Délibérations du comité sénatorial permanent
des
Banques et du commerce
Fascicule 13 - Témoignages - Séance du 31 octobre
OTTAWA, le jeudi 31 octobre 1996
Le comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit aujourd'hui, à 11 h 05, en vue d'examiner l'état du système financier canadien (responsabilité professionnelle).
Le sénateur Michael Kirby (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Sénateurs, les premiers témoins que nous entendrons ce matin viennent de l'Association du Barreau canadien.
Nous vous remercions d'avoir pris la peine de venir. Vous avez la parole.
[Français]
M. John D.V. Hoyles, directeur exécutif, Association du Barreau canadien: L'Association du Barreau canadien est une organisation bénévole, professionnelle qui a été fondée en 1896 et incorporée par une loi spéciale du Parlement en 1981. L'association représente aujourd'hui, à travers le Canada, plus de 34 000 avocats et avocates, juges, notaires, professeurs et étudiants en droit.
[Traduction]
Nos membres participent aux travaux de l'association grâce aux sections formées en vue d'étudier un domaine particulier du droit. À l'échelle nationale, l'association compte 27 sections qui se penchent sur des initiatives législatives et sur la réforme du droit. Trois sections ont participé à la préparation de l'exposé d'aujourd'hui, soit la section du droit commercial, celle du droit des assurances et celle des affaires civiles.
Maintenant, je cède la parole à M. Lusk et à Mme Manzer qui vous feront l'exposé comme tel.
[Français]
M. Russell W. Lusk, président de l'Association du Barreau canadien: Il me fait plaisir de représenter aujourd'hui l'Association du Barreau canadien. Nous allons traiter du sujet de la responsabilité professionnelle. Ce sujet est aussi critique pour les juristes que pour le public en général.
[Traduction]
C'est avec grand plaisir, monsieur le président, que je prends la parole devant votre comité pour le compte de l'ABC, c'est-à-dire de l'Association du Barreau canadien. Mme Manzer fera l'exposé détaillé de notre mémoire mais, en guise d'introduction, j'aimerais d'abord souligner un ou deux points.
Tout d'abord, l'ABC qui représente plus de 34 000 juristes d'un peu partout au Canada est très consciente qu'une proposition visant à limiter la responsabilité professionnelle a de l'importance non seulement pour les membres de professions, avocats compris, mais aussi pour le grand public. Il existe trois niveaux de responsabilité professionnelle: la responsabilité personnelle de ceux qui ont réellement effectué ou supervisé l'acte ou l'omission, la responsabilité solidaire partagée par les codéfendeurs et, enfin, la responsabilité d'un cabinet professionnel qui expose les biens de tous les associés, qu'ils soient personnellement fautifs ou non.
La responsabilité solidaire peut parfois ruiner injustement les fautifs qui n'ont contribué que marginalement à la faute. Tout aussi sûrement, son existence peut permettre à la partie lésée d'obtenir un dédommagement lorsque certains codéfendeurs sont insolvables. Il faut que toute mesure visant à abolir le statu quo s'efforce de tenir compte de tous les aspects de l'équation: la partie lésée par rapport au défendeur, chaque défendeur par rapport à ses codéfendeurs, et les défendeurs professionnels par rapport à leurs associés.
Nous sommes d'avis que les questions de politique gouvernementale sont impérieuses et qu'elles méritent une étude plus poussée. Les travaux que nous avons effectués jusqu'ici ne nous permettent pas d'affirmer qu'il serait prudent de rédiger des lois dans ce domaine pour l'instant.
La question de la responsabilité pour la communication de renseignements financiers nous semble simplement trop restreinte pour permettre l'adoption d'une loi pertinente. Pour l'instant, nous ne savons trop quel moyen conviendrait pour alléger le fardeau des défendeurs professionnels. Il faut faire plus d'analyses et d'évaluations.
En fin de compte, la solution pourrait être d'adopter une politique gouvernementale équitable, fondée sur un équilibre des intérêts opposés, soit de dédommager la partie lésée et de faire assumer aux défendeurs professionnels des responsabilités plus lourdes qu'aux autres.
