Aller au contenu

Le Sénat

Motion concernant les projets de loi contenant une « clause nonobstant »--Suite du débat

31 octobre 2024


L’honorable Brent Cotter [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole à propos de la motion du sénateur Harder concernant la « clause nonobstant ». Je dois dire d’emblée que le sénateur Harder a posé dans cette enceinte une question très importante, que j’aurais préféré voir étudiée en détail au sein du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles.

Cela dit, les sénateurs qui m’ont précédé ont fourni le contexte du débat sur cette motion. Je voudrais m’appuyer sur ce contexte et proposer un cadre provisoire pour l’examen des questions profondément importantes soulevées par la motion.

Au cours de ces quelques minutes, je vais présenter sept arguments, mais, premièrement, je commencerai par quelques réflexions sur la Charte. Vous vous souviendrez qu’elle ne s’applique qu’aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux et à leurs actions, mais pas aux acteurs privés.

Deuxièmement, la Charte est organisée en sept catégories de droits, ce qui est particulièrement important pour le fonctionnement de la « clause nonobstant », qui ne s’applique qu’à l’annulation ou à la suspension de droits appartenant à certaines catégories.

Troisièmement, tous ces droits sont soumis à l’article 1, qui fixe une limite raisonnable à l’application de ces droits.

Quatrièmement, la « clause nonobstant » fournit une dérogation structurée, comme je le dis, à certains de ces droits, mais pas à tous, soit les droits énoncés à l’article 2, aux articles 7 à 14 et à l’article 15, mais pas les autres droits de la Charte.

Deuxièmement, cette dérogation aux droits par le gouvernement n’est pas quelque chose de nouveau. En effet, selon le concept de la suprématie parlementaire, une telle autorité existait dans l’ensemble de nos gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux avant le 15 avril 1982, date du rapatriement de la Constitution et de l’entrée en vigueur de la Charte. En fait, ce concept de suprématie parlementaire s’applique encore au Royaume-Uni.

Troisièmement, je pense qu’il est exagéré de dire que nos droits garantis par la Charte ne peuvent être limités que par la « clause nonobstant ». En effet, tout au long des négociations qui ont conduit à l’adoption de la Charte, tous les gouvernements étaient pleinement conscients de la nécessité d’inclure un mécanisme de limitation des droits. Le libellé négocié apparaît à l’article 1, qui précise que les droits et libertés énoncés dans la Charte :

[…] ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Je dirais également que la Cour suprême du Canada a mis au point une approche sophistiquée et très respectée en ce qui concerne l’interprétation de l’article 1 et son application à la limitation des droits garantis par la Charte.

Quatrièmement, il est important de comprendre qu’il a fallu négocier l’inclusion de la « clause nonobstant » dans la Constitution. Même si vous approuvez ce que le premier ministre Trudeau père avait dit à l’époque, comme c’est le cas du sénateur Harder — et c’est mon cas aussi, je dois l’admettre —, les déclarations de l’époque de M. Trudeau n’étaient rien d’autre que la complainte d’une personne qui venait de perdre.

Cinquièmement, il est utile d’examiner comment la « clause nonobstant » a fini par être incluse en 1982. Je vais d’ailleurs prendre un instant pour le rappeler.

Lorsque les négociations ont commencé en 1980 en vue du rapatriement de la Constitution du Royaume-Uni, la place d’une Charte des droits et libertés — une aspiration de longue date du premier ministre Trudeau père — a commencé à prendre forme. Lors de la conférence initiale des premiers ministres, en septembre 1980, les discussions ont porté sur un projet de charte fédérale. Il en a été peu question, mais à cette réunion, Allan Blakeney, alors premier ministre de la Saskatchewan, l’un des leaders intellectuels de la partie provinciale, a indiqué que la Saskatchewan et peut-être d’autres provinces seraient favorables à l’inscription de droits dans la Constitution si elle était accompagnée d’une disposition non obstante, c’est-à-dire d’une « clause nonobstant ». C’était la première fois que cette idée était officiellement abordée dans les négociations.

