Projet de loi sur la Semaine d’appréciation de la fonction de juré
Deuxième lecture--Ajournement du débat
21 octobre 2025
Propose que le projet de loi S-226, Loi instituant la Semaine d’appréciation de la fonction de juré, soit lu pour la deuxième fois.
— Honorables sénateurs, en tant que marraine du projet de loi S-226, Loi instituant la Semaine d’appréciation de la fonction de juré, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la deuxième lecture.
Le projet de loi S-226 vise à instituer, à l’échelle nationale, la Semaine d’appréciation de la fonction de juré chaque année durant la deuxième semaine du mois de mai.
L’entérinement de cette semaine par une loi permettrait de reconnaître officiellement les contributions et le dévouement de milliers de Canadiennes et de Canadiens appelés annuellement à exercer cette fonction. Une telle reconnaissance devient de plus en plus nécessaire, notamment pour favoriser une meilleure sensibilisation des gouvernements, des employeurs et du public aux enjeux de santé mentale associés à ce devoir civique.
Malheureusement, lors de la dernière législature, le projet de loi, qui portait alors le numéro S-252, est mort au Feuilleton en raison de la prorogation puis de la tenue des élections. Je dépose donc à nouveau ce projet de loi pour votre considération, dans l’espoir que les travaux réalisés lors de la dernière législature soient pris en compte pour une délibération rapide et efficace.
Après mes multiples interventions dans cette enceinte, ainsi qu’en comité, je suis certaine que plusieurs d’entre vous comprennent mieux la réalité que plusieurs citoyens et citoyennes vivent lorsqu’ils sont appelés à exercer la fonction de juré. Pour les sénateurs qui n’auraient pas entendu ces discours, ou qui sont moins familiers avec cet aspect de notre système judiciaire, je me permets de faire quelques rappels afin de vous fournir l’information pertinente pour une réflexion éclairée.
Le 4 juin 2024, ce projet de loi franchissait l’étape de la troisième lecture au Sénat après avoir fait l’objet d’un examen rigoureux par le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie. Le projet de loi n’a fait l’objet d’aucun amendement; il a fallu plusieurs années pour en arriver là.
En 2017, le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes a mené une étude sur le counseling et d’autres soutiens en santé mentale pour les jurés. L’étude a abouti à la publication d’un rapport intitulé Mieux soutenir les jurés au Canada en mai 2018. Le rapport contient une série de recommandations qui nécessitent un fort leadership fédéral, puisque l’administration de la justice appartient aux provinces et territoires. C’est dans ce contexte que mon projet de loi s’inscrit.
Une motion que j’ai déposée dans cette enceinte pour appeler le gouvernement à reconnaître la Semaine d’appréciation de la fonction de juré a été adoptée le 12 mai 2022. Le représentant du gouvernement au Sénat avait alors pris la parole pour l’appuyer au nom du gouvernement et du ministre de la Justice. Son discours soulignait le service inestimable des jurés et réitérait que l’adoption d’une motion est un geste modeste. Dans la même veine, je suis d’avis qu’une reconnaissance officielle à travers un projet de loi est un geste très modeste, compte tenu des sacrifices que font les jurés et anciens jurés pour assurer le bon fonctionnement de notre système judiciaire et démocratique.
À la suite de cette motion, j’ai déposé le projet de loi S-252. Ce projet de loi est identique au projet de loi S-226, qui fait l’objet de mon discours aujourd’hui.
Dans le cadre de l’étude du projet de loi, le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie a pu entendre plusieurs témoins lors des réunions du 8 février et du 15 février 2024. Je vous invite à aller lire les témoignages.
À l’unanimité, les témoins ont réitéré qu’il était urgent de reconnaître formellement la contribution des anciens jurés à la justice, notamment en raison des sacrifices importants qu’ils doivent faire et des conséquences liées à l’exercice de leurs fonctions, notamment un diagnostic de stress post-traumatique qu’ont obtenu certains d’entre eux qui ont siégé comme juré dans le cadre de procès criminel particulièrement éprouvant.
J’ai eu le privilège de témoigner devant le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie dans le cadre de cette étude. Les membres du comité ont écouté mon témoignage avec compassion. Non seulement ils ont fait preuve d’une grande sensibilité à mon égard et à l’égard des autres témoins, mais ils ont également adopté une approche pragmatique et analytique pour examiner ces questions. Le rapport du comité ne contient aucune modification, mais il formule trois observations constructives.
