La Loi sur le directeur des poursuites pénales
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
5 décembre 2024
Honorables sénateurs, je suis heureuse d’avoir l’occasion de terminer mon discours d’hier. Je vais essayer de ne pas trop répéter ce que j’ai déjà dit.
Je suis heureuse de poursuivre mes observations en faveur du projet de loi S-272, Loi modifiant la Loi sur le directeur des poursuites pénales. Ce projet de loi est lié au projet de loi S-271, Loi modifiant la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, dont j’ai parlé hier. Ces projets de loi renforceraient l’autonomie gouvernementale des Premières Nations et élimineraient certains obstacles juridiques et techniques de longue date à l’application efficace des lois et des règlements des Premières Nations, que ces dernières adoptent à l’échelle locale pour protéger leurs peuples et favoriser les collectivités, en les rendant plus sûres pour leurs citoyens, en particulier pour leurs enfants.
Malheureusement, malgré l’intention du Parlement d’accroître les pouvoirs législatifs des Premières Nations associés à l’autodétermination, les conséquences imprévues de certains de ces projets de loi — par exemple, le projet de loi C-49, qui mettait en œuvre l’Accord-cadre relatif à la gestion des terres de premières nations, et le projet de loi C-428, Loi sur la modification et le remplacement de la Loi sur les Indiens de 2014 — ont créé ce qu’on appelle maintenant des régimes « en suspens », où les lois des Premières Nations ne sont pas appliquées par la GRC et où le Service des poursuites pénales du Canada n’engage pas de poursuites.
Le chef Keith Blake, du Conseil consultatif des terres des Premières Nations, qui représente plus de 100 Premières Nations qui ont adopté des codes fonciers, résume ainsi la crise de compétence :
La plupart des administrations du pays ne reconnaissent pas ou ne poursuivent pas les infractions régies par ces lois. La plupart des communautés autochtones du pays se heurtent au refus ou à la réticence des procureurs de la Couronne provinciaux ou fédéraux, qui ne veulent pas intenter de poursuites pour des infractions régies par des lois autochtones.
Comme je l’ai illustré dans mes remarques précédentes sur le projet de loi S-271, les causes et les obstacles à l’application appropriée, sûre et équitable des lois des Premières Nations sont innombrables, mais les deux principaux obstacles à l’application des lois des Premières Nations qui ont été cernés par le Comité permanent des affaires autochtones et du Nord sont le manque d’application des lois par les services de police et l’absence quasi totale de poursuites devant les tribunaux.
Nick Sowsun, expert en droit autochtone, tire des conclusions claires :
Du point de vue d’un service de police, lorsqu’une demande d’exécution d’un retrait forcé d’une réserve est présentée, le chef de police ou le commandant de détachement doit se demander s’il souhaite consacrer du temps et des ressources à une loi qui n’a aucune chance d’être appliquée parce qu’aucun tribunal provincial ou territorial ne la reconnaît. De nombreux services de police considèrent que les règlements administratifs pris sous le régime de la Loi sur les Indiens n’ont pas la même légitimité que les lois fédérales, provinciales et territoriales et les règlements municipaux, et qu’ils ne valent pas le risque en matière de responsabilité civile et les dépenses en ressources nécessaires pour les appliquer.
Les poursuites des infractions aux lois fédérales relèvent de la compétence du Service des poursuites pénales du Canada, qui est une autorité de poursuite nationale, indépendante et responsable, dont l’objectif principal est de poursuivre les infractions fédérales et de fournir des conseils et une assistance juridiques aux forces de l’ordre.
Au cours de l’étude du comité de la Chambre des communes sur la question, des représentants du Service des poursuites pénales du Canada ont indiqué qu’ils poursuivent seulement les infractions aux règlements administratifs qui ont été officiellement examinés. En ce qui concerne les Premières Nations, le Service des poursuites pénales du Canada n’examine que les lois relevant de la Loi sur les Indiens. L’objectif d’un tel examen est de vérifier la conformité à la Charte des droits et libertés. C’est ironique étant donné que tous les articles de la Loi sur les Indiens ne sont pas conformes à la Charte.