Cette idée a eu une plus grande résonance à la suite de l’avis de la Cour suprême du Canada sur ce qu’on appelle le renvoi relatif au rapatriement. Voici ce qui s’est passé. Selon l’avis de la Cour, ou ce qu’on appelle un avis consultatif, le gouvernement du Canada était légalement habilité à rapatrier unilatéralement la Constitution du Canada, mais, ce faisant, il contreviendrait à une convention constitutionnelle. Cet avis a poussé Ottawa à se montrer plus conciliant dans les négociations, et les provinces à trouver une approche plus souple à l’égard de la Charte, de crainte qu’Ottawa ne procède unilatéralement à ce rapatriement.

Voici ce qu’a dit Roy Romanow, qui était procureur général de la Saskatchewan à l’époque :

Ce que nous savons, c’est que l’avis de la Cour suprême a créé des conditions qui obligeaient les gouvernements du Canada à reprendre leur longue quête d’un accord constitutionnel.

Il y a donc eu des accommodements de dernière minute en ce qui concerne la disposition de dérogation. Lors de ce qu’on appelle la réunion de cuisine entre M. Chrétien, Roy McMurtry, alors procureur général de l’Ontario, et M. Romanow, alors procureur général de la Saskatchewan, un compromis a été proposé pour un ensemble de mesures. C’est ce qu’on appelle l’accord de la cuisine, qui portait notamment sur la disposition de dérogation. Bien qu’il se soit opposé à cette partie du compromis, le premier ministre Trudeau de l’époque a accepté à contrecœur. Voilà comment on en est arrivé là.

J’aimerais maintenant parler de différentes façons de concevoir le recours à l’article 33. Il s’agit du sixième point sur sept dans mes observations.

Bien sûr, une position par défaut veut que le gouvernement puisse utiliser la disposition de dérogation chaque fois qu’il le désire pour limiter les droits constitutionnels qui sont touchés. Cette utilisation est l’exercice le plus musclé de la suprématie parlementaire dans le contexte moderne et suscite, à juste titre, les plus vives critiques. Elle délégitime de façon anticipée de nombreux droits et, implicitement, la valeur de l’article 1 — la disposition sur les conditions permettant de restreindre un droit —, et la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, qui a élaboré une approche sophistiquée de l’article 1.

Ensuite, on pourrait aussi envisager l’utilisation de la disposition de dérogation seulement dans les cas où une décision de la Cour suprême a réaffirmé des droits et annulé une loi. Autrement dit, on utilise la disposition de dérogation, mais pas de façon anticipée. Cette approche est un peu plus justifiable parce qu’elle nécessite au moins un exercice parlementaire pour prendre en compte les droits protégés par la Constitution et d’autres droits et valeurs. C’est essentiellement l’argument avancé par le premier ministre Lougheed et le premier ministre Blakeney en faveur de l’utilisation de la disposition de dérogation en 1982.

Passons à une troisième approche, qui a été récemment formulée par Tsvi Kahana à la suite d’une étude approfondie de l’utilisation de la disposition de dérogation par les provinces. M. Kahana a élaboré une série de critères pour examiner le recours à la disposition de dérogation et il a déterminé les circonstances où elle est utilisée « tyranniquement », c’est-à-dire dans le cas où le pouvoir législatif a recours à la disposition de dérogation en imposant essentiellement la « tyrannie de la majorité » à une communauté minoritaire. De son point de vue, c’est une utilisation illégitime de l’article 33.

C’était également une source de préoccupation pour John Whyte, un éminent constitutionnaliste canadien et conseiller de gouvernements pendant les négociations. Le professeur Whyte a dit ceci :

[...] l’angoisse causée par l’exigence politique de droits consacrés ne peut pas rationnellement être calmée face au pouvoir législatif accordé par l’article 33. Cette angoisse est simplement la suivante : le pouvoir politique sera, tôt ou tard, exercé [...] pour imposer des fardeaux très lourds à des groupes de personnes en l’absence de toute justification rationnelle.

Enfin, on arrive à la fin de la liste — que la disposition de dérogation ne soit jamais utilisée. C’est le septième et dernier point de mon intervention, et je veux parler de deux arguments ou points de vue qui appuient cette dernière approche, au moins en ce qui concerne le gouvernement fédéral.

Le premier argument, c’est que l’on se souviendra que la disposition de dérogation adoptée en avril 1982 n’a pas été utilisée par le gouvernement fédéral, pas une seule fois, en plus de 42 ans.

Retenez bien cela le temps que je vous parle d’une chose qui, de prime abord, semble complètement hors sujet.

