Ordre du jour - Le Sénat
Les politiques et mécanismes pour répondre aux plaintes contre les sénateurs et sénatrices—Interpellation—Suite du débat
24 octobre 2017
L’honorable Sénatrice Kim Pate :
Je prends la parole aujourd’hui au sujet de l’interpellation lancée par notre collègue, la sénatrice McPhedran, attirant l’attention du Sénat sur notre responsabilité commune de revoir nos pratiques et nos procédures afin que le Sénat ait les politiques et mécanismes les plus solides et les plus efficaces possible pour répondre aux plaintes contre les sénateurs et sénatrices en matière de harcèlement sexuel ou d’autres formes de harcèlement.
Lorsqu’elle a lancé l’interpellation, la sénatrice McPhedran nous a rappelé que ceux qui occupent un poste gouvernemental leur conférant des privilèges et du pouvoir doivent respecter les plus hautes normes de confiance qui soient, ce qui comprend la tolérance zéro à l’égard de l’exploitation sexuelle.
De nombreuses discussions et de nombreux débats ont été tenus au cours de la dernière année, en public, dans les médias — surtout les médias sociaux — et en privé, afin de déterminer comment nous pouvons le mieux travailler de concert pour préserver l’intégrité du Sénat et garder la confiance que le public accorde à cette institution. L’indignation publique que certains cas génèrent, avec raison, nous oblige à apprendre de ces abus de pouvoir et de privilège et à faire en sorte que le Sénat réagisse en appuyant les témoins et les victimes de harcèlement de nature sexuelle ou autre.
Toutefois, adapter notre réponse à quelques cas hautement médiatisés ne suffit pas. Pas quand nous savons combien il est facile pour les auteurs d’abus de pouvoir et des privilèges de tout nier et d’agir avec impunité. Il y a trop de cas de #MoiAussi, c’est-à-dire de harcèlement jamais signalé et donc jamais puni, puisqu’il n’est jamais révélé.
Comme la sénatrice Bernard nous l’a rappelé dans son allocution à propos de l’interpellation qui nous occupe, il arrive trop souvent que les employées du Sénat ne déclarent pas les cas de harcèlement parce qu’elles pensent qu’elles pourraient être chassées de leur poste. En effet, on a pu lire ceci dans le Hill Times au printemps dernier :
[Les femmes que le Hill Times a rencontrées] conviennent que le harcèlement sexuel faisait partie du travail des membres du personnel parlementaire, surtout les jeunes femmes et les membres de la communauté LGBTQ[2S], et qu’ils devaient l’accepter, sinon ils risquaient de perdre leur emploi.
(1640)
Cette réalité est tout simplement inacceptable.
Alors que le Groupe de travail consultatif sur les ressources humaines du Comité de la régie interne commence son examen de la politique du Sénat sur le harcèlement en milieu de travail, il est clair qu’on ne peut pas seulement attendre qu’une personne présente une plainte pour commencer à lutter de façon efficace contre le harcèlement sexuel et les autres formes de harcèlement. Nous devons créer des mécanismes pour protéger les victimes de harcèlement contre toute possibilité de revictimisation et contre la dynamique du pouvoir, qui peut trop facilement permettre au harcèlement et à l’abus de pouvoir et de privilège de demeurer impunis.
Nous devons élaborer des mécanismes de plainte qui soient justes tout en respectant la vie privée des plaignants.
De toute évidence, nous devons nous efforcer plus fondamentalement de créer une culture de soutien où les nouveaux employés, surtout les jeunes femmes, sont informés de leurs droits et de la nature des relations professionnelles appropriées entre les employés et les employeurs. Un élément clé de ce changement culturel nous amène à confronter les stéréotypes misogynes, qui sont présents à un niveau systémique et font partie de l’héritage historique du Parlement. Nancy Peckford, la directrice générale d’À voix égales, nous a récemment rappelé que l’autre endroit et le Sénat demeurent :
[...] des institutions à prédominance masculine où, historiquement, on fermait les yeux sur les comportements inappropriés, qui étaient tacitement acceptés ou apparemment cautionnés.