Comme je l'ai mentionné, nous ne serons pas en mesure de juger si l'on peut prendre pareille décision ou s'il faut le faire tant que nous n'aurons pas terminé notre recherche et nos analyses. Un examen même rapide de la nature de la responsabilité professionnelle illustre bien les dangers d'une action prématurée. Quand des intérêts publics et privés sont en jeu, il faut prendre grand soin d'agir avec précision et, en fin de compte, équité.
C'est donc avec plaisir que je cède maintenant la parole à Mme Alison Manzer.
Mme Alison Manzer, présidente, Comité sur la réforme législative des institutions financières, Association du Barreau canadien: Le barreau a à relever un défi que les autres professions n'affrontent peut-être pas d'aussi près. Il lui est impossible d'étudier la question sous le seul angle de ses intérêts et de la place qu'il occupe dans la société. Il doit aussi tenir compte du besoin d'être équitable envers les clients qu'il représente couramment et qui peuvent tout aussi bien être des parties lésées que des fautifs.
En reconnaissance de ce qui précède, il faut tenir compte du fait que la responsabilité illimitée des professionnels, tant comme conséquence de la responsabilité solidaire des codéfendeurs dans une poursuite que comme conséquence d'une pratique requise d'une société de personnes qui impose la responsabilité solidaire à chaque associé, est issue d'un contexte juridique et historique qui, selon de nombreuses personnes, n'existe plus. Au moment où la responsabilité solidaire a été adoptée comme principe pour protéger ceux qui utilisent des services professionnels, les membres de professions libérales venaient essentiellement de l'élite. Leurs clients n'avaient pas la compétence voulue pour traiter des questions dont se chargeaient les professionnels à leur service.
Ce genre de rapports n'existe plus. L'information dont traite les professionnels avec leurs clients s'obtient beaucoup plus facilement et, par suite du droit à l'éducation universel, la majorité des clients sont tout à fait capables de comprendre les services et les conseils professionnels qui leur sont fournis.
De plus, l'admission aux professions est maintenant ouverte à tous. La plupart des membres de professions travaillent par nécessité, pour gagner leur vie, alors qu'auparavant, ils le faisaient peut-être plus comme passe-temps ou pour se divertir. Par ailleurs, les ordres professionnels prennent conscience que de nouveaux joueurs assurent maintenant la prestation de services souvent équivalents et parfois identiques, sans que pèse sur eux le spectre de la responsabilité solidaire.
Tout cela survient à un moment où les lois changent aussi. L'abolition de la négligence contributive comme obstacle à une poursuite juridique, l'élargissement des causes pour lesquelles on peut réclamer des dommages-intérêts, y compris pour préjudice financier, le changement des rapports professionnels, d'un régime de réclamations contractuelles uniquement à un régime de réclamations en responsabilité civile délictuelle, feraient clairement ressortir, comme solution unique et unilatérale, la nécessité d'abolir la responsabilité solidaire. Mais faut-il vraiment l'abolir?
Quand on examine la question, il faut tenir compte du fait que le but ultime est l'équité et l'équilibre des intérêts.
Selon nous, quand on examine la responsabilité solidaire, il faut tenir compte de son impact sur la société. En effet, le coût des services professionnels subit l'influence de la nature de la responsabilité imposée aux professionnels en raison tant de la nature des conseils que des services à fournir. Les professionnels sont plus prudents dans les conseils qu'ils donnent et ils consacrent peut-être plus de temps à se protéger qu'à protéger leur client. La prestation des services professionnels n'est peut-être donc pas efficace ou rentable.
Par surcroît, le coût croissant de l'assurance et l'éventualité qu'on ne puisse en obtenir fera augmenter le coût des services professionnels et pourrait même en entraîner certains à ne plus les offrir. En contrepartie, d'autres représentent les parties lésées dans diverses poursuites qui peuvent être entamées pour réclamer des dommages-intérêts du professionnel. Bon nombre de ces avocats sont vraiment convaincus que la procédure judiciaire continue d'offrir une protection adéquate et que le régime d'assurance actuel, à quelques exceptions près, maintient un équilibre efficace.
