La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
8 octobre 2025
Honorables sénateurs, je prends aujourd’hui la parole à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-205, dont je suis le porte-parole pour l’opposition officielle.
Ce projet de loi a été déposé par la sénatrice Pate et son titre abrégé est Loi proposant des solutions de rechange à l’isolement et prévoyant une surveillance et des mesures de réparation dans le système correctionnel, ou Loi de Tona.
Le principe et les objectifs de ce projet de loi ne sont pas nouveaux dans cette Chambre. Il en a d’abord été question en 2019 lors de la 42e législature pendant l’étude du projet de loi C-83. Afin de vous mettre en contexte, ce dernier avait notamment pour objectif de répondre à des jugements de cours provinciales de l’Ontario et de la Colombie-Britannique, qui avaient jugé inconstitutionnel ce qu’on appelait à ce moment l’« isolement cellulaire ». Selon ces tribunaux, l’utilisation de l’isolement préventif contrevenait à la Charte canadienne des droits et libertés.
En réponse à ces jugements et afin de se conformer à la Charte, le gouvernement a créé, par le biais du projet de loi C-83, ce qu’on appelle les unités d’intervention structurée, ou UIS, en plus de mettre en place un processus visant à réexaminer la décision d’incarcérer ou non un détenu dans une unité d’intervention structurée.
Lors de l’étude du projet de loi C-83, le Sénat a adopté une série d’amendements qui, en majorité, n’ont pas été retenus par l’autre endroit ni par le gouvernement depuis son adoption. Par la suite, en 2021, la sénatrice Pate a déposé le projet de loi S-230, lors de la 44e législature. Son but était de présenter à nouveau au Sénat les propositions contenues dans le projet de loi C-83 et qui avaient été rejetées par l’autre endroit et ainsi mettre en œuvre les recommandations du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie.
Lors de la dernière législature, le projet de loi S-230 a traversé toutes les étapes lors de son étude au Sénat et a finalement été envoyé à l’autre endroit le 10 décembre 2024. Le déclenchement des élections remettant le compte des jours à zéro, le projet de loi S-230 est mort au Feuilleton. Nous voici donc de nouveau devant un projet de loi quasi identique, puisque les objectifs et la teneur du projet de loi S-205 sont les mêmes.
Quatre objectifs de ce projet de loi sont précisés dans son sommaire, soit :
a) d’exiger le transfèrement dans un hôpital de toute personne condamnée ou transférée au pénitencier souffrant de troubles mentaux invalidants;
b) de veiller à ce que la durée de l’incarcération dans une unité d’intervention structurée ne dépasse pas 48 heures, sauf ordonnance contraire d’une cour supérieure;
c) de permettre à des groupes communautaires et à d’autres services de soutien similaires d’assurer la prestation de services correctionnels aux personnes issues de populations défavorisées ou en situation minoritaire et de proposer des plans pour la libération de ces personnes et leur réintégration dans la collectivité;
d) de permettre aux personnes condamnées à une période d’incarcération ou assujetties à une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de demander au tribunal qui a imposé la peine de réduire cette période lorsqu’il considère qu’il y a une injustice dans l’administration de la peine.
Afin de réaliser ces quatre objectifs, le projet de loi S-205 propose des modifications substantielles à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. Ce sont principalement les énoncés a), b) et d) du sommaire du projet de loi S-205 qui font en sorte que je suis en désaccord avec ce projet de loi, notamment en raison de sa non-faisabilité et des conséquences sur nos hôpitaux et notre système judiciaire.
Premièrement, l’objectif énoncé au point a) et mis en œuvre par l’article 4, qui exige le transfèrement dans un hôpital de toute personne condamnée ou transférée au pénitencier souffrant de troubles mentaux invalidants, n’est pas réalisable et entraîne des préoccupations en matière de sécurité.