La première concerne le manque de diversité au sein des jurys au Canada et recommande que les gouvernements fédéral, provinciaux, territoriaux et autochtones s’efforcent de trouver des mesures visant à améliorer la diversité des jurys, conformément à l’intention d’être jugé par un jury composé de pairs.
La deuxième observation concerne le traumatisme vicariant subi par les jurés et les personnes qui travaillent dans les programmes et services de santé mentale. Santé Canada définit le traumatisme vicariant comme suit :
On subit un traumatisme vicariant en ressentant le témoignage d’atrocités commises à l’endroit d’une autre personne. Par empathie, on voit, sent, entend, touche et ressent la même chose que la victime, en écoutant celle-ci raconter ses expériences en détail, dans le but d’atténuer sa propre douleur [...] Le traumatisme est lié à l’énergie qui se dégage de l’exposition au récit d’événements traumatiques et à la manière dont le corps et l’âme réagissent à la rage, à la douleur et au désespoir profonds.
Comprendre les fondements scientifiques de notre expérience pourrait favoriser grandement notre rétablissement, et il est essentiel d’avoir accès à des programmes fondés sur des données probantes. J’aurais aimé connaître la notion de traumatisme vicariant lorsque je vivais des moments difficiles à la suite de mon expérience comme jurée.
Par rapport à cette deuxième observation, le comité recommande la création d’un programme gouvernemental complet axé sur la gestion des traumatismes afin de soutenir et de protéger le bien-être des jurés.
La troisième observation attire l’attention sur les répercussions financières des fonctions de juré sur les Canadiens qui les exercent, notamment la perte de salaire, mais également l’indemnisation inadéquate des dépenses liées à ces fonctions, dont les frais de garde d’enfants et de déplacement. Ces obstacles expliquent en partie le manque de diversité au sein des jurys. En réponse, le comité propose que le gouvernement du Canada envisage d’utiliser le programme d’assurance-emploi pour offrir un soutien financier aux jurés pendant leur service.
Au sujet de la compensation financière, Tina Daenzer, ancienne jurée ayant témoigné devant le comité, a fourni l’explication suivante :
La rémunération des jurés est encore nettement insuffisante pour former un jury vraiment équilibré. À vrai dire, en Ontario, les montants n’ont pas changé depuis ma participation au procès de Paul Bernardo en 1995. Les 10 premiers jours ne sont pas rémunérés, puis on commence à toucher 40 $ par jour.
Des millions de Canadiens occupent des emplois au salaire minimum ou sont des travailleurs indépendants, ce qui signifie qu’ils sont financièrement incapables de faire partie d’un jury. Si nous voulons vraiment former des jurys de pairs, nous devons veiller à ce que chaque Canadien puisse en faire partie.
Les anciens jurés et les autres témoins entendus par le comité ont été unanimes : cette semaine d’appréciation est nécessaire non seulement pour sensibiliser la population, mais aussi pour reconnaître et célébrer les personnes qui ont exercé cette fonction.
Les efforts de sensibilisation déployés par de nombreux anciens jurés, le travail de la Commission canadienne des jurys et de son chef de la direction, Mark Farrant, ainsi que l’étude que nous avons menée ici, au Sénat et au comité, ont eu une certaine incidence sur la modeste augmentation de la rémunération des jurés dans certaines provinces. Il y a quelques semaines à peine, le 1er octobre, la rémunération des jurés en Ontario a été portée à 120 $ par jour à compter du premier jour de service. Le procureur général Doug Downey a déclaré que cette réforme était attendue depuis longtemps et il a fait remarquer que la structure des indemnités versées aux jurés dans la province avait été négligée, puisqu’elle n’avait pas changé depuis 1989. C’est cette année-là que j’ai siégé comme jurée.
Il s’agit d’une avancée majeure qui montre que la mobilisation peut faire bouger les choses. Une semaine nationale d’appréciation de la fonction de juré permettrait de jeter les bases d’une mobilisation durable et d’une sensibilisation à plus grande échelle, garantissant ainsi la poursuite des progrès dans tout le pays.
