La Loi de Georgina
Deuxième lecture
11 décembre 2025
Propose que le projet de loi S-242, Loi concernant une action nationale pour la prévention de la violence entre partenaires intimes, soit lu pour la deuxième fois.
Honorables sénateurs, je suis heureux d’avoir l’occasion aujourd’hui de parler de mon projet de loi d’initiative parlementaire, le projet de loi S-242, Loi concernant une action nationale pour la prévention de la violence entre partenaires intimes.
Plusieurs de mes collègues du Sénat m’ont dit que je devais être un homme très patient, étant donné que j’ai présenté la première version de ce projet de loi, le projet de loi S-249, le 24 avril 2018. Oui, vous m’avez bien entendu. J’ai présenté le projet de loi pour la deuxième fois, toujours sous le numéro S-249, le 9 juin 2022. Aujourd’hui, j’ai l’occasion de présenter ce projet de loi au Sénat pour une troisième fois.
Je peux affirmer avec certitude que je ne suis pas le seul à faire preuve de beaucoup de patience. Il y a également une dame du nom de Georgina McGrath, dont je vous parlerai plus en détail plus tard, ainsi que des milliers d’autres victimes de violence entre partenaires intimes partout au Canada qui appuient mes efforts au Sénat depuis huit ans. Tout comme moi, elles souhaitent que ce projet de loi soit adopté.
J’espère sincèrement que cette troisième tentative aboutira à un coup de circuit et que nous atteindrons le marbre le plus tôt possible. À cette fin, je vous demande humblement de continuer à soutenir le projet que je vous présente aujourd’hui.
Ce parcours législatif a débuté un matin de janvier 2017, quand j’ai reçu un appel de Georgina McGrath, qui habite à Branch, dans la baie St. Mary’s, à Terre-Neuve-et-Labrador. Elle m’a demandé si je pouvais la rencontrer pour discuter de ce que nous appelions à l’époque le problème de la violence conjugale.
Quelques jours plus tard, j’ai rencontré Mme McGrath pour la première fois. Ce fut le début d’une série de nombreuses rencontres, d’appels téléphoniques et d’autres formes de correspondance au cours des années suivantes.
Au cours de cette première rencontre, Mme McGrath m’a raconté en détail la violence qu’elle a subie de la part de son partenaire intime, les années de violence constante que son partenaire de l’époque lui a fait subir, les horribles violences physiques, mentales et émotionnelles qu’elle a dû endurer, les nombreuses fois où elle a frôlé la mort, et la conviction qu’elle avait que sa seule façon de s’en sortir était de s’enlever la vie.
Dire que j’ai été bouleversé par son témoignage serait un euphémisme. Depuis cette première rencontre, je n’ai jamais oublié ce que Mme McGrath m’a raconté. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à comprendre comment quelqu’un — un homme dans la grande majorité des cas — peut infliger autant de violence, de souffrances et de mauvais traitements à une autre personne, qui est dans la grande majorité des cas une femme.
J’ai eu la chance de grandir dans une famille avec cinq frères, deux sœurs et des parents qui, avant le décès de ma mère, en 2011, étaient à six mois de fêter leurs 60 ans de mariage.
Mon père vouait une profonde admiration à ma mère. J’ai donc beaucoup de difficulté à comprendre les actes horribles qui sont commis par ces lâches. Je peux vous dire que ce sont tous des lâches.
J’espère sincèrement que l’adoption du projet de loi S-242 contribuera à lutter contre l’épidémie de violence entre partenaires intimes qui sévit de nos jours dans la société canadienne. Le moment est venu pour nous, législateurs, d’agir en ce sens.
Le projet de loi S-242 mettrait-il fin à toute la maltraitance?
Le projet de loi S-242 permettrait-il d’éliminer le fléau de la violence entre partenaires intimes au Canada?
Le projet de loi S-242 permettrait-il d’éradiquer cette épidémie?
Malheureusement, mes amis, je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que nous n’atteindrons peut-être pas ces objectifs ambitieux, mais que cela ne nous empêche pas d’aller de l’avant et de faire de notre mieux pour changer les choses.
Le philosophe chinois Lao Tseu a dit : « Un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas. » Je crois sincèrement que l’adoption du projet de loi S-242 serait l’un de ces pas importants.
L’adoption de ce projet de loi permettrait de poursuivre l’action nationale en matière de prévention de la violence entre partenaires intimes.
La ministre des Femmes et de l’Égalité des genres piloterait les mesures nationales visant à prévenir la violence entre partenaires intimes et à lutter contre celle-ci. La ministre s’entretiendrait annuellement avec les autres ministres fédéraux et les ministres provinciaux responsables de la condition féminine et elle discuterait régulièrement avec des partenaires autochtones, des victimes et des survivants, ainsi que d’autres intervenants sur les sujets suivants :
a) l’adéquation des stratégies et des programmes actuels visant à prévenir la violence entre partenaires intimes ainsi qu’à protéger et à aider les victimes de cette violence;
b) les partenariats pour la prévention de la violence entre partenaires intimes et la protection des victimes de cette violence;
c) les coûts financiers et autres de l’action visant à prévenir et à contrer la violence entre partenaires intimes;
d) toute question d’ordre constitutionnel et juridique touchant cette action, notamment le respect des champs de compétence.
Même si l’ensemble du projet de loi est essentiel, un aspect très important se trouve à l’article 4, qui traite de la communication des progrès réalisés par le gouvernement à la Chambre des communes et au Sénat du Canada.
On peut lire ce qui suit au paragraphe 4(1) :
Dans les deux ans suivant la sanction de la présente loi et tous les deux ans par la suite, le ministre établit un rapport sur l’avancement de l’action nationale visant à prévenir et à contrer la violence entre partenaires intimes, et il en fait déposer un exemplaire devant chaque chambre du Parlement.
Le paragraphe 4(2), lui, prévoit ceci :
Le ministre publie le rapport sur le site Web du ministère dans les trente jours suivant la date de son dépôt devant les deux chambres du Parlement.
Quel que soit le parti politique au pouvoir à l’avenir, l’adoption du projet de loi S-242 appellerait un engagement ferme de la part du gouvernement fédéral à présenter ce rapport bisannuel.
Le projet de loi établit un mécanisme de freins et contrepoids qui nous permettrait de poser des questions, de débattre, d’examiner la situation et de proposer des améliorations, si nécessaire.
Mon projet de loi ne demande pas une réponse unique à ce problème.
Il y a longtemps, la Bibliothèque du Parlement m’avait indiqué que présenter une mesure législative visant à entreprendre une action nationale était alors l’approche la plus productive à adopter. C’est pourquoi vous êtes saisis aujourd’hui du projet de loi S-242.
