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Projet de loi sur le cannabis

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat

7 février 2018


L’honorable Sénatrice Rosa Galvez :

Chers collègues, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-45.

[Traduction]

Selon des consultations menées par le gouvernement, la consommation de cannabis est socialement acceptable chez les baby-boomers et les milléniaux. Toutefois, pour les gens de ma génération, c’est-à-dire les parents des milléniaux, la consommation de cannabis à des fins récréatives suscite de nombreuses craintes au plan de la santé et de la sécurité publiques. Selon l’UNICEF, les adolescents canadiens consomment davantage de cannabis que les jeunes d’autres pays développés.

Les jeunes sont le capital intellectuel et social d’une nation. C’est à eux qu’il incombe de favoriser le développement, la paix et la démocratie, et de promouvoir les valeurs canadiennes. Un environnement est propice au développement des jeunes lorsqu’il favorise la conscience sociale, l’éducation, un emploi gratifiant et l’entrepreneuriat.

[Français]

J’ai lu le texte de loi proposé tout en sachant que la situation presse pour décriminaliser la possession du cannabis et que nous devons enrayer la criminalité qu’entraîne le marché noir.

L’ampleur des effets du cannabis chez les jeunes est connue depuis plusieurs années. Le gouvernement aurait pu créer depuis longtemps des programmes d’éducation et de sensibilisation aux enjeux liés à l’abus du cannabis, ou motiver les jeunes en mettant en place des programmes de création, de sports, de sciences et de technologie afin de leur offrir des activités récréatives saines.

Lorsque l’on compare le projet de loi C-45 avec ce que dit la science ou avec les expériences vécues ailleurs dans le monde, on trouve plusieurs lacunes et incohérences par rapport aux objectifs qu’a énoncés le gouvernement. Or, ces lacunes et incohérences nécessitent des réflexions et des améliorations.

[Traduction]

La communauté scientifique s’entend largement sur le fait que le cannabis crée une dépendance. À court terme, sa consommation peut entraver les fonctions cognitives et la coordination motrice et, à long terme, elle peut entraîner des problèmes respiratoires et des troubles de l’apprentissage, de la mémoire et de l’attention, augmenter les risques de psychose et de schizophrénie, d’anxiété et de dépression, et être liée à un faible poids chez les nourrissons.

Le Canada fait partie des 10 pays qui consomment le plus de cannabis dans le monde développé. Quelle en est la raison? Il y a plusieurs facteurs, selon des études psychosociales. Le THC a pour effet de soulager le stress, l’anxiété, la peur, la douleur ou la colère liés à des problèmes personnels, psychologiques ou familiaux. Il procure des sensations plus intenses. La culture populaire approuve son utilisation. On a l’impression qu’il est peu nocif. Enfin, on cède à la pression des pairs ou de la famille. Le projet de loi C-45 influera sur plusieurs de ces facteurs.

Les données sur la consommation de cannabis témoignent d’une large fourchette d'utilisateurs, soit entre 6 et 21 p. 100 de la population canadienne. Un pourcentage de 0,3 p. 100 a une autorisation légale d’achat de cannabis à des fins médicales auprès de 88 producteurs autorisés. Selon des données récentes, le nombre de ces consommateurs a atteint les 235 000 en 2017. Ce seul fait témoigne d’une détérioration inquiétante de la santé dans la population canadienne.

Les consommateurs de cannabis représentent une infime partie de la population canadienne. Or, le projet de loi semble adapté à leurs besoins. En tout, 79 p. 100 des personnes qui ont participé au processus de consultation du gouvernement sont des consommateurs de cannabis à des fins médicales ou récréatives. Sachant cela, pouvons-nous considérer ces consultations comme étant représentatives de la population canadienne?

(1500)

Le projet de loi C-45 respecte-t-il les droits des personnes qui ne consomment pas de cannabis? Le droit des enfants à un environnement sans cannabis sera-t-il respecté? Les travailleurs qui ne consomment pas de cannabis s’exposeront-ils à des risques accrus une fois que la mesure législative sera en vigueur? C’est sans parler du fait que la toxicomanie est considérée comme un handicap pour lequel des mesures d’adaptation doivent être prises. Doit-on en conclure que les coûts des employeurs et des écoles pourraient augmenter lorsque le cannabis sera légal? Ne serait-ce pas plutôt à ceux qui en consomment de payer?

Depuis que le cannabis est autorisé à des fins médicales, deux mondes parallèles coexistent : d’un côté, les dispensaires illégaux, qui vendent du cannabis « médical » dont la puissance peut varier de 2 à 30 p. 100 de THC; de l’autre, les patients qui se font traiter, en milieu hospitalier, avec du cannabidiol ou des cannabinoïdes affichant une concentration très peu élevée en THC — de 0,2 à 3 p. 100 — et prenant la forme de timbres cutanés , de comprimés, d’injections intraveineuses ou de suppositoires. Dans le plus visible des deux mondes, le premier, le nombre de dispensaires et de fournisseurs illégaux demeure inconnu. Même l’Association canadienne des dispensaires de cannabis médical, dont les locaux sont situés à Vancouver, n’en sait rien. Selon son porte-parole, J. Shaw, il y en aurait 90 à Vancouver et 70 à Toronto.

