Projet de loi concernant l'élaboration d'un cadre national sur le revenu de base garanti suffisant
Deuxième lecture--Suite du débat
23 octobre 2025
Honorables sénateurs, je prends la parole pour participer au débat à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-206, Loi relative au cadre national sur le revenu de base garanti suffisant, qui est marrainé par notre collègue la sénatrice Pate. Le projet de loi ordonne au ministre des Finances d’élaborer un cadre national pour la mise en œuvre d’un programme de revenu de base garanti partout au Canada pour toute personne de plus de 17 ans.
Avant de poursuivre, je tiens de nouveau à féliciter la sénatrice Pate pour sa défense de longue date des droits des personnes qui vivent dans la pauvreté. Son dévouement envers ces questions difficiles enrichit le débat au Sénat. Je ne suis peut-être pas toujours d’accord avec les propositions de la sénatrice Pate, mais ses efforts constants à l’égard de ces questions sont précieux, et je tiens à le souligner.
En tant que porte-parole de la version précédente du projet de loi, le projet de loi S-233, je me suis longuement étendu sur le sujet. Je ne répéterai pas tous les points que j’ai soulevés au cours de la dernière législature, même si je dispose de 45 minutes pour le faire. Cela dit, le projet de loi dont nous sommes saisis est d’une grande importance, et, si vous me le permettez, je pense que de nombreux points méritent d’être répétés.
L’idée d’un revenu garanti n’est pas nouvelle. Le lauréat du prix Nobel Milton Friedman l’a déjà défendue comme une solution de rechange qui serait plus simple et moins paternaliste que les bureaucraties tentaculaires entourant l’aide sociale, car il s’agit essentiellement de fournir une aide directe au moyen d’un impôt négatif sur le revenu. Robert Stanfield a étudié l’idée lorsqu’il dirigeait le Parti progressiste-conservateur à Ottawa, et notre ancien collègue Hugh Segal a été l’un de ses plus ardents défenseurs.
Dans le meilleur des cas, ce concept promettait efficacité, équité et réduction du fardeau bureaucratique; surtout, les modèles antérieurs partaient toujours du principe qu’en contrepartie de la mise en place d’un revenu de base, les programmes sociaux redondants seraient éliminés. Ce n’est toutefois pas ce que proposent certains défenseurs modernes du concept. Ils souhaitent plutôt ajouter une nouvelle prestation au système existant, ce qui compromettrait la simplicité et l’efficacité mêmes qui rendaient cette idée attrayante au départ.
Un revenu de base garanti ne peut pas simplement s’ajouter à l’État-providence; il doit le remplacer. De plus, bien qu’on ait retiré les travailleurs temporaires, les résidents permanents et les demandeurs d’asile de cette version du projet de loi, l’idée voulant que les versements commencent à l’âge de 17 ans va, à mon avis, le tuer dans l’œuf. Une telle politique risque de nuire à l’ambition et à la motivation personnelle des jeunes pile au moment où ils devraient s’efforcer de bâtir leur avenir.
Les modèles de revenu garanti varient considérablement tant au niveau de leur administration que de leurs coûts, mais ces derniers sont faramineux. Si l’on ne remplace pas complètement le régime fiscal actuel et les programmes d’aide sociale, les coûts du revenu de base garanti, à mon avis, ne sont absolument pas accessibles. Les estimations du Réseau canadien pour le revenu garanti varient entre 187 et 637 milliards de dollars par an.
Pour mettre les choses en perspective, en 2024, le gouvernement fédéral a perçu 217 milliards de dollars d’impôt sur le revenu des particuliers, et le budget fédéral s’élevait à 450 milliards de dollars. Autrement dit, sans la refonte et le remplacement des programmes d’aide sociale actuels, même les estimations les plus modestes pour les programmes de revenu de base absorberaient une part importante, voire la totalité, du budget fédéral.
L’Institut Fraser a examiné plusieurs modèles, dont un basé sur les versements de 2 000 $ par mois de la Prestation canadienne d’urgence, ou PCU. Fournir 24 000 $ par année à chaque Canadien en âge de travailler coûterait 464 milliards de dollars. Sans surprise, le rapport a conclu que ce n’était pas viable. Même avec des modèles de récupération, le compromis reste le même : des coûts moins élevés entraînent des taux d’imposition marginaux plus élevés et un affaiblissement de l’incitation à travailler — le fameux piège de l’aide sociale —, ce qui pourrait dissuader les bénéficiaires de renoncer à l’aide sociale.
Le rapport illustre les intérêts concurrents dans la conception des modèles de revenu garanti. Il faut savoir que tout modèle de revenu de base garanti comporte trois caractéristiques clés : le transfert d’argent, le taux de réduction et le seuil de revenu. Trois variables concurrentes recherchent trois intérêts concurrents : des transferts suffisamment importants pour réduire la pauvreté tout en minimisant les coûts et en évitant de dissuader les gens de travailler. Comme le rapport le fait remarquer à juste titre, aucun modèle ne peut atteindre simultanément les trois objectifs d’être généreux, de rendre la vie abordable et de bien motiver les gens à travailler.