Depuis que j’ai présenté ce projet de loi pour la première fois en 2018, il y a eu trois élections fédérales, puis la pandémie de COVID-19, et nous avons vu le projet de loi être mis en veilleuse à de nombreuses reprises.
Depuis 2017, j’ai rencontré plus de 180 victimes de nombreuses formes de violence entre partenaires intimes; trois de ces victimes étaient des hommes.
J’ai appris beaucoup plus que je ne peux vous l’expliquer en détail aujourd’hui.
La violence entre partenaires intimes s’observe dans de nombreux types de relations, notamment le mariage, l’union de fait ou les relations amoureuses, indépendamment du sexe et de l’orientation sexuelle des partenaires, à tout moment pendant la relation et même après sa fin.
La violence entre partenaires intimes peut se produire dans les espaces publics et privés, ainsi qu’en ligne et de bien d’autres manières. Cependant, toutes ces formes de violence ont un point en commun : elles mettent toujours en cause une personne qui cherche à en dominer une autre. La violence entre partenaires intimes est une question de domination.
Au cours de la dernière session parlementaire, mon projet de loi a été renvoyé au Comité des affaires sociales. Il a mené une étude approfondie, a entendu un éventail de témoins sur la question de la violence entre partenaires intimes, dont Georgina McGrath. Même si, parfois, son témoignage au comité a été difficile, son expérience personnelle a laissé une impression durable à tous les membres du comité. Ce fut une journée de témoignages bouleversants que je n’oublierai jamais.
Je tiens à profiter de l’occasion pour remercier Mme McGrath ainsi que les sénateurs qui étaient membres du comité à ce moment‑là, pour leur travail sur le projet de loi ainsi que pour la bienveillance et l’hospitalité dont ils ont fait preuve envers Mme McGrath ce jour-là.
Votre réconfort et votre soutien ont encouragé Mme McGrath à continuer à défendre les victimes. Il y a deux semaines, elle a pris la parole à une conférence d’Unifor à St. John’s. Jeudi dernier, dans la soirée, elle s’est exprimée devant des personnes qui s’étaient rassemblées à la maison Grace Sparkes, à Marystown, à Terre-Neuve-et-Labrador, où le prix Spark of Change lui a été décerné. Ce prix récompense l’incidence véritable qu’elle a eue dans les domaines de la sensibilisation à la violence familiale, de la prévention et de l’autonomisation des survivants. Je ne doute pas que vous vous joindrez tous à moi pour la féliciter.
La maison Grace Sparkes est un refuge d’urgence ouvert 24 heures sur 24 qui compte 10 lits. La maison offre des services gratuits et confidentiels aux femmes et aux enfants qui fuient la violence familiale. Georgina McGrath prend la parole publiquement et elle défend ceux qui, pour de nombreuses raisons, ne sont pas en mesure de le faire eux-mêmes. Je sais que vous vous joindrez tous à moi pour lui souhaiter tout le succès possible tandis qu’elle continue à se faire la voix des sans-voix.
Pour ceux d’entre vous qui ne le savent peut-être pas, le titre abrégé de ce projet de loi est « Loi de Georgina », un hommage approprié, à mon humble avis, à une personne qui contribue indéniablement à améliorer notre monde par son action dans le dossier de la violence entre partenaires intimes.
Lors de ma dernière tentative pour élaborer et présenter ce projet de loi, j’ai travaillé en étroite collaboration avec l’ancienne ministre de la Condition féminine et de l’Égalité des sexes, l’honorable Marci Ien, ainsi qu’avec son équipe hautement compétente.
La ministre Ien appuyait fermement ce projet de loi. J’espère sincèrement que celui-ci bénéficiera du même appui de la part de la ministre actuelle lorsqu’il parviendra à l’autre endroit.
J’ai été très heureux d’apprendre mardi l’annonce faite par le gouvernement concernant la présentation d’un nouveau projet de loi intitulé Loi modifiant certaines lois en matière pénale et correctionnelle (protection de l’enfance, violence fondée sur le sexe, délais et autres mesures). Comme ce projet de loi compte 167 pages, je n’ai pas encore eu l’occasion de le lire dans son intégralité, mais je suis sûr que j’aurai beaucoup à dire à son sujet plus tard.
Chers collègues, je vous demande aujourd’hui de soutenir l’adoption rapide de ce projet de loi ici, au Sénat, et de ne pas le renvoyer au comité pour la deuxième fois.
Le projet de loi dont nous sommes saisis cet après-midi est le projet de loi amendé qui a été adopté par le comité à la dernière session, puis adopté à l’unanimité ici, au Sénat.
Les seules modifications apportées à ce projet de loi sont les suivantes : cette version indique la bonne année du règne du roi Charles III, qui change chaque année le 8 septembre; le numéro associé au projet de loi est désormais S-242, alors que le numéro précédent était S-249; et, bien sûr, la date de la première présentation a également dû être modifiée. Le reste est identique au projet de loi que tous les sénateurs ont appuyé sans réserve, ce dont Mme McGrath, moi et des milliers de victimes de violence entre partenaires intimes sommes reconnaissants.
Je souhaite que Mme McGrath et d’autres victimes n’aient plus à revivre leurs terribles expériences de violence entre partenaires intimes et que ce projet de loi soit aujourd’hui à nouveau appuyé à l’unanimité, ici, au Sénat.
Nous sommes tous conscients du fléau que représente la violence entre partenaires intimes au pays. Nous savons tous qu’aucun projet de loi ne permettra de résoudre à lui seul le grave problème de la violence entre partenaires intimes, mais j’espère que vous conviendrez avec moi que mon projet de loi, le projet de loi S-242, jettera des bases solides sur lesquelles nous pourrons nous appuyer. Honorables sénateurs, gardons à l’esprit cette force alors que nous discutons du projet de loi S-242.
Hier a marqué la fin des 16 jours d’activisme contre la violence fondée sur le sexe des Nations Unies, qui ont débuté le 25 novembre, c’est-à-dire la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Cette campagne mondiale a pour objectif d’encourager le dialogue et de susciter des actions qui apporteront des solutions préventives pour mettre fin à la violence faite aux femmes et aux filles.
Chers collègues, hier, c’était la Journée des droits de la personne, qui marque l’anniversaire de la proclamation de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le 10 décembre 1948. Ce document affirme la dignité de tous les peuples et énonce leurs droits. Son adoption est un moment charnière dans l’histoire des droits de la personne. La Déclaration a été traduite en plus de 500 langues et détient ainsi le record Guinness du document le plus traduit.
Je crois que nous tous, sénateurs, avons ici une occasion en or d’exprimer clairement et vigoureusement notre soutien aux victimes de violence entre partenaires intimes, aux quatre coins du Canada et dans le monde entier, et de leur dire que nous sommes solidaires et que nous continuerons ensemble de nous battre contre le fléau qu’est la violence entre partenaires intimes dans notre société.
