La Loi sur la Gendarmerie royale du Canada
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
4 décembre 2024
Honorables sénateurs, je tiens à souligner que le Parlement du Canada est situé sur les territoires non cédés des Premières Nations algonquines et anishnabeg.
Il y a quelque temps, la sénatrice McCallum a présenté le projet de loi S-271, Loi modifiant la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, et le projet de loi S-272, Loi modifiant la Loi sur le directeur des poursuites pénales, qui lui est connexe. J’invite tous les sénateurs à relire ses discours, qui fournissent une analyse exhaustive et une justification solide de l’adoption de ce projet de loi que, après avoir consulté des experts des Premières Nations, j’ai le plaisir d’appuyer.
La Constitution du Canada reconnaît la souveraineté inhérente des peuples autochtones. Pourtant, après plus de 140 ans, la plupart des Premières Nations sont assujetties à la Loi sur les Indiens, à moins qu’elles n’aient réussi à négocier un régime d’autonomie gouvernementale viable. La Loi sur les Indiens établit une forme limitée d’administration locale, sans prendre en compte les circonstances particulières de chacune des communautés. En revanche, les Premières Nations autonomes peuvent élaborer leurs propres lois et leurs propres politiques, en plus de disposer d’un pouvoir de décision dans un vaste éventail de domaines, notamment à l’égard de questions internes ou faisant partie intégrante de la culture et des traditions de leur communauté.
Ce projet de loi et son pendant, le projet de loi S-272, visent à résoudre un dilemme juridique relatif à l’applicabilité, ou à la perception d’inapplicabilité, des lois créées par les Premières Nations autonomes qui ne relèvent pas de la Loi sur les Indiens. Le projet de loi S-271 traite des questions de maintien de l’ordre et d’application des lois des Premières Nations, et le projet de loi S-272 traite des poursuites pénales liées à ces lois.
Honorables collègues, supposons qu’un gouvernement au pays mette en place des mesures législatives pour se rendre compte par la suite que les forces policières ne les appliquent pas et qu’elles ne donnent pas lieu à des accusations et à des poursuites devant les tribunaux. Selon vous, combien de temps cette situation durerait-elle? Des décennies? Sûrement pas.
Le grand chef Garrison Settee, de Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc., a déclaré ce qui suit devant un comité parlementaire de l’autre endroit :
Les règlements administratifs pris par les Premières Nations [...] ne sont pas mis en application par les autorités policières et n’ont pas fait l’objet de poursuites au Manitoba depuis 25 ans.
Ce projet de loi propose deux modifications simples, mais efficaces, à la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada. Premièrement, il ajoute le terme « texte législatif de première nation » aux définitions. Il ne s’agit pas d’un nouveau terme. Ce terme est déjà défini dans la loi, plus précisément dans la Loi sur l’Accord-cadre relatif à la gestion des terres de premières nations, qui la définit ainsi :
Loi ou autre texte de nature législative adopté par une première nation, conformément à l’accord-cadre et à son code foncier.
Deuxièmement, il modifie la Loi sur la GRC pour définir ainsi les fonctions des agents de la paix de la GRC, à l’article 18 :
Sous réserve des ordres du commissaire, les membres qui ont qualité d’agent de la paix sont tenus :
a) de remplir toutes les fonctions des agents de la paix en ce qui concerne le maintien de la paix, la prévention du crime et des infractions aux lois fédérales et à celles en vigueur dans la province où ils peuvent être employés, ainsi que l’arrestation des criminels, des contrevenants et des autres personnes pouvant être légalement mises sous garde [...]
La modification de l’article 18 proposée dans le projet de loi ajoute les « textes législatifs de premières nations » à la liste des lois fédérales et provinciales que la GRC a le pouvoir et l’obligation d’appliquer. Par conséquent, le texte modifié se lirait comme suit :
[...] la prévention du crime et des infractions aux lois fédérales, à celles en vigueur dans la province où ils peuvent être employés et aux textes législatifs de premières nations [...]
