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Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

18 février 2020


Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour parler du projet de loi S-208, Loi modifiant le Code criminel (indépendance des tribunaux).

L’indépendance des tribunaux est l’un des principes fondamentaux du système de justice canadien. Dans les affaires pénales, en particulier, nous comptons sur les juges pour entendre la totalité de la preuve, pour examiner le bien-fondé d’une affaire, puis pour prononcer une peine appropriée, qui tient compte des circonstances complexes de chacun des accusés et de chacun des crimes.

Durant ma carrière de 30 ans comme journaliste, j’ai assisté à de nombreux procès, et si j’ai appris une chose, c’est qu’il n’existe pas deux affaires identiques. Les accusations peuvent être les mêmes, mais une affaire de meurtre ne ressemble pas à une autre; une affaire de pornographie juvénile ne ressemble pas à une autre. Chaque procès racontait une histoire unique. La liste des personnages était différente d’une affaire à une autre. Pourtant, au cours de mes 30 années de travail en tant que journaliste et chroniqueuse, le Canada s’est tourné de plus en plus vers un modèle de peines minimales obligatoires dans les procès criminels, et les gouvernements libéraux et conservateurs qui se sont succédé ont ajouté des peines minimales obligatoires au Code criminel.

Je comprends très bien les raisons politiques derrière ces mesures. De nombreux citoyens ne sont pas à l’aise avec l’idée d’accorder un pouvoir discrétionnaire aux juges. Ils n’aiment pas que les juges puissent déterminer la durée de la peine qu’ils imposeront à certains contrevenants. Il est plus facile de croire qu’un meurtre est un meurtre, un point, c’est tout, que les peines universelles permettent aux tribunaux d’utiliser de façon plus judicieuse le temps dont ils disposent et qu’elles sont également un meilleur moyen de dissuasion.

Je sais que de nombreuses personnes s’inquiètent du fait que les juges — à tout le moins certains d’entre eux — sont trop laxistes, trop cléments. C’est pour cette raison qu’elles croient que les peines minimales obligatoires protègent le système judiciaire et le reste de la population contre les juges qui pourraient être trop cléments envers un criminel dangereux.

Or, les peines minimales obligatoires constituent un outil grossier pour traiter ce genre de problème. Elles me font penser au personnage de Procuste, fils de Poséidon, dans la mythologie grecque. Procuste avait pour habitude d’arrêter les voyageurs au passage et de leur offrir de les héberger pour la nuit. Une fois chez lui, il leur proposait un lit. Or, sa notion de l’hospitalité ne rimait pas avec confort. Tous ses invités devaient être de la même taille que le lit. Trop petits? Il les étirait tout simplement. Trop grands? Qu’à cela ne tienne, il leur coupait les jambes pour qu’elles soient juste de la bonne longueur.

Pas très rigolo comme histoire, mais elle fait réfléchir. Pensons à ce que l’application du modèle du lit de Procuste au système de justice pénale comporte comme risques.

Les peines minimales obligatoires créent deux problèmes réels, quoique contraires.

D’un côté, elles peuvent obliger un juge à imposer une peine plus sévère que ne le justifient tous les faits complexes et particuliers entourant le crime en question; de l’autre, elles peuvent en fait avoir l’effet inverse. Elles peuvent vicier le système de justice. Dans certains cas, le jury ne reconnaîtra tout simplement pas l’individu coupable de l’accusation appropriée parce qu’il estime que la peine minimale obligatoire correspondante n’est pas juste ou ne convient pas. Dans d’autres cas, les avocats de la Couronne finissent par négocier des ententes sur le plaidoyer qui sont illogiques sur le plan légal parce qu’ils savent très bien que la peine minimale obligatoire est injuste.

Puisque je suis conteuse de profession et de nature, permettez-moi de raconter deux histoires pour illustrer mes deux points.

Je vais d’abord vous parler d’abord de Jayme Pasieka. Le 28 février 2014, Jayme Pasieka est arrivé à l’entrepôt Loblaw à Edmonton, où il travaillait. Il était armé de couteaux qu’il avait achetés au West Edmonton Mall. Lorsqu’il est arrivé au travail, il s’est livré à ce que je ne peux qualifier que de saccage meurtrier. Il a couru partout dans l’entrepôt en poignardant et en tailladant ses collègues. Il en a blessé quatre grièvement. Eux ont survécu, mais deux autres, Thierno Bah et Fitzroy Harris, n’ont pas eu la même chance : les coups de couteau qu’ils ont reçus ont été mortels.

