Le Code criminel—La Loi sur l'enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels—La Loi sur le transfèrement international des délinquants
Projet de loi modificatif--Troisième lecture
22 juin 2023
Propose que le projet de loi S-12, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels et la Loi sur le transfèrement international des délinquants, tel que modifié, soit lu pour la troisième fois.
— Honorables sénateurs, je suis ravie d’intervenir une fois de plus au sujet du projet de loi S-12, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels et la Loi sur le transfèrement international des délinquants.
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a récemment renvoyé cette mesure législative au Sénat après en avoir fait l’étude.
Je tiens en premier lieu à remercier le ministère de la Justice d’avoir appuyé cette mesure en temps opportun. Je remercie également ma formidable équipe. Je dois également remercier les membres du comité d’avoir effectué une analyse exhaustive du projet de loi et d’avoir souscrit à ses importants objectifs. Je suis particulièrement reconnaissant au sénateur Boisvenu, le porte‑parole qui en est responsable, de son ferme engagement et de sa détermination à défendre les enjeux liés aux infractions sexuelles et à la violence entre partenaires intimes et d’avoir évoqué aujourd’hui avec beaucoup de conviction et d’émotion cette journée de commémoration significative pour lui.
Le comité a apporté un certain nombre d’amendements et a procédé, lundi soir, à l’examen détaillé article par article du projet de loi. La séance a été longue et a donné lieu à de nombreux échanges. Certains amendements ont été rédigés par le gouvernement en collaboration avec des intervenants clés, dont plusieurs ont témoigné devant le comité plus tôt ce mois-ci. D’autres amendements ont été proposés par des sénateurs à titre personnel. En dépit des divergences d’opinion, tous, ces amendements s’inscrivent dans un effort collectif pour améliorer le projet de loi. Je continue d’appuyer fermement cette mesure législative dans son ensemble et j’exhorte les sénateurs à l’adopter à l’étape de la troisième lecture.
Je vous rappelle que, étant donné que ce projet de loi d’initiative ministérielle provient du Sénat, il appartiendra ensuite à nos collègues de l’autre endroit d’en faire une étude approfondie lorsque nous le leur présenterons, espérons-le, tel qu’il a été amendé.
Le projet de loi S-12 répond à la décision rendue en 2022 par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Ndhlovu, qui a annulé certains éléments du Registre national des délinquants sexuels. Notamment, la décision a invalidé la loi qui exigeait que les juges ordonnent aux délinquants de s’y inscrire, peu importe le niveau de risque qu’ils représentaient, ce qui violait les droits des délinquants en vertu de l’article 7 de la Charte, car la portée était trop vaste et n’était pas liée aux objectifs du projet de loi.
Le projet de loi corrige cette situation et contient également des éléments qui renforceraient le régime d’enregistrement des délinquants sexuels pour qu’il continue d’être un outil efficace pour la police. Par exemple, l’obligation de la personne inscrite de signaler son intention de voyager à l’étranger passerait d’aucun préavis à un préavis de 14 jours.
Comme je l’ai dit à l’étape de la deuxième lecture, ces réformes sont assez urgentes. Si ce projet de loi n’est pas adopté d’ici le 28 octobre prochain, les tribunaux ne pourront plus ordonner aux délinquants de se conformer aux conditions du Registre national des délinquants sexuels, ce qui pourrait miner la confiance de la population dans le système de justice puisque les citoyens les plus vulnérables seront moins protégés.
Je ne saurais trop insister sur la gravité de la situation et j’ose espérer que vous êtes déterminés à agir avec l’urgence nécessaire pour donner suite à la décision de la Cour suprême selon laquelle l’enregistrement automatique de toute personne reconnue coupable d’une infraction sexuelle désignée, ou déclarée non criminellement responsable pour cause de troubles mentaux, serait inconstitutionnelle. Le projet de loi accorde aux juges un pouvoir discrétionnaire qui prend la forme d’une présomption réfutable d’enregistrement.
Autrement dit, les tribunaux devront ordonner que le délinquant sexuel soit inscrit dans le registre, à moins que celui-ci réussisse à démontrer que l’enregistrement est une mesure nettement démesurée par rapport à la protection des l’intérêt général ou qu’elle ne correspond pas au but recherché par la loi.
Le projet de loi propose aussi de conserver l’enregistrement automatique dans deux cas : les délinquants sexuels récidivistes et les auteurs de délits sexuels contre des enfants lorsque la Couronne procède par mise en accusation.
Je prends quelques instants pour présenter les raisons pour lesquelles l’enregistrement automatique devrait être préservé dans ces deux cas.
En raison de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Ndhlovu, les juges ont recouvré un certain pouvoir discrétionnaire dans le cadre du régime d’enregistrement des délinquants sexuels, afin qu’il soit conforme aux dispositions de la Charte. Cela dit, le gouvernement s’est efforcé de proposer les réformes les plus ciblées et les plus spécifiques possible, tout en respectant la décision de la Cour suprême.
Les deux catégories de délinquants sexuels pour lesquels l’enregistrement serait automatique reflètent les données actuelles découlant de la recherche en sciences sociales qui démontrent que ces catégories d’individus — à savoir, les récidivistes et les pédophiles —, représentent un risque plus élevé de récidive.