Chers collègues, l’application de la loi par les Premières Nations sur leurs terres est essentielle à l’autodétermination et l’autonomie gouvernementale. Au cours des dernières décennies, le Canada a adopté des lois visant à remédier aux lacunes structurelles de la Loi sur les Indiens, à abroger ses dispositions désuètes, à moderniser les relations entre le gouvernement et les Autochtones et à reconnaître et à renforcer l’autonomie des Premières Nations et leur autonomie gouvernementale. Voici trois exemples.
Premièrement, l’Accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières Nations est un accord de gouvernement à gouvernement qui a été élaboré et dirigé par les Premières Nations, et qui a été signé par 13 Premières Nations et le Canada le 12 février 1996. Il visait à créer de nouveaux pouvoirs législatifs améliorés pour favoriser l’autodétermination des Premières Nations, principalement en remplaçant 44 articles de la Loi sur les Indiens par des lois des Premières Nations au moyen d’un code foncier élaboré et approuvé par la communauté. Au départ, ce code faisait partie du projet de loi C-49, la Loi sur la gestion des terres des premières nations de 1999, qui a été remplacée par la Loi sur l’Accord-cadre relatif à la gestion des terres de premières nations de 2022, qui est plus complète.
L’accord-cadre a élargi l’éventail des pouvoirs autonomes que les Premières Nations peuvent exercer : ces pouvoirs n’étaient plus laissés à la discrétion du gouverneur en conseil ou du ministre. Une fois signataire de l’accord-cadre, une Première Nation est habilitée à créer un code foncier qui décrit comment les membres de la communauté collaboreront à l’élaboration de lois et de politiques visant à gouverner et à gérer les terres et les ressources de leur réserve.
En novembre 2024, 213 Premières Nations avaient signé cet accord-cadre, et 122 d’entre elles avaient adopté leur propre code foncier.
Deuxièmement, le projet de loi C-428, la Loi de 2014 sur la modification et le remplacement de la Loi sur les Indiens, a éliminé la condition préalable de surveillance du ministre en ce qui concerne la présentation, l’entrée en vigueur et l’abrogation de règlements administratifs. Autrement dit, le projet de loi visait à accorder aux Premières Nations l’autonomie et la responsabilité à l’égard de l’élaboration, de l’adoption et de l’entrée en vigueur de règlements administratifs, ainsi que de la gouvernance quotidienne de leurs communautés.
Malheureusement, malgré l’intention du Parlement de renforcer les pouvoirs législatifs associés à l’autodétermination des Premières Nations, les projets de loi C-49 et C-428 ont créé des régimes législatifs des Premières Nations qui sont « en suspens » : les lois en question ne sont pas appliquées par la GRC et le Service des poursuites pénales du Canada n’engage pas de poursuites.
Voici ce qu’ont dit le chef Robert Louie et le chef Keith Blake, du Conseil consultatif des terres des Premières Nations, lorsqu’ils ont comparu à l’autre endroit :
Quantité de Premières Nations ont connu de grands succès en gouvernant leurs terres en vertu de l’Accord-cadre, opérant un changement révolutionnaire assorti d’avancées dans la législation, de la reprise du contrôle sur leurs terres et l’environnement, de changements considérables dans les finances et la taxation, de projets économiques de plusieurs millions de dollars, et plus encore. En dépit de ces succès, il existe une frustration immense au sujet des difficultés que nous rencontrons concernant l’application des lois des Premières Nations. Il ne peut pas y avoir d’autonomie gouvernementale efficace sans application des lois.
Ils ont ensuite souligné que « l’indépendance par rapport à la Loi sur les Indiens et à son régime inadéquat est inutile si les lois des Premières Nations ne sont pas appliquées. »
Avant de passer à mon troisième exemple, je trouve important de mentionner les hommages qui ont été rendus hier au sénateur Murray Sinclair, connu sous le nom spirituel de Mazina Giizhik-iban. On a notamment souligné le rôle qu’il a joué dans l’adoption du projet de loi C-15, qui oblige le Canada à mettre en œuvre les principes de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Selon les articles 18, 19 et 20 de la déclaration, le Canada doit respecter le droit qu’ont les Premières Nations de participer à la prise de décisions conformément à leurs propres procédures, ainsi que leur droit de conserver et de développer leurs propres institutions décisionnelles.
