Projet de loi modifiant la Loi d'interprétation et apportant des modifications connexes à d'autres lois
Troisième lecture
14 décembre 2023
Honorables sénateurs, je prends aujourd’hui la parole à l’étape de la troisième lecture du projet de loi S-13.
Comme vous le savez déjà, le projet de loi S-13 ajoutera une disposition de non-dérogation à la Loi d’interprétation afin que soient maintenus les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones qui sont prévus à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Voici ce que dit la disposition en question :
Tout texte maintient les droits — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones reconnus et confirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982; il n’y porte pas atteinte.
L’abrogation désigne l’abolition officielle d’une loi, d’un accord, d’une entente ou d’un décret. Il peut aussi s’agir de rendre, de manière officielle ou non, inopérant ou nul tout traité, loi, droit reconnu par la loi ou texte formel.
La dérogation désigne la suppression ou l’assouplissement partiel d’une loi, d’une règle, d’un accord ou d’une entente. Bien souvent, ce terme correspond au fait de contourner une norme ou de s’y soustraire, souvent dans un contexte juridique où certains aspects d’une loi ou d’un règlement sont suspendus ou modifiés, mais sans que la loi elle-même soit entièrement supprimée. Vous pouvez facilement comprendre pourquoi l’une ou l’autre de ces mesures est très préjudiciable dans le contexte des droits des peuples autochtones.
Ce qui est peut-être moins clair, c’est la raison pour laquelle une telle disposition de non-dérogation est nécessaire. Permettez-moi de vous expliquer un peu comment nous en sommes arrivés là où nous en sommes aujourd’hui. Pour ce faire, j’aimerais citer quelques paragraphes d’un article publié en 2013, intitulé « The Campaign to Erode Aboriginal and Treaty Rights », qui a été signé par 52 professeurs, constitutionnalistes et dirigeants autochtones, dont Willie Littlechild et Constance Backhouse.
Jusqu’en 1995, les nouvelles lois fédérales qui risquaient d’entrer en conflit avec les droits ancestraux et issus de traités comprenaient couramment une disposition de non-dérogation, qui confirmait que le Parlement ne voulait pas que la nouvelle loi soit interprétée d’une manière qui contreviendrait aux droits ancestraux et issus de traités [...]
À partir de 1995, le ministère fédéral de la Justice s’est efforcé, dans un premier temps, de réduire et, plus récemment, d’ébranler directement cet équilibre constitutionnel. Il l’a fait sans porter clairement la question à l’attention du Parlement, des peuples autochtones ou de la population canadienne.
L’article se poursuit ainsi :
Dans les lois rédigées depuis 1995, le ministère de la Justice a essayé de remplacer le libellé clair de la disposition de non‑dérogation par de nombreuses variantes moins rigoureuses. Toutes ces variantes ont amorcé une tendance à brouiller, à affaiblir et, au bout du compte, à renverser l’intention présumée auparavant claire du Parlement de ne pas porter atteinte aux droits ancestraux et issus de traités dans les nouveaux projets de loi.
Pendant un certain temps, cette campagne est passée inaperçue. Lorsque des représentants autochtones en ont pris conscience et l’ont portée à l’attention des parlementaires, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a mené une enquête minutieuse et approfondie sur la question. Cette enquête a débouché en décembre 2007 sur un rapport réfléchi, appuyé par tous les partis, intitulé Prendre au sérieux les droits confirmés à l’article 35 : Dispositions de non-dérogation visant les droits ancestraux et issus de traités.
Parmi les recommandations judicieuses de ce rapport, le comité sénatorial a demandé que la Loi d’interprétation soit modifiée pour y inclure une règle de présomption générale d’après laquelle les nouvelles lois devraient être interprétées de manière à faire respecter les droits ancestraux ou issus des traités, plutôt qu’à les éroder [...]
Chers collègues, voici purement et simplement l’histoire de la mesure législative qui nous est présentée aujourd’hui.