De l’avis du gouvernement, il s’agit d’une approche équilibrée et constitutionnelle de l’enregistrement automatique, qui répond aux préoccupations de la Cour suprême. La proposition d’établir une présomption réfutable pour tous les autres délinquants, y compris les auteurs de crimes à caractère sexuel contre des femmes, exigerait des tribunaux qu’ils exemptent un délinquant de l’obligation d’être enregistré si ce dernier peut démontrer que cela porterait indûment atteinte à ses droits garantis par la Charte. Je sais que certains voudraient aller plus loin, mais je pense que le projet de loi atteint un juste équilibre et fera en sorte que le registre des délinquants sexuels réponde aux critères de la Cour suprême tout en demeurant un outil précieux et constitutionnel permettant aux forces de l’ordre de prévenir les crimes à caractère sexuel et d’enquêter sur ceux-ci.
L’objectif de cette présomption réfutable est d’assurer l’enregistrement, sauf dans de très rares cas où l’enregistrement ne contribuerait pas à l’objectif qui est d’aider les services policiers à prévenir les crimes de nature sexuelle ou à enquêter sur ceux-ci.
Un autre amendement apporté par le comité garantirait l’application de cette disposition aux délinquants inscrits au registre en raison d’une infraction commise à l’étranger. Dans sa version précédente, le projet de loi contenait une restriction qui limitait involontairement la capacité de certains délinquants à demander une dispense. L’amendement garantirait que ces personnes puissent demander à être exemptées de l’enregistrement dans certaines circonstances.
Le projet de loi prévoit également un certain nombre de mesures visant à conférer plus de pouvoir aux victimes de crimes au moyen de modifications aux règles relatives à la publication et au droit des victimes à l’information.
Le comité a apporté un changement aux dispositions relatives à l’interdiction de publication en ce qui concerne les propositions initiales du projet de loi visant à ajouter les mots « de rendre autrement accessible » à la liste des comportements interdits par l’interdiction de publication. De vives inquiétudes ont été exprimées quant au fait que cette formulation vague pourrait être interprétée comme interdisant à la victime de discuter ou de communiquer avec sa famille, ses amis ou son thérapeute, et elle a été entièrement supprimée du texte au moyen d’un amendement. Le comité a également remédié aux préoccupations concernant le matériel visé par une interdiction de publication antérieure.
Honorables sénateurs, les objectifs des réformes proposées au régime d’interdiction de publication ont beaucoup retenu l’attention des groupes de défense des intérêts des victimes et des survivants ainsi que des parties intéressées partout au pays. Le gouvernement et le comité se sont précisément concentrés sur les mesures raisonnables qui s’imposent pour que les victimes participent activement aux décisions portant sur l’imposition d’une interdiction de publication et sur toute modification ou révocation subséquente de celle-ci.
Le comité a entendu des témoignages éclairés et empreints de passion, dont ceux de Suzanne Zaccour, directrice des affaires juridiques de l’Association nationale Femmes et Droit, de Morrell Andrews, de My Voice, My Choice, ainsi que de Pam Hrick, directrice exécutive et conseillère générale du Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.
Ces témoins ont dit au comité qu’il fallait être plus attentifs à ce que réclament les victimes et les survivants d’actes criminels. Bien que beaucoup désirent une interdiction de publication pour conserver l’anonymat, d’autres estiment, pour toutes sortes de raisons, qu’ils devraient pouvoir faire connaître leur identité et leur histoire s’ils le désirent, de manière à se réapproprier leur vie en s’affranchissant de leur carcan de victime d’acte criminel.
À la lumière de ces témoignages, le comité a adopté un certain nombre d’amendements concernant ces éléments du projet de loi. Premièrement, ces amendements s’appuient sur les propositions du projet de loi qui cherchaient à garantir la participation plus directe des victimes aux décisions portant sur l’imposition d’une interdiction de publication et sur toute modification ou révocation subséquente de celle-ci. Les mots comme « consulter la victime » ont maintenant été remplacés par un libellé plus ferme qui ordonne au procureur de vérifier ce que souhaitent les victimes, en énonçant clairement des exigences précises pour le procureur et le tribunal relativement à l’imposition et à la modification de l’interdiction.
En outre, le projet de loi répond aux préoccupations concernant l’impossibilité pour les victimes de raconter leur histoire à leurs proches. Certains ont fait valoir que le cadre juridique actuel est paternaliste et entrave la capacité des victimes à faire leurs propres choix, portant ainsi atteinte à leur autonomie. Le projet de loi amendé répond à ces diverses préoccupations de plusieurs autres manières, notamment en veillant à ce qu’il existe une voie claire et évidente vers la révocation et la modification des interdictions de publication, une voie qui donne la primauté aux intérêts des victimes; en précisant que les interdictions de publication ne s’appliquent pas, notamment, à la communication de renseignements effectuée par les victimes ou les témoins si la communication ne vise pas à faire connaître les renseignements au public; et en précisant qu’on peut seulement engager des poursuites contre des personnes qui font l’objet d’une interdiction de publication et sont soupçonnées de l’avoir violée lorsqu’elles ont sciemment compromis la vie privée d’une autre personne faisant l’objet d’une interdiction et lorsque le recours à l’avertissement n’est pas opportun.