J’estime qu’exiger le transfert dans un hôpital de tout détenu souffrant de troubles mentaux invalidants revient à transférer aux provinces la fonction des pénitenciers qui, rappelons-le, sont de compétence fédérale. Ai-je aussi besoin de rappeler que les provinces éprouvent déjà des difficultés avec leur système de santé?
Les hôpitaux sont sous pression. Auront-ils la capacité en termes de ressources médicales, comme des médecins psychiatres et des infirmières spécialisées? Auront-ils les infrastructures et les ressources matérielles nécessaires pour accueillir un plus grand volume de patients? Auront-ils assez de lits, de chambres? Auront-ils les ressources financières pour absorber une hausse du nombre d’admissions dans leurs établissements de santé?
À mon avis, poser ces questions, c’est y répondre. Un bref tour de l’actualité quotidienne saura facilement vous convaincre que dans l’état actuel des choses, les provinces ne peuvent se permettre un plus grand nombre d’admissions dans les établissements de santé, y compris dans les unités de soins psychiatriques.
De plus, a-t-on pensé à la sécurité du personnel et des nombreuses personnes vulnérables qui reçoivent des soins dans nos hôpitaux? Les membres du personnel médical ne sont pas des agents correctionnels formés pour surveiller et encadrer les détenus. On devrait donc ajouter des agents correctionnels dans ces hôpitaux.
L’objectif d’exiger le transfert de détenus aura vraisemblablement pour résultat de faire de nos hôpitaux et nos établissements psychiatriques des pénitenciers, ce à quoi je m’oppose fortement.
Évidemment, la définition de « maladie mentale invalidante » est tellement large que dans des témoignages antérieurs de psychiatres, on nous a expliqué que tout détenu, un jour ou l’autre, est défini comme souffrant de « troubles mentaux invalidants ». Donc, toute personne détenue dans un pénitencier pourrait, pendant sa détention, demander un transfert. Cela représente un nombre inimaginable de personnes susceptibles d’être transférées.
Deuxièmement, l’objectif énoncé au point b) et mis en œuvre par l’article 5, exige que lorsqu’une incarcération dans une UIS dépasse 48 heures, elle soit autorisée par une cour supérieure. Cette mesure est aussi irréalisable d’un point de vue pratique et crée des enjeux de sécurité pour les détenus eux-mêmes.
Tout comme nos hôpitaux partout au Canada, notre système de justice est mal en point. Il n’est pas souhaitable d’imposer une hausse de demandes aux cours supérieures. De plus, si une autorisation n’est pas obtenue en raison d’un délai judiciaire, que se passera-t-il? Les agents correctionnels devront-ils automatiquement retourner le détenu dans son unité en milieu carcéral? Est-ce vraiment dans l’intérêt supérieur du détenu et de la population carcérale?
Cet objectif viendra déstabiliser notre système judiciaire en créant des délais urgents pour obtenir des ordonnances judiciaires et en surchargeant considérablement le travail des tribunaux. Encore une fois, je m’oppose à l’objectif de ce projet de loi, d’abord parce qu’il crée un afflux de demandes urgentes pour lesquelles nos cours supérieures devront trancher, et parce que ces dernières n’ont pas les ressources nécessaires pour accueillir un flot de demandes supplémentaires.
De plus, le retour prématuré du détenu dans son unité du milieu carcéral pourrait mettre en péril sa propre sécurité, celle des autres détenus et du pénitencier. Je ne crois pas que c’est ce que nous souhaitons.
Troisièmement, l’objectif énoncé au point d) du sommaire et mis en œuvre par l’article 11 permet :
[...] aux personnes condamnées à une période d’incarcération ou assujetties à une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de demander au tribunal qui a imposé la peine de réduire cette période, lorsqu’il y a eu injustice dans l’administration de la peine.
Ceci contredit un principe fondamental en droit, soit celui du caractère définitif des décisions judiciaires, ainsi que les règles du Code criminel qui prévoient qu’il est de la responsabilité des cours d’appel de réexaminer et modifier une sentence rendue.