Le projet de loi S-13 n’est pas un projet de loi à célébrer, mais plutôt une preuve silencieuse des refus répétés, systématiques et systémiques des gouvernements canadiens d’honorer les droits ancestraux ou issus des traités. Cela donne à réfléchir, chers collègues. On a d’abord eu les traités. Puis, les traités ont été suivis par des décisions judiciaires qui insistaient sur le fait que les droits issus de traités devaient être respectés. Est ensuite arrivé l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui affirmait que les droits issus de traités sont des droits reconnus et qu’ils doivent être respectés. Enfin, le Parlement a adopté la Loi relative à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, qui exige que :
Les États se concertent et coopèrent de bonne foi avec les peuples autochtones intéressés — par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives — avant d’adopter et d’appliquer des mesures législatives ou administratives susceptibles de concerner les peuples autochtones, afin d’obtenir leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause.
En dépit de tout cela, chers collègues, nous sommes en train d’adopter le projet de loi S-13, qui affirmera encore une fois les droits des Autochtones, alors que le gouvernement écarte les préoccupations des Autochtones au sujet du projet de loi.
Ces préoccupations ont été maintes fois exprimées par les Autochtones qui ont témoigné devant le comité dans le cadre de l’étude du projet de loi S-13.
Natan Obed de l’Inuit Tapiriit Kanatami, ou ITK, — lorsque nous aurons terminé, chers collègues, je crois que j’aurai appris comment prononcer ce nom, car je l’ai prononcé assez souvent — a dit :
[...] l’ITK est très préoccupée par la façon de dépeindre le processus d’élaboration de ce projet de loi. Le projet de loi n’a pas été élaboré conjointement avec les Inuits et n’a pas non plus fait l’objet d’une consultation ou d’une coopération avec les Inuits [...]
L’Association des femmes autochtones, ou AFAC, a déclaré :
En ce qui concerne ce projet de loi et l’ajout d’une [disposition de non-dérogation] dans la Loi d’interprétation, l’AFAC a soumis au moins quatre mémoires écrits entre 2021 et 2023, soulignant très clairement que l’AFAC s’attend à ce que la [Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones] soit incluse dans la disposition de non-dérogation.
J’affirme que nous avons été consultées, mais qu’on n’a pas répondu à ce que nous avons demandé à maintes reprises.
Cheryl Casimer, qui est membre élue de l’exécutif politique du Groupe de travail du Sommet des Premières Nations, en Colombie‑Britannique, et membre du Conseil des leaders des Premières Nations de la Colombie-Britannique, a déclaré :
Du point de vue de l’APN, non, nous ne croyons pas que les principes du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause aient été respectés dans l’élaboration de ce projet de loi. L’APN a plaidé pour une plus grande consultation de toutes les Premières Nations. De plus, le projet de loi a été déposé sans que l’APN ou les Premières Nations aient été dûment informées.
Judy Wilson, ancienne cheffe de l’Union of British Columbian Indian Chiefs, a dit : « Il n’y a pas eu suffisamment de consultations tout au long de ce processus. »
La directrice principale des Services juridiques de l’Association des femmes autochtones du Canada, Sarah Niman, a déclaré ceci devant notre comité :
Le projet de loi S-13 montre que le Parlement n’a pas vraiment l’intention de faire le travail qui sous-tend la réconciliation, mais qu’il se contente de prononcer le mot pour obtenir un gain politique.
Chers collègues, les libéraux font toujours de beaux discours, mais ils réussissent rarement à passer de la parole aux actes. Ce qu’ils font ne correspond pas à ce qu’ils disent.
Il ne s’agit pas d’une accusation gratuite. Je l’ai vu de mes propres yeux pendant l’étude du Comité de la défense sur le projet de loi C-21. Au moment même où le projet de loi S-13 franchissait les étapes du processus législatif, le gouvernement prétendait qu’il fallait respecter les droits ancestraux et issus de traités, mais bafouait en même temps ces droits dans le projet de loi C- 21.