En 1867, quand le Canada est devenu un pays, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique comprenait des dispositions, aujourd’hui les articles 55, 56 et 90 de la loi constitutionnelle. Ces dispositions, en particulier l’article 90, conféraient au gouvernement fédéral le pouvoir de désavouer ou de réserver la législation provinciale. Je vois le sénateur Gold opiner du bonnet. Il aurait probablement souhaité s’en servir de temps à autre. En d’autres termes, le Cabinet fédéral pouvait ordonner au gouverneur général de désavouer, c’est-à-dire d’annuler, toute législation provinciale. Il s’agit d’un pouvoir dont nous ne parlons presque jamais, et pour une bonne raison. Ce pouvoir a été utilisé périodiquement par Ottawa, mais il n’a pas été utilisé une seule fois depuis 1943.

Aujourd’hui, les pouvoirs de désaveu et de réserve, bien qu’ils se trouvent toujours dans la loi, sont généralement considérés comme dormants, ce qui suscite des débats à savoir s’ils sont, dans les faits, devenus obsolètes du fait de leur désuétude. Richard Albert, spécialiste du droit public comparé, soutient que les deux pouvoirs sont tombés dans la « désuétude constitutionnelle », qui, selon lui, se produit :

[...] lorsqu’une disposition constitutionnelle perd sa force contraignante pour les acteurs politiques en raison de sa non‑utilisation consciente et durable et de sa répudiation publique [...]

Andrew Heard, éminent politologue canadien, partage le même point de vue. Selon lui, ces pouvoirs reflètent une « époque révolue ». D’ailleurs, la Cour suprême du Canada a dit la même chose dans le renvoi de 2014 relatif à la réforme du Sénat.

Ces opinions témoignent principalement de la sagesse qu’a gagnée notre pays au fil des décennies, qui fait qu’il n’est plus nécessaire que le gouvernement fédéral joue le rôle de parent vigilant à l’égard de provinces capricieuses et indisciplinées dans l’exercice de leurs pouvoirs législatifs.

Je pense que vous voyez où je veux en venir. Pour rappel, le gouvernement fédéral n’a pas invoqué la disposition de dérogation en 42 ans et demi. Je dirais qu’en conséquence, elle est tombée en désuétude, en désuétude constitutionnelle diraient certains observateurs, du moins pour ce qui est de l’échelon fédéral. Une convention constitutionnelle est donc en train de prendre forme, si ce n’est déjà fait, selon laquelle le gouvernement du Canada n’a pas recours à la disposition de dérogation.

De même que les pouvoirs de réserve et de désaveu n’ont pas été exercés au cours des 42 dernières années, on peut faire valoir que nous avons mûri en tant que pays, très franchement, avec l’aide de la Cour suprême du Canada et de sa propre expression des droits et de leurs limites. Nous avons mûri dans notre compréhension des droits fondamentaux et de leurs limites au point que l’ingérence parlementaire pour nier ces droits n’est plus nécessaire — d’où une convention, au moins en ce qui concerne le Parlement, portant que la disposition de dérogation est inopérante.

Mon deuxième argument — et j’essaierai d’être bref — est similaire au premier, mais repose sur des motifs différents. Il s’agit de l’évolution de notre conception des droits constitutionnels, les droits fondamentaux de tous les citoyens. Cette évolution nous a amenés à reconnaître par principe, en tant que citoyens, qu’il n’est plus sage de préserver la suprématie parlementaire d’une manière qui puisse nier les droits fondamentaux de la personne. Je suis plus à l’aise avec ce genre d’arguments. Elle reconnaît la légitimité des points de vue exprimés il y a 40 ans par ceux qui ont défendu la suprématie parlementaire afin de protéger les valeurs qui ont peut-être été mises en péril par une interprétation trop riche de l’existence des droits fondamentaux ou qui sont réputées l’avoir été. Parallèlement, elle reconnaît que les valeurs sociétales ont évolué et que la protection constitutionnelle des droits fondamentaux a renforcé, et non compromis, la capacité de notre pays à bien fonctionner.