Bon nombre continuent aussi de souscrire au modèle du risque récompensé à l'origine, en partie, du principe de la responsabilité solidaire, c'est-à-dire que, pour être admis dans une société savante et pour profiter des avantages qu'elle offre, il faut savoir prendre certains risques.
Il convient alors de se demander comment reconnaître des intérêts légitimes opposés. Incontestablement, au Canada, l'ICCA, lorsqu'il a saisi le comité de la question, a fait valoir une préoccupation légitime qui avait une influence immédiate sur la profession, particulièrement au niveau fédéral, qu'elle n'avait peut-être pas sur les autres professions, soit le fait que ses membres ne puissent plus obtenir d'assurance-responsabilité.
L'Association du Barreau canadien estime toutefois que l'adoption immédiate d'une solution unique sans tenir compte d'autres approches et options est prématurée. Les études que nous avons effectuées nous ont permis de dégager d'autres solutions au problème. En fait, ces solutions ont été privilégiées par d'autres instances.
Il existe plusieurs moyens différents de régler les questions à l'étude, entre autres donner davantage au professionnel la possibilité de limiter, par contrat, sa responsabilité, soit la formule de responsabilité proportionnelle proposée par l'ICCA; faire relever les modèles de responsabilité limitée acceptables de la compétence provinciale; légiférer en vue de restreindre la gamme des services professionnels à l'égard desquels on assume une responsabilité limitée et en vue de restreindre le nombre de personnes à l'égard desquelles on assume une responsabilité pour les services professionnels rendus.
L'Association du Barreau canadien estime que la question mérite une réaction rapide et efficace. Il ne faudrait pas l'ignorer. Le fait que, selon nous, l'adoption d'une loi fondée sur les propositions actuelles soit prématurée ne signifie pas qu'il faut tout laisser tomber. Pour une fois au Canada, la Constitution ne fait pas obstacle. L'examen fédéral peut incontestablement avoir lieu en même temps que l'examen provincial, bien que de manière différente probablement.
Selon nous, il conviendrait que le gouvernement fédéral se penche sur la question. Il y a moyen de le faire, et le besoin est pressant. Par contre, il convient aussi d'étudier les autres solutions. Nous avons donc proposé plusieurs paramètres pour mener cette étude.
Il faut aussi, lorsqu'on examinera la possibilité pour la partie lésée de réclamer des dommages-intérêts, de même que le modèle qui permettrait d'équilibrer le coût imposé à la société par rapport au coût imposé à la profession et l'incidence qu'ont sur la société le coût des services professionnels et le retrait des services, se demander en quoi cela correspond à l'intérêt public.
Il faudrait amorcer l'examen de la question de toute urgence, sans oublier toutefois que d'autres solutions que la responsabilité proportionnelle permettraient peut-être de frapper un équilibre plus juste entre les divers intérêts sociaux.
Le président: Nous vous remercions vivement de ce résumé exceptionnel de la question.
Le sénateur Meighen: Je vous suis reconnaissant de cet excellent exposé.
Comme il est essentiel de mener une étude plus poussée, quelle qu'en soit l'urgence, à quel genre de groupe faudrait-il confier cette étude? Devrait-on la confier au barreau, à un comité spécial composé, entre autres, d'avocats? Avez-vous une opinion à ce sujet?
M. Lusk: Nous parlions surtout d'un examen qui nous permettrait de vous faire une recommandation ferme. Certes, nous n'estimons pas avoir eu le temps voulu pour étudier la question aussi bien que nous l'aurions souhaité, compte tenu particulièrement du fait que les lois concernant la négligence contributive varient d'une province à l'autre. Elles présentent bien des similitudes, mais aussi de nombreuses différences.