La nature systémique de la misogynie dans nos institutions est reconnue de façon plus intégrale et avec plus de franchise qu’auparavant. Comme le premier ministre l’a récemment reconnu :
La violence contre les femmes et les filles est chose courante dans toutes les facettes de notre société, allant des studios de Hollywood aux places publiques numériques et en passant par les couloirs du Parlement.
Il devrait maintenant être clair que le harcèlement n’est pas l’œuvre de « quelques indésirables » et que la légitimité des institutions sera accrue, et non réduite, par une approche axée sur la reddition de comptes et la transparence qui reconnaît les préjugés systémiques, les stéréotypes misogynes et les déséquilibres de pouvoir, ainsi que les préjudices qu’ils peuvent causer, tout en encourageant la prise de mesures diligentes et énergiques pour lutter contre eux.
Une plus grande sensibilisation et une meilleure compréhension de la dynamique entourant le harcèlement doivent être des éléments clés de la réponse. À cet égard, on peut tirer bien des leçons des expériences des tribunaux canadiens. Le projet de loi C-337 donne suite à une longue tradition de traitement honteux et de déni de justice à l’endroit des victimes d’agressions et d’abus sexuels. Le principe qui est au cœur de ce projet de loi et de la nécessité d’un changement de culture au Sénat face au harcèlement sexuel veut que ceux qui occupent des postes de pouvoir et qui jouissent de privilèges dans la société ne perdent pas de vue la réalité de ceux qui vivent dans une culture de comportements et de stéréotypes misogynes où les partis pris et les déséquilibres sont devenus la norme.
La compréhension lacunaire du caractère sexiste du harcèlement sexuel et autre a été bien établie par la militante pour la justice sociale Julie Lalonde, qui juge que la formation sur le harcèlement offert au Sénat et à l’autre endroit — surtout à l’autre endroit — laisse à désirer à bien des égards. Si le Canada dépasse la plupart des autres pays en ayant des codes de conduite et des programmes de formation sur le harcèlement destinés aux législateurs, il faut faire davantage pour lutter efficacement contre ce phénomène. Il faut aller au-delà de la formation facultative et offerte par vidéo, et éviter les messages enjoignant les gens à résoudre leurs problèmes eux-mêmes ou à fixer des limites qui font complètement abstraction de la dynamique du pouvoir ou qui la représentent de façon irréaliste. Nous devons reconnaître la dynamique dans laquelle se trouvent les jeunes femmes face à des hommes âgés, dont certains sont leurs patrons, et qui jouissent au départ de grands privilèges.
Notre expérience avec le projet de loi C-337 montre en outre que, face au déséquilibre systémique des pouvoirs et à la misogynie, nous devons être sensibles à l’intersectionnalité, à la façon, par exemple, dont l’héritage colonial des régimes juridiques et politiques aggrave les inégalités en laissant davantage pour compte les femmes racialisées, en particulier les Autochtones et les femmes de couleur. Dans le cadre du système judiciaire, le projet de loi C-337 est une réponse au traitement horrible que subissent les femmes autochtones victimes d’agression sexuelle. La sous-ministre de la Condition féminine, Gina Wilson, et d’autres personnes ont fait valoir que les Autochtones et les femmes autochtones sont considérablement sous-représentés dans les postes de haute direction de la fonction publique et surreprésentés dans les postes à faible rémunération.
Au moment d’examiner la politique du Sénat sur le harcèlement en milieu de travail, nous devrons tenir compte de ces réalités et accorder une attention particulière aux obstacles auxquels se heurtent les femmes autochtones et celles qui sont issues d’une minorité visible au Parlement.