Pour confirmer qu’une interdiction de publication bénéficie uniquement à une victime ou à un témoin, le comité a examiné le rôle potentiel de tout accusé dans toute procédure à venir et dans le processus de modification ou de révocation d’une interdiction de publication. À cette fin, les membres du comité ont apporté des amendements au projet de loi qui reflètent le fait que le demandeur ne serait pas tenu de notifier l’accusé, et que l’accusé ne serait pas autorisé à se faire entendre au cours de toute procédure de modification ou de révocation. En outre, si l’interdiction de publication est modifiée ou révoquée, c’est le poursuivant, et non la victime, qui serait tenu d’en informer l’accusé.
Les dispositions du projet de loi S-12 qui renforcent le droit de la victime d’être informée par les responsables de Service correctionnel du Canada lorsque la situation d’incarcération de l’accusé a changé demeurent une partie importante du projet de loi et ont été retenues par le comité.
Honorables sénateurs, il s’agit d’un texte législatif important qui a été amélioré grâce à notre examen minutieux. J’invite tous les sénateurs à soutenir son adoption le plus rapidement possible. Tout simplement, les enjeux pour les victimes, aujourd’hui et à l’avenir, sont trop importants, et nous ne pouvons pas nous permettre de différer cette mesure. Merci, meegwetch.
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture du projet de loi S-12. Dans mon discours à l’étape de la deuxième lecture, j’ai expliqué la genèse de la décision de la Cour suprême qui a conclu qu’il était inconstitutionnel d’inscrire automatiquement les délinquants sexuels au registre des délinquants sexuels, sans possibilité d’appel ou recours. J’ai aussi expliqué pourquoi les victimes et les survivants d’agression sexuelle qui font le choix de parler publiquement devraient pouvoir le faire. Par conséquent, je ne me répéterai pas aujourd’hui. Plutôt, je vais me concentrer sur une expression problématique du projet de loi, que le comité a décidé de supprimer à l’unanimité.
L’expression semble inoffensive. Il s’agit simplement des mots « rendre autrement accessible ». Permettez-moi de replacer ces trois mots dans le contexte du projet de loi S-12 :
[...] le juge ou le juge de paix peut [...] rendre une ordonnance interdisant de publier, de diffuser de quelque façon que ce soit [...]
— ou de rendre autrement accessible —
[...] tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime ou du témoin, s’il est d’avis que cela est dans l’intérêt de la bonne administration de la justice.
Aujourd’hui, je vais expliquer pourquoi l’ajout de ces trois petits mots représentait une attaque furtive et subtile contre la liberté de presse, une attaque qui aurait pu exposer encore plus de gens — des journalistes, des bibliothécaires, des survivants — à des poursuites criminelles pour ne pas avoir respecté des ordonnances de non‑publication.
Étant donné que, selon l’un des principaux arguments invoqués, le projet de loi S-12 redonnerait aux victimes d’agression sexuelle le droit de s’exprimer et une certaine autonomie, comment ces quelques mots problématiques s’y sont-ils glissés? Eh bien, tout commence par une autre affaire juridique, en Alberta. Permettez‑moi de vous prévenir, si vous nous écoutez en direct ou en ligne : cette affaire concerne le meurtre et l’agression sexuelle d’une mineure.
Le vendredi 4 mars 2016, le corps d’une adolescente de 14 ans a été retrouvé dans un appartement d’Edson, en Alberta. L’élève de neuvième année avait été étouffée, poignardée et agressée sexuellement. Cette histoire horrible a fait l’objet d’un battage médiatique. La mère de l’adolescente et ses camarades de classe ont également publié de nombreux messages sur les médias sociaux. Le 5 mars, le site Web de la chaîne CBC d’Edmonton a à son tour diffusé un reportage sur la mort de la jeune fille, ainsi qu’un reportage complémentaire le 8 mars, où figuraient le nom de l’adolescente, sa photographie et quelques renseignements identificateurs à son sujet.
Quelques jours plus tard, la police a arrêté Tyrell Perron, alors âgé de 21 ans, pour l’inculper de meurtre au premier degré et d’indignité envers un cadavre humain.
La première comparution de Tyrell Perron a eu lieu le 16 mars. Ce jour-là, le juge du tribunal provincial a imposé une ordonnance de non-publication du nom de la victime en vertu de l’article 486.4 du Code criminel. CBC a alors cessé, comme il se doit, de mentionner le nom de la jeune fille dans les reportages suivants, mais elle n’a pas retiré les reportages qui se trouvaient en ligne et n’en a pas non plus retiré le nom de la jeune fille, comme la Couronne le lui a pourtant ordonné.
La Couronne a alors accusé CBC d’outrage au tribunal de nature criminelle et a demandé une ordonnance provisoire pour l’obliger à retirer ses anciens reportages. La demande a été refusée. Sans se laisser décourager, la Couronne a maintenu ses poursuites criminelles contre les journalistes.
En mai 2017, le juge Terry Clackson a tranché en faveur de CBC. Il a conclu qu’il était pratiquement impossible de retirer un article déjà publié en ligne et que le simple fait de rendre accessible des articles publiés avant l’interdiction de publication ne revient pas à les diffuser ou à les transmettre. Selon lui, l’application de la définition au sens large pourrait même exposer à des poursuites criminelles les bibliothèques qui conservent des copies de journaux dans lesquels le nom d’une victime a été publié avant l’interdiction.
La Couronne n’en est pas restée là; elle a interjeté appel de la décision. Finalement, en novembre 2018, soit un mois après que Tyrell Perron a été reconnu coupable de meurtre, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu à l’unanimité que CBC n’était pas coupable d’outrage au tribunal de nature criminelle.