Autrement dit, nous sommes dans une nouvelle ère où la préservation de certains droits, ceux qui sont inscrits, définis et circonscrits de manière adéquate dans la Charte, ne devrait pas être exposée aux aléas de la suprématie parlementaire. Comment pouvons-nous garantir cette position moderne et fondée sur des principes? Il pourrait être intéressant pour nous d’envisager une modification constitutionnelle pour supprimer l’article 33. Les modifications constitutionnelles sont difficiles à apporter, mais on soutient que seul le Parlement du Canada serait touché par une telle modification, soit uniquement l’échelon fédéral, donc elle pourrait être apportée de manière unilatérale.

Entretemps, étant donné que l’article 33 est devenu par convention inutilisable, ou que nous acceptons l’idée selon laquelle notre compréhension des droits au Canada a évolué, nous pouvons obliger le Parlement à respecter le principe selon lequel l’utilisation de l’article 33 dans les mesures législatives fédérales est le produit d’une époque révolue et qu’elle est désormais interdite. Merci beaucoup.

Sénateur, accepteriez-vous de répondre à une question?

Le sénateur Cotter [ + ]

Bien sûr.

Je vous remercie de votre excellent discours. C’était non seulement instructif, mais aussi une leçon d’histoire pour ceux qui n’étaient pas là à l’époque. Ce que nous avons entendu dans votre discours, c’est ce qui s’est réellement passé, à savoir que les provinces ont insisté sur la disposition de dérogation.

Vous avez tout à fait raison de dire que les pouvoirs fédéraux sont inactifs depuis un certain nombre d’années pour ce qui est d’invalider des décisions des provinces, mais pour une province comme l’Île-du-Prince-Édouard, la disposition de dérogation est d’une importance capitale. Par exemple, cette province impose des restrictions foncières. C’est la seule province au Canada qui impose des restrictions sur la superficie des terres que les non-résidants de l’Île-du-Prince-Édouard peuvent posséder.

À un moment donné, il se peut que le gouvernement fédéral ou d’autres provinces disent que c’est tout simplement injuste. Qu’on ne peut pas restreindre les sociétés canadiennes...

Son Honneur la Présidente [ + ]

Vous devez demander cinq minutes de plus.

Le sénateur Cotter [ + ]

Puis-je avoir cinq minutes de plus?

Son Honneur la Présidente [ + ]

Le consentement est-il accordé?

Supposons qu’il existe une restriction de 3 000 acres pour les sociétés et une plus petite superficie de terres pour les particuliers. Il se pourrait que, à un moment donné, le gouvernement fédéral décide d’intervenir. C’est pourquoi cette disposition existe. C’est une mesure de protection, surtout pour les petites provinces, contre toute éventualité.

Vous avez tout à fait raison de dire que ces pouvoirs sont inactifs. Ils n’ont pas été utilisés, mais permettez-moi de rappeler ce qui s’est passé aux États-Unis avec un président comme M. Trump, qui ne respecte pas les règles. Si quelqu’un comme lui devenait premier ministre du Canada, il pourrait se servir de son autorité pour réactiver ces pouvoirs. Partagez-vous cette inquiétude?

Le sénateur Cotter [ + ]

Je ne vais pas répondre à la partie concernant le président Trump. Je ne vais pas me mouiller. Je répondrai peut-être mercredi prochain.

Sénateur Downe, je connais très bien les règles concernant les terrains à l’Île-du-Prince-Édouard. En fait, vous n’avez pas tout à fait raison. La Saskatchewan possède les mêmes règles, et j’ai passé beaucoup de temps à les encadrer lorsque j’étais sous-procureur général.

Vous parlez du recours à la disposition de dérogation par les provinces et du fait que si le gouvernement fédéral tentait d’intervenir d’une quelconque manière, il serait en contravention pour d’autres motifs constitutionnels liés à la répartition des pouvoirs.

J’essaie de limiter mes observations au recours — ou non — à la disposition de dérogation dans la sphère fédérale, car mon argumentaire échoue totalement dans la sphère provinciale, en ce qui concerne le fait que le recours à cette disposition tomberait en désuétude. Outre certaines contestations au Québec, je crois que cela fait maintenant 17 fois que des provinces l’utilisent, aussi récemment que cette année, y compris dans la mienne, dans un contexte de tyrannie de la majorité, si je puis m’exprimer ainsi. Cela dit, j’en resterai là.

Dans le cas présent, je pense que la discussion vise à déterminer dans quelle mesure le Parlement fédéral pourrait ou devrait — ou non — utiliser cette disposition et laisser les provinces s’en prévaloir à l’avenir.

Haut de page