Depuis qu’on a retiré au ministre le pouvoir de rejeter un règlement administratif en 2014, il n’est plus nécessaire de soumettre les lois des Premières Nations à l’approbation du ministre. Le Service des poursuites pénales du Canada a donc déclaré qu’il avait également, par voie de conséquence, supprimé l’examen ministériel obligatoire des dispositions législatives sur le code foncier des Premières Nations. On ne le fait tout simplement plus, ce qui explique pourquoi les lois promulguées par les Premières Nations ne sont plus appliquées et les infractions à ces lois ne font plus l’objet de poursuites.
Le chef Keith Blake résume adroitement l’impasse :
La plupart des communautés autochtones du pays se heurtent au refus ou à la réticence des procureurs de la Couronne provinciaux ou fédéraux, qui ne veulent pas intenter de poursuites pour des infractions régies par des lois autochtones.
En présentant le projet de loi S-272, la sénatrice McCallum a expliqué en quoi il est nécessaire pour préciser et confirmer hors de tout doute que le Service des poursuites pénales du Canada a la compétence et le mandat d’engager et de mener les poursuites visant les infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire prévues par les textes législatifs de premières nations — ainsi que les recours connexes — pour le compte de la première nation qui a pris ou édicté le texte législatif.
Le projet de loi S-272 modifiera la Loi sur le directeur des poursuites pénales de manière à fournir une définition de « texte législatif de première nation », selon laquelle il s’agit :
a) soit d’un règlement administratif pris en vertu de la Loi sur les Indiens;
b) soit d’un texte législatif de la première nation au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’Accord-cadre relatif à la gestion des terres de premières nations;
c) soit d’un texte de nature législative édicté par un conseil, un gouvernement ou une autre entité autorisés à agir pour le compte d’une première nation en vertu d’un accord sur l’autonomie gouvernementale mis en œuvre par une loi fédérale.
Les forces de l’ordre et les procureurs sont deux entités distinctes de notre système de justice qui ont une incidence directe les unes sur les autres et qui doivent compter les unes sur les autres pour atteindre leurs objectifs dans le cadre d’une relation interdépendante, mais ce modèle laisse tomber les Premières Nations depuis des générations. Le dysfonctionnement qui a créé l’impasse dans laquelle se trouvent actuellement les régimes législatifs des Premières Nations n’est qu’un autre échec tragique que le Parlement n’avait pas prévu, mais c’est un énorme gâchis que le Parlement doit réparer parce qu’il coûte la vie à des Autochtones.
Avant de parler des aspects plus techniques de ce projet de loi, je vous invite à vous joindre à moi pour que nous élargissions notre point de vue jusque de l’autre côté de la rue, là où se tient à la réunion annuelle d’hiver de l’Assemblée des Premières Nations, dont c’est aujourd’hui le dernier jour et qui a lieu à deux pas du Sénat. Depuis août dernier, il y a à peine quelques mois, 10 personnes des Premières Nations ont été tuées par des policiers. Lundi, la cheffe nationale Cindy Woodhouse Nepinak a demandé une résolution — que l’Assemblée des Premières Nations a adoptée mardi — exigeant que le Canada lance une enquête nationale sur le racisme systémique dans les services de police afin d’enrayer ce qu’elle appelle « une épidémie interreliée » de violence et de morts.
Cette épidémie a probablement commencé à l’échelle communautaire, là où les lois des Premières Nations édictées par les dirigeants des Premières Nations pour protéger leurs communautés sont aujourd’hui rarement appliquées et ne se traduisent à peu près jamais par des poursuites. En tant que parlementaires et pour des raisons aussi logiques que factuelles, nous devrions être enclins à écouter les chefs, qui ont été ont ne peut plus clairs en indiquant avoir besoin des projets de loi S-271 et S-272 pour protéger leurs communautés, en particulier leurs enfants.