De même, l’Institut Macdonald-Laurier a conclu que les transferts de fonds inconditionnels, aussi bien intentionnés soient-ils, causent souvent plus de tort que de bien. De tels programmes nécessitent des impôts plus élevés et des dépenses plus importantes, et ils finissent par offrir moins à ceux qui ont le plus besoin d’aide. Comme l’indique le rapport de l’institut, réduire les dépenses consacrées aux Canadiens gravement handicapés afin de pouvoir dépenser davantage pour les personnes non handicapées en âge de travailler constitue « une utilisation injustifiable de ressources publiques limitées ». Je partage cet avis.
Le bon sens indique que le versement de sommes importantes et sans condition rend le travail moins attrayant et moins gratifiant, notamment parce que les bénéficiaires travaillent uniquement pour obtenir la différence entre leur revenu de base et leur salaire. C’est non seulement une question de coût, mais aussi de viabilité. Notre ancienne collègue, la sénatrice Bellemare, forte de son expertise en économie, nous a avertis que pour financer un tel programme, les gouvernements devront revoir l’impôt sur le revenu. Or, les modifications fiscales nécessaires pour financer un tel programme nuiront au taux d’activité, pas parce que les gens sont paresseux, mais tout simplement parce qu’ils sont rationnels.
En somme, le nombre de personnes soutenues par ce programme augmentera au-delà du nombre de personnes qu’on voulait aider à l’origine. Or, moins d’heures travaillées et imposées, cela signifie moins de revenus pour le gouvernement. Bref, le financement du revenu de base garanti est insoutenable.
Donner de l’argent aux Canadiens sans exiger qu’ils travaillent et sans les inciter à chercher un emploi crée de sérieux problèmes. Cela nuit à la participation au marché du travail, ce qui entraîne une diminution du nombre d’heures travaillées, une baisse des revenus, une diminution des recettes fiscales et, en fin de compte, une réduction des fonds disponibles pour soutenir ce qui était censé être une initiative de lutte contre la pauvreté.
Les données probantes des provinces le confirment. La Colombie-Britannique a commandé l’un des examens du revenu garanti les plus complets au monde. Son groupe d’experts a conclu que le revenu de base n’était pas le moyen le plus juste ou le plus efficace de réduire la pauvreté, indiquant que les affirmations des partisans de cette proposition n’étaient pas fondées et faisant une mise en garde contre les mesures qui dissuadent les gens de travailler. Le comité a même rejeté l’idée de poursuivre un projet pilote.
Les besoins des gens dans notre société sont trop variés pour qu’on puisse y répondre efficacement au moyen d’un simple chèque du gouvernement. Un revenu de base est une approche très coûteuse pour atteindre un objectif précis, comme la réduction de la pauvreté. Les partisans de cette mesure soutiendront le contraire, mais d’innombrables rapports et économistes ont sonné l’alarme au sujet de l’efficacité probable du revenu de base garanti comme solution pour lutter contre la pauvreté.
Il me semble que l’une des exigences essentielles pour la création d’un revenu garanti serait une gestion financière plus forte et responsable de la part du gouvernement fédéral, peu importe sa couleur politique. Eh bien, la dette nationale du Canada a doublé, passant de 650 milliards de dollars en 2015 à plus de 1,2 billion de dollars aujourd’hui. En moins de 10 ans, le gouvernement actuel a alourdi la dette nationale plus que tous les gouvernements réunis depuis la Confédération, et le Canada a passé la majeure partie de la première moitié du XXe siècle à participer à des guerres internationales.
À cause de cette dette, le gouvernement fédéral dépense maintenant la somme stupéfiante de 53 milliards de dollars uniquement pour le service de la dette; j’ai bien dit 53 milliards juste pour le service de la dette. Pour mettre les choses en perspective, c’est plus que la totalité du Transfert canadien en matière de santé de 2024-2025, qui s’élève à 52 milliards de dollars, et beaucoup plus que les 35 milliards de dollars versés en prestations pour les services de garde au Canada. Bref, le programme gouvernemental le plus coûteux au Canada aujourd’hui est maintenant le service de la dette.
Je fais appel à la prudence en soulignant la fragilité de notre économie et le danger de mettre en place une foule de nouvelles prestations sans assise financière solide. Sous les libéraux, le fardeau fiscal, l’inflation et les formalités administratives toujours plus lourdes continuent de faire fuir les investissements et les débouchés au sud de la frontière tout en réduisant progressivement la valeur des chèques de paie des Canadiens. Même les données du gouvernement montrent que les recettes fiscales fédérales n’ont jamais été aussi élevées en 22 ans. Pendant ce temps, au chapitre de la croissance du produit intérieur brut réel par habitant, de 2015 à 2024, le Canada se classe au dernier rang des 40 pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques, ou OCDE. Pardon, il est plutôt au 39e rang sur 40, devançant seulement le Luxembourg. C’est un bilan épouvantable pour un pays aussi riche en ressources et industrieux que le nôtre.