De plus, il faut examiner certains aspects de cette question sous l'angle de l'assurance. La disponibilité d'une assurance à prix raisonnable et abordable a beaucoup d'influence. Il est juste de dire que, dans le passé, les professions doivent leur survie, dans le contexte actuel de la responsabilité illimitée, à l'assurance-responsabilité. La mesure dans laquelle les professions peuvent en acheter actuellement a une influence. Dans la mesure où le comité ne s'y est pas déjà arrêté, cette question représente certes un facteur important.
Mme Manzer: En ce qui concerne le calendrier d'examen de la Loi sur les sociétés par actions et la réforme des institutions financières fédérales, bien qu'on soit sur le point d'adopter des lois, je crois que nous avons encore le temps de mener une étude dans ce contexte. Elle ne serait pas forcément complexe. Nous avons aidé à faire plusieurs recommandations concernant d'autres modèles. La structure du comité est déjà en place. Le contexte qui convient le mieux à la première étape de l'étude de cette question, au niveau fédéral, est l'examen de la Loi sur les sociétés par actions et la réforme législative des institutions financières fédérales. Selon moi, c'est ainsi qu'il faudrait procéder.
Le sénateur Meighen: C'était aussi mon raisonnement quand j'ai demandé si nous pouvions y inclure cette question. Certes, nos amis de la profession comptable considèrent cela comme une occasion rêvée.
Mme Manzer: D'après moi, l'occasion existe toujours. Il reste encore suffisamment de temps. D'après les entretiens que j'ai eus avec plusieurs personnes travaillant au calendrier de cette réforme, il y aurait moyen de le faire.
Le président: Quand vous dites «cette réforme», il importe de faire une distinction entre la Loi sur les sociétés par actions et les institutions financières. J'apporte cette précision parce que la loi concernant les institutions financières prévoit un délai fixe, qui est le 31 mars. Ce n'est pas le cas de la Loi sur les sociétés par actions. Par conséquent, quand vous parlez des deux à la fois et que vous parlez de calendrier, j'ignore de quel calendrier au juste il est question.
Mme Manzer: Je demeure convaincue qu'on peut traiter de la question en respectant le calendrier de réforme des institutions financières. Je suis consciente de l'état d'avancement des travaux, mais j'estime tout de même qu'étant donné que la question est plutôt restreinte et qu'elle n'exige pas un examen très général dans le contexte de la réforme des institutions financières, il y aurait moyen de le faire dans les délais prévus, si la volonté y est.
Le sénateur Meighen: Je vais me faire l'avocat du diable, pour un instant. Pourquoi suis-je étonné que nous semblions nous diriger vers une étude plus poussée? Ce qu'il faut vraiment, est-ce bien de faire une étude plus poussée ou d'acquérir une plus grande expérience des lois existantes au Canada et ailleurs? Nous savons tous que nous pouvons étudier des questions et nous faire des opinions très différentes parce que, parfois, il n'y a pas eu confrontation avec la réalité. Ne devrions-nous pas attendre de voir comment la situation évolue aux États-Unis, en Colombie-Britannique et, peut-être, au Royaume-Uni avant d'adopter une solution ou d'en faire l'examen?
Mme Manzer: Vous abordez-là un point dont a longuement délibéré notre comité. Nous sommes d'accord avec vous que le nombre d'études empiriques est limité au Canada. Cependant, fait étonnant, il l'est aussi aux États-Unis. La plus grande partie des données empiriques ne sont pas concluantes.
La difficulté réside dans le fait qu'au Canada, actuellement, au moins certains groupes professionnels engagés dans une activité professionnelle vivraient une crise de l'assurance. Si nous attendons la fin d'une étude avant d'agir, nous courons le risque de perdre au moins un de nos secteurs professionnels ou, du moins, les principaux cabinets actifs dans ce secteur.
En règle générale, j'estime qu'il faudrait faire une étude plus poussée, et mes raisons sont d'ordre très pratique. L'Association du Barreau n'a commencé à participer à vos audiences que vers la fin de l'été. Par conséquent, notre étude des questions s'est fait assez vite. Heureusement, nous avions déjà une expérience que d'autres professions n'avaient peut-être pas. Cependant, nous ne sommes certes pas omniscients.