Nous ne pouvons pas laisser passer cette chance. Les gens qui ne connaissent pas bien la dynamique du pouvoir qui entoure les agressions physiques et sexuelles se demandent peut-être pourquoi les femmes touchées ne laissent pas tout simplement leur partenaire violent. Bien souvent, elles sont freinées par des soucis financiers. Selon le ministère de la Justice, les conséquences de la violence entre partenaires intimes au Canada coûtent environ 7,4 milliards de dollars par année. Plus de 80 % du coût de cette violence est assumé par les victimes elles-mêmes sous forme de services médicaux, d’hospitalisation, de revenus perdus, de journées d’école manquées, de biens volés ou endommagés et de souffrances. Chaque jour, les refuges du Canada doivent refuser 379 femmes et 215 enfants.
Il y a de nombreuses raisons qui empêchent une femme de prendre ses affaires et de partir. Peut-être qu’elle n’a nulle part où aller ou personne vers qui se tourner pour trouver soutien et protection. Peut-être que les personnes qui la maltraitent croient, selon un raisonnement plutôt tordu, que c’est sa faute à elle, ce qui arrive. On lui fait croire que c’est elle qui provoque les mauvais traitements et que les préjugés liés aux agressions pourraient être trop lourds à gérer pour une femme seule. C’est sans parler de la crainte que tout ce cauchemar recommence et que la loi ne protège pas les innocents.
Les statistiques ont de quoi faire peur. Même si la violence ne coûte pas la vie à la femme qui en est victime, souvent, elle vit dans la peur. Voici ce qu’on peut lire dans un rapport produit il y a peu par l’Organisation mondiale de la santé :
La violence entre partenaires intimes est considérée comme un important problème de santé publique à l’échelle mondiale qui est lié à la violence intergénérationnelle et qui entraîne des conséquences physiques, émotionnelles et économiques préjudiciables pour les victimes, les témoins et la société dans son ensemble.
Voyons maintenant ce qu’il en est ici, au Canada. Selon les tout derniers chiffres fort inquiétants fournis par l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation, au Canada, une personne est tuée par son partenaire intime toutes les 48 heures. C’est environ 180 victimes par année. C’est donc dire que, depuis que j’ai présenté ce projet de loi pour la première fois, en avril 2018, près de 1 500 victimes — presque toutes des femmes — ont perdu la vie à cause de leur partenaire intime.
N’importe qui peut être maltraité, quels que soient son milieu d’origine, son identité ou sa situation, mais les femmes, les filles et les personnes de diverses identités de genre sont les plus susceptibles d’être victimes de violence fondée sur le sexe. Certaines personnes sont encore plus à risque en raison de la discrimination et des obstacles supplémentaires auxquels elles sont confrontées, notamment les femmes handicapées, les femmes autochtones, les femmes racisées, les personnes trans et non binaires ainsi que d’autres personnes 2ELGBTQ+, et les femmes sans abri ou mal logées.
Il est difficile d’obtenir le soutien et les services nécessaires, peu importe où les gens se trouvent, mais la situation est exacerbée pour les victimes qui vivent dans les régions rurales et éloignées de notre pays. En 2023, les femmes et les filles âgées de 12 à 24 ans ont constitué le groupe affichant le taux le plus élevé de signalement à la police de violence entre partenaires intimes. L’agression physique est la forme la plus courante de violence entre partenaires intimes, et une grande partie de cette violence est commise avec une arme. L’utilisation de l’étranglement est un facteur prédictif caché de féminicide.
Plusieurs victimes connaissent leur agresseur. Souvent, elles vivent avec ces lâches. Au quotidien, de nombreuses victimes sont aux prises avec la dépression et l’anxiété. Dans ma province, Terre-Neuve-et-Labrador, de 2022 à 2023, les signalements d’incidents de violence entre partenaires intimes ont augmenté de pas moins de 51 %, selon les données de la GRC. La GRC croit qu’une partie de cette augmentation est attribuable à l’élargissement de la définition de ce qui constitue de la violence entre partenaires intimes.
Il n’y a pas si longtemps dans ce pays, il était tabou de discuter publiquement de la santé mentale, du mariage gai, de l’aide médicale à mourir et de nombreux autres sujets importants, y compris la violence entre partenaires intimes. Ces sujets étaient abordés à huis clos entre personnes pour la plupart à l’esprit borné. Je crois fermement que l’éducation est notre priorité absolue : sensibiliser les gens, parler publiquement et informer les victimes de toute forme de violence entre partenaires intimes qu’il existe des services pour les aider et les soutenir. Ce n’est peut-être pas parfait, mais nous mettons en place un réseau auquel les victimes pourront avoir accès en cas de besoin. Nous ne devons pas avoir peur de parler au nom de personnes comme Georgina McGrath.
Honorables sénateurs, nous sommes un rouage important dans l’engrenage. Nous pouvons prendre position, faire bouger les choses et être la voix de ceux qui sont muselés. Dans cette optique, au nom de toutes les victimes de violence entre partenaires intimes et de leur famille, je vous demande respectueusement d’appuyer le projet de loi S-242.
Pour conclure, permettez-moi de citer de nouveau Kofi Annan, quand il était secrétaire général des Nations Unies :
La violation des droits de l’homme la plus honteuse se caractérise sans doute par la violence à l’égard des femmes. Elle ne connaît pas de clivages géographiques, culturels ou sociaux. Tant que des actes violents continueront d’être perpétrés, nous ne pourrons prétendre à des progrès pour atteindre l’égalité, le développement et la paix.
Honorables sénateurs, le moment est venu. Merci.
Sénateur Manning, je tiens simplement à vous remercier d’avoir présenté cet important projet de loi au Sénat. Je pense que vous avez fait le tour de la question et que ce projet de loi est particulièrement à propos à ce temps-ci de l’année. Par conséquent, j’espère que le débat s’épuisera afin que nous puissions voter sur ce projet de loi aujourd’hui.
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-242. Je tiens tout d’abord à vous remercier, sénateur Manning, pour votre détermination à faire avancer ce projet de loi afin d’essayer d’endiguer la pandémie non maîtrisée la plus ancienne au Canada : la violence faite aux femmes.
Je tiens également à remercier nos sœurs, nos amies, nos collègues et les milliards de femmes dont l’expérience doit nous faire réaliser que l’urgence d’agir demeure. Notre amour, notre gratitude et notre respect vont à tout jamais à un trop grand nombre de femmes et de filles qui, comme Georgina McGrath, font preuve d’un courage et d’une force incroyables en relatant leur expérience et en insistant pour que nous mettions en lumière la terreur honteusement répandue, mais trop souvent cachée, imposée et reprochée aux femmes qui sont les plus victimisées. Ces réalités, qui sont vécues de façon disproportionnée par les femmes des Premières Nations, les Métisses et les Inuit, forment l’horrible toile de fond de ce projet de loi.