Jayme Pasieka a été déclaré coupable de deux meurtres au premier degré. Il a été condamné à la prison à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans.

Compte tenu des faits que je vous ai présentés, cela peut sembler être une peine juste et appropriée. Cependant, comme je l’ai dit, chaque procès pour meurtre raconte une histoire unique. Il s’avère que Jayme Pasieka avait fait l’objet d’un diagnostic de schizophrénie et qu’il avait des antécédents de maladie mentale bien documentés, mais il n’avait pas pu se faire traiter. Plus tard, il a dit qu’il avait commis les meurtres afin d’obtenir de l’aide pour traiter sa maladie.

Étant donné les antécédents psychiatriques de Jayme Pasieka, certains Canadiens seraient en droit de se demander pourquoi ses avocats n’ont pas essayé de le faire déclarer « non responsable criminellement pour cause de troubles mentaux ». Or, les lois canadiennes sont claires et précises; une personne peut seulement être déclarée non responsable criminellement si elle est incapable de juger de la nature et de la qualité de ses actes ou de savoir distinguer le bien du mal.

Jayme Pasieka ne répond pas à ces critères. Lorsqu’il s’est lancé dans une série d’attaques au couteau, il n’était pas complètement psychotique. Il n’avait pas d’hallucinations et n’entendait pas de voix. Il ne pensait pas que ses victimes étaient des monstres ou des démons. On pourrait même dire que ses pensées étaient « organisées »; il a planifié son crime et s’est rendu expressément au centre commercial pour acheter ses couteaux.

Sa capacité à commettre ses crimes a-t-elle été réduite par sa maladie mentale? Je pense que c’était évident. Il ne s’agit pas d’un crime commis par un homme rationnel. Cependant, il n’existe pas de défense de capacité réduite au Canada. L’avocat de Jayme Pasieka a fermement fait valoir que son client ne devrait pas être reconnu coupable de meurtre au premier degré. Il a tenté de convaincre le tribunal que l’homicide involontaire était la condamnation la plus appropriée — ou du moins qu’il entraînait une peine plus appropriée.

Sa tentative n’a toutefois pas porté fruit. Ainsi, Jayme Pasieka, qui était atteint d’une grave maladie mentale, a été emprisonné pour meurtre au premier degré. Au lieu de l’hospitaliser ou de lui fournir des soins en clinique externe pour traiter sa schizophrénie avant qu’il passe à l’acte, on a attendu qu’il tue deux personnes innocentes. Par la suite, on lui a imposé la peine minimale obligatoire et on l’a emprisonné à perpétuité. Ce n’est pas juste. Ce n’est pas cela la justice. Cependant, le tribunal n’avait pas le pouvoir discrétionnaire d’imposer une peine plus rationnelle.

J’aimerais maintenant vous raconter l’histoire d’Anne Semenovich. Le 15 avril 2008, Anne Semenovich a abattu son mari Alex d’une balle à la tête. Ce fait n’a jamais été contesté. Mme Semenovich, qui était alors septuagénaire, a d’abord été accusée de meurtre au premier degré.

Certes, il y avait des preuves accablantes de préméditation. Elle avait acheté un grand incinérateur peu de temps avant. L’homme qui le lui a vendu a témoigné au procès. Mme Semenovich lui avait dit qu’elle en avait besoin pour le corps de son mari. La nuit du meurtre, elle est sortie et a tiré sur son mari endormi à travers la fenêtre de leur maison.

Victime de violence conjugale pendant des années, Mme Semenovich a vécu avec un mari violent et atteint d’une maladie mentale qui, selon les témoignages entendus pendant le procès, l’a poursuivie avec un couteau, l’a attaquée avec un bâton de baseball et a menacé régulièrement de la tuer.

Son petit-fils a témoigné qu’il avait signalé à plusieurs reprises aux agents locaux de la GRC les abus et la détérioration de la santé mentale de son grand-père. À la barre des témoins, il a déclaré que les policiers lui ont dit qu’ils ne pouvaient pas l’aider à moins que Mme Semenovich ne dépose une plainte officielle, ce qu’il estimait qu’elle avait trop peur de faire. Il lui a donc donné une arme à feu pour se défendre et lui a appris comment s’en servir. Elle a fini par l’utiliser.

