Aller au contenu

Projet de loi sur la stratégie nationale pour la prévention de la violence familiale

Deuxième lecture—Suite du débat

16 octobre 2018


L’honorable Sénatrice Kim Pate :

Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi du sénateur Manning, le projet de loi S-249, Loi concernant l’élaboration d’une stratégie nationale pour la prévention de la violence familiale.

Je voudrais d’abord souligner le travail accompli par Georgina McGrath en collaboration avec le sénateur Manning sur ce projet de loi, ainsi que son militantisme, tant à titre personnel que dans la promotion du bien-être de toutes les femmes. Je veux également souligner les efforts déployés par le sénateur Manning depuis près de deux ans pour répondre au besoin criant d’une réponse à la violence à l’endroit des femmes. Le projet de loi S-249 est un appel à tous les sénateurs pour qu’ils unissent leurs voix pour demander qu’on agisse dans le but de mettre fin à la violence à l’endroit des femmes. J’espère qu’il y aura beaucoup d’autres occasions de collaborer avec le sénateur Manning et avec vous tous pour s’attaquer à ce grave problème.

Nous soulignons cette semaine la Semaine sans violence du YWCA, dont l’objectif est de sensibiliser les gens à la violence à l’endroit des femmes qui sévit toujours dans nos collectivités. Dans le cadre de notre étude du projet de loi S-249, je vous invite à vous souvenir que, jeudi, nous soulignerons également la Journée de l’affaire « personne », une journée qui souligne les avancées en matière d’égalité des femmes et qui nous incite à mettre l’égalité réelle au cœur des stratégies visant à contrer la discrimination et la violence à l’endroit des femmes.

Le projet de loi S-249 attire l’attention collective sur les ravages bien trop souvent irréversibles de la violence. Il demande au gouvernement fédéral, en collaboration avec les ministres fédéraux, les représentants des gouvernements provinciaux et territoriaux, les gouvernements autochtones, qui doivent absolument être inclus, et les autres parties concernées, d’élaborer une stratégie nationale pour prévenir et faire cesser la violence familiale.

Les parties concernées comprennent les femmes, les féministes de la base, les centres d’aide aux victimes d’agression sexuelle et les refuges pour femmes, ainsi que d’autres intervenants communautaires qui luttent contre la violence. Ces groupes ont déjà proposé des mesures pour lutter contre la violence fondée sur le sexe, dont le gouvernement doit tenir compte dans les mesures qu’il prend.

En 1993, le Comité canadien d’action sur le statut de la femme, la plus grande organisation féministe nationale de l’époque, qui compte plus de 700 groupes affiliés, a rédigé le document intitulé 99 recommandations au gouvernement fédéral - Pour en finir avec la violence faite aux femmes. Le comité reconnaissait que la violence faite aux femmes repose fondamentalement et inextricablement sur l’inégalité considérable des femmes. Même si la stratégie admet que :

[...] les femmes pauvres, les femmes handicapées, les femmes de couleur et les femmes [autochtones] sont plus susceptibles d’être victimes d’agression. Nous semblons avoir de la difficulté à percevoir les avantages que les hommes possèdent sur ces femmes et comment ces avantages d’ordre juridique, social et économique peuvent servir à commettre des agressions violentes. Chaque type d’avantage bien établi (que ce soit parce qu’il fait partie de la race dominante ou parce qu’il est un professionnel) est trop souvent utilisé pour causer du tort à des femmes. Aucun programme visant à enrayer la violence faite aux femmes ne peut être efficace s’il ne démantèle pas ces relations de pouvoir et s’il ne les transforme pas en relations fondées sur l’égalité.

Je poursuis la citation.

Les initiatives fédérales doivent tenir compte du fait que la vulnérabilité des femmes et des enfants, en particulier les femmes [autochtones], les femmes de couleur, les femmes prises au piège de la pauvreté et les femmes handicapées, est le facteur déterminant dans la prévention de ce type de crime. Les fonds doivent donc servir directement à améliorer ces conditions. Ils ne devraient pas être versés à la police, aux prisons, aux programmes des travailleurs sociaux, à la recherche sur les groupes vulnérables ou à de nouvelles entités bureaucratiques, et ils ne devraient pas servir à remplacer la collectivité. Ces mesures ne réduisent pas la criminalité violente.

Elles n’empêchent pas non plus les femmes marginalisées d’être victimes.

Aujourd’hui, 25 ans plus tard, les organismes communautaires de première ligne s’entendent toujours pour dire que la violence faite aux femmes est fondamentalement un problème d’égalité. Le Modèle de Plan d’action national du Canada sur la violence faite aux femmes et aux filles, un document publié en 2015 et coordonné par le Réseau canadien des maisons d’hébergement pour femmes, précise ce qui suit :

La violence faite aux femmes [...] est une forme de discrimination fondée sur le sexe. Cette manifestation tangible de l’inégalité historique et systémique entre les hommes et les femmes constitue la violation des droits de la personne la plus répandue dans le monde [...] [Elle] prend diverses formes en fonction des intersections multiples et variées entre les discriminations et les désavantages basés notamment sur la race, l’ethnicité, la religion, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, le statut d’immigrante ou de réfugiée, l’âge et les situations de handicap.

