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Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

5 avril 2022


L’honorable Tony Dean [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-213, Loi modifiant le Code criminel concernant l’indépendance des tribunaux. Je remercie les sénatrices Jaffer et Pate de la persévérance qu’elles ont manifestée session après session à l’égard de cette importante question.

J’ai appuyé le projet de loi S-251 de la sénatrice Pate lors de la 42e législature et j’appuierai aujourd’hui le projet de loi de la sénatrice Jaffer, qui présente de nombreuses similitudes avec le projet de loi S-251. Nous avons entendu de nombreux collègues, en particulier la sénatrice Pate, parler des peines minimales obligatoires et des préjudices qu’elles causent. Je ne vais pas répéter ces commentaires, mais je tiens à dire ce que je pense de la façon dont nous avons fait avancer la question depuis.

Chers collègues, au cours des 10 dernières années, la Cour suprême du Canada a invalidé un certain nombre de peines minimales obligatoires liées aux drogues et aux armes à feu et les a déclarées inconstitutionnelles. Cela comprend les peines minimales obligatoires pour possession illégale d’une arme à feu prohibée ou à autorisation restreinte, chargée ou prête à l’être, contrairement à l’article 95 du Code criminel, à savoir une peine d’emprisonnement obligatoire de trois ans pour une première infraction et de cinq ans en cas de récidive.

La Cour suprême a également invalidé la peine minimale obligatoire d’un an pour un délinquant ayant déjà été condamné pour possession de stupéfiants en vue d’en faire le trafic. En 2016, dans la cause R. c. Lloyd, elle a reconnu la corrélation fréquente entre la possession et le trafic de stupéfiants et la dépendance et d’autres problèmes de santé mentale.

Dans l’affaire R. c. Lloyd, les juges majoritaires affirment :

À une extrémité de la gamme, le comportement qui tombe sous le coup de la disposition sur la peine minimale obligatoire est celui du trafiquant de drogue professionnel qui fait le commerce de drogues dangereuses pour le profit, qui est en possession d’une grande quantité de drogues et qui a maintes fois été déclaré coupable d’infractions apparentées. À l’autre extrémité, il y a le toxicomane qui fait l’objet d’une accusation de trafic pour avoir partagé avec un ami ou sa conjointe une petite quantité de drogue et qui écope d’un an de prison parce qu’il a déjà été reconnu coupable de trafic, une seule fois, neuf ans auparavant, après avoir partagé de la marihuana lors d’une réunion sociale. La plupart des Canadiens seraient consternés d’apprendre qu’une telle personne pourrait écoper d’un an de prison.

Les juges majoritaires poursuivent en indiquant que bien que le fait de terminer avec succès un programme de traitement de la toxicomanie fournit une exception à la peine obligatoire d’un an, cette exception se limite à des programmes précis qui peuvent ne pas être accessibles à tout le monde. En outre, pour être admissible à ces programmes, une personne doit généralement plaider coupable et renoncer à son droit à un procès. Enfin, l’exigence de terminer le programme avec succès peut ne pas être réaliste lorsqu’une personne souffre de graves problèmes de toxicomanie.

Chers collègues, nous savons que des peines plus sévères ne réduisent pas le taux de criminalité. Pour les personnes aux prises avec des problèmes de toxicomanie et de santé mentale, une peine d’emprisonnement fait en sorte qu’il leur est encore plus difficile d’accéder aux ressources dont elles ont besoin.

De nombreux autres sénateurs ont également parlé longuement des répercussions disproportionnées des peines minimales obligatoires sur les personnes défavorisées et les membres des groupes minoritaires. La même chose vaut pour les Autochtones. Les peines minimales obligatoires ne permettent pas aux juges de tenir compte du contexte social d’un contrevenant dans la détermination des sanctions pénales. Par conséquent, des personnes vulnérables peuvent être durement et disproportionnellement touchées par les peines minimales obligatoires.

