire reconnaître coupables seulement 49 personnes pour activités à l’étranger, et il n’a obtenu que 13,4 millions de dollars en amendes. Ces chiffres, qui sont de loin inférieurs à ce qui se fait dans des pays comparables, montrent que l’Agence du revenu du Canada ne recouvre qu’une infime fraction des milliards que le Canada perdrait chaque année à cause des paradis fiscaux. Pendant qu’ailleurs dans le monde les gouvernements consacrent des sommes importantes à la lutte contre le secret bancaire et les stratagèmes d’évitement fiscal, le Canada fait pâle figure. En Australie, par exemple, le projet Wickenby a permis à l’État de récupérer plus de 600 millions de dollars depuis 2006. Le Royaume-Uni, de son côté, a recouvré plus de 3,5 milliards depuis 2010.
Des journalistes du Toronto Star ont mis au jour une lutte qui dure depuis six ans entre les différents directeurs parlementaires du budget et l’Agence du revenu du Canada au sujet de demandes pour obtenir des données fédérales en vue de calculer l’écart fiscal. Faisons la comparaison avec les États-Unis, où l’on calcule et divulgue au public l’écart fiscal depuis plus de 50 ans, ou le Royaume-Uni, où l’on fait de même depuis 2009. Plus d’une dizaine de pays occidentaux — notamment l’Australie, la Suède, la Pologne, la Belgique, le Portugal, le Mexique et le Danemark — suivent les recommandations de l’OCDE et calculent leur écart fiscal. Dans son rapport de 2017 sur l’administration fiscale, l’OCDE indique que de plus en plus de pays calculent l’écart fiscal. Pourquoi le Canada accuse-t-il un retard sur cet enjeu crucial?
En 2016, le gouvernement a versé 444 millions de dollars à l’Agence du revenu du Canada en vue d’éliminer l’évasion fiscale à l’étranger. Le budget de 2017 du gouvernement a prévu un montant supplémentaire de 523,9 millions de dollars sur les cinq prochaines années pour empêcher l’évasion fiscale et améliorer l’observation des règles fiscales en mettant l’accent sur les riches et les multinationales. Or, cette injection de fonds n’a pas accéléré le processus, et on ne connaît toujours pas l’écart fiscal. Chose certaine, il faut du temps pour mettre en œuvre ces récents investissements, mais cela ne devrait pas servir d’excuse pour attendre plus longtemps.
Dans une récente enquête menée par le Toronto Star et CBC, on explique comment le Canada est en train de devenir le plus récent paradis fiscal du monde, un « paradis hivernal », où l’argent sale investi ressort plus blanc que neige. Dans la fuite des Panama Papers, on a trouvé une note de service extrêmement troublante du cabinet d’avocats Mossack Fonseca indiquant que « le Canada est un bon endroit pour créer des structures de planification fiscale visant à minimiser les impôts, en ce qui a trait aux intérêts, aux dividendes, aux gains en capital, aux revenus de retraite et aux locations de maison ». Attirées par la réputation prudente et l’économie stable du Canada, les entreprises créent une industrie tentaculaire d’évitement fiscal en utilisant le Canada pour y cacher des richesses. Les entreprises ont la tâche facile, étant donné que le processus d’enregistrement des sociétés au Canada est relativement simple et qu’il est entouré de secret.
Honorables sénateurs, en faisant une recherche sur Internet, hier, j’ai trouvé des dizaines de publicités troublantes à propos de services offerts aux non-résidents. Ces publicités expliquent notamment comment se constituer en personne morale, créer des partenariats au Canada et y ouvrir des comptes bancaires. La citation suivante est tirée de l’un de ces sites :
Comment réduire le risque de perdre de vos actifs? En devenant une cible plus petite. Et comment pouvez-vous devenir une moins grosse cible? En réduisant la taille de vos actifs de sorte que vous ne soyez plus le propriétaire légal des actifs qui sont à votre disposition. Comment réduire la taille de vos actifs? En inscrivant le plus grand nombre possible d’actifs sous d’autres noms que votre nom personnel. L’une des meilleures façons de procéder consiste à transférer des fonds, des investissements et des actifs à une société, c’est-à-dire une entité légale que vous dirigez.
Les fiscalistes ont beau prétendre qu’il est légal de transférer de l’argent dans des paradis fiscaux, il n’en reste pas moins qu’ils contribuent à ce que des fonds soient mis à l’abri du fisc, des organismes de réglementation et des enquêtes criminelles. Diverses échappatoires servent à se soustraire aux sanctions et à dissimuler des actes de collusion. La confidentialité intrinsèque à ce type de stratagèmes attire les experts en blanchiment d’argent, les trafiquants de drogue, les cleptocrates, bref, quiconque veut rester dans l’ombre.
Une copie du passeport d’un homme d’affaires de Calgary, Wentao Yang, se trouvait dans les Panama Papers. Cette découverte récente a poussé l’ARC à mener une enquête et à faire des perquisitions dans les résidences luxueuses de M. Yang. Celui-ci négociait des ententes — d’une valeur totale de plusieurs centaines de millions de dollars — à des investisseurs chinois. Il leur proposait d’acheter des actifs pétroliers et gaziers en Alberta, notamment d’anciens puits. L’ARC affirme que ce financier né à Shanghai a évité de payer plus de 860 000 $ en impôt et en TPS sur les quelque 2,7 millions de dollars qu’il a empochés en négociant l’un des plus importants achats d’actifs de l’industrie pétrolière de l’Ouest canadien par un acheteur chinois au cours des dernières années. Il a aidé un certain nombre de sociétés à acheter des actifs dans le secteur des ressources naturelles, dont la Sequoia Resources Corporation, qui avait acquis des milliers de puits de gaz de l’Alberta, mais qui a fait faillite en mars dernier.
L’enquête sur M. Yang est le seul cas d’enquête menée à partir des Panama Papers à propos duquel l’ARC a révélé qu’il existait des documents publics.
L’évitement fiscal et l’évasion fiscale font perdre au gouvernement de précieuses recettes qui pourraient servir à répondre à de nombreux besoins pressants des contribuables canadiens dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la protection de l’environnement, de l’application de la loi, de la défense nationale, et j’en passe. Le Canada est au 11e rang sur 145 pays classés quant au montant que représente l’évasion fiscale. Pour donner un ordre de grandeur, la perte de 80 milliards de dollars par année causée par l’évasion fiscale représente la moitié des dépenses en soins de santé au Canada. C’est faramineux.
Honorables sénateurs, la grande majorité des Canadiens paient les impôts qu’ils doivent payer dans les délais prescrits.
Il est donc injuste pour la grande majorité des Canadiens de perdre des sommes faramineuses en manques à gagner en matière d’impôts, qui nous privent d’une meilleure qualité de vie.
Tout comme les sénateurs Bovey et McIntyre, je vous demande d’appuyer le projet de loi S-243, qui représente une étape essentielle dans la promotion de la transparence et de la reddition de comptes auxquelles les citoyens s’attendent, avec raison, de la part de leur gouvernement.
Je remercie vivement le sénateur Downe du courage et de la ténacité avec lesquels il mène ce dossier.
[Traduction]
Chers collègues, si nous ne sommes pas en mesure de quantifier un problème, comment pourrions-nous le résoudre? Merci.
Des voix : Bravo!