Dans la décision qu’elle a rédigée au nom de la cour, la juge Patricia Rowbotham a conclu qu’en laissant passivement sur son site Web le reportage initial qui parle de la victime, CBC a probablement « rendu accessibles » les renseignements, mais elle ne les a pas diffusés ou publiés. La juge a précisé que la disposition applicable du Code criminel « n’inclut pas dans les conduites interdites le fait de “rendre disponible” ou de “rendre accessible” des renseignements ».
La juge a conclu par ailleurs que si le gouvernement souhaite que les interdictions de publication s’appliquent de façon rétroactive aux renseignements identificateurs publiés et diffusés avant la délivrance d’une ordonnance de non-publication, il lui faudrait modifier la loi en y incluant les mots « rendre accessible ».
Honorables collègues, c’est précisément ce que le projet de loi S-12 vise à faire. Il s’agit d’inclure les mots « rendre accessible » et « rendu accessible » dans toutes les dispositions du Code criminel qui ont trait aux interdictions de publication relatives aux procès pour agression sexuelle.
Chers collègues, cette proposition me dérange. J’estime que c’est une façon sournoise — pour le dire poliment — d’essayer d’inclure dans le Code criminel des dispositions qui limiteraient de façon flagrante la liberté de presse, sous prétexte que cela donnerait en quelque sorte plus de liberté aux victimes d’agression sexuelle afin qu’elles puissent sortir de l’anonymat.
Examinons les implications de la nouvelle formulation proposée par le gouvernement. Elle aurait permis des interdictions de publication ex post facto, ce qui aurait obligé les journaux et les organismes de radiodiffusion à revenir en arrière pour supprimer, sur leurs sites Web et dans leurs archives, les renseignements identificateurs qu’ils étaient légalement autorisés à publier au moment où les articles ont été affichés sur le Web.
Comme l’a souligné le juge Clackson dans son verdict, les ordonnances de non-publication rétroactives seraient pratiquement impossibles à appliquer, techniquement parlant, ce qui exposerait les éditeurs à des poursuites criminelles pour avoir publié des nouvelles importantes à un moment où elles ne faisaient pas l’objet d’une ordonnance de non-publication. L’ajout de ces mots aurait placé les journalistes dans une situation inique. Afin d’éviter des poursuites criminelles, les journalistes et les rédacteurs en chef auraient sans doute dû s’autocensurer en évitant de nommer les victimes, y compris les victimes de meurtre, s’ils avaient eu la moindre idée qu’une ordonnance de non-publication pourrait un jour être imposée.
Les journalistes ne seraient pas les seuls à être judiciarisés. Si la mise à disposition de telles informations devenait un délit, toute bibliothèque qui mettrait des journaux en rayon pourrait faire l’objet de poursuites criminelles. Qu’en est-il des archives indépendantes? Infomart, l’une des plus grandes bases de données d’actualités en ligne du Canada, appartenait auparavant à Postmedia. Aujourd’hui, bien qu’elle soit maintenant indépendante, elle conserve encore des archives numériques de tous les articles de Postmedia. Une entreprise tierce comme celle-là pourrait bien être poursuivie pour avoir mis à disposition des articles publiés de bonne foi avant l’imposition d’une ordonnance de non-publication.
Il y a ensuite la question compliquée des plateformes de réseautage social. À l’heure actuelle, les plateformes telles que Facebook et Twitter ne sont pas considérées comme des éditeurs ou des diffuseurs. Elles ne sont donc pas concernées par les interdictions de publication, même si les personnes qui y publient du contenu peuvent très bien l’être. Il en va de même pour les moteurs de recherche tels que Google ou Bing. Je pense qu’on pourrait soutenir que les réseaux sociaux et les moteurs de recherche rendent l’information accessible. C’est du moins ce qu’ils font aujourd’hui, mais qui sait ce qui se passera après l’entrée en vigueur du projet de loi C-18. Les plateformes de réseautage social et les moteurs de recherche pourraient-ils être visés par les mots « rendre autrement accessible » et donc être passibles de poursuites pénales? Je ne le sais pas, mais je crois qu’il est utile de se poser la question.
Qu’en est-il des victimes elles-mêmes? Supposons qu’une victime d’agression sexuelle écrive des messages sur Facebook, réalise une vidéo TikTok ou crée un balado avant que la police procède à une arrestation et avant qu’une interdiction de publication soit imposée. Supposons qu’elle écrive un long billet de blogue à propos de son calvaire et de ce qui lui a permis de survivre, et que la police arrête quelqu’un des mois plus tard. Le tribunal pourrait alors imposer une interdiction de publication et judiciariser rétroactivement la victime qui a décidé de laisser en ligne ce billet, cette vidéo TikTok ou cette page Facebook.
« Rendre autrement accessible » : trois mots qui, sous leur apparence banale, auraient pu avoir des répercussions corrosives sur la liberté de presse et la liberté d’expression. Toutefois, je suis heureuse de rapporter que le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles a adopté à l’unanimité ma motion visant à amender le projet de loi afin de retirer la première occurrence de ces mots problématiques. Je me réjouis encore plus du fait que mon amie la sénatrice Busson, la marraine de ce projet de loi, ait présenté sa propre série d’amendements pour en retirer encore plus d’occurrences du projet de loi S-12.
