Les défis et possibilités auxquels font face les municipalités canadiennes
Interpellation--Suite du débat
22 mars 2022
C’est avec plaisir que j’interviens dans ce débat soulevé par notre collègue la sénatrice Simons, visant à attirer l’attention du Sénat et des Canadiennes et Canadiens sur les défis et possibilités auxquels font face les municipalités canadiennes, et sur l’importance de comprendre et de redéfinir les relations entre les municipalités du Canada et le gouvernement fédéral.
Je tenais à profiter de cette occasion pour parler du renouvellement des relations entre les municipalités et les autres ordres du gouvernement, puisque cette question est au cœur de mon engagement politique depuis 40 ans.
D’entrée de jeu, on peut se dire que le fait de discuter du rôle que joue le gouvernement fédéral dans les affaires municipales canadiennes peut sembler paradoxal, puisque les administrations locales relèvent exclusivement du gouvernement provincial, d’où l’expression qu’on a souvent entendue, selon laquelle les villes sont les créatures des provinces.
Vous savez sans doute qu’entendre prononcer cette expression m’horripile. D’abord, parce que c’est extrêmement paternaliste et irrespectueux et que cela dévalorise la démocratie municipale, mais aussi parce que c’est partiellement faux du point de vue historique. À l’échelle de l’humanité, les villes sont apparues avant les empires, les pays et les provinces.
Les premières institutions municipales au Québec ont vu le jour sous le Régime français, à Québec, à Montréal et à Trois-Rivières, bien avant la Confédération de 1867, qui accordait aux provinces la compétence exclusive en matière d’institutions municipales.
En fait, il serait plus juste de soutenir que les municipalités créent les pays et les provinces.
Pardonnez-moi cette parenthèse factuelle. Pour en revenir à la relation fédérale-municipale, je crois qu’il est important de constater qu’elle n’est pas statique et qu’elle a considérablement évolué au cours des dernières décennies. C’est important de le dire, car j’entends souvent dire qu’il n’y a rien à faire et qu’il serait impossible de repenser la nature des relations fédérales-municipales sans enclencher une ronde difficile de négociations constitutionnelles.
Reconnaître formellement le rôle des municipalités dans la Constitution serait vraiment l’idéal. Soyons réalistes. Devant la quasi-impossibilité de modifier la Constitution de 1982, je pense que nous devons concentrer nos efforts sur des aménagements que nous pouvons faire en dehors de celle-ci.
D’ailleurs, au cours de mes 40 ans en politique municipale, j’ai été témoin de diverses tentatives de redéfinition de la relation fédérale-municipale. J’aimerais vous faire la démonstration que des aménagements dans ce contexte sont possibles.
D’abord, on doit reconnaître que, depuis quelques années, il y a un net regain d’intérêt de la part du gouvernement fédéral à l’égard des enjeux urbains.
D’une part, il y a la reconnaissance du rôle central des municipalités sur le plan de notre développement économique. Comme le disait l’économiste et urbaniste Jane Jacobs, qui l’a brillamment démontré dans les années 1960, « les villes constituent la source de la richesse des pays ».
Paradoxalement, ce sont les politiques nationales qu’on leur impose qui peuvent, par la suite, freiner les activités vitales des villes. Cette vérité résiste au passage du temps et ne connaît pas de frontières géographiques.
Au Canada, 80 % de la population du pays est concentrée dans les centres urbains. Aucun gouvernement dit « national » ne peut prétendre avoir prise sur l’économie sans mobiliser les moteurs économiques que sont nos villes.
Pour paraphraser un vieil adage, ce qui est bon pour les villes est bon pour le pays… et vice-versa.
D’autre part, les dépenses des municipalités ont considérablement augmenté au cours des dernières décennies, notamment en raison du transfert de responsabilités des gouvernements à l’échelon supérieur, mais également en raison des changements sociaux auxquels certaines villes sont confrontées depuis un moment.
D’ailleurs, notre collègue la sénatrice Boniface a fort bien illustré cette situation en parlant des problèmes liés aux opioïdes et des responsabilités des municipalités dans ce contexte.
La pandémie que nous vivons illustre d’ailleurs parfaitement la place centrale que prennent les municipalités dans toutes les sphères de l’activité humaine.
Les villes ont notamment mis la main à la pâte pour faciliter les efforts de vaccination, elles ont dû réinventer leurs façons de gérer l’itinérance et elles ont contribué aux efforts de la santé publique au début de la crise. Montréal s’est même substituée au gouvernement fédéral pour mieux encadrer les voyageurs internationaux.
On constate qu’aucun gouvernement dit « national » ne peut prétendre avoir prise sur la santé publique, la lutte à l’itinérance, les enjeux de santé mentale, l’accueil des immigrants, la lutte aux changements climatiques et j’en passe, sans mobiliser les villes et les municipalités.