En 2016, le Globe and Mail a évalué la qualité du cannabis vendu dans les dispensaires. Selon le quotidien, certains produits ont échoué à une variété de tests de contrôle de la qualité car ils contenaient des niveaux dangereux de micro-organismes, des bactéries potentiellement néfastes et même des pesticides toxiques. Selon les normes canadiennes, les tests permettant de détecter la présence de pesticides ne sont pas obligatoires, mais les producteurs y ont recours afin d’économiser sur les coûts.

Peut-on dire que la légalisation du cannabis médical au Canada a été un succès? Pourquoi, 16 ans plus tard, ce produit n’est-il pas vendu en pharmacie, comme tous les autres médicaments? Si la légalisation du cannabis récréatif se fonde sur les mêmes bases que le modèle médical, peut-on espérer un succès cette fois-ci?

Le projet de loi C-45 supprime les interdictions sous toutes leurs formes sans pour autant les remplacer par une réglementation adéquate. Il transfère la majeure partie des responsabilités aux provinces, qui les rejettent à leur tour sur les municipalités. Nous devrions envisager de garder davantage de mécanismes de contrôle au gouvernement fédéral. Les spécialistes des politiques publiques ont d’ailleurs d’autres solutions à proposer à partir de l’expérience législative des autres pays et États qui sont passés par là. Il serait par exemple possible de mieux superviser la chaîne d’approvisionnement si nous en confions le soin à un organisme central ou si nous demandons à des organismes sans but lucratif ou à un organisme donné de délivrer un nombre limité de permis aux producteurs à but lucratif. Mais non : en saupoudrant les responsabilités comme il le fait et en omettant d’établir des objectifs clairs et mesurables, le projet de loi C-45 envoie un message ambigu sur le plan de la santé, sans compter qu’il occulte les véritables objectifs du gouvernement.

Le commerce du cannabis au Canada s’étend bien au-delà du secteur de la santé. Les entreprises du domaine du cannabis médical s’affairent à passer rapidement au marché récréatif. Deloitte, entre autres, estime la valeur du marché canadien à 29 milliards de dollars. Aurora Cannabis construit présentement la plus grande installation de production de cannabis au monde près d’Edmonton. Golden Leaf Holdings fabrique des produits hautement puissants à usage récréatif, notamment des huiles et des produits comestibles. Honorables sénateurs, 700 millions de dollars ont été investis au cours des six derniers mois dans les entreprises du secteur du cannabis, et une partie de ces fonds provient de paradis fiscaux.

Les spécialistes des politiques soulignent que l’atteinte des objectifs de la loi, soit de réduire le marché illicite et la judiciarisation des jeunes, dépendra du prix de détail du cannabis. Les prix devront faire concurrence à ceux des revendeurs de cannabis illicite, tout en étant assez élevés pour ne pas inciter les gens à consommer davantage.

En outre, les infrastructures requises pour effectuer le contrôle de la qualité pourraient faire croître les pressions sur les prix. Malgré la nécessité de trouver cet équilibre précaire, la réalité est qu'il s'agit d'un marché instable. Il est essentiel de réaliser que, tant du côté du secteur de la santé que de celui du secteur économique, on considère que la plus grande disponibilité de cannabis à usage récréatif à prix modique fera vraisemblablement croître la consommation. De plus, les spécialistes de la médecine s’attendent à ce que la légalisation mène à une augmentation de la surconsommation de cannabis et de la dépendance à cette substance, comme l’ont montré de nombreuses études menées auprès de jeunes étudiants d'université aux États-Unis.

En quoi la légalisation permettra-t-elle de limiter l’accès des jeunes au cannabis et, ainsi, de limiter la consommation chez les jeunes? Qu’arrivera-t-il aux dispensaires de cannabis médical après la légalisation? Qu’en est-il de la prévention, le moyen reconnu comme étant le plus efficace et le plus économique pour régler un problème?

Vers la fin de 2017, la National Academy of Sciences des États-Unis a publié un rapport de fond sur le cannabis. Les conclusions du rapport sont importantes et révélatrices. Au cours de la dernière décennie, les produits de cannabis à forte teneur comme la sinsemilla, une plante issue du génie génétique produite à partir de clones plutôt que de graines, ont envahi le marché américain. Les données des saisies de la Drug Enforcement Administration montrent une forte augmentation de la puissance, qui est passée de 4 p. 100 en 1995 à 30 p. 100 en 2016. Les personnes qui consomment du cannabis présentant un taux de THC de 30 p. 100 ou plus ne le font pas pour des raisons récréatives. Comme l’a affirmé un psychiatre :

Le cannabis d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec la substance idéalisée par les hippies. Les seules personnes qui disent que le cannabis ne crée pas de dépendance sont celles qui en consomment régulièrement et celles qui en vendent.