Rappelons qu’il existe déjà des recours juridiques et constitutionnels pour répondre aux objectifs sans qu’il y ait nécessité d’avoir recours au mécanisme prévu au projet de loi S-205. À titre d’exemple, le Code criminel et la Charte canadienne des droits et libertés contiennent un recours par habeas corpus. Un jugement que la Cour supérieure du Québec a rendu en 2022 résume bien les divers enseignements et l’utilité de ce recours établi par la Cour suprême du Canada :
L’habeas corpus est un recours, développé par la common law et consacré par l’al. 10 c) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui permet à un détenu de faire contrôler par la Cour supérieure la légalité d’une privation de liberté et, en cas d’illégalité, d’obtenir une libération. Dans le contexte carcéral, l’habeas corpus permet à un détenu de contester une perte de liberté résiduelle décidée par les autorités, c’est-à-dire une restriction importante de liberté par rapport à la liberté relative dont il jouit normalement en milieu pénitentiaire. La perte de liberté implique une diminution de liberté par rapport à une situation initiale. Une privation de liberté est illégale lorsqu’elle résulte d’une erreur de compétence, d’une erreur de droit, d’un manque d’équité procédurale ou encore lorsqu’elle est déraisonnable.
Avant de conclure, j’aimerais aborder un point qui a été soulevé par la sénatrice Pate lors de son discours à l’étape de la deuxième lecture le 3 juin dernier. Notre collègue a fait référence aux conclusions du rapport final du Comité consultatif sur la mise en œuvre des unités d’intervention structurée. Le comité concluait ce qui suit :
La conclusion la plus évidente des onze rapports précédents sur les UIS et de l’examen et des nouvelles analyses contenues dans celui-ci est que le Canada n’a pas éliminé l’expérience de l’isolement cellulaire avec la création des UIS. En effet, en ce qui concerne les séjours relativement longs, nous avons présenté à maintes reprises des données selon lesquelles le taux de longs séjours dans les UIS est comparable au taux de longs séjours en isolement dans les pénitenciers du Canada avant la mise en œuvre du régime de l’UIS. De plus, nous constatons que de nombreux détenus ne reçoivent pas leurs heures minimales hors de la cellule et, par conséquent, une pratique que les UIS étaient censées éliminer et que les tribunaux ont interdite, se poursuit.
Néanmoins, il faut se rappeler qu’un long séjour dans une UIS ne se traduit pas nécessairement automatiquement par de longues périodes d’isolement cellulaire. Toutefois, comme l’ont indiqué les tableaux 4 et 5 de l’annexe, plus de la moitié des prisonniers ayant fait de longs séjours dans des UIS (16 jours ou plus) n’ont pas obtenu leurs 4 heures de sortie de cellule au moins les trois quarts de leurs jours dans l’UIS. De même, si l’on examine de nouveau les personnes qui sont demeurées en UIS au moins 16 jours, environ 47 % n’ont pas réussi à obtenir leurs 2 heures de contact humain significatif au moins la moitié de leurs jours dans l’UIS. En d’autres termes, une pratique que les UIS étaient censées éliminer se poursuit sous un nouveau nom.
Honorables sénateurs, avant de légiférer, ne devrions-nous pas comprendre pourquoi le Service correctionnel du Canada est incapable de remplir ses obligations en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition? Le Service correctionnel du Canada a-t-il besoin de plus de ressources financières, matérielles et humaines pour réussir à remplir ses obligations légales? Je ne crois pas qu’ajouter une série d’obligations extrêmement contraignantes et difficilement praticables découlant des principes du projet de loi aidera à mettre en œuvre des obligations légales déjà existantes. Avec le projet de loi S-205, nous utilisons le mauvais outil pour parvenir à nos fins. Comme je le dis souvent, c’est ce qu’on appelle une « fausse bonne idée ».
En conclusion, chers collègues, en raison des arguments que je viens de vous donner, vous comprendrez aisément que je ne peux pas accorder mon appui à ce projet de loi.
Je vous remercie.