Depuis des décennies, plusieurs d’entre nous parlent des problèmes de la violence faite aux femmes et aux filles et travaillent sur ces questions. Or, la question évidente qui se pose est la suivante : quand nous engagerons-nous à y mettre fin?
Samedi dernier, nous avons souligné le 36e anniversaire de la tuerie à l’École Polytechnique. Je me souviens, lors du premier anniversaire, que je tenais mon fils, Michael, alors âgé d’un mois, dans mes bras quand j’ai lu dans la presse que certaines de mes amies étaient la cible d’attaques parce qu’elles avaient eu l’audace de dire, à propos de la mort des 14 jeunes étudiantes en génie, qu’il s’agissait de féminicides.
Presque tout le monde disait qu’il s’agissait du geste d’un jeune déséquilibré. La plupart des femmes ont immédiatement reconnu ce geste comme une extension horrible, mais logique des lois, politiques et pratiques centrées sur les hommes. En serrant mon fils dans mes bras, je lui ai promis que je ferais tout mon possible pour l’élever de manière à ce qu’il devienne un homme gentil, aimant, compatissant et attentionné dans l’espoir qu’il sache résister aux inévitables pressions sociales qui poussent à se conformer.
Je suis fière que Michael, ancien joueur de rugby et de football mesurant 6 pieds 3 pouces et aujourd’hui âgé de 35 ans, soit un petit-fils gentil et compatissant qui s’occupe de son grand-père de 91 ans. C’est un jeune homme qui partage tout ce qu’il a avec les autres, qui envoie des cadeaux et parcoure le pays pour rendre visite à ceux qui l’ont aimé et guidé, comme notre ancienne collègue Mizhana Giizhik‑iban ou Lee, qui a ouvert sa maison pour en faire l’un des premiers refuges pour les femmes fuyant la violence, ou encore Tona, qu’il a rencontrée pour la première fois quand elle était détenue à la prison pour femmes, où il m’accompagnait, souvent déguisé en lutin du père Noël.
Trente-six ans plus tard, personne ne remet en question la nature des attentats du 6 décembre. Nous déployons des efforts extraordinaires pour montrer que nous le savons et que nous le comprenons. Nous portons des rubans. Nous participons à des événements.
Rappelons-nous toutefois une réaction similaire il y a seulement cinq ans. Au départ, beaucoup considéraient que les événements ayant donné lieu à la création de la Commission des pertes massives étaient attribuables à un seul homme malfaisant et sans scrupules. Cependant, un peu partout au pays, de nombreuses femmes savaient qu’il en était autrement, car elles savaient que cet homme blanc relativement privilégié, dont le comportement abusif avait été toléré, facilité et excusé pendant des années, n’était pas aussi atypique que nous voudrions le croire. En réalité, la plupart des auteurs de massacres étaient connus pour avoir abusé de leur pouvoir et s’être livrés non pas à un seul, mais à de nombreux actes de violence entre partenaires intimes.
Nous devons nous attaquer sérieusement aux réalités et aux circonstances qui contribuent au maintien inquiétant des taux de violence contre les femmes et à la recrudescence apparente des cas d’agressions sexuelles et de féminicides.
Comme vous avez entendu le sénateur Manning le dire, c’était hier la Journée internationale des droits de l’homme. La Charte canadienne des droits et libertés garantit à chacun le droit à l’égalité ainsi que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, bien que de plus en plus de gens se retrouvent sans ressources adéquates et sans un abri sûr, ce qui fait que beaucoup trop de gens subissent des violations de ces droits. Tout cadre visant à lutter contre la violence faite aux femmes doit inclure des mécanismes qui amènent le gouvernement à être conscient de ses obligations incontournables et à les respecter, en matière de lutte contre la pauvreté et l’itinérance. L’instauration d’un revenu minimum garanti est réclamée au Canada, comme moyen de prévenir la violence et de garantir l’égalité, depuis plus de cinquante ans, de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme en 1970 jusqu’aux 99 recommandations au gouvernement fédéral pour en finir avec la violence faite aux femmes du Comité canadien d’action sur le statut de la femme en 1993, en passant par les appels à la justice de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées en 2019.
L’Ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels est d’avis qu’il existe « toute une science de la prévention du crime qui s’harmoniserait bien avec les principes du revenu de subsistance garanti. »
Je me réjouis de voir que les gouvernements ont entamé des consultations sur un revenu minimum garanti pour les femmes fuyant la violence. Je sais que la possibilité d’avoir une plus grande sécurité économique donne un peu d’espoir aux femmes qui sont beaucoup trop nombreuses à être restées dans une relation abusive ou à s’être retrouvées à la rue après avoir fui la violence.
En cette période des Fêtes, alors que nous réfléchissons à l’année qui s’achève et que nous tendons la main à ceux qui nous entourent, je me surprends à comparer la réalité actuelle à ce qu’elle pourrait être. Je pense aux vies qui pourraient être sauvées, aux personnes qui pourraient être aidées, aux injustices qui pourraient être évitées si nous veillions à ce que chacun ait de quoi se nourrir, se loger, se soigner et puisse choisir ce qui répond à ses besoins. Je suis hantée par les risques que nous continuerons à courir si nous ne démantelons pas les inégalités coloniales et misogynes profondément enracinées qui encouragent et perpétuent la violence à l’égard des femmes.
Nous savons que lorsqu’on ne prend pas soin des femmes et des enfants et qu’on n’intervient pas pour les protéger contre la violence, on leur en fait porter la responsabilité. Si l’État ne réagit pas et n’agit pas lorsque les femmes appellent à l’aide, il leur dit qu’elles ont la responsabilité de se protéger elles-mêmes contre la violence. Cela est d’autant plus vrai pour les femmes pauvres, racisées — en particulier les femmes autochtones et noires — et les femmes handicapées. Lorsqu’elles ne sont pas en mesure de se protéger elles-mêmes, elles sont trop souvent accablées de reproches et de honte.
Les femmes sont désormais majoritaires dans cette Chambre. Nous connaissons la chanson : dès l’enfance, on nous a dit qu’il fallait être prudentes quand on décide quoi porter, où aller et avec qui. Pire encore, quand nous sommes victimes d’une agression, on nous pose des questions comme celles-ci : Êtes-vous sûre de ne pas l’avoir provoqué? Pourquoi étiez-vous vêtue ainsi? Aviez-vous bu? Pourquoi êtes-vous restée? Vous auriez certainement pu vous échapper si vous l’aviez vraiment voulu. Vous êtes-vous débattue?