L’implication du gouvernement fédéral dans les affaires municipales n’est pas un phénomène nouveau. Dès les années 1920, le gouvernement fédéral a mis en œuvre des programmes nationaux pour améliorer les conditions de logement — il y a d’ailleurs, en ce moment même, une crise du logement — en accordant des prêts et des subventions pour faire face à des vagues d’immigration massive.
Rappelons-nous aussi que, pendant la Grande Dépression, le gouvernement a mis sur pied un programme de prêts pour permettre aux municipalités d’améliorer leurs infrastructures et de stimuler la création d’emplois.
Au cours des années 1950, alors que les banlieues se développaient, le gouvernement fédéral a appuyé les municipalités en adoptant des programmes visant à améliorer les infrastructures pour l’eau potable et les égouts. Dans les années 1970, le gouvernement fédéral a même mis sur pied un ministère d’État aux Affaires urbaines pour favoriser la coopération entre les trois ordres de gouvernement. Le ministère a eu une courte de vie, cependant, car il a existé pendant moins de neuf ans.
L’économie faible, la crise des finances publiques, le recentrage du gouvernement fédéral sur ses propres responsabilités et la dynamique particulière des relations fédérales-provinciales à la veille du référendum au Québec ont, pendant un moment, refroidi l’intérêt du gouvernement fédéral pour les enjeux municipaux.
C’est bien dommage.
Il a fallu attendre le livre rouge des libéraux, en 1993-1994, pour voir réapparaître un programme d’infrastructure digne de ce nom. Ce programme, qui devait à l’origine être temporaire et durer deux ans, s’est largement développé pendant que la situation financière du gouvernement fédéral s’améliorait.
Puis, sous le gouvernement de Paul Martin, de 2004 à 2006, on a vu une tentative intéressante visant à établir une collaboration plus étroite entre le gouvernement fédéral et les municipalités, alors qu’on a lancé le Nouveau pacte pour les collectivités canadiennes. Ce pacte représentait une véritable tentative d’établir ce qui suit :
[...] une politique nationale urbaine explicite afin de transformer les relations entre le fédéral et les municipalités en impliquant ces dernières dans l’élaboration de politiques publiques.
Cette politique reposait sur trois piliers : premièrement, offrir aux municipalités des sources de revenu prévisibles à long terme; deuxièmement, établir des mécanismes de collaboration multiniveaux pour l’élaboration de politiques adaptées au milieu dans les grands centres urbains; troisièmement, introduire une perspective urbaine pour évaluer et améliorer les activités fédérales au sein des villes.
Malheureusement, cette expérience prometteuse a pris fin abruptement en raison d’un changement de gouvernement, mais plusieurs initiatives intéressantes ont survécu au passage du temps. Pensons simplement au partage des revenus de la taxe sur l’essence — une excellente initiative —, au remboursement intégral de la TPS et au projet des villes inclusives.
On ne se le cachera pas : la nécessité de revoir la relation fédérale-municipale vient d’abord d’une pression budgétaire, car la situation financière actuelle des municipalités est intenable. En 1955, les municipalités étaient propriétaires de 22 % des actifs d’infrastructures publiques au Canada. Aujourd’hui, près de 60 % de l’ensemble des infrastructures publiques au Canada sont sous la responsabilité des municipalités.
Or, les revenus n’ont pas suivi. En fait, la contribution fédérale au budget des municipalités est passée de 23 % dans les années 1990 à 17 % en 2005.
Je n’ai malheureusement pas réussi à obtenir une mise à jour de ces chiffres, mais on n’a pas de difficulté à imaginer que la tendance s’est poursuivie depuis, si elle ne s’est pas accélérée.
Le régime fiscal actuel des municipalités repose sur la taxe foncière, qui représente plus de 70 % de leur revenu. Cette adéquation était motivée, dans les années 1970, par le rôle des municipalités, qui offraient presque exclusivement des services à l’égard des immeubles, soit des services liés aux incendies, aux égouts, à la voirie, etc.
Ce postulat ne correspond plus à la réalité d’aujourd’hui, alors que les municipalités interviennent dans toutes les sphères de l’organisation de nos sociétés.
Lorsque j’étais président de l’Union des municipalités du Québec, nous avons publié un livre blanc municipal intitulé L’avenir a un lieu, qui réclamait que l’on adapte la fiscalité des municipalités à leurs responsabilités actuelles et que l’on reconnaisse enfin les municipalités comme des gouvernements de proximité.
On avait alors écarté l’idée de demander un changement constitutionnel.
Il aurait été trop facile pour les gouvernements des échelons supérieurs de s’accrocher à ce prétexte pour ne pas avancer. Je crois que la stratégie que nous proposions dans le livre blanc est toujours valide et que, pour revoir la relation fédérale-municipale, il suffit de deux choses.