Comme dans le cas du projet de loi S-271, les modifications proposées dans le projet de loi S-272 apportent un niveau de clarté nécessaire et elles peuvent avoir pour effet de dégager un peu le blocage entre les différentes instances, d’améliorer la coordination entre les volets policier et judiciaire notre système de justice et d’ouvrir un espace pour un dialogue plus poussé entre les Premières Nations et les gouvernements, afin de trouver des solutions plus permanentes et plus globales à la lamentable situation actuelle.
En ce qui concerne Michael Anderson, consultant auprès des Manitoba Keewatinowi Okimakanak, permettez-moi de résumer ce qui est en jeu ici. Bien qu’un règlement administratif adopté par un chef et un conseil en vertu des articles 81(1) et 85.1 de la Loi sur les Indiens soit une « loi du Canada » et relève donc manifestement de la compétence du procureur général, le 1er juin 2023, le procureur fédéral en chef pour le Manitoba a informé les Premières Nations des Manitoba Keewatinowi Okimakanak qu’au Manitoba, les règlements adoptés en vertu de la Loi sur les Indiens n’étaient plus appliqués depuis 30 ans et que, par conséquent, ils n’entraînaient plus de poursuites judiciaires.
En raison de l’abrogation par le Parlement du pouvoir ministériel d’annulation à l’entrée en vigueur, en 2014, de la Loi sur la modification et le remplacement de la Loi sur les Indiens, les corps policiers et les autorités chargées des poursuites supposent d’emblée que tous les règlements administratifs pris en vertu de la Loi sur les Indiens après le 16 décembre 2014 sont légalement invalides et non conformes à la Charte, car il n’y a plus « d’autorité fédérale appropriée » pour examiner et éventuellement confirmer ou révoquer un règlement administratif.
Ainsi, même si le parrain du projet de loi C-428, Loi sur la modification et le remplacement de la Loi sur les Indiens, a expliqué que celui-ci avait pour objectif de soutenir les pouvoirs législatifs des Premières Nations à des fins d’autodétermination, il s’agit en fait de la mesure législative qui a donné naissance aux régimes de lois des Premières Nations qui sont « en suspens ».
Hier, M. Anderson m’a rappelé que les Manitoba Keewatinowi Okimakanak soutiennent que le refus de la police de faire appliquer les règlements pris sous le régime de la Loi sur les Indiens à la suite de l’entrée en vigueur de la Loi sur la modification et le remplacement de la Loi sur les Indiens, ainsi que le refus des procureurs d’engager des poursuites à ce titre, reviennent pour la police et les responsables des poursuites à sciemment contrecarrer la volonté du Parlement. Les Manitoba Keewatinowi Okimakanak estiment également que les pouvoirs législatifs des Premières Nations sous le régime du projet de loi C-61, Loi sur l’eau propre des Premières Nations, et du projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis — dont les sénateurs se souviendront — aboutiront de la même manière à un plus grand nombre de régimes juridiques adoptés par les Premières Nations « en suspens », c’est-à-dire des régimes dont le caractère exécutoire n’est pas reconnu par la police et où les procureurs de la Couronne ne reconnaissent pas qu’ils peuvent donner lieu à des poursuites. Le projet de loi S-271 et le projet de loi S-272 visent à résoudre les raisons fondamentales qui font que ces régimes juridiques des Premières Nations sont « en suspens ».
Honorables sénateurs, je vous invite à renvoyer ce projet de loi au comité avec le projet de loi S-271. Tous deux méritent une étude plus en profondeur, avec l’attention compétente que les sénateurs peuvent apporter à des changements juridiques indispensables pour respecter et asseoir la souveraineté des Premières Nations en matière de protection de leurs communautés et de leurs membres, y compris les enfants et les jeunes.
Merci. Meegwetch.
Honorables sénateurs, il ne reste que 30 secondes. Je regrette, sénatrice Audette, mais vous n’avez que 30 secondes.
Vous savez que ma nation a gagné en Cour suprême du Canada avec Mashteuiatsh et la police autochtone. Pensez-vous que cela prouve qu’on peut enfin se défaire de la Loi sur les Indiens et donner une force que méritent les peuples autochtones?
Je suis d’accord.