Nous entendons cela de la part des parents et des enseignants, des collègues et des employeurs, de la police, des procureurs, des juges et des gardiens de prison, et même de ceux qui sont censés nous soutenir et nous défendre. Paradoxalement, ce sont parfois ceux qui disposent d’une tribune, du pouvoir et de la capacité de changer les choses qui prononcent les condamnations les plus sévères.
Comme l’a clairement démontré l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, ce sont trop souvent les personnes délaissées par les autres systèmes qui sont les plus directement obligées de se protéger elles-mêmes en raison de l’inaction de l’État à leur égard. Cependant, lorsqu’elles agissent pour se protéger ou protéger d’autres personnes dont elles ont la charge, l’inertie de l’État se transforme en une action et une réaction quasi immédiates, et ‘appareil de justice criminelle est souvent mis à contribution dans toute sa rigueur.
Les femmes autochtones dont je présente les témoignages aujourd’hui ont trop souvent été délaissées par l’ensemble du système de justice criminelle, y compris par leurs propres avocats. Ce sont avant tout des victimes, mais leur expérience en tant que victimes et survivantes est systématiquement occultée, car l’incapacité du Canada à les protéger et à les soutenir est présentée comme étant de leur propre faute, et les acteurs étatiques s’efforcent de les criminaliser.
En effet, comme l’a révélé cette semaine la séance d’information technique sur le projet de loi C-16, cette mesure législative contre la violence faite aux femmes et la violence entre partenaires intimes ne permettra pas d’apaiser ces préoccupations. Elle procède de la même logique que les autres mesures fondées sur le droit criminel qui n’ont pas protégé les femmes dans le passé. Pire encore, elle ne fera que renforcer les inégalités, les iniquités et les injustices actuelles.
Carol Daniels est morte du cancer en 2022 sans jamais avoir obtenu justice. Cette femme des Premières Nations a subi des agressions sexuelles pendant son enfance et elle a porté ce fardeau pendant des années sans jamais en parler. Personne ne l’a protégée.
Lorsqu’elle était adolescente, et qu’elle n’avait nulle part où aller, une jeune femme l’a invitée à aller faire la fête avec elle. Carol s’est rapidement rendu compte que la femme voulait plutôt la livrer, à des fins d’exploitation sexuelle, à un homme dont la maison était remplie de vidéos et de photos de jeunes femmes autochtones qu’il avait violées et agressées. Une caméra vidéo était installée devant le lit. Selon Carol, certaines femmes sur ces images semblaient mortes.
Craignant d’être la prochaine victime, Carol a décidé de s’enfuir. Lorsque l’homme et la femme ont tenté de l’en empêcher, Carol s’est emparée d’un couteau dans la cuisine et s’est battue pour pouvoir s’échapper. La femme, blessée, est morte au bout de son sang, et l’homme a appelé la police.
Des accusations ont été portées contre Carol. Elle n’a pas révélé aux avocats qu’elle avait agi en légitime défense. Elle avait honte du traumatisme qu’elle avait vécu dans son enfance et elle se sentait responsable de s’être mise dans cette situation. Elle sentait qu’elle avait été trop « naïve » en se laissant encore piéger par une personne qui voulait s’en prendre à elle.
Comme ses avocats ne lui ont pas posé de questions à ce sujet, ils ne l’ont pas défendue correctement et ils n’ont pas remis dans son contexte l’incidence des expériences de racisme, de sexisme et de violence vécues par Carol sur ses actions lorsqu’elle a tenté de se défendre et de défendre d’autres jeunes femmes contre d’autres agressions.
Carol a été reconnue coupable de meurtre au deuxième degré. Elle a été condamnée à une peine minimale obligatoire d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 10 ans. Ses avocats ont interjeté appel, mais là encore, ils n’ont pas soulevé la question de savoir si Carol aurait dû être considérée comme criminellement responsable d’avoir tenté d’échapper à ses prédateurs. Au lieu de cela, les avocats se sont uniquement concentrés sur la question de savoir si son transfèrement à l’autre bout du pays, à la prison pour femmes de Kingston — qui était à l’époque la seule prison fédérale pour femmes, où six femmes autochtones se sont suicidées —, violerait ses droits garantis par la Charte. En conséquence, en plus d’avoir condamné Carole à tort, on l’a envoyée purger sa peine en isolement au Pénitencier de la Saskatchewan, qui est destiné aux hommes.
Carol a passé près de 30 ans dans une prison fédérale. Lorsqu’on lui a accordé une mise en liberté conditionnelle, il ne lui restait plus longtemps à vivre. Elle est restée sous la surveillance constante des agents de libération conditionnelle pendant ses derniers mois, chacun de ses gestes étant scruté à la loupe et susceptible d’être utilisé pour justifier son renvoi en prison.
J’ai accompagné de nombreuses victimes dans leur recherche des moyens, du soutien et des relations nécessaires pour s’intégrer dans leur communauté et y apporter leur contribution.
J’ai plutôt vu le Canada gaspiller des centaines de milliers de dollars par personne par année pour des cages, des cellules et des lieux d’isolement destinés à des victimes de violence que nous n’avons pas réussi à protéger. Les choses auraient pu se passer autrement. Il y a tellement de choses qui auraient pu se dérouler autrement, pour Carol et pour beaucoup d’autres personnes.
L’histoire de Tona est bien connue des sénateurs. Il y a eu un an hier, c’est-à-dire à l’occasion de la Journée internationale des droits de l’homme, nous avons adopté la loi de Tona et l’avons renvoyée à l’autre endroit. Le Comité des affaires juridiques l’étudie à nouveau et j’espère qu’elle sera bientôt renvoyée à la Chambre au cours de la présente législature. Pendant ce temps, Tona continue de réclamer sans relâche ces mesures, même si elle est désormais atteinte d’un cancer en phase terminale et qu’elle a été admise aux soins palliatifs.
Tona a beau savoir qu’elle vit sur du temps emprunté et que son état va continuer de se détériorer, elle conserve l’espoir de pouvoir faire en sorte, avant de mourir, que plus un seul être humain ne subisse le type de mauvais traitements et d’isolement qu’elle a vécus en prison.
Comment Tona a-t-elle pu être considérée comme dangereuse? Comme une jeune survivante de la rafle des années 1960, qui n’a eu d’autre choix que d’entrer par effraction dans un immeuble pour échapper aux agressions sexuelles, a-t-elle pu finir seule dans une cellule, en isolement, enchaînée au plancher de la prison pour femmes de Kingston?