Tant dans les 99 recommandations au gouvernement fédéral de 1993 que dans le Modèle de Plan d’action national du Canada sur la violence faite aux femmes et aux filles de 2015, une vaste coalition de contributeurs se sont mis d’accord sur le genre de mesures concrètes qu’il faut prendre pour éliminer les désavantages et les inégalités qui engendrent la violence familiale. L’approche coordonnée à plusieurs volets envisagée par ces groupes ciblait d’abord les conditions d’inégalités matérielles dans la vie des femmes qui augmentent les risques d’abus. Les groupes ont ensuite reconnu que, pour prévenir la violence contre les femmes et pour y mettre fin, il faut un accès équitable aux institutions, aux ressources et aux outils juridiques auxquels nous devrions tous avoir accès pour protéger nos droits. De plus, comme nous l’ont rappelé tant de situations qui ont eu lieu récemment au Canada et au sud de la frontière, il faut aussi s’attaquer de façon prioritaire aux comportements et aux stéréotypes portant sur le sexe, la race et la classe sociale au sujet des femmes ainsi qu’au droit que les hommes ont l’impression d’avoir de les utiliser et d’en abuser.

En reconnaissant tous ces éléments, on a compris qu’il est impossible de mettre fin à la violence contre les femmes de manière efficace à l’aide d’un modèle de prévention du crime ou de santé publique et qu’une égalité réelle exige la réduction des coûts et l’élimination des obstacles liés au fait de sortir d’une relation de violence.

Le sénateur Manning a indiqué que, même si une personne qui n’est pas au fait de la dynamique de pouvoir entourant les agressions sexuelles et la violence physique pourrait se demander pourquoi les femmes ne décident pas tout simplement de quitter leur partenaire violent, il faut comprendre que nombre d’entre elles ne peuvent pas le faire pour des raisons financières. Au Canada, plus de 80 p. 100 des coûts liés à la violence conjugale — qui se chiffrent à 6 milliards de dollars par année — sont assumés par les victimes elles-mêmes. Ce sont des coûts liés aux soins médicaux, à l’hospitalisation, aux pertes de revenus, aux jours d’absence scolaire, aux biens volés ou endommagés, ainsi qu’aux souffrances et douleurs.

Dans son discours, le sénateur Manning a aussi fait l’observation suivante :

Chaque jour, 379 femmes et 215 enfants se voient refuser l’accès à un refuge [au Canada] [...]

Les refuges, les maisons de transition, les centres d’aide aux victimes de viol et les programmes qui y sont offerts doivent faire partie des priorités économiques du gouvernement fédéral. Les femmes qui veulent se sortir d’une relation de violence devraient avoir les moyens de le faire. Il faut que le gouvernement fédéral fournisse un financement adéquatement pour répondre aux besoins en ce qui concerne l’accès à un logement d’urgence à court terme, l’accès à un logement permanent et abordable à long terme, et le soutien du revenu pour les femmes et leurs enfants.

Si le fait de mettre fin à une relation de violence coûte cher à la femme agressée et non à l’agresseur, alors la femme sera encore plus désavantagée et défavorisée si elle quitte son conjoint. En donnant aux femmes les moyens de mettre fin à une relation de violence, on peut remédier à ce déséquilibre de pouvoir et promouvoir l’équité de manière substantielle.

La pauvreté est un facteur de risque dévastateur et aggravant pour les femmes les plus exposées à la violence. Comme l’a récemment documenté la Commission de vérité et réconciliation, les femmes et les filles autochtones sont plus susceptibles que les autres femmes de vivre de la violence et d’être exposées aux facteurs de risque associés à la violence, comme la pauvreté. L’égalité réelle requiert aussi que nous fournissions un revenu de subsistance garanti, et non seulement le revenu insuffisant et incertain que procure l’aide sociale, pour sortir les femmes de la pauvreté.

Trop souvent, les facteurs de risque de devenir une victime vont de pair avec les facteurs de risque portant à devenir une criminelle. Parmi les femmes incarcérées dans les prisons fédérales au Canada, 91 p. 100 des Autochtones et 87 p. 100 de toutes les femmes ont déjà subi des abus physiques et sexuels. Pour la plupart de ces femmes, ce traumatisme sous-jacent non réglé a joué un rôle important dans leur criminalisation, que ce soit parce qu’elles n’ont pas reçu de soutien des services sociaux ou des services de santé avant de se retrouver en situation de crise, ou parce qu’elles ont été accusées d’un crime alors qu’elles se défendaient ou défendaient leurs enfants.