Je vais conclure en mentionnant que, plus tôt ce mois-ci, j’ai eu le plaisir, à l’instar d’autres leaders, dont la sénatrice McPhedran et l’honorable Landon Pearson, une ancienne sénatrice, d’accueillir au Sénat des jeunes femmes provenant d’écoles secondaires de la région dans le cadre de l’activité Girl2Leader, organisée par le Women Political Leaders Global Forum. Cette activité visait à rendre hommage aux filles et à encourager les femmes à participer à la vie publique. Ce fut inspirant de voir ces jeunes femmes assises aux pupitres discuter avec conviction et assurance des changements politiques qui leur importent et qui sont nécessaires pour rendre la société canadienne plus juste et plus équitable pour les femmes et pour toute la population.
J’ai été attristée, toutefois, de constater qu’une grande partie de notre discussion a porté sur les obstacles auxquels se heurtent ces jeunes femmes — toutes des leaders — lorsqu’elles cherchent à se faire entendre.
Leurs préoccupations portaient essentiellement sur les codes vestimentaires dans les écoles, des codes vestimentaires qui s’appliquent uniquement aux jeunes femmes et aux filles. Les jeunes femmes sont sexualisées et elles sont tenues de se vêtir d’une certaine façon afin de ne pas distraire ou de ne pas mettre mal à l’aise les enseignants et les élèves de sexe masculin. Elles se sont dites excédées et indignées d’être tenues responsables des regards concupiscents et de la conduite parfois encore plus répréhensible de leurs pairs et de personnes en position d’autorité vis-à-vis d’elles. J’ai été outrée d’apprendre que ces jeunes femmes se font même dicter comment coiffer leurs cheveux. C’est absolument scandaleux, et nous devrions tous être horrifiés que des filles et des jeunes femmes se fassent dire que leur queue de cheval fait d’elles la cible d’agresseurs.
Le pire, c’est que ces jeunes femmes sont exposées aux stéréotypes et aux dynamiques de pouvoir qui rendent le harcèlement possible. On leur dit essentiellement qu’elles sont responsables du comportement des autres — habituellement des hommes, qui occupent souvent des postes d’autorité — à leur égard. On leur dit que c’est de leur faute si les hommes ne se maîtrisent pas.
Ce message a des conséquences réelles sur la décision des femmes quand il est question de signaler un cas de harcèlement ou de participer à des activités politiques, de même que sur leur sécurité et leur bien-être.
Les jeunes femmes qui se sont présentées ici ont le courage, l’intelligence et la volonté de dénoncer les injustices et les situations d’inégalité dont elles sont témoins. Or, chers collègues, nous avons l’urgent devoir de faire en sorte que les jeunes femmes aux qualités de leader, notre personnel, les fonctionnaires, les députées ou les sénatrices n’aient jamais à assumer ce fardeau seules.
Honorables collègues, je suis persuadée que je ne suis pas la seule à ne pas vouloir débattre de ces idées fausses et de ces stéréotypes — ou à penser que nous ne devrions plus avoir à le faire. J’espère que le mot-clic #MoiAussi ne sera plus nécessaire pour les générations à venir.
En tant que sénateurs, nous avons la responsabilité de nous acquitter de nos fonctions législatives de manière à assurer le respect de la Charte et à éviter les iniquités dans les lois canadiennes. Nous devons donner l’exemple. Nous devons revoir notre politique en matière de harcèlement en milieu de travail. Nous devons unir nos efforts pour en arriver à un changement de culture et lutter contre la misogynie et les vestiges coloniaux qui exposent nos collègues, les employés, les bénévoles et les visiteurs au risque de revictimisation et de victimisation. Nous devons réaffirmer notre engagement, à savoir que, pour les femmes qui souhaitent utiliser leurs talents, leurs compétences et leur voix pour améliorer la vie au Canada, le Sénat est un endroit où aller, non pas pour vivre de l’injustice, mais bien pour l’empêcher et que, lorsque nous échouons, car cela nous arrive parfois, nous faisons tout notre possible pour remédier à la situation.