Comment les policiers, quand ils ont trouvé Tona dans l’école où elle se terrait pour échapper aux mauvais traitements, ont-ils pu l’accuser d’introduction par effraction au lieu d’offrir soutien et protection à la victime d’agression qu’elle était?
Qu’auraient fait les policiers, eux, s’ils avaient été des adolescents à la recherche de leurs parents biologiques qui se seraient retrouvés sans ressource, sans endroit où aller et sans proches à qui demander de l’aide? Qu’est-ce que vous auriez fait, vous, à sa place? Qu’est-ce que j’aurais fait, moi?
Comment se fait-il que le personnel carcéral ne comprenne pas les effets que peuvent avoir les fouilles à nu sur une survivante de mauvais traitements? Quelles autres approches les agents ont-ils essayées avant de réagir à sa résistance par l’isolement, un moyen encore plus dur et plus cruel, jusqu’à ce que les torts deviennent irréparables et qu’on diagnostique une schizophrénie causée par l’isolement? Comment en sont-ils arrivés à minimiser, dans son dossier, les mauvais traitements et la violence qu’elle a vécus en qualifiant de « relation sexuelle » avec son père biologique le viol incestueux dont elle a été victime? Comment peut-on appeler ce qui est arrivé à Tona autrement qu’une série ininterrompue d’injustices et d’erreurs judiciaires?
Ce qu’elle a vécu en prison a brisé sa santé et lui coûtera la vie. D’ici là, elle persévère et cherche, grâce à la « loi de Tona », à défendre les droits d’autrui et à veiller à ce que d’autres aient accès aux services communautaires et de santé qu’on lui a refusés et qui auraient tout changé pour elle.
S.P., une femme que nous appelions souvent simplement « S », a prouvé l’impact déterminant de ce type de soutien communautaire. S a été victime de violences physiques, sexuelles et psychologiques, d’abord pendant une décennie dans un pensionnat, puis de la part de son mari. Elle a également été à un moment donné la détenue ayant passé le plus de temps en prison au Canada. Non seulement le système judiciaire n’a pas réussi à la protéger, mais il a également occulté le fait qu’elle était une victime. Elle a été envoyée en prison pour avoir aidé son mari à vendre de la drogue, sans qu’aucune enquête ne soit menée sur les mauvais traitements qu’elle avait subis et sur l’impact de cette violence sur ses actes.
Alors qu’elle purgeait une peine plus courte, S a plaidé coupable au meurtre d’une détenue qu’elle considérait comme une sœur. Tout le monde à la prison pour femmes, le personnel comme les détenues, savait bien que cette femme s’était suicidée. Pourtant, personne, pas même l’avocat de S ni le juge, n’a empêché S de plaider coupable. Elle a été condamnée à la prison à vie.
S a plaidé coupable plusieurs années après la mort de son amie et bien après la fin de l’enquête du coroner et de toutes les autres enquêtes. Le juge chargé de son affaire a semblé reconnaître qu’elle n’aurait jamais été inculpée si elle n’avait pas revendiqué la responsabilité des faits. Son plaidoyer était lié à son intense sentiment de responsabilité personnelle envers son amie et il a été accepté par le juge malgré les incohérences flagrantes de ses soi‑disant aveux. Non seulement le système de justice ne semblait pas se soucier des circonstances réelles de la mort d’une femme autochtone dans une prison fédérale, mais il n’a pas hésité à infliger une peine à perpétuité, sans preuve, à une autre femme autochtone.
Trente ans plus tard, dans la décision Naslund concernant une autre femme ayant subi des actes de violence qui a plaidé coupable d’homicide malgré la possibilité d’une défense, la juge Sheila Greckol de la Cour d’appel de l’Alberta nous a rappelé à quel point les choses avaient peu changé lorsqu’elle a déclaré ceci :
[U]ne femme soumise à [...] des années d’abus flagrants peut en venir à se considérer comme ne méritant rien d’autre que des punitions sévères. Cela ne signifie pas que le système juridique doit donner suite à cette fausse perception.
Pour S, cette condamnation sans fondement a été inscrite dans son dossier. Elle a ensuite été utilisée par le système pénitentiaire pour la qualifier de détenue violente et justifier le recours à l’isolement et l’imposition d’autres conditions difficiles. En raison de cette étiquette, S a eu peu d’occasions de travailler à sa libération et de tisser des liens avec la communauté. Elle a purgé 10 ans de prison sans possibilité de libération conditionnelle, mais aussi près de trois décennies supplémentaires.
En 2020, après avoir passé plusieurs décennies en prison, dont une grande partie en isolement dans une cellule, S a vu sa santé se détériorer. En pleine pandémie de COVID-19, les autorités étaient impatientes de la transférer dans un endroit où elle pourrait recevoir des soins de longue durée, mais comme elles la décrivaient comme posant un risque très important, aucun établissement ni aucune installation communautaire n’a accepté de l’accueillir.
Je ne peux pas expliquer à quel point il a été dévastateur et révoltant de voir une autre femme, que j’ai accompagnée pendant des décennies, perdre contact avec la réalité et se détériorer physiquement.
Après des années de batailles juridiques et administratives, S a finalement été libérée et confiée aux seules personnes qui voulaient d’elle : sa sœur, ses nièces et ses neveux. En quelques mois, entourée d’amour, d’attention et de soutien, la santé physique et mentale de S s’est miraculeusement transformée. Le personnel pénitentiaire et communautaire s’en est émerveillé, et un agent m’a récemment confié : « Chaque fois que je la croise dans la communauté, elle est souriante et heureuse. Nous ne la voyions presque jamais sourire en dedans. »
J’ai récemment rendu visite à S et dîné avec elle. Cinq ans plus tard, S s’épanouit au sein de la communauté et contribue à la vie de sa famille.
Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer comment les choses auraient pu être différentes si elle avait eu accès à de tels soutiens dès le début. Il est scandaleux que S ait dû attendre si longtemps. Il est encore pire de constater comment le fait de décrire des femmes telles que S comme des personnes violentes, plutôt que comme des personnes ayant survécu à la violence, a trop souvent permis de justifier les façons dont le Canada laisse tomber les personnes ayant le plus besoin de soutien et permis de fermer les yeux là-dessus.
L.N., connue sous le nom de « L », a déjà été considérée comme « la femme la plus dangereuse du Canada ». En réalité, c’est une femme autochtone qui est elle aussi membre de la génération volée. À l’âge de 12 ans, L avait déjà été violée, puis forcée à se prostituer. Les services de protection de l’enfance sont intervenus lorsqu’elle a tenté d’oublier la réalité en consommant de l’alcool. Puis, lorsqu’elle a résisté à l’intervention de l’État, la police a été appelée sur les lieux.
