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La Loi constitutionnelle de 1867

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

7 avril 2022


Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi S-228, Loi modifiant la Loi constitutionnelle de 1867 (qualifications des sénateurs en matière de propriété).

Je me souviens très bien de ce jour où, il y a trois ans, j’ai reçu un message d’Ottawa me demandant de fournir la preuve que je me qualifiais pour le poste de sénatrice en démontrant que je possédais des biens immobiliers d’une valeur de 4 000 $.

Il se trouve que j’étais en vacances à l’extérieur du pays. J’ai dû me dépêcher pour rassembler tous les documents nécessaires prouvant que j’étais propriétaire de ma maison. J’ai dû fournir un certificat de titre foncier provenant du bureau d’enregistrement des titres fonciers de l’Alberta. J’ai dû fournir un avis d’évaluation municipale de la Ville d’Edmonton. J’ai dû fournir une copie du contrat hypothécaire avec ma banque, ainsi qu’une copie de mon permis de conduire de l’Alberta pour prouver que l’adresse officielle de mon domicile correspondait bien à celle inscrite sur tous les autres documents, tout cela pour prouver que je vivais bien dans la maison que je possédais.

J’ai été chanceuse. Je possédais bien la petite maison dans laquelle je vivais. Pendant que mon avocat et moi nous démenions pour rassembler tous les documents nécessaires le plus rapidement possible, je me suis demandé pourquoi exactement cette exigence de posséder des biens immobiliers d’une valeur de 4 000 $ était toujours en vigueur.

Comme je parle du Sénat à beaucoup de groupes scolaires et qu’on me pose souvent cette même question, j’ai entrepris d’y trouver une réponse. Voici en partie ce que je dis aux étudiants lorsqu’ils m’interrogent à ce sujet.

Pour comprendre l’origine de la qualification en matière de propriété immobilière, il faut avoir une idée du tumulte qui régnait dans les années 60. Je parle ici des années 1860 et non 1960.

Dans les années 1860, le pouvoir politique connaît des bouleversements fondamentaux. L’empire russe libère ses serfs et les États-Unis abolissent l’esclavage. Le Mexique se débarrasse des occupants représentant la France impériale et exécute son empereur français, Maximilien 1er. L’Espagne détrône la reine Isabelle pendant la révolution qu’on appellera « la Glorieuse ». L’Italie devient un pays libre et uni, grâce au leadership révolutionnaire de Giuseppe Garibaldi.

En 1867, Karl Marx publie Le Capital. C’est l’année du soulèvement des Fenians en Irlande. Du côté britannique, c’est l’année où le gouvernement du premier ministre Benjamin Disraeli signe la deuxième loi de réforme, qui accorde le droit de vote à un million de nouveaux électeurs britanniques, dont des milliers de travailleurs urbains. Cette loi vient ainsi doubler le nombre d’hommes qui ont le droit de vote.

C’est dans ce contexte que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique est rédigé et que le Canada devient un pays. Il faut le savoir pour comprendre pourquoi nous avons un Sénat et pourquoi l’un des principaux critères à satisfaire pour devenir sénateur était d’être propriétaire d’une superficie considérable de terres.

Rappelons que, si la somme de 4 000 $ peut paraître négligeable de nos jours, la valeur de 4 000 $ qu’on exigeait à l’époque correspondrait maintenant à une valeur d’environ 1 million de dollars.

À une époque de bouleversement social où des révoltes prolétaires éclataient partout dans le monde, une époque où les élites s’inquiétaient avec raison de leur avenir, il n’est pas surprenant que les architectes de la Confédération canadienne aient eu le souhait d’établir une forme de gouvernement qui protégerait les intérêts des propriétaires terriens et des mieux nantis.

Après tout, le Canada aurait pu avoir un système de gouvernement monocaméral, comme c’est le cas dans les provinces, avec pour seule chambre la Chambre des communes. Au contraire, les autorités responsables ont opté pour un système bicaméral muni d’une chambre haute basée sur la Chambre des lords britannique, ce qui a permis de préserver les droits de la bourgeoisie terrienne héréditaire. Seulement, bien entendu, les quatre colonies qui formaient le noyau du Canada n’avaient pas de ducs, de barons ou de comtes. Nous n’avions aucune noblesse héréditaire, hormis une poignée de résidents étrangers entretenus.

Comme le Canada ne pouvait pas avoir une Chambre des lords, on a décidé qu’il aurait un Sénat, une chambre haute portant le nom du Sénat de la Rome antique.

Qui seraient nos sénateurs? Eh bien, la racine latine du mot « Sénat » est senex, qui signifie « vieil homme ». Nos sénateurs seraient donc de vieux hommes.

Dans la Rome antique, les sénateurs étaient nommés et non élus. Ils étaient aussi censés être des hommes au caractère exceptionnel représentant les vertus civiles romaines. Ils devaient être des hommes pleins de gravitas, de dignitas et d’humanitas.