L’article 26 de la Déclaration exige que les États :
[...] accordent reconnaissance et protection juridiques à ces terres, territoires et ressources [...] en respectant dûment les coutumes, traditions et régimes fonciers des peuples autochtones concernés.
Chers collègues, dans l’exercice de leurs responsabilités, les policiers sont quotidiennement appelés à faire preuve de discernement quant à la meilleure façon d’exécuter les fonctions qui leur ont été confiées. Chaque situation est unique. Chaque situation exige un jugement attentif sur la manière de résoudre le conflit. Lorsqu’ils envisagent de porter ou non des accusations, les policiers exercent leur pouvoir discrétionnaire pour évaluer des facteurs tels que la nature de l’infraction, la sécurité, les facteurs socio-économiques, les souhaits de la victime et les autres possibilités de désamorçage ou de résolution du conflit. Des témoins ont toutefois indiqué au comité parlementaire de l’autre endroit que la réalité sur le terrain est différente. La Nation des Tla’amins a déclaré :
la Gendarmerie royale du Canada refuse souvent d’appliquer les lois des gouvernements autochtones signataires d’un traité ou d’un code foncier, car elle estime que ces lois s’apparentent à des « règlements municipaux ». Cette interprétation est erronée, car il s’agit de lois;
Des représentants de la Première Nation K’ómoks a raconté que la Gendarmerie royale du Canada refuse d’appliquer les lois anti‑intrusion liées au code foncier des Premières Nations :
La GRC a dit qu’elle ne pouvait pas [...] accuser [...]
— les contrevenants —
[...] d’infraction au code foncier [...] sous prétexte que nos lois ne sont pas de « vraies lois ». La Couronne n’a pas intenté de poursuites parce qu’elle ne reconnaissait pas nos lois, ni le pouvoir que nous avions de créer ces lois [...]
Le chef Louie, au nom du Conseil consultatif des terres des Premières Nations, qui représente plus de 100 Premières Nations ayant promulgué un code foncier, résume ainsi la situation :
De nombreuses Premières Nations qui ont un code foncier se sont heurtées au refus de forces policières lorsqu’elles ont demandé de l’aide, ces forces évoquant des préoccupations au sujet de la validité des dispositions législatives sur les codes fonciers et de la responsabilité pouvant être imputée aux policiers, ou bien une incertitude quant aux parties qui prendraient en charge les poursuites si des accusations étaient portées. Il a été difficile jusqu’ici de se mettre d’accord avec des procureurs fédéraux ou provinciaux pour aborder les lois des Premières Nations au titre de l’Accord-cadre [...]
Des représentants de la Gendarmerie royale du Canada ont appuyé ses arguments lors de leur témoignage devant le comité de l’autre endroit. Le sergent d’état-major de la GRC Ryan How a indiqué :
Après 2014, nous n’avons plus été en mesure d’appliquer les règlements, et cela a provoqué une friction immédiate avec l’ensemble de la police, alors perçue comme celle qui avait soudainement cessé de le faire. C’était perçu comme notre décision.
Il ajoute ensuite :
Mon message à la Première Nation était : la GRC est avec vous. Nous vous soutenons et nous voulons que cela se produise, mais nous ne pouvons pas le faire sans qu’il y ait des poursuites.