L a été punie à maintes reprises pour avoir réagi à la violence dont elle a été victime d’abord à l’extérieur, puis à l’intérieur des prisons et d’autres institutions. Elle a été accusée d’avoir agressé des travailleurs des services à l’enfance et des policiers lorsqu’elle a tenté de les empêcher de la maîtriser et de la déshabiller. Lorsqu’elle a identité — correctement, en fin de compte — un des psychologues de la prison comme étant un prédateur sexuel, on lui a interdit de poursuivre le programme de traitement et on l’a placée en isolement pour avoir prétendument proféré des menaces à l’endroit de cet homme en faisant de telles allégations.
À 21 ans, alors qu’elle était à peine adulte, elle a été qualifiée de « délinquante dangereuse » non pas pour ses actes, mais pour des propos qu’elle avait tenus. Il a fallu six ans et demi pour que cette désignation soit annulée. En 2026, à l’âge de 53 ans, cela fera 27 ans qu’elle a finalement été libérée de prison. Dix ans de détention, de nombreuses années d’isolement cellulaire, 20 traitements par électrochocs, d’innombrables tentatives de suicide et des centaines d’actes d’automutilation ont laissé des séquelles physiques et psychologiques irréparables. Pourtant, L a survécu. Depuis un quart de siècle, elle fait du bénévolat dans sa communauté, apportant aux jeunes le soutien, le mentorat et la défense des droits nécessaires pour prévenir la perpétration, par des personnes et par l’État, d’actes de violence répétés et horribles.
Je raconte ces quelques histoires non pas parce qu’elles sont exceptionnelles ou atypiques, mais plutôt pour souligner la réalité commune vécue par ces femmes. Presque toutes les femmes incarcérées dans les prisons fédérales, c’est-à-dire au moins 9 sur 10, sont victimes et survivantes de violence physique et sexuelle.
Les approches passées de répression de la criminalité n’assurent pas la sécurité des femmes. Pire encore, elles punissent et criminalisent celles qui ont le plus besoin d’aide. Comme l’a clairement révélé l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, les mêmes problèmes et circonstances qui font que les femmes et les filles autochtones sont victimes de violence, disparaissent, sont tuées et se retrouvent sans abri les rendent également plus susceptibles d’être criminalisées et emprisonnées.
Le gouvernement a déclaré son engagement à lutter contre la violence entre partenaires intimes. Le projet de loi S-242 est important parce qu’il offre la possibilité de mettre en place des stratégies qui vont au-delà des réponses simplistes et fondées sur la loi pénale à la violence faite aux femmes, de même que la possibilité de prendre des mesures concrètes pour défendre l’égalité réelle et remédier aux causes profondes de la misogynie, du racisme et de la violence coloniale.
La semaine dernière, j’ai eu l’honneur et le privilège de voter avec vous, honorables collègues, en faveur d’une telle mesure. La version amendée du projet de loi S-2 par le Sénat peut aider à remédier aux violations de longue date de la Charte qui exposent les femmes et les enfants des Premières Nations à un risque particulier de violence en les séparant de force de leur communauté de soutien, des violations mises en évidence par l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Il y a beaucoup d’autres mesures de ce genre à prendre afin de démanteler les inégalités systémiques sous-jacentes à la violence contre les femmes, en particulier les femmes autochtones, noires et handicapées et les personnes de diverses identités de genre. J’espère que nous aurons le courage de les prendre ensemble.
À un moment où il semble que la misogynie ait été enhardie dans presque tous les espaces publics, je tiens à souligner l’importance pour les hommes du Sénat, de l’autre endroit et d’ailleurs d’utiliser leurs plateformes et leurs privilèges pour intervenir, pour redoubler d’efforts et pour donner l’exemple du comportement nécessaire de la part de nos dirigeants et de nos modèles afin de défendre l’égalité pour tous.
Soyons clairs : les auteurs des comportements violents et des mauvais traitements réservés aux femmes ne sont pas des gens qui vivent en marge de la société. Ces individus sont plutôt le résultat trop fréquent des normes et structures sociales patriarcales et misogynes qui les ont forgés — des structures qui mettent l’accent sur l’exercice du de privilège et de l’autorisation associés au fait de dominer les femmes, deux éléments ouvrant la voie aux agressions sans conséquence.
En réfléchissant à la manière dont le Canada pourrait lutter efficacement contre la violence faite aux femmes en mettant en œuvre le cadre de responsabilisation gouvernementale énoncé dans le projet de loi S-242, un souvenir est remonté à ma mémoire. Il y a plusieurs décennies, j’occupais un emploi rémunéré à la Société John Howard du Canada, et je faisais du bénévolat auprès de groupes de femmes et de jeunes victimes de violence.
Compte tenu de mon travail auprès des femmes et des enfants victimes de violence, j’avais des préjugés et des idées préconçues à l’égard des auteurs de cette violence. J’ai eu l’idée de remettre en question mes préjugés en allant à la rencontre d’hommes incarcérés pour avoir commis des agressions. Je voulais comprendre qui étaient ces hommes et pourquoi ils étaient violents. J’avais vu trop d’hommes qui agissaient en toute impunité et qui jouissaient d’une immunité quasi totale.
Dans le cadre de mon travail auprès de ces contrevenants, j’ai pu avoir la certitude qu’il s’agissait principalement d’hommes marginalisés par des critères liés à la pauvreté, aux origines ethniques ou à un handicap, mais aussi, trop souvent, en raison de leur propre expérience vécue d’actes de violence. Cela n’excusait pas leur comportement, mais le système au Canada tenait et tient toujours pour responsables ceux qui sont les plus faciles à « attraper » et à dénoncer. Parallèlement, le système échoue à changer les inégalités systémiques qui mènent aux mauvais traitements envers les femmes. Trop souvent, ce même système ferme les yeux ou tolère la violence infligée par les puissants et les privilégiés.
Bon nombre des hommes que j’ai rencontrés dans les prisons faisaient un travail incroyable pour assumer leurs responsabilités, contribuer positivement à la communauté et faire face à des réalités comme le fait qu’ils ont peut-être eux aussi été des victimes, mais que cela n’excusait en aucun cas leur propre comportement dans la persécution d’autres personnes.
J’ai toutefois abandonné le travail que je faisais avec eux, car les hommes qui travaillaient dans les prisons et certains de mes collègues renforçaient les attitudes très discriminatoires, racistes et sexistes envers les femmes au lieu de les remettre en question. C’était non seulement démoralisant, mais aussi débilitant. Cela signifiait que les hommes qui s’efforçaient de changer leur comportement couraient désormais un risque accru d’être eux‑mêmes victimisés, tant par les autres détenus que par ceux qui étaient responsables de leur prise en charge et de leur garde.