Cela me porte à croire que le ministre et le ministère de la Justice ont reconnu, bien que tardivement, que ces simples mots auraient pu avoir d’énormes répercussions sur les bibliothèques, les archives, les journaux, les radiodiffuseurs, les plateformes de réseautage social, les moteurs de recherche et toutes les autres entités qui donnent accès aux nouvelles. Je suis optimiste, alors j’espère sincèrement que tous nos amendements à ce sujet resteront en place lorsque l’autre endroit entamera son débat, sachant que nous sommes tous en pleine course contre la montre pour respecter l’échéance fixée par la Cour suprême.
J’ai eu l’honneur de participer au débat sur le projet de loi S-12 en tant que membre suppléante invitée du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles et je remercie tous mes collègues du comité qui ont rendu ma participation possible. Je remercie également l’équipe en droit des médias du cabinet Reynolds Mirth Richards & Farmer, qui s’est battue longtemps et durement pour la liberté de la presse au Canada, a représenté la CBC/Radio-Canada dans l’affaire Perron et a établi un précédent important concernant les dangers des interdictions de publication rétroactives, et qui a également pris le temps ce mois-ci de m’expliquer les répercussions juridiques du projet de loi S-12.
Lors de l’étude en comité, des sénateurs des quatre groupes ont collaboré pour améliorer le projet de loi S-12. Je vous demande de renvoyer maintenant cette mesure à l’autre endroit aux fins d’examen, dans l’espoir que les amendements et les observations que nous avons formulés ensemble recevront l’attention qu’ils méritent à juste titre.
Merci, hiy hiy.
Honorables sénatrices et sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture en tant que porte-parole du projet de loi S-12, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels et la Loi sur le transfèrement international des délinquants, déposé par l’honorable Marc Gold, leader du gouvernement libéral au Sénat.
Chers collègues, je tiens tout d’abord à souligner le travail effectué par les membres du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles sur le projet de loi S-12, malgré le peu de temps qui nous a été accordé pour son étude. Je remercie aussi le président du comité, le sénateur Cotter, qui a mené les débats et la gestion du temps de parole avec le plus grand respect de tous les membres du comité.
Je remercie aussi la sénatrice Busson pour ses bons mots à mon égard et, surtout, pour le travail qu’elle a fait en tant que marraine du projet de loi S-12.
Je tiens également à saluer toutes les victimes et les familles de victimes qui sont avec nous cet après-midi grâce à SenVu pour écouter ce discours. Depuis mon entrée au Sénat en 2010, je prête ma voix à des milliers de victimes qui m’ont raconté leur drame, à savoir comment elles avaient été peu protégées et peu soutenues par notre système de justice et notre système de sécurité publique. C’est principalement votre courage et votre résilience qui ont nourri mon énergie pendant toutes ces années pour faire avancer vos droits. Je vous remercie pour tous ces messages d’encouragement que vous me transmettez régulièrement pour appuyer mon travail.
Ce projet de loi fait suite à l’arrêt de la Cour suprême du Canada lié à la condamnation d’Eugene Ndhlovu. Cette décision a été rendue le 28 octobre 2022. Je ne vous cacherai pas que je suis déçu, mais aucunement surpris, que le gouvernement de Justin Trudeau ait choisi d’attendre qu’il ne reste qu’un délai de six mois dans l’année pour proposer son projet de loi, alors qu’il connaissait très bien la date butoir établie par la Cour suprême du Canada, laquelle avait été fixée au 28 octobre 2023, afin de procéder à la modification du Code criminel.
Comme je l’ai dit tantôt, cela a fait que nous n’avons pas pu étudier tous les aspects du projet de loi, plus précisément ceux concernant les modifications liées au Registre national des délinquants sexuels.
Cela dit, j’aimerais m’arrêter un instant, chers collègues, sur le sujet de la violence sexuelle envers les femmes afin de susciter votre réflexion. J’entends souvent au Sénat de beaux discours sur l’importance de lutter contre la violence faite aux femmes et contre les agressions sexuelles. Malheureusement, pour les victimes de cette violence, trop souvent, ce ne sont que des mots suivis de peu d’actions concrètes, telles que l’adoption de lois visant réellement à les protéger, comme le projet de loi S-12.
Le projet de loi S-12 a été proposé pour répondre à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ndhlovu. Le cas qui a été porté à l’attention de la Cour suprême est celui d’un jeune homme de 19 ans qui a agressé sexuellement deux femmes lors d’une fête où il avait touché les parties intimes de chacune des deux femmes.
Malgré ces actes, que je qualifie de graves et de préoccupants, on a le sentiment, en lisant la décision de la Cour suprême, que l’inscription au registre de ce délinquant est injustifiée au regard des conséquences que cela pourrait avoir sur sa vie et que cela justifie d’invalider les dispositions qui exigeaient l’inscription automatique de toute personne déclarée coupable ou non criminellement responsable d’une infraction sexuelle désignée, ainsi que les dispositions prévoyant l’inscription obligatoire à perpétuité au Registre national des délinquants sexuels dans le cas de certains agresseurs plus violents.
Personnellement, je me demande si nous avons pris en compte le point de vue des victimes, si nous leur avons demandé si elles ont subi des traumatismes et si elles conservent des séquelles à la suite de ces agressions. Pourquoi ne pas leur avoir demandé si elles considèrent que ce délinquant devrait être inscrit au registre?