D’abord, il est primordial que tous les ordres de gouvernement reconnaissent que les municipalités sont des gouvernements de proximité, c’est-à-dire que l’on doit admettre que c’est sur le plan niveau local qu’on est le mieux placé pour faire face à divers enjeux. Par la suite, lorsque ce constat aura été fait par tous et que l’on aura établi un nouveau partage des responsabilités, on pourra revoir l’assiette fiscale de chaque ordre de gouvernement. N’en déplaise à certains, je crois qu’un nouveau partage des responsabilités peut se faire en fonction d’ententes administratives.
Si Québec et Ottawa ont été capables de s’entendre sur des transferts de responsabilités sur les plans de l’immigration et de la formation de la main-d’œuvre, par exemple, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas s’entendre pour confier aux municipalités un certain nombre de responsabilités, que, en passant, certaines assument déjà, ce qui permettrait d’assurer une croissance des revenus correspondant aux responsabilités de chacun et de favoriser la contribution des divers ordres de gouvernement à la création de la richesse, tout en favorisant les choix écologiques et la cohésion sociale.
Je ne me berce pas d’illusions. Je sais que cela ne se fera pas sans mener des discussions difficiles. Trop souvent, on a balayé sous le tapis des problèmes qu’on refusait de voir.
Il faut reconnaître que, malheureusement, les provinces et Ottawa se contentent assez bien du statu quo, qui les avantage fiscalement.
Cependant, pour l’avenir du pays, nous devons avoir la maturité nécessaire pour mener cette réflexion en nous basant sur le principe de la subsidiarité. Ce principe nous permettra de déterminer quel ordre de gouvernement est le mieux placé et le plus efficient pour offrir les services publics concernés à un meilleur coût.
Personnellement, je choisis d’être positif, malgré les défis. Je propose de construire sur les avancées des dernières années. Je constate, par exemple, que le Fonds de la taxe sur l’essence, renommé le Fonds pour le développement des collectivités du Canada, fonctionne assez bien. Véritable pilier des programmes d’infrastructure fédéraux, il est encadré par des ententes fédérales, provinciales et territoriales qui offrent beaucoup de souplesse et de prévisibilité aux municipalités.
Voici un autre bel exemple d’entente tripartite : Toronto, principale ville d’accueil des immigrants au Canada, est signataire du Protocole d’entente Canada-Ontario-Toronto sur l’intégration et l’établissement des immigrants.
On pourrait aussi inclure, dans la catégorie des belles expériences, divers projets de revitalisation urbaine qui sont pilotés par des organismes tripartites. Je pense, par exemple, à la Corporation du Pôle des Rapides, qui gère la revitalisation du Canal-de-Lachine, à Montréal, et au Waterfront de Toronto, où les relations entre Ottawa, le gouvernement provincial et la ville ont été institutionnalisées.
Si on est capable de s’entendre à la pièce sur le partage des responsabilités afin de mieux servir nos citoyens, je suis certain que l’on peut y parvenir dans le cadre d’un projet plus ambitieux.
En conclusion, je remercie la sénatrice Simons d’avoir soulevé cet important débat. Il est temps de le faire; nous avons un devoir moral de conjuguer nos efforts pour moderniser nos institutions et créer un environnement efficace pour livrer des services publics de qualité aux échelons local, provincial, territorial et national, afin de servir les intérêts fondamentaux des Canadiennes et des Canadiens.
Je peux entrevoir une voie claire et nette pour renouveler la relation entre les municipalités et les niveaux supérieurs de gouvernement. Il suffira d’un minimum de volonté politique.
Merci. Meegwetch.
Sénateur, il vous reste environ une minute et demie; acceptez-vous de répondre à une question?
Certainement.
Dans ma province, l’Alberta, il existe un différend depuis quelques jours parce que la province voulait interdire aux villes de pouvoir maintenir l’obligation de porter le masque. Un des députés du gouvernement de Jason Kenney a dit ceci au sujet des municipalités :
Les municipalités sont les enfants de la province. Si les enfants ne suivent pas la consigne, il est peut-être temps que quelqu’un reçoive une fessée.
Cela illustre bien la situation que l’on vit.
Je crois que, quand on regarde les problèmes liés à la pandémie, les citoyens de l’Alberta ou de Calgary, ou peu importe de quelle ville on parle, sont les mêmes personnes qui s’adressent en premier lieu à leur municipalité afin de réclamer l’adoption de mesures qui les concernent dans leur quotidien. Dans ce cas, ce sont réellement les villes qui sont en mesure de prendre le pouls de leur population et qui peuvent ainsi adopter des mesures adéquates.
La situation que vous avez illustrée est une anecdote qui montre bien le lien qui existe entre les municipalités et les gouvernements provinciaux.
Je vous remercie de votre question.