L’an dernier, le Colorado a d’ailleurs proposé de limiter à 16 p. 100 la teneur en THC des produits du cannabis. En plus de ne pas vraiment connaître les risques pour la santé que présentent les produits du cannabis très puissants, nous ne savons pas non plus précisément quel est l’effet du cannabis lorsqu’il est consommé avec d’autres substances intoxicantes. Par contre, nous en savons beaucoup plus sur le cannabis que nous en savions sur l’alcool et le tabac lorsqu’ils se sont fait une place dans notre mode de vie.

Les importations de semences de cannabis sont-elles régies par la Loi sur les semences et Agriculture Canada? Les prix devraient-ils être fondés sur la teneur en THC plutôt que sur le poids, comme le recommande le groupe de travail? Comment va-t-on gérer la concurrence? Peut-on établir un prix minimal? Les étiquettes apposées sur les produits feront-elles mention de tous les effets nocifs sur la santé connus? Les politiques vont-elles plus vite que la recherche scientifique?

Des centaines d’études montrent que le cannabis a des effets nuisibles sur le cerveau en développement des jeunes. Sa consommation se répercute sur le fonctionnement cognitif et le rendement scolaire à divers degrés par le biais de différents processus cérébraux, et ce, à divers degrés d’irréversibilité.

Le cannabis nuit au fonctionnement du cerveau chez les jeunes. Il se répercute sur les capacités de planification et de raisonnement, l’inhibition, l’autorégulation et la capacité de résoudre des problèmes. Grâce à des techniques de neuroimagerie, les auteurs de certaines études ont pu constater que la consommation de cannabis causait des changements de la matière grise et blanche du cerveau, qui sont les centres de la prise de décisions, des fonctions exécutives et de la communication entre les régions du cerveau. Les chercheurs sont, en outre, très préoccupés par le fait que la puissance du produit ainsi que la fréquence et le mode de consommation peuvent modifier ces effets.

Une étude portant sur 410 patients qui ont vécu un premier épisode de psychose a révélé que le risque de psychose était environ trois fois plus grand chez les personnes consommant des produits à teneur plus élevée en THC — un taux se situant entre 40 et 60 p. 100 — que chez celles qui ne consommaient pas de cannabis.

Selon des données épidémiologiques, 30 p. 100 des consommateurs de cannabis sont atteints de divers troubles liés à la consommation de cette substance. Aux États-Unis, le Drug Abuse Warning Network a estimé que, en 2011, il y avait eu 456 000 urgences liées aux drogues où il était fait mention, dans le dossier du patient, de la consommation de marijuana. Toujours aux États-Unis, 88 études sont actuellement menées afin de déterminer comment traiter la dépendance au cannabis.

Y a-t-il des facteurs qui endommagent le cerveau des jeunes? Je songe notamment au dosage et à la concentration en THC, aux voies d’administration, aux taux d’accumulation, ainsi qu’à l’âge, aux conditions de vie et aux habitudes des consommateurs. Quels sont les effets cumulatifs de la consommation conjointe de cannabis et d’autres substances intoxicantes? Comment les services d’urgence et de psychiatrie composeront-ils avec une augmentation du nombre de troubles liés à la consommation de cannabis? Ne sont-ils pas déjà surchargés à cause de la crise des opioïdes, des produits pharmaceutiques légaux qui sont devenus un sérieux problème de société? À combien s’élèveront les coûts des services de soutien aux toxicomanes qu’il faudra offrir aux personnes qui voudront un jour renoncer au cannabis? Sommes-nous en train d’hypothéquer l’avenir des jeunes Autochtones ou des jeunes voulant faire carrière dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques? ** Peut-on s’attendre à ce que des particuliers et des groupes intentent des poursuites judiciaires contre le gouvernement ou des entreprises privées si la légalisation n’est pas une expérience concluante?

(1510)

À la fin de mon discours, il y a des références sur les faits et les données que j’ai présentés aujourd’hui. Il est prouvé que le risque de nuire au sain développement des jeunes associé à la consommation et à l’abus de cannabis est non seulement bien réel, mais également sérieux. La légalisation du cannabis exige une stratégie globale et intégrale d’envergure. Or, dans sa forme actuelle, le projet de loi C-45 porte davantage sur des enjeux économiques et criminels.

Le gouvernement doit mettre les considérations sanitaires à l’avant-plan, adopter une approche concrète et pas uniquement théorique en matière de santé publique, sans promouvoir, intentionnellement ou non, l’émergence d’un secteur économique ou la légalisation de l’utilisation comme un levier politique pour soutenir une pratique existante dangereuse.

Honorables sénateurs, je vous invite à collaborer avec moi pour faire changer l’orientation de cette mesure législative afin qu’elle soit plutôt axée sur la prévention, la sensibilisation et la santé, comme elle devait l’être au départ. Merci beaucoup.

 

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