Ce type de décision banalise les violences sexuelles envers les femmes au Canada et envoie un message négatif aux femmes qui sont victimes d’agressions sexuelles et qui n’osent pas dénoncer leur agresseur. Ce délinquant devait être inscrit au Registre national des délinquants sexuels, car c’est un délinquant sexuel, les actes qu’il a commis sont inacceptables dans une société de droit comme la nôtre; le but étant de protéger les femmes contre de futurs agresseurs.
Chaque jour, de nombreuses femmes sont victimes de crimes sexuels qui varient, allant de gestes déplacés aux agressions sexuelles graves. Le consentement est absent et les femmes sont bien souvent hésitantes à dénoncer aux autorités les agressions qu’elles ont subies. Malheureusement, lorsqu’on leur dit qu’un homme ayant agressé sexuellement deux femmes dans une fête peut faire annuler à lui seul des dispositions de la Loi sur le registre des délinquants sexuels qui a été adoptée par un Parlement, je me demande pourquoi les victimes auraient confiance en la justice.
Est-ce que vous, sénatrices, auriez confiance en la justice si vous étiez ces victimes? Permettez-moi d’en douter.
Je vous demande de réfléchir à ceci, chers collègues : est-il normal qu’en 2023, un homme condamné pour avoir touché les parties intimes de deux femmes ne soit pas inscrit au Registre national des délinquants sexuels? Je rappelle que les statistiques concernant la violence faite aux femmes sont alarmantes au Canada. Ce sont les femmes qui sont majoritairement agressées sexuellement; il survient 37 crimes pour 1 000 femmes par comparaison avec 5 crimes pour 1 000 hommes. C’est donc sept fois plus de femmes que d’hommes qui se font agresser.
En 2018, Statistique Canada rapportait que 4,7 millions de femmes — soit 30 % des femmes âgées de 15 ans et plus — avaient déclaré avoir été victimes d’agression sexuelle au moins une fois à partir de l’âge de 15 ans. En 2021, un peu plus de 85 % des victimes de crimes sexuels étaient des femmes. Le taux d’agression sexuelle contre les femmes autochtones est environ trois fois plus élevé que chez les femmes non autochtones.
En ce qui concerne le dossier autochtone, on sait que ces communautés sont surreprésentées dans le système carcéral et dans le Registre national des délinquants sexuels. On attribue trop souvent et trop facilement cette surreprésentation aux lois, notamment aux sentences minimales. Je vous rappelle, chers collègues, que depuis l’arrêt Gladue, adopté par la Cour suprême et intégré dans le Code criminel, la Cour suprême a rappelé deux fois aux juges qu’ils n’appliquaient pas rigoureusement cet arrêt qui permet de trouver d’autres solutions à l’incarcération. Cette situation serait un facteur majeur expliquant la surreprésentation de membres des communautés autochtones dans les pénitenciers canadiens. Au cours des dernières années, la Cour suprême a rappelé aux juges à deux reprises qu’ils devaient trouver des options à l’incarcération pour les membres des communautés autochtones.
En règle générale, le taux d’agression sexuelle de gravité 1 du Code criminel a augmenté de 18 % par rapport à 2020. Pour ce qui est des agressions sexuelles de niveaux 2 et 3, donc les crimes les plus graves, on a constaté ces dernières années le plus haut taux enregistré depuis 1996.
J’ai aussi invité les membres du comité à faire preuve de prudence lorsqu’on parle de taux de récidive pour motiver la non-inscription obligatoire au registre.
Je rappelle que le vérificateur général, en 2018, a déposé un rapport qui invalidait les données fédérales sur le calcul de la récidive, car celles-ci n’incluaient pas les délinquants qui avaient écopé d’une peine d’au moins deux ans ni ceux qui avaient été reconnus coupables par les tribunaux municipaux.
À la lumière des statistiques que je viens de citer, je considère qu’il est de notre devoir et de notre responsabilité d’agir pour protéger les femmes au Canada. Dans sa réponse au projet de loi S-12, le gouvernement a fait le choix d’inscrire seulement et automatiquement au Registre national des délinquants sexuels les agresseurs de mineurs et les récidivistes, ce qui est manifestement insuffisant si l’on tient compte des statistiques sérieuses et inquiétantes que je viens de vous présenter relativement à la violence faite aux femmes au Canada.
Les femmes sont les premières victimes de la délinquance sexuelle, et un homme qui est condamné à une sentence de plus de deux ans pour un crime sexuel sur une femme devrait obligatoirement être inscrit au registre, comme c’est le cas pour les mineurs, et ce, afin qu’il soit adéquatement surveillé par les policiers pour éviter qu’il ne fasse d’autres victimes. Une peine fédérale pour ces agressions justifie en elle-même la gravité et le risque élevé de récidive.
Chers collègues, bien que l’objectif de surveillance soit important, il y a également une question de principe. Nous devons absolument prendre la sécurité des femmes au sérieux dans notre pays, comme je ne cesse de le répéter depuis 14 ans dans cette Chambre. Prenons le cas récent d’un agresseur sexuel condamné à trois ans et neuf mois de prison, le 11 avril 2023. Entre le 7 janvier et le 5 juin 2022, cet homme a agressé six femmes âgées de 30 à 65 ans. Les crimes ont été perpétrés à Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier, Saint-Raymond, Québec et Lévis.
Trois ans et neuf mois pour avoir agressé et traumatisé six femmes! Permettez-moi de dénoncer la permissivité de notre système de justice, qui est trop laxiste envers ces criminels. Ne nous étonnons pas d’avoir des statistiques aussi élevées par rapport aux crimes sexuels, et ne soyons pas surpris que les femmes renoncent à dénoncer leur agresseur.