Les femmes maltraitées sont aussi trop souvent tenues responsables de leur état de victimes tout comme de s’être protégées et d’avoir protégé leurs enfants. Elles sont ainsi hyper responsabilisées. Pire encore, le système de justice pénale qui ne les protège pas lorsqu’elles sont victimes passe souvent à l’action, mais pour les judiciariser lorsqu’elles usent de force pour repousser un agresseur.

Comme l’a souligné Elizabeth Sheehy dans ses recherches de pointe et son livre intitulé Defending Battered Women on Trial, qui porte sur les procès de femmes battues, celles qui n’ont nulle part où se réfugier et qui n’ont personne pour les protéger doivent essentiellement se protéger elles-mêmes. Elles doivent ensuite expliquer pourquoi elles se sont défendues plutôt que de partir, de demander de l’aide ou de dire ce qui leur arrivait. Même si elles fournissent des explications détaillées, ces femmes se retrouvent trop souvent accusées et judiciarisées pour avoir usé d’une force réactive — souvent pour se défendre.

Le sénateur Manning nous l’a rappelé dans son discours lorsqu’il a dit ceci :

Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles une femme ne quitte pas son conjoint [...] elles n’ont nulle part où aller ou personne vers qui se tourner pour obtenir soutien et protection. Certaines femmes maltraitées croient que, pour une raison obscure, elles sont fautives. Elles sont amenées à croire qu’elles ont provoqué la violence et qu’elles ne pourront pas faire face aux préjugés envers les victimes de violence. Il y a toujours la peur que cela se reproduise, que la loi ne protège pas les innocents [...]

Ces dures réalités mettent en évidence la nécessité d’avoir des mesures comme le revenu de subsistance garanti, des programmes de soins de santé et de logement, la Prestation universelle pour la garde d’enfants, des approches d'amélioration qui offrent davantage d’options aux femmes qui souhaitent quitter leur agresseur.

Ces réalités indiquent aussi qu’il faut être prudent à l’égard de la politique proposée par le projet de loi S-249 qui vise à obliger les professionnels de la santé à signaler les cas de violence familiale qu’ils soupçonnent. Dans le cadre de l’examen de l’efficacité d’une telle politique, il faut penser à ses effets particuliers sur les femmes pauvres, les femmes autochtones ainsi que les autres femmes et filles racialisées, les immigrantes et les réfugiées, les femmes toxicomanes et les femmes victimes ou auteures de crimes — c’est-à-dire les femmes qui ont trop souvent appris à leurs dépens que le système de justice est peu porté à protéger leurs droits lorsqu’elles en ont besoin.

À l’heure actuelle, nous savons que plus de 70 p. 100 des cas de violence familiale ne sont pas signalés. Beaucoup de travailleurs de première ligne craignent que, plutôt que d’augmenter le nombre de cas portés à l’attention de la police, si on oblige les fournisseurs de soins de santé à communiquer leurs soupçons, cela puisse avoir pour conséquence involontaire de réduire le nombre de femmes qui les consultent pour obtenir les soins médicaux dont elles ont besoin.

D’ailleurs, hier, après avoir donné une présentation à St. John’s, j’ai eu l’occasion de parler à des représentants de la Transition House Association de Terre-Neuve-et-Labrador, un réseau de refuges pour femmes financés par le gouvernement provincial, et ils ont indiqué être très préoccupés par cet élément du projet de loi S-249. Bien qu’ils soient très reconnaissants des efforts et des intentions du sénateur Manning, ils craignent que la déclaration obligatoire proposée n’ait pour effet de réduire la probabilité que les femmes victimes de violence consultent un médecin.

En plus de reconnaître la nécessité de s’attaquer d’abord et avant tout à l’inégalité réelle des femmes, les représentants ont suggéré d’obliger les professionnels de la santé non pas à communiquer leurs soupçons à la police, mais plutôt à consigner dans les dossiers médicaux des patients l’intégralité des blessures ainsi que leur opinion professionnelle sur les causes possibles de telles blessures, y compris leurs préoccupations au sujet de la violence familiale. Conjuguée à des renseignements supplémentaires sur les formes de soutien disponibles et les stratégies de sortie, cette mesure permettrait, selon eux, de créer un registre des mauvais traitements sans obliger la personne victime de violence à communiquer avec les forces de l’ordre lorsqu’une telle démarche peut les exposer à des risques accrus.

Chers collègues, profitons de cette importante occasion pour réfléchir à la meilleure façon d’encourager les fournisseurs de soins de santé, ainsi que nous tous, à défendre l’accès des femmes à un revenu supérieur, à un logement, à des services et des mesures de soutien féministes contre la violence ainsi qu’à des services de santé et de santé mentale. Ainsi, nous pourrons réellement lutter contre la violence faite aux femmes partout au Canada, y mettre fin et y remédier.

Merci, meegwetch.

Haut de page