Larry Chartrand, professeur de droit émérite à l’Université d’Ottawa, a fait valoir que l’application des peines minimales d’emprisonnement aux peuples autochtones contrevient aux objectifs pénaux énoncés dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Gladue, qui reconnaît que les juges ont besoin d’une analyse et une approche différentes lors de la détermination de la peine des contrevenants autochtones, une approche « qui pourrait précisément faire de l’emprisonnement une sanction moins appropriée ou moins utile ».

Les Canadiens racisés sont aussi surreprésentés dans les prisons. La CBC/Radio-Canada a rapporté en 2021 que les adultes autochtones représentent plus de 30 % de la population carcérale, malgré le fait qu’ils représentent moins de 5 % de la population générale, alors que les adultes de race noire représentent 3 % de la population, mais plus de 7 % des délinquants sous responsabilité fédérale. Ces effets disproportionnés perpétuent le racisme systémique dans notre système de justice et peuvent nuire aux efforts visant à parvenir à l’égalité dans de nombreux autres aspects de notre société.

Contrairement à d’autres États faisant usage de peines minimales obligatoires, le Canada ne s’est doté d’aucun mécanisme d’allègement et n’a prévu aucune disposition conférant aux juges un pouvoir discrétionnaire dans certaines situations. De telles mesures permettraient aux juges de se tourner vers des solutions de rechange lorsque l’imposition de la peine minimale obligatoire prescrite leur paraît injuste ou inique. L’idée d’allègement revêt une importance en ce sens qu’elle permet de reconnaître l’existence de variations dans la gravité du comportement criminel au moment de déterminer la peine à infliger.

Chers collègues, je suis heureux que le gouvernement ait reconnu que les peines minimales obligatoires ne réduisent pas la criminalité et qu’elles causent même d’importants préjudices sociaux aux personnes déclarées coupables et à leur famille. Nous saluons le projet de loi C-5, qui élimine les peines minimales obligatoires pour les infractions liées aux drogues et accorde des pouvoirs discrétionnaires aux services de police et aux procureurs afin de leur permettre d’imposer d’autres peines, comme exiger que l’individu suive un traitement et une thérapie de réadaptation au lieu de le punir en l’emprisonnant. Il s’agit d’une première étape importante que j’appuie. Par contre, le projet de loi de la sénatrice Jaffer accorderait aux juges le pouvoir discrétionnaire de choisir une peine différente pour toutes les peines minimales obligatoires.

Je sais que pour certains sénateurs, c’est aller trop loin, surtout en ce qui concerne les peines pour des infractions comme les meurtres. J’aimerais vous donner l’exemple d’un cas précis, qui me convainc de la nécessité d’accorder aux juges le pouvoir discrétionnaire de déterminer les peines pour toutes les infractions. Vous en avez déjà entendu parler, il s’agit du cas d’Helen Naslund.

En 2020, Mme Naslund a plaidé coupable au meurtre de son époux, qui était verbalement et physiquement violent à son égard. En 2011, après avoir enduré 27 ans de violence conjugale, Mme Naslund a craqué et elle a tué son époux d’une balle dans la tête pendant son sommeil. Elle a été condamnée à une peine de 18 ans d’emprisonnement pour homicide involontaire. La cour n’a pas pris en considération le fait que l’accusée avait été victime de violence conjugale. Cependant, en janvier dernier, la Cour d’appel de l’Alberta a statué que la peine devait être réduite à neuf ans, une décision historique.

Dans la décision rendue à l’unanimité, la juge Sheila Greckol a déclaré que la peine originale était indûment sévère parce qu’elle ne prenait pas en considération que Mme Naslund était mariée avec un homme violent. Dans sa décision, la juge a indiqué ce qui suit :

Le juge qui a prononcé la peine a suggéré que Mme Naslund avait « d’autres options » à sa disposition, ce qui faisait implicitement référence à l’option de franchir la porte [...]

Que le juge ayant prononcé la peine suggère qu’une femme victime de violence conjugale a « d’autres options » consiste à renforcer le stéréotype voulant que les femmes battues restent dans une relation violente par choix [...]