Instaurer une Semaine d’appréciation de la fonction de juré pourrait aider à conscientiser les décideurs sur les lacunes qui existent dans le soutien offert.
L’absence de soutien financier adéquat, en particulier pour les personnes à faible revenu, représente un facteur de stress majeur qui compromet la représentativité et la diversité des jurés canadiens. La rémunération actuelle des jurés est inférieure au salaire minimum.
Les employeurs sous-estiment souvent les difficultés auxquelles sont confrontés les employés qui sont appelés à siéger comme jurés. Le soutien et la compensation offerts par les employeurs, les provinces et les territoires sont généralement négligeables et insuffisants. Ce manque de soutien peut rendre la participation à un jury difficile pour les employés, ce qui entraîne parfois des difficultés financières, voire une perte d’emploi.
Enfin, une fois le procès terminé, notre société s’attend à ce que les jurés reprennent leur vie normale, comme si de rien n’était.
Les employeurs perçoivent souvent cette longue absence comme une période de vacances. Il est essentiel de sensibiliser les employeurs en particulier. Ces derniers doivent être informés des défis auxquels sont confrontés les jurés et être prêts à soutenir leurs employés lorsqu’ils sont appelés à remplir ce devoir civique.
Il est impératif de remettre en question ces attentes irréalistes et d’ouvrir un dialogue sur l’élimination de ces obstacles, afin de bâtir un système plus inclusif et équitable.
Soutenir le bien-être de celles et ceux qui font des sacrifices pour assurer le bon fonctionnement du système judiciaire canadien et de notre démocratie est fondamental. Cela passe par un soutien financier adéquat, la garantie de la sécurité d’emploi et l’accès à des ressources en santé mentale pour les jurés.
Le projet de loi S-252 constitue la pierre angulaire de la création d’un environnement favorable à la réalisation de ces objectifs.
À la suite de mon expérience comme premier juré dans un procès pour meurtre au premier degré, de conversations engagées avec d’anciens jurés et intervenants, de réflexions fournies par nos comités parlementaires, j’en suis venue à croire qu’un leadership à l’échelle fédérale était nécessaire.
Au fil des années, la pertinence du projet de loi a été maintes fois démontrée et il a obtenu un vaste appui, tant de la part des parties prenantes que de nombreux parlementaires.
Ce projet de loi représente donc une initiative célébrée à l’échelle nationale qui permettra de remédier aux fragmentations de notre système actuel, qui favorise les discussions en silos entre divers organismes et les provinces et territoires au chapitre de l’administration de la justice, mais aussi en ce qui a trait à l’offre de services en santé mentale. Tout en respectant les compétences des provinces et des territoires, le projet de loi permet de jeter les bases d’un fédéralisme coopératif en matière de soutien aux jurés et fait le pont entre une variété d’acteurs de la société civile qui œuvrent dans des domaines liés à la justice, à l’éducation et à la santé.
Le Sénat a déjà voté en faveur de l’instauration de la Semaine d’appréciation de la fonction de juré par l’intermédiaire d’une motion et en faveur de cette mesure législative en troisième lecture. Chers collègues, j’espère pouvoir compter sur votre appui pour cette proposition législative à la fois simple et modeste.
J’aimerais citer une nouvelle fois Tina Daenzer, cette fois-ci au sujet du manque de reconnaissance de la société canadienne envers les jurés. Voici ce qu’elle a déclaré lors de son témoignage devant le Comité des affaires sociales, des sciences et de la technologie au sujet du projet de loi S-252 :
Si la fonction de juré est si importante pour l’ensemble de notre système juridique, pourquoi les personnes sélectionnées souffrent-elles d’un tel manque de reconnaissance, tant sur le plan de la rémunération que sur celui de la santé mentale? De nombreuses études ont montré que la reconnaissance en milieu de travail stimule l’engagement, attire de meilleurs employés, aide le personnel à trouver un sens à son travail et renforce les aspects positifs. Dans notre pays, nous devrions tous souhaiter ces bienfaits, non seulement pour les employés, mais aussi pour les personnes choisies comme jurés. Nous devons veiller à ce qu’ils se sentent soutenus et valorisés et que, à la fin du procès, ils puissent repartir avec le sentiment d’avoir vécu une expérience gratifiante et enrichissante.