À l’époque de la République romaine, les sénateurs devaient aussi être riches, ou au moins indépendants de fortune, puisque les fonctions des sénateurs romains n’étaient pas rémunérées. C’est l’empereur romain Auguste qui a ajouté un critère lié à la propriété en décrétant qu’aucun homme ne pouvait siéger au Sénat à moins de posséder une propriété d’une valeur de 1 200 000 sesterces.

Il serait probablement insensé d’essayer de déterminer à quel montant cela correspondrait en devises d’aujourd’hui, mais selon les estimations de certains, 1 million de sesterces équivaudraient aujourd’hui à environ 1 million de dollars, mais je dirais que c’est à prendre avec un grain de sel, et l’expression est bien choisie, puisque les mots « salaire » et « sel » ont la même racine latine.

Retournons en 1867. Je pense pouvoir dire que les concepteurs de notre système parlementaire bicaméral voulaient précisément que le Sénat du Canada ressemble au Sénat romain, dans la mesure où ils voulaient que les gens nommés au Sénat du Canada représentent les riches et les propriétaires terriens. En effet, lors de la toute première législature, les 72 premiers sénateurs du pays étaient de riches seigneurs, commerçants, banquiers, exploitants agricoles et autres riches propriétaires terriens. De plus, d’après leurs photos, on pourrait croire que le port de gigantesques favoris ou d’une énorme moustache était aussi une condition d’emploi. Jamais la pilosité faciale de l’époque victorienne n’aura été portée avec autant de panache.

Mes amis, nous ne sommes plus en 1867. Victoria n’est plus sur le trône, ni l’empereur Auguste. Notre Constitution est comme un arbre vivant capable de croissance et d’expansion à l’intérieur des limites naturelles. Elle fait partie d’un processus d’évolution continue.

Voilà ce que lord Sankey, lord chancelier de la Grande-Bretagne, a écrit en 1929 quand il a déclaré, dans le cadre de l’affaire « personne », que les Canadiennes avaient le droit de siéger au Sénat du Canada. Il s’agissait d’un changement radical aux règles de qualification. Cinq Albertaines remarquables, imparfaites et inébranlables — Henrietta Muir Edwards, Louise McKinney, Irene Parlby, Nellie McClung et Emily Murphy — ont mené cette lutte qui a changé à jamais la composition du Sénat.

Cairine Wilson fut la première femme nommée au Sénat, en 1930. Bien qu’il ait fallu beaucoup de temps pour y parvenir, nous avons maintenant atteint la parité des genres au Sénat.

Il existe donc bel et bien un précédent lorsqu’il s’agit de changer les règles de qualification pour siéger au Sénat. En 2022, il est anachronique, voire offensant, de considérer cette enceinte comme la défenseure des droits des riches propriétaires fonciers.

Le sénateur Patterson a déjà très bien expliqué comment les dispositions liées à la propriété défavorisent les habitants du Nunavut, où la propriété d’une grande partie des terres est commune, et ceux qui vivent dans les réserves des Premières Nations ou des établissements métis.

En 2022, lorsque n’importe qui peut présenter sa candidature pour devenir sénateur, ce serait tout à fait inadmissible d’avoir un système qui permettrait de faire ce genre de discrimination envers les Autochtones.

Ce ne sont pas seulement les Premières Nations, les Métis et les Inuits du Canada qui ne peuvent présenter leur candidature pour devenir sénateur selon les règles actuelles. Vu les prix astronomiques des propriétés à Vancouver et à Toronto, l’accès à la propriété dans certaines des grandes villes canadiennes pourrait bientôt être hors de portée de toute une génération. Si nous vivions dans un monde où les citadins les plus favorisés sont locataires, et non pas propriétaires, nous pourrions écarter une foule de Canadiens talentueux des postes de sénateur.

Je vais citer un très grand sénateur d’Edmonton, le merveilleux et regretté Tommy Banks. Voici une anecdote cocasse que Banks a relatée dans un discours qu’il a prononcé au Sénat et que l’on peut lire dans le hansard de janvier 2009 :

On raconte qu’un aspirant sénateur, voulant répondre aux questions requises, avait fait l’acquisition d’un lot au cimetière, et que cette démarche n’avait pas été considérée comme entièrement admissible.

Il a ajouté :

Il est arrivé dans le passé que des personnes qui souhaitaient être nommées au Sénat achètent le garage de quelqu’un d’autre. Ce n’est pas une blague.

C’est une expérience ridicule, dépassée et qui n’a pas sa place dans les conditions pour être nommé au Sénat au XXIe siècle [...]

Ce à quoi je dis : bravo!

Cela dit, l’adoption de l’amendement du sénateur Patterson ne sera pas une tâche simple. Oui, la Cour suprême a statué en 2014 qu’un tel amendement peut être fait unilatéralement par le Parlement fédéral, sans l’accord des provinces.