Le principal témoignage entendu par le comité que nous avons pu examiner était une étude unidirectionnelle qui aboutissait à une conclusion. Ce témoin a fait valoir ses arguments et a décrit les études qui le menaient à cette conclusion. Nous estimons simplement que l'on n'a pas vraiment parlé des autres solutions et qu'il faut en discuter. Les témoignages font clairement ressortir l'existence d'un problème qu'il faut examiner rapidement. Le fait que nous n'ayons pas entendu les plus touchés par le changement et le fait que la possibilité de se faire entendre par ceux qui rédigent les lois dans le cadre d'un processus d'examen n'inclut pas la possibilité de tenir compte davantage de leurs intérêts et de leurs préoccupations nous préoccupent. Enfin, il n'a pas été question de modèles de rechange, ce dont il faudrait discuter, d'après moi.
Le sénateur Meighen: L'Association du Barreau estime-t-elle, après mûre réflexion, que la crise de l'assurance sévit dans d'autres professions que celles des experts-comptables et des vérificateurs?
M. Lusk: Je pense que d'autres professions connaissent des problèmes d'assurance dans certaines régions du pays plus que dans d'autres. En Ontario, par exemple, d'après l'expérience de notre profession, la situation est très difficile à de nombreux égards à cause du coût de l'assurance que doivent supporter les professionnels aujourd'hui.
Je ne suis pas sûr de ce que j'avance, mais il suffit d'examiner les énormes montants d'assurance dont ont parlé les comptables pour s'apercevoir que d'autres professionnels ont les mêmes problèmes à propos des réclamations dont ils font l'objet.
Toutefois, à partir des renseignements présentés dans le mémoire que nous avons examiné, il semble que ce soit les grandes sociétés plutôt que les petites qui aujourd'hui ont le plus de difficultés, même s'il faut que je souligne que l'importance des primes que doivent verser les avocats dans certaines régions du pays sont loin d'être insignifiantes.
Mme Manzer: Je vais vous raconter une anecdote qui permettra d'illustrer ce point.
Pour avoir accès à une couverture supplémentaire suffisante et pour le faire de manière abordable, les grandes sociétés d'avocats de Toronto ont créé une société captive à l'étranger. Nous sommes en fait auto-assurés. Pour ce faire, nous devons répondre à des critères en matière de réclamations, ce que beaucoup de sociétés ne peuvent faire. Ceux parmi nous qui pouvons le faire peuvent donc avoir accès à la couverture supplémentaire nécessaire par l'entremise de notre société captive. Le problème, c'est que même avec cette assurance, lorsque je parle d'assurance «adéquate», je veux parler d'une assurance de 65 millions de dollars. Dans mon travail de tous les jours, je conclus des transactions de l'ordre de centaines de millions et de milliards de dollars. Si jamais je commets une erreur, non seulement mes biens personnels sont menacés, mais aussi ceux de mes associés, non seulement à Toronto mais potentiellement dans nos bureaux affiliés au Canada. Ils ne savent pas que je conclus une transaction et n'ont pas le moyen non plus de me contrôler.
Les avocats considèrent que même s'ils n'ont pas encore les mêmes problèmes que les grandes sociétés comptables, ils traversent une sorte de crise en matière d'assurance. Il y a des professionnels autonomes en Ontario qui cessent d'exercer leurs fonctions, car ils ne peuvent gagner leur vie correctement lorsqu'ils se trouvent confrontés à des dépenses de 8000 $, 10 000 $ ou 12 000 $ -- selon le ratio sinistres-primes de leur couverture d'assurance -- alors que leur revenu brut s'élève à 40 000 $ ou 50 000 $. Je dis donc que nous traversons effectivement une crise dans le domaine de l'assurance.
Le sénateur Meighen: Vous me donnez une très bonne raison d'appuyer le concept d'une loi visant tout l'éventail des professions. S'il est nécessaire de la restreindre, j'imagine que c'est à nous de décider s'il faut prévoir une politique officielle ou se soucier uniquement du facteur d'équité.