Presque tous les principaux indicateurs économiques depuis 2015 brossent le même tableau. La croissance de la productivité stagne, les investissements du secteur privé ont dégringolé, la fuite de capitaux continue d’envoyer la richesse canadienne à l’étranger et l’abordabilité du logement s’est effondrée. Le coût de la vie a grimpé en flèche, tandis que le dollar canadien se situe près de son plus bas niveau en 20 ans. Les paiements d’intérêts sur notre dette nationale dépassent désormais les transferts fédéraux en santé. Les déficits budgétaires se creusent et notre PIB réel par habitant est à la traîne par rapport à tous les autres pays du G7. La production industrielle stagne. Chers collègues, ce n’est pas là le profil d’une économie saine et compétitive. C’est le bilan d’un déclin sous ce gouvernement.
Pire encore, les Canadiens perdent confiance en l’avenir. Soixante-dix-huit pour cent d’entre eux pensent désormais que leurs enfants se retrouveront dans une situation pire que la leur. Cela ne devrait pas être le cas au Canada. Les Canadiens méritent un gouvernement qui rend la vie à nouveau abordable, qui rétablit les possibilités et qui assure un avenir meilleur à nos enfants, et non un gouvernement qui accumule les impôts et les dettes tout en prétendant que des expériences bureaucratiques comme le revenu de base garanti régleront les problèmes mêmes que les politiques gouvernementales ont engendrés.
Nous devrions être l’un des pays les plus riches de la planète et exploiter nos ressources abondantes, nos talents et notre esprit d’entreprise pour générer la prospérité qui finance des programmes sociaux durables et une véritable réduction de la pauvreté. C’est le type de fondement durable que ce projet de loi prétend poursuivre, mais cela ne peut pas se faire au moyen d’un autre programme fédéral coûteux et non éprouvé.
Au vu de ce que j’ai lu et de la situation financière précaire du Canada, je ne peux pas, en toute conscience, appuyer un projet de loi qui vise à donner au gouvernement le mandat de créer un cadre pour un programme dont le coût pourrait être monumental.
Dans son discours du printemps dernier, la sénatrice Pate a fait référence, à juste titre, à la mise à jour du directeur parlementaire du budget au sujet des dépenses que supposerait un revenu de base garanti, qui fournissait des estimations modestes.
Si les projections du directeur parlementaire du budget peuvent sembler modestes, elles reposent sur l’hypothèse d’une refonte complète du système fiscal et social canadien, rien de moins, rendue possible par la suppression d’aides existantes, la restructuration du régime fiscal fédéral et l’imposition d’une fiscalité plus lourde aux contribuables. Il ne s’agit pas d’un ajustement, mais d’une réorganisation fondamentale de notre cadre fiscal qui comporte des risques au chapitre de l’incitation au travail, de l’équité et des compétences provinciales qui dépassent de loin les modèles bien ordonnés présentés dans le rapport.
Je tiens à être clair : il ne s’agit pas d’un léger changement de cap. Nous ne discutons pas de modifications technocratiques mineures.
Un revenu de base garanti transformerait du tout au tout notre cadre social et économique. Il redéfinirait la façon dont les Canadiens paient leurs impôts, dont le gouvernement fournit son aide et dont nous concevons le rôle de l’État dans notre vie. Le cadre d’un changement aussi radical ne doit pas se décider par l’intermédiaire d’un projet de loi d’initiative parlementaire au Sénat. Il nécessite le consentement manifeste des Canadiens, exprimé par un mandat électoral.
À mon avis, des changements d’une telle ampleur doivent se discuter dans le cadre d’une campagne électorale et non dans les coulisses du Parlement. Si le gouvernement souhaite mettre en œuvre un programme qui pourrait coûter des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars par an et remplacer les piliers actuels de notre filet de sécurité sociale, il doit soumettre cette proposition directement au peuple canadien. Que les Canadiens voient les chiffres, qu’ils débattent des compromis et, surtout, qu’ils décident aux urnes s’il s’agit de la direction qu’ils souhaitent pour leur pays. Autrement, la confiance et la légitimité qui sont les fondements de notre pays risquent d’être ébranlées.
Le Sénat a un rôle important à jouer : celui d’étudier, d’examiner et d’améliorer les projets de loi en posant un second regard objectif. Toutefois, j’estime qu’il ne nous revient pas de lancer des expériences sociales à grande échelle sans le consentement des gouvernés. Nous sommes une chambre non élue, et notre légitimité dépend du respect des limites inhérentes à cette réalité.
Si le gouvernement croit aux bienfaits d’un cadre pour un revenu de base garanti, qu’il fasse valoir ses arguments à l’occasion d’une campagne électorale pour chercher à obtenir le mandat de gouverner en conséquence. C’est la voie démocratique à suivre.
Cela dit, comme je l’ai déjà dit par le passé, j’estime que la plupart des projets de loi méritent d’être examinés par les comités. Même si je ne crois pas que ce projet de loi soit approprié, je trouve néanmoins qu’il s’agit d’un sujet important et intéressant. Je laisse donc au Sénat le soin de déterminer s’il y a lieu de renvoyer ce projet de loi au comité.