Avec l’aide de membres de sa famille, elle a mis le corps de son mari dans l’incinérateur et l’a allumé. Il ne s’agissait toutefois pas d’un meurtre planifié de sang-froid par des génies du crime, car la famille a fait venir un réparateur pour vérifier l’incinérateur lorsqu’il a mal fonctionné.

Veuillez imaginer — comme je l’ai souvent fait — ce qui attendait le pauvre réparateur d’incinérateur, qui s’est rendu sur la propriété des Semenovichs à l’ouest d’Edmonton, lorsqu’il a ouvert la porte de l’incinérateur et a découvert le corps d’Alex Semenovich qui n’avait pas été tout à fait incinéré. Voilà une scène digne d’Edgar Allan Poe.

Comme je l’ai dit plus tôt, la veuve a initialement été accusée de meurtre au premier degré parce que, somme tout, il s’agissait clairement d’un acte prémédité, même s’il n’était pas très bien prémédité.

La Couronne s’est retrouvée confrontée à un dilemme. Si elle reconnaissait Anne Semenovich coupable de meurtre au premier degré — ce qui semblait inévitable — la peine minimale obligatoire, soit une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans, serait une condamnation à mort pour l’aînée accusée. Si l’affaire se concluait, le juge ne disposerait d’aucun pouvoir discrétionnaire lui permettant de prendre en considération l’âge ou la santé d’Anne ni les mauvais traitements dont elle avait été victime toute sa vie dans la détermination de la peine.

La Couronne, le juge et la défense ont trouvé une négociation de peine assez originale. Ils ont permis à Anne Semenovich de plaider coupable d’homicide involontaire et d’accepter une peine d’emprisonnement de quatre ans. Cette peine était le minimum obligatoire pour un homicide involontaire commis avec une arme à feu.

Anne Semenovich a-t-elle commis un homicide involontaire? Elle n’a pas abattu son mari dans un cas de légitime défense ou sous le coup de l’émotion. Elle a soigneusement planifié son meurtre jusqu’à l’achat de l’incinérateur, qui a tout révélé. Cependant, toutes les personnes concernées se sont rendu compte que la peine minimale obligatoire pour meurtre était inappropriée dans ce cas-ci. La seule solution raisonnable et juste était une négociation de peine fondée sur une déformation plutôt originale des faits.

Ce ne sont là que deux des affaires que j’ai couvertes au cours de mes trois décennies de journalisme et qui m’ont montré les problèmes posés par les peines minimales obligatoires. Une justice universelle ne fait pas que saper l’indépendance essentielle des tribunaux et des juges, elle conduit souvent à des résultats manifestement injustes.

Nous devrions tous espérer que, dans la démocratie canadienne, on nomme des juges qualifiés, bien formés et rationnels dont nous pouvons avoir la certitude qu’ils appliqueront leurs compétences juridiques, leur propre sens moral et leur jugement, et qu’ils analyseront à la fois les faits d’une affaire et le texte du Code criminel afin de rendre un jugement juste.

Si nous ne nous fions pas aux juges pour comprendre les lois ou interpréter les faits, notre problème est beaucoup plus profond et nous ne pourrons le résoudre en ajoutant de plus en plus de dispositions obligatoires. Nous ne pouvons traiter cette méfiance en minant la confiance du public envers la magistrature canadienne et en liant les mains des juges avant même le début d’un procès.

Le projet de loi S-208 n’élimine pas les peines minimales obligatoires, mais il redonne aux juges le droit d’exercer leur jugement dans des circonstances très précises.

La question est extrêmement sérieuse. Pourtant, je dois admettre que, tandis que nous l’étudions, je ne peux m’empêcher de penser à l’opérette Le Mikado, de Gilbert et Sullivan. Vous vous souviendrez peut-être des vers de la chanson principale du Mikado, qui vont ainsi — et que je ne chanterai pas :

Mon objectif est sublime;

C’est un jour de trouver;

Une peine à la mesure du crime;

Une peine à la mesure du crime.

La chanson de l’opérette Le Mikado est censée faire rire l’assistance. Dans la réalité, si nous ne nous fions pas aux juges pour qu’ils imposent une peine à la mesure du crime, c’est nous qui couvrons de ridicule tout le concept d’une magistrature indépendante. Le gouvernement ne devrait pas prédéterminer et prononcer une peine avant même que des faits soient admis comme éléments de preuve.

Rétablissons plutôt la confiance du public envers les juges et laissons les juristes mener à bien la tâche que nous leur confions. Merci beaucoup.

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