Paul Irngaut, le vice-président de Nunavut Tunngavik Incorporated, a dit au comité : « Le projet de loi n’a pas fait l’objet d’une consultation suffisante. » Il a ajouté : « Nous estimons que nous n’avons pas été consultés de manière adéquate. »
Lorsque Jessica Lazare, du Conseil des Mohawks de Kahnawà:ke, a témoigné, je lui ai dit que le ministre avait déclaré que le projet de loi respectait les droits des Autochtones et que son sous-ministre avait affirmé au comité : « Il y a eu de nombreuses consultations avec les collectivités autochtones d’un bout à l’autre du pays lorsque le projet de loi a été présenté la première fois. » Ce sont les paroles du sous-ministre.
Ensuite, j’ai demandé à la cheffe Lazare : « [J]uste pour être sûr, le gouvernement vous a-t-il consultés avant le dépôt du projet de loi? »
Elle a répondu en un mot : « Non. »
J’ai donc posé la question suivante : « À votre connaissance, de nombreuses consultations ont-elles été effectuées auprès des communautés autochtones du pays avant le dépôt du projet de loi C-21? »
Mme Lazare a donné la même réponse : « Non. »
Chers collègues, lorsque le ministre LeBlanc a comparu devant le Comité de la défense au sujet du projet de loi C-21, il nous a assuré que les groupes autochtones avaient été consultés, mais il est clair qu’ils ne l’ont pas été. Il n’y a eu ni consultation, ni coopération, ni consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause.
On pourrait penser que le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants serait la tribune tout indiquée pour examiner cette atteinte manifeste aux droits des Autochtones. Après tout, le Sénat est censé être un lieu de second examen objectif et il est censé protéger les droits des minorités. Pourtant, tous les amendements au projet de loi C-21 qui ont été proposés au comité et qui visaient à corriger cette omission ont été rejetés. Peu importe qu’ils aient été présentés par des conservateurs ou non, car on aurait pu alors crier à la partisanerie, ils ont tous été rejetés, y compris ceux de la sénatrice Anderson.
Le gouvernement a fait preuve de la même hypocrisie au comité, où certains sénateurs ont dit exactement ce qu’il fallait dire et prétendu chérir les droits des Autochtones pendant qu’ils faisaient exactement le contraire en faisant fi des voix autochtones et de leurs préoccupations. Nous en avons eu une autre preuve ici même puisque certains sénateurs autochtones ont voté pour une loi qui foule aux pieds tous leurs droits.
J’utilise souvent les dessins animés pour illustrer mes propos, et c’est ce que je vais faire encore aujourd’hui. Certains jours, j’ai l’impression de regarder les vieux épisodes de Peanuts, où on voit Lucy qui dépose un ballon de football par terre pour que Charlie Brown puisse le botter. Il accourt, mais juste comme il s’élance, Lucy retire le ballon et Charlie Brown tombe à plat sur le dos. Mais comme Charlie Brown est un éternel optimiste, il recommence encore et encore le même manège, espérant que, cette fois, Lucy tiendra parole, mais ce n’est jamais ce qui se passe, vous l’aurez deviné. Le spectateur, lui, s’amuse de la naïveté de Charlie Brown.
Chers collègues, nous ne vivons pas dans un monde de dessin animé, même si, parfois, le gouvernement me donne l’impression contraire. Cependant, nous faisons preuve de la même naïveté au Sénat. L’autre jour, la sénatrice Deacon a changé d’avis au sujet d’un amendement au projet de loi C-21 concernant les tireurs sportifs, parce que le gouvernement lui a promis que :
L’intention du gouvernement n’est pas d’éliminer les sports de tir au Canada pour les jeunes, les débutants ou les aînés.
Le gouvernement a aussi donné cette assurance à la sénatrice :
[Il veut] trouver un équilibre entre la capacité de permettre les sports et les compétitions de tir et celle d’empêcher que des gens se servent de ce prétexte comme moyen détourné pour posséder des armes de poing.