Elle a ajouté ce qui suit :

Il est grand temps que la Cour reconnaisse explicitement que les affaires concernant une femme battue qui tue un partenaire violent s’inscrivent dans des circonstances particulières dont doit tenir compte le juge qui prononce la peine, particulièrement lorsqu’il est question du « syndrome de la femme battue ».

Chers collègues, des observateurs ont souligné que la peine minimale obligatoire associée à un meurtre — c’est-à-dire une peine d’emprisonnement à perpétuité — a des conséquences négatives dans les affaires semblables à celle de Mme Naslund. En effet, une personne peut se sentir obligée de plaider coupable d’homicide involontaire alors qu’elle serait justifiée d’invoquer la légitime défense. La décision de la Cour d’appel marque donc une étape importante vers la reconnaissance du fait qu’il faut tenir compte du contexte social du délinquant pour la détermination de la peine. Laisser aux juges un pouvoir discrétionnaire au sujet des peines minimales obligatoires leur permettrait de tenir compte de tous les aspects du crime et des antécédents du délinquant.

Chers collègues, l’une des principales responsabilités qui nous incombe ici, au Sénat du Canada, est d’examiner les conséquences imprévues des mesures législatives et parfois les conséquences prévues de certaines mesures — les lois visant à réprimer la criminalité dans le cas présent — qui se révèlent inadéquates ou excessives et entraînent d’épouvantables conséquences pour des personnes qui, comme Mme Naslund, ont longtemps été victimes de mauvais traitements et de violence, ou qui ont des antécédents de maladie mentale ou d’autres traumatismes. Voilà le genre d’erreur que nous sommes appelés à corriger ici et qui réclame notre attention.

C’est ici que nous sommes appelés à donner le meilleur de nous-mêmes, en appliquant notre jugement, notre expérience, notre connaissance de la loi dans certains cas — et nous en avons beaucoup dans cette enceinte — et de sa nature parfois trop incisive, et notre sens de la justice et de l’équité. Dans ce cas, comme dans bien d’autres, le Sénat et les sénateurs sont un dernier recours. Nous ne pouvons pas nous détourner de cela, chers collègues. Les sénatrices Jaffer et Pate ont attiré notre attention sur ces questions, et je suis convaincu que l’approche qu’elles ont trouvée est appropriée et équilibrée.

Voilà pourquoi j’appuie le projet de loi et je vous prie de songer à faire de même. Merci.

Acceptez-vous de répondre à une question, sénateur Dean?

Le sénateur Dean [ + ]

Oui.

Que pensez-vous du projet de loi du gouvernement qui a été présenté à la Chambre des communes la semaine dernière, le projet de loi C-5, qui traite de questions similaires ? Ne pensez-vous pas que nous devrions commencer à nous concentrer sur le projet de loi du gouvernement et essayer de l’étudier maintenant pour voir s’il constitue une meilleure réponse aux problèmes dont il est question et une solution qui a plus de chance de se rendre au bout du processus ?

Le sénateur Dean [ + ]

Je vous remercie infiniment de la question, qui est évidemment fort pertinente. Sénateur Dalphond, dans mes observations, j’ai exprimé mon soutien à l’égard de ce projet de loi d’initiative ministérielle, que je salue et que j’approuve. J’irais jusqu’à dire qu’il faudrait que l’étude avance rapidement.

Cela dit, comme je l’ai mentionné dans mes observations, j’estime que le projet de loi comporte des lacunes à certains égards. Je pense que la sénatrice Jaffer a attiré l’attention sur certaines de ces lacunes, puis la sénatrice Pate l’a fait à son tour, et elles le font maintenant toutes les deux. Par conséquent, je crois que ce projet de loi doit être étudié attentivement. Nous devrions en débattre de façon rigoureuse, et nous devrions envisager de le faire à toutes les étapes. Cependant, je suis entièrement d’accord avec vous. Je ne vais pas entraver l’étude de ce projet de loi d’initiative ministérielle, car il apporterait des améliorations considérables.

Je ne vois pas du tout pourquoi le Sénat ne pourrait pas mener l’étude des deux projets de loi en parallèle, et je crois que nous devrions le faire si nous en avons le temps et la possibilité. Je vous remercie de la question.

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