Ces témoignages sont confirmés par les recherches et le travail de revendication des universitaires et des experts en droit autochtone. Je cite l’expert en droit autochtone Nick Sowsun :
Du point de vue d’un corps policier, lorsqu’un retrait forcé d’une réserve est demandé, le chef de police ou le commandant du détachement doit évaluer s’il veut allouer du temps et des ressources à un règlement qui n’a aucune chance d’être mis en œuvre parce qu’aucune cour territoriale ou provinciale ne le reconnaît. De nombreux corps policiers estiment que les règlements administratifs sous le régime de la Loi sur les Indiens n’ont pas la même légitimité que les règlements fédéraux, provinciaux, territoriaux ou municipaux et qu’il ne vaut pas la peine de risquer d’engager la responsabilité et d’y consacrer les ressources nécessaires pour les faire respecter.
L’application des lois fédérales et les poursuites connexes relèvent du Service des poursuites pénales du Canada. Cette autorité de poursuite nationale et indépendante pour les infractions fédérales fournit des conseils juridiques aux organismes d’application de la loi. Les représentants de ce service ont dit au comité de la Chambre qu’il n’intente de poursuites qu’à l’égard des règlements administratifs qui ont fait l’objet d’un examen officiel, mais il n’y a aucun examen ministériel obligatoire des dispositions législatives sur les codes fonciers des Premières Nations. Devinez ce qui ne fait pas l’objet d’un examen.
Le chef Keith Blake a habilement exposé ce cercle vicieux :
La plupart des administrations du pays ne reconnaissent pas ou ne poursuivent pas les infractions régies par ces lois. La plupart des communautés autochtones du pays se heurtent au refus ou à la réticence des procureurs de la Couronne provinciaux ou fédéraux, qui ne veulent pas intenter de poursuites pour des infractions régies par des lois autochtones.
Chers collègues, les forces de l’ordre et les services des poursuites sont deux entités qui sont distinctes, mais qui ont une incidence mutuelle directe et qui doivent souvent compter l’une sur l’autre pour atteindre leurs objectifs, dans une relation d’interdépendance. Cependant, au fil des générations, ce modèle n’a jamais répondu aux besoins des Premières Nations, d’où les régimes de lois « en suspens » des Premières Nations. Autrement dit, c’est un vrai gâchis.
Les causes de ce gâchis législatif et administratif sont connues. Des solutions existent. Ce qui manque, c’est la volonté politique, et c’est pour cette raison que nous sommes saisis du projet de loi S-271 et du projet de loi S-272. La Loi sur les Indiens elle-même ne précise pas si la responsabilité de poursuivre les infractions aux règlements incombe aux provinces et aux territoires, au gouvernement fédéral ou aux Premières Nations elles-mêmes. Bien souvent, en l’absence de leadership fédéral, provincial et territorial coordonné dans ce dossier, aucun gouvernement fédéral, provincial ou territorial ne choisit de respecter les lois des Premières Nations.
Chers collègues, il s’agit d’une question complexe. Les défis et les obstacles en vue d’une solution claire nécessitent un examen en bonne et due forme, ce qui est précisément la fonction des comités du Sénat. Je félicite la sénatrice McCallum pour le soutien qu’elle apporte aux Premières Nations de tout le pays qui ont du mal à protéger leur communauté. Je vous saurais gré d’envoyer le projet de loi S-271 à un comité pour une étude plus approfondie. Je vous remercie. Meegwetch.
Accepteriez-vous de répondre à une question, sénatrice McPhedran?
Oui.
Merci beaucoup. Je suggère peut-être d’inclure ceci dans cette étude, mais étiez-vous au courant qu’en Ontario — car nous sommes une province distincte et la GRC n’y joue pas ce rôle —, les Premières Nations de la nation anishinabek ont trouvé une solution pour cela et réussissent à tenir des procès dans un tribunal à Sault Ste. Marie? Êtes-vous d’accord pour dire qu’il pourrait s’agir d’un modèle intéressant à examiner? Il s’agit en fait d’une solution que les Premières Nations ont conçue elles-mêmes.
Je vous remercie beaucoup de la question et des renseignements, sénatrice Boniface. Je suis d’accord. Dans mon prochain discours, je parlerai d’une entreprise semblable au Manitoba. Merci.