La sénatrice Deacon a dit : « Je dois au moins laisser la chance au ministre de tenir parole. » Charlie Brown.
Honorables collègues, cette attitude ne mènera qu’à la déception, au découragement et au désespoir, car c’est le même gouvernement qui a non seulement dit qu’il respecterait les droits des Autochtones, mais qui a également inscrit dans nos lois la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Croyez-vous que la parole d’un ministre suffira, alors quelle ne suffit même pas pour que le gouvernement tienne parole lorsqu’il est question des droits des Autochtones, qu’il s’agisse des droits issus de traités, des droits conférés par l’article 35 de la Constitution et la déclaration des Nations unies ou des droits visés par le projet de loi dont nous sommes saisis aujourd’hui? C’est suffisant pour la sénatrice Deacon. Qu’en est-il des autres sénateurs?
Le gouvernement a bafoué les droits des Autochtones en négligeant de les consulter au sujet du projet de loi C-21, pourtant je suis convaincu que nous allons assister une fois de plus au même spectacle et que certains sénateurs appuieront ce projet de loi en affirmant qu’ils souhaitent protéger les droits des Autochtones, et ce, tout juste après avoir rejeté des amendements justement conçus pour protéger ces droits. La situation doit être particulièrement décourageante pour les peuples autochtones, du moins ceux qui n’appuient pas le gouvernement.
Cela dit, s’il y a un rayon d’espoir auquel s’accrocher dans cet épais brouillard, c’est que, malgré toutes leurs préoccupations, malgré l’absence de consultations et malgré le fait qu’ils n’ont pas été entendus, les peuples autochtones souhaitent quand même que cette mesure législative soit adoptée. L’espoir est éternel. Malgré tous les vents contraires, ils gardent espoir et continuent de se battre pour leurs droits et chérissent chaque avancée, aussi menue soit‑elle. Lentement mais sûrement, leur détermination et leur patience finissent par porter leurs fruits, même si le gouvernement n’y est pour rien.
Quoi qu’il en soit, je vous prie, chers collègues, de ne pas considérer ce projet de loi comme une panacée, car je peux vous assurer que ce n’est pas l’opinion qu’en ont les peuples autochtones. Le Conseil mohawk de Kahnawà:ke a fait remarquer que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 :
[...] s’applique d’elle-même. Par conséquent, cette disposition de non-dérogation constituera, au mieux, un rappel des limites constitutionnelles bien établies, mais elle n’apportera aucun avantage concret aux communautés autochtones.
La cheffe Jessica Lazare ajoute que « [...] au mieux, on peut comparer les dispositions comme celle-là à de petites notes adhésives qui renvoient à la Constitution ».
Ne vous méprenez pas, chers collègues. C’est bien ce que fera le projet de loi S-13. Il apposera une petite note adhésive sur chaque document législatif pour rappeler au gouvernement ce qu’il sait déjà pertinemment, c’est-à-dire que les droits ancestraux ou issus des traités n’ont pas été accordés; ils sont inhérents. On ne peut les abroger ni y déroger. Ils ne peuvent faire l’objet de négociation ou d’assujettissement. Plutôt, comme il est déclaré sur le site Web du ministère de la Justice : « Les droits des peuples autochtones, peu importe où ils se vivent, doivent être respectés. »
Chers collègues, je vous encourage à appuyer ce projet de loi aujourd’hui. Je le ferai, et je crois que tous mes collègues au sein de mon caucus l’appuieront aussi, non pas parce qu’il changera la manière dont se comporte le gouvernement — il ne le fera pas —, mais parce qu’il salue la persévérance et l’éternel optimisme des Autochtones ainsi que leurs efforts inlassables en vue d’obtenir ce qui leur appartient déjà. Merci, chers collègues.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
(La motion est adoptée et le projet de loi, lu pour la troisième fois, est adopté.)