Je vous demande donc bien humblement votre appui afin que ce projet de loi puisse être rapidement renvoyé à l’autre endroit. Je vous remercie pour votre attention.
La sénatrice Moncion accepterait-elle de répondre à une question?
Oui.
Vous avez mentionné certaines des raisons de rendre hommage aux jurés, et je les comprends. Vous avez également mentionné d’autres éléments qui pourraient découler ou faire partie de cette reconnaissance. Vous avez parlé d’une plus grande diversité dans les jurys, mais aussi d’une allocation, qu’elle soit fédérale ou provinciale. Cela ne fait pas partie du projet de loi. Est-ce que ce serait l’un des avantages de la reconnaissance?
Je vous remercie pour la question. C’est exact. La fonction de juré est méconnue. Par exemple, lorsque je suis devenue jurée il y a 37 ans, j’ignorais dans quoi je m’embarquais. On m’a convoquée au tribunal. On nous a tous invités à nous asseoir. Il y avait un baril contenant le nom de chacun de nous pour un tirage au sort. Lorsque mon nom a été pigé, j’ai dû me présenter devant les deux accusés. Ils devaient approuver chacun des jurés choisis au hasard.
Si vous n’êtes pas choisi, vous retournez chez vous, mais si vous êtes choisi, qu’arrive-t-il ensuite? Vous êtes séquestrés pendant que vous travaillez au jugement, mais vous passez également les 10, 20, 40 ou je ne sais combien de jours suivants au palais de justice, sauf les fins de semaine. Les gens ignorent tous ces détails.
Ils ne sont pas au courant des différentes réactions qui peuvent se produire une fois qu’on quitte le tribunal. Dans mon cas, les deux accusés ont été reconnus coupables de meurtre au premier degré. Au sortir du procès, je me suis notamment questionnée à savoir si j’avais pris la bonne décision, s’il avait été juste et équitable de condamner ces deux hommes. Cette question m’a hantée pendant des années.
J’ai encore des informations sur les deux hommes. Il y a quelques années, j’ai fait des recherches sur Internet pour voir s’ils s’y trouvaient. L’un d’eux y était. Il vit aujourd’hui à Vancouver et se rend dans les universités pour donner des conférences à des étudiants en droit. Il a notamment déclaré avoir commis le meurtre. Il a expliqué les circonstances, en ajoutant : « Je ne demande pas pardon. Je reconnais avoir commis cet acte et le fait qu’il est répréhensible. »
Cette conclusion à toute l’affaire m’a fait comprendre que la décision que j’avais prise était la bonne.
Lorsqu’on est juré, on ne sait rien de cela. L’employeur ne sait rien de ce que cela implique ni des raisons pour lesquelles l’employé doit être là. La Semaine d’appréciation de la fonction de juré a pour but de fournir ce genre d’informations.
En Ontario, on prépare désormais les commissaires au palais de justice à aider les jurés nouvellement nommés à comprendre le travail qu’ils auront à faire et la durée probable du procès. De nos jours, ils les aident à comprendre le travail qu’ils auront à accomplir, les raisons qui le sous-tendent et les conséquences possibles sur leur santé mentale de ce qu’ils verront et de ce à quoi ils seront exposés. Cette semaine permettra de mettre en lumière de nombreux éléments et aidera les gens à comprendre une partie importante du système judiciaire, que la plupart des Canadiens connaissent mal.
Merci pour cette réponse. Sénatrice Moncion, accepteriez-vous de répondre à une autre brève question?
J’accepterais une brève question.
Connaissez-vous d’autres endroits où on a instauré une journée, une semaine ou un mois de reconnaissance semblable? Si oui, êtes-vous au courant des résultats obtenus?
Merci pour cette question. Cela se fait dans certains États américains, avec de bons résultats. C’est pourquoi des gens de l’Ontario — comme Mark Farrant, qui a participé à un procès très difficile, et Tina Daenzer, qui a été affectée à l’affaire Bernardo — ont commencé à parler de mettre en place une telle mesure dans cette province. C’est le premier endroit où cette question a été soulevée ici, au Canada. Ces personnes collaborent maintenant avec d’autres ordres de gouvernement à travers le Canada pour étendre cette mesure à d’autres provinces, étant donné le fonctionnement de notre système. Quelques endroits aux États-Unis ont adopté une mesure similaire, et les résultats sont très positifs.