Avec le projet de loi S-12, le criminel dont je viens de vous parler ne serait pas inscrit automatiquement au registre. Il aurait le droit à un recours, même s’il a agressé sexuellement six femmes. C’est inquiétant et inacceptable.
Pour corriger cette lacune dans le projet de loi, j’avais proposé un amendement qui visait justement à inscrire automatiquement au registre les délinquants sexuels condamnés à plus de deux ans pour des crimes sexuels contre des femmes. Je déplore que cet amendement ait été rejeté au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Je crois sincèrement que nous avons manqué de courage.
Certains de mes collègues ont exprimé des réserves sur le fait que cet amendement pourrait contrevenir à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt dont je viens de vous parler. Je rappelle que la Cour suprême n’a pas à dicter le travail du législateur, selon le principe de la séparation des pouvoirs dans un État de droit.
Pour ceux qui ont tendance à l’oublier, les juges ne dirigent pas le travail des législateurs. J’aimerais partager avec vous une citation du philosophe français bien connu Montesquieu, que l’on retrouve dans un ouvrage de 1748 intitulé De l’esprit des lois, sur l’importance de la séparation des pouvoirs dans un État de droit. Je le cite :
Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.
J’aimerais rappeler surtout la dissidence de quatre juges sur neuf dans la décision de la Cour suprême; ces quatre juges ont bien stipulé que, avant que l’inscription au registre ne soit rendue obligatoire, trop de juges refusaient d’exiger que les délinquants y soient inscrits, ce qui en réduisait l’efficacité.
Je vous cite quelques données à cet égard. En 2010, au moment de la révision de la loi adoptée en 2004 afin de créer ce registre national, j’ai été surpris d’apprendre que le pourcentage de prédateurs sexuels inscrits au registre était relativement bas et variait d’une province à l’autre, pour une moyenne canadienne dépassant à peine 50 %.
Les chiffres allaient de près de 30 % dans les Maritimes à près de 70 % dans les provinces de l’Ouest.
Ce manque de constance dessert la justice. Ce sera le cas dans les années à venir.
À cet effet, j’aimerais vous rappeler le pragmatisme dont a fait preuve le ministre de la Justice du Québec, Simon Jolin-Barrette, lorsqu’il a décidé de mettre en place des tribunaux spécialisés en matière de violence sexuelle et conjugale. Il a ainsi envoyé un message clair aux victimes, qui ont été mises au cœur de ces importantes décisions. Alors qu’il avait été publiquement critiqué par la magistrature, et notamment par la juge en chef de la Cour du Québec, qui n’a pas hésité à démolir son projet de loi, M. Jolin-Barrette a, malgré tout, préféré écouter les victimes et a pleinement joué son rôle de législateur en faisant adopter son projet de loi.
J’aimerais vous citer un passage très fort des propos qu’il a tenus lors de l’adoption de son projet de loi, et je cite :
Aujourd’hui, nous envoyons un message clair aux personnes victimes de violence sexuelle et de violence conjugale : vous avez été entendues. La violence sexuelle et la violence conjugale n’ont pas leur place dans notre société et nous ne voulons plus qu’au Québec, les personnes victimes hésitent à dénoncer et à porter plainte. L’adoption du projet de loi no 92 marque un tournant et un changement de culture majeur pour le système de justice au Québec.
Malheureusement, je crois que nous n’avons pas écouté les victimes quand nous avons étudié le projet de loi S-12, tout comme ce fut le cas pour les projets de loi C-75, C-3 et C-5, comme si c’était devenu une habitude. Pour moi qui ne suis qu’à quelques mois de mon départ du Sénat, ce constat me rend plutôt pessimiste quant à la place des victimes dans vos pensées et vos préoccupations. Si elles n’ont pas l’appui des femmes et des hommes de cette Chambre, qui sera en mesure d’être leurs voix? Sur quel appui peuvent-elles compter?
Notre rôle au Sénat n’est pas de suivre aveuglément les décisions de la Cour suprême du Canada, mais plutôt de réfléchir conjointement sur la réalité que nous avons devant nous et de concevoir les lois comme un architecte construit un édifice, en tenant compte de toutes les difficultés, les particularités et les besoins de la société. Nous choisissons nos matériaux — les lois — en fonction de notre capacité à répondre aux besoins du peuple, à nous adapter à ses particularités et à surmonter ses difficultés.
Aujourd’hui, nous allons adopter un projet de loi qui n’est pas adapté à la réalité de la criminalité au Canada. Il y avait bien plus de choses à accomplir pour améliorer le Registre national des délinquants sexuels et je peux déjà vous garantir qu’avec l’adoption du projet de loi S-12, nous donnerons un laissez-passer à des centaines d’agresseurs qui feront de nouvelles victimes. Ces victimes auraient pu être évitées, mais elles souffriront et cela perpétuera le manque de confiance en notre système de justice.
Dans cinq ans, lors de la révision de ce projet loi, j’en fais la prédiction, vous emploierez la fameuse expression : « On aurait donc dû! »
Je vous parle en connaissance de cause, car croyez-moi, aucune famille ne souhaite un jour qu’on lui annonce la mort de sa fille parce qu’un délinquant sexuel sans surveillance se trouvait au mauvais endroit, au mauvais moment. C’est ce qui est arrivé à ma fille Julie alors qu’elle a été violée et assassinée par un prédateur sexuel. Sans doute, cet agresseur ne serait pas inscrit à ce registre en raison de la faible sentence qu’il a reçue pour la première agression sexuelle qu’il avait commise.