Je suis encore hantée par la façon dont un homme en particulier a réagi aux efforts que nous faisions pour les aider, lui et d’autres hommes, à prendre leurs responsabilités, à apprendre et à évoluer. Un jour, il m’a demandé où et comment je pourrais m’assurer qu’il soit réhabilité et tenu responsable, si ce n’était pas dans le système pénitentiaire existant; il m’a aussi demandé ce que je ferais avec les autres hommes. Je lui ai répondu qu’ils ne verraient peut-être pas cela comme de la liberté — j’étais prête à accepter ma propre hypocrisie —, mais je me disais que nous pourrions choisir de 10 à 20 hommes qui seraient de bons modèles, qui vivraient avec eux et leur donneraient l’exemple d’un comportement attentionné, gentil, bienveillant, positif pour les femmes et pour l’équité. J’ai dit que j’étais prête à vivre avec cette solution jusqu’à ce que les hommes servant de modèles puissent se porter garants de leur comportement, et qu’ils pourraient alors être libres. Sa réponse? « Où trouverez‑vous ces hommes, Kim? »
J’espère que ce projet de loi nous aidera à apporter une réponse constructive à cet homme ainsi qu’à Georgina, à Tona et à beaucoup d’autres personnes.
Merci, sénateur Manning. Merci, Georgina. Merci à toutes les personnes que j’ai eu le privilège de rencontrer et qui ont façonné mes réflexions, mes connaissances et mes cauchemars.
Meegwetch. Merci.
Votre Honneur, pourrais-je demander l’indulgence du Sénat, je vous prie? Quand le sénateur Quinn s’est levé, j’étais debout. Quand la sénatrice Pate s’est levée, j’étais debout dans le but de poser une question au sénateur Manning. J’aimerais pouvoir le faire maintenant, si vous le permettez.
Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Merci, Votre Honneur et chers collègues.
À vous, sénateur Manning, ainsi qu’à Georgina McGrath et à sa famille, je tiens à exprimer ma gratitude pour les efforts inlassables que vous déployez depuis 2018 afin que ce projet de loi soit soumis à un vote final, ce qui, je l’espère, arrivera très prochainement.
Ma question s’inspire de votre discours, et je voudrais commencer par une brève introduction. Votre discours d’aujourd’hui nous a vivement rappelé qu’en réalité, il y a une pandémie que le monde n’a pas réussi à enrayer : celle de la violence à l’égard des femmes. C’est le virus de l’inégalité qui est à l’origine de cette infection.
Je pense que vous savez que le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, ou FAEJ, — que je suis fière d’avoir cofondé il y a environ 40 ans — a publié en octobre 2024 un rapport intitulé Ce qu’il faut faire : mettre en place un mécanisme de responsabilisation en matière de violence fondée sur le genre au Canada.
Les gouvernements ont la responsabilité de mettre fin à la violence fondée sur le sexe au Canada. Le rapport du fonds d’action, rédigé par Amande Dale, se penche sur la pandémie qu’aucun gouvernement n’a été en mesure d’arrêter : la violence fondée sur le genre. Le fonds d’action et Mme Dale fournissent des preuves de la nécessité d’un mécanisme fédéral de responsabilisation. Pour mettre en place un tel mécanisme, ils recommandent aux parlementaires de créer un poste de commissaire à la violence fondée sur le genre qui disposerait de l’indépendance, des pouvoirs et du rôle de persuasion nécessaires pour apporter des changements systémiques, tant au sein du gouvernement que dans la collectivité et dans notre pays.
Sénateur Manning, vous vous souvenez sûrement de la recommandation de la Commission des pertes massives, mise sur pied pour examiner la série de meurtres commis les 18 et 19 avril 2020 en Nouvelle-Écosse. Dans son rapport final, la commission a fortement recommandé la création de ce poste de commissaire.
Ce commissaire travaillerait auprès des collectivités et des communautés marginalisées, dont la contribution serait essentielle à l’élaboration et à la mise en œuvre de solutions efficaces pour mettre fin à la violence fondée sur le genre.
Selon vous, sénateur Manning, la nomination d’un commissaire fédéral à la violence fondée sur le genre serait-elle un moyen efficace de mettre en œuvre le genre de changement systémique qui est proposé dans votre projet de loi?
Merci, sénatrice McPhedran. Je connais très bien la Commission des pertes massives, le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes et la recommandation de nommer un commissaire.
Comme je l’ai dit dans mon discours, je pense qu’il n’y a pas qu’une seule chose à faire au Parlement pour lutter contre la violence entre partenaires intimes. Il faut une combinaison d’approches qui comprend notamment le Plan d’action national pour mettre fin à la violence fondée sur le sexe, ainsi que des discussions et un débat publics. Je crois effectivement que la nomination d’un commissaire serait fort utile pour lutter contre la violence fondée sur le genre au Canada.
Je crois, sénatrice, que c’est le genre de problème qui nécessite une approche collective. Nous devons tous travailler ensemble, peu importe notre allégeance politique. D’ailleurs, l’enjeu n’est pas politique. C’est un problème qui touche surtout les femmes et les filles, mais qui a aussi des répercussions sur la société dans son ensemble.
Pour ce qui est des coûts, ce problème coûte environ 7,4 milliards de dollars au pays. C’est le genre de solutions que nous devrions envisager.
Cela dit, nous devons d’abord et avant tout prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les femmes et les filles.
L’année dernière, une dame est venue vers moi dans une épicerie à Terre-Neuve. Elle ne m’a jamais dit son nom, mais elle m’a tapé sur l’épaule et m’a dit : « Merci, sénateur Manning, pour tout le travail que vous faites sur la question de la violence entre partenaires intimes ». Je lui ai dit : « Je travaille avec d’autres ». Elle m’a répondu : « Oui, et ensemble, nous en viendrons à bout. »
Je suis favorable à l’idée d’un commissaire et à toute autre possibilité de constituer un collectif à partir de la base pour répondre à nos préoccupations. C’est pourquoi la deuxième partie du projet de loi S-242 demande au gouvernement de faire un rapport bisannuel. Ce sera l’occasion de prendre la parole ici, au Sénat, et nos homologues pourront prendre la parole à la Chambre des communes pour demander au ministre et au gouvernement — quelle que soit leur allégeance politique — quelle est leur position et ce qu’ils font dans le domaine de la violence entre partenaires intimes.
Je crois sincèrement que c’est seulement en nous serrant les coudes et en s’attaquant à ce problème collectivement que nous pourrons répondre aux inquiétudes des femmes et des filles dans ce pays.
Honorables sénateurs, quand lirons-nous le projet de loi pour la troisième fois?
(Sur la motion du sénateur Manning, la troisième lecture du projet de loi est inscrite à l’ordre du jour de la prochaine séance.)