Cependant, il faut également noter que le Québec est dans une situation particulière. C’est la seule province où les sénateurs sont affectés à certaines régions de la province et sont tenus de posséder des biens dans ces divisions. Selon le raisonnement de la Cour suprême, nous ne pouvons pas vraiment faire cela tant que le gouvernement du Québec n’a pas donné son accord.

En vérité, je ne vois vraiment aucune raison pour que le Québec s’y oppose, étant donné que ces articles sont si archaïques qu’ils n’incluent même pas la moitié nord de la province. Bien sûr, je ne peux pas parler pour le Québec, mais je crois qu’il sera difficile pour nous d’aller de l’avant sans que le Québec soit consulté.

Cela dit, j’aimerais remercier le sénateur Patterson d’avoir repris le flambeau de mon prédécesseur d’Edmonton, le sénateur Banks. Il est temps de trouver un moyen d’éliminer l’exigence foncière, que l’on pourrait certainement qualifier de ségrégationniste, voire de raciste, et de veiller à ce qu’aucun candidat autrement qualifié ne soit empêché de postuler au Sénat simplement parce qu’il n’est pas « propriétaire terrien ».

Si nous craignons de rompre la tradition et de manquer de respect envers notre histoire, eh bien, permettez-moi de citer un autre empereur romain, l’empereur Claude.

En 48 après Jésus-Christ, Claude a choqué le Sénat de l’Empire romain en décidant de nommer des sénateurs issus de la Gaule, territoire que l’on appelle aujourd’hui la France. De nombreux sénateurs étaient scandalisés à l’idée de nommer ces barbares français issus des provinces au Sénat de Rome.

Selon les Annales de Tacite, l’empereur avait ceci à dire en réponse à ces Romains bornés :

Pères conscrits, les plus anciennes institutions furent nouvelles autrefois. Le peuple fut admis aux magistratures après les patriciens, les Latins après le peuple, les autres nations d’Italie après les Latins. Notre décret vieillira comme le reste, et ce que nous justifions aujourd’hui par des exemples servira d’exemple à son tour.

Honorables sénateurs, si l’institution à laquelle nous devons notre nom a pu s’adapter à son époque et accepter en son sein de nouveaux membres méritants qui ne répondaient pas aux critères d’admissibilité dépassés, je crois que nous devrions être en mesure de faire de même.

Comme dit l’adage : « À Rome, faites comme les Romains. »

Merci, hiy hiy et gratias.

L’honorable Marty Deacon [ - ]

Merci pour cette divertissante rétrospective historique, sénatrice Simons. Je pense qu’il est très important d’en tenir compte dans le contexte de ce projet de loi.

Ma question concerne cette rétrospective historique détaillée que vous avez menée jusqu’à l’époque du sénateur Banks et de son travail à ce sujet.

Au cours de vos recherches, en dehors des éventuels problèmes pour que le Québec accepte ce changement, avez-vous découvert d’autres points qui pourraient nous empêcher d’aller de l’avant concernant le dernier argument de votre discours? Serons-nous confrontés à d’autres obstacles?

Je pense qu’il y a des choses à prendre en compte, notamment le fait qu’il est important que nous vivions dans la province que nous représentons.

J’ai parlé à un professeur de droit constitutionnel, Eric Adams, qui est vice-doyen de la Faculté de droit de l’Université de l’Alberta. Je lui ai demandé si la suppression de l’exigence de posséder une propriété pourrait faciliter les choses pour ceux qui voudraient mentir sur leur lieu de résidence.

Il m’a demandé alors si cette exigence obligeait effectivement les personnes à résider à l’endroit déclaré. Force est de reconnaître que la réponse est non. Il a ajouté que si cette exigence ne constituait pas une garantie aujourd’hui, sa suppression n’entraînerait pas de grandes différences.

Pour ce qui est des autres questions constitutionnelles, comme vous le savez, j’ai prétendu avoir quelques connaissances juridiques dans mes derniers discours, mais cette enceinte regorge de spécialistes en droit constitutionnel qui pourraient mieux répondre que moi sur ce point précis.

L’honorable Pierre J. Dalphond [ - ]

Merci beaucoup, sénatrice Simons, pour ce discours très intéressant et historique. Vous avez suggéré qu’on attende que la situation au Québec soit corrigée, mais il y a peut-être une solution : dans le projet de loi proposé par le sénateur Patterson, on pourrait peut-être inclure un article à la fin, disant que l’amendement constitutionnel prévu par la loi ne prendrait effet que lorsque le Québec aura adopté une motion similaire pour les sénateurs québécois. Cela permettrait alors de mettre le système en place, et, dès que le gouvernement du Québec donnerait son accord, on pourrait effectuer le changement.

C’est peut-être une bonne idée; cette demande pourrait s’adresser au sénateur Patterson, ou vous voudrez peut-être proposer une motion d’amendement vous-même.

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