En 2002, le Registre national des prédateurs sexuels n’existait pas. Quelques minutes avant que Julie soit enlevée, séquestrée et agressée, le prédateur sexuel, qui sortait à peine de prison, avait été interpellé à deux reprises par les policiers de Sherbrooke, et faute de renseignements, il avait été remis en liberté.
La violence envers les femmes est un sujet sérieux et nous ne devrions jamais hésiter à créer et utiliser davantage de pare-feux s’ils permettent de sauver une femme et d’éviter des souffrances à vie aux victimes et aux familles des victimes. Devant ces statistiques d’inscriptions si faibles au registre entre 2004 et 2010, je crois fermement que le principe de précaution aurait dû guider notre prise de position.
Le droit d’un délinquant à sa vie privée ne devrait jamais primer sur le droit des citoyennes canadiennes à vivre en paix, en sécurité et surtout, à rester en vie. Trop d’agressions sexuelles brisent des vies et beaucoup tournent extrêmement mal et peuvent devenir l’étape qui précède un féminicide.
Chers collègues, je tiens cependant à souligner le travail du comité sur le projet de loi S-12 concernant sa deuxième partie, soit les ordonnances de non-publication. Le comité a soigneusement écouté les divers groupes qui sont venus témoigner, ce qui a permis au gouvernement d’apporter des amendements importants au projet de loi S-12.
Dorénavant, le souhait des victimes sera requis lorsque la poursuite émettra une ordonnance de non-publication. L’ordonnance ne s’appliquera plus si une victime décide de transmettre des informations sur son dossier judiciaire à ses proches ou à un thérapeute, tant que ces informations ne sont pas transmises à l’attention du public. Le processus de révocation d’une ordonnance de non-publication a été simplifié de sorte que les victimes n’auront plus besoin de faire les démarches elles-mêmes auprès du système de justice pour faire retirer ces ordonnances.
Ces modifications vont dans le sens de la Charte canadienne des droits des victimes et permettent d’en renforcer ses droits.
Honorables sénatrices et sénateurs, bien que le gouvernement ait fait un pas dans la bonne direction pour améliorer les droits des victimes, cela reste insuffisant compte tenu du retard que nous avons pris ces dernières années en la matière.
Cela signifie que ce petit pas franchi ne suffit pas à faire de cette législation un bon projet de loi. Certes, c’est une avancée, mais elle est loin de répondre aux besoins criants exprimés par les victimes et par des femmes en matière de protection contre les délinquants sexuels.
Comme je l’ai mentionné, il n’y a pas eu assez de temps pour effectuer une étude approfondie du projet de loi S-12 afin d’entendre davantage de victimes. Nous aurions dû faire beaucoup plus pour garantir que les femmes au Canada soient protégées contre les délinquants sexuels alors que nous avions l’occasion de le faire. Ce n’est pas une simple question de registre de délinquants sexuels, mais une question de vie ou de mort pour de nombreuses femmes, croyez-moi.
Les chiffres que j’ai mentionnés plus tôt dans mon discours témoignent de la réalité de la violence sexuelle contre les femmes au Canada. C’est un problème grave, endémique et persistant. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour protéger nos concitoyennes. Souvent, je m’explique mal comment et pourquoi nous n’en faisons pas plus, alors que nous pouvons agir et faire œuvre utile pour des centaines de victimes partout au pays. Je n’ai plus de mots, plus d’explications à leur donner lorsque je reçois des messages de détresse, de déception et d’incompréhension.
Je terminerai mon intervention en réitérant qu’en tant que législateurs, nous avons une responsabilité envers les citoyens et les citoyennes de ce pays. Nous ne devrions pas adopter des lois simplement parce qu’elles répondent à une décision judiciaire. Nous devrions adopter des lois parce qu’elles sont justes, parce qu’elles sont nécessaires et parce qu’elles protègent les personnes les plus vulnérables de notre société.
Il est temps de prendre au sérieux la violence sexuelle contre les femmes et de donner aux autorités les outils dont elles ont besoin pour protéger nos concitoyennes. Malheureusement, le projet de loi S-12 n’est pas suffisant.
Je vous exhorte, honorables sénateurs et sénatrices, à vous poser la question suivante : pouvons-nous et devons-nous faire mieux pour les femmes de ce pays? Je suis convaincu que la réponse est oui, alors nous avons le devoir de le faire. Joignez-vous à moi pour démontrer votre appui aux femmes, aux victimes qui nous écoutent aujourd’hui.
Chers collègues, je vous remercie de votre attention. Je souhaite que ce débat apporte la lumière nécessaire pour prendre des décisions qui seront en faveur du bien-être et de la sécurité de toutes les femmes canadiennes. Nous devons leur rendre justice, elles qui ont été trop longtemps oubliées, négligées ou maltraitées. C’est notre devoir en tant que représentants du peuple et en tant qu’êtres humains.
Enfin, à ma fille Julie, merci d’être mon inspiration et ma force dans mon combat et dans la lutte contre les violences faites aux femmes.
Merci.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
Une voix : Avec dissidence.
(La motion est adoptée et le projet de loi modifié, lu pour la troisième fois, est adopté, avec dissidence.)