Supposons que l'on dise que la situation des comptables est bien pire que celle de n'importe qui d'autre et que par conséquent nous devrions la restreindre aux comptables pour voir ce qu'elle donnera. L'argument que vous venez juste de me présenter irait à l'encontre d'une telle décision.
Mme Manzer: Je ne crois pas que ce soit ce que demandent les comptables. J'imagine que pour des raisons d'opportunité, les comptables ont limité leur demande à une question et à un domaine particulier relatif à la communication des renseignements financiers, probablement parce que c'est une question que le gouvernement fédéral peut parfaitement assimiler.
Ils ne parlent pas uniquement des comptables ou des vérificateurs, mais englobent toutes les parties visées. Je pense même que, d'après eux, il ne s'agit pas nécessairement d'une question propre aux vérificateurs, mais d'une question propre aux professionnels.
Le sénateur Meighen: Certains se demandent pourquoi on fait toutes ces histoires. Si vous faites votre travail correctement et manifestez la diligence qui s'impose, vous n'aurez pas de problème.
Certaines affaires sont en suspens; nous ne les avons pas toutes entendues et ne savons pas ce qu'elles vont donner. Elles vont probablement être entendues par un juge et non par un jury, comme aux États-Unis. Ne nous énervons pas pour l'instant, ce n'est pas la fin du monde. La situation n'est pas semblable à celle des États-Unis, notre système est différent. Vous anticipez un peu.
Que pouvez-vous me répondre?
Mme Manzer: Vous vous faites l'écho de nombreux membres de notre profession. C'est précisément ce que je voulais dire lorsque je disais qu'à l'égard de nos préoccupations très réelles, beaucoup sont convaincus que le processus juridique continue d'apporter une protection adéquate.
Le sénateur Meighen: Dites-vous que ce n'est pas le cas?
M. Lusk: Pour beaucoup, cette approche semble un peu trop simpliste. Les avocats font l'objet aujourd'hui de réclamations très importantes, simplement à cause de l'importance des transactions commerciales. Certaines réclamations se chiffrent dans les centaines de millions de dollars et d'autres dépassent le milliard de dollars.
Comme l'a dit Mme Manzer, même les plus grandes sociétés d'avocats ne peuvent pas souscrire une assurance supérieure au montant maximum fixé.
Si une société d'avocats devait verser un milliard de dollars en dommages-intérêts, elle aurait perdu sa journée.
Pour les associés qui n'ont nullement participé à la transaction, une autre question d'équité se pose. La plupart des gens dans la société jouissent aujourd'hui des mesures de protection offertes par la constitution en société ou la responsabilité limitée. Est-il réaliste de s'attendre à ce que des professionnels qui travaillent dans des domaines pouvant faire l'objet de ces genres de réclamations n'aient pas les mêmes protections?
Combien de gens d'affaires aujourd'hui travailleraient sans écran social ou assurance adéquate ou sans autre moyen de protection en cas de poursuite majeure? C'est là le problème.
L'ampleur actuelle de ces réclamations et la portée de la responsabilité sont telles que ce genre de problème ne s'était en général pas encore présenté.
Le sénateur Meighen: Est-ce qu'une corporation professionnelle atténuerait ou réglerait le problème?
M. Lusk: Cela dépend des restrictions éventuelles imposées en ce qui concerne le fonctionnement de cette corporation. De toute évidence, si une corporation professionnelle offrait les protections typiques que l'on retrouve dans le monde des affaires, elle assurerait certainement une protection considérable.
Le sénateur Oliver: Dans votre mémoire, vous dites que les particuliers continuent d'accepter une responsabilité personnelle pour leurs propres actes et pour ceux sur lesquels ils ont exercé une supervision ou dont ils ont eu directement connaissance, même lorsqu'ils sont protégés par la société.
M. Lusk: Les comptables vous ont dit qu'ils proposaient d'englober ce genre de responsabilité.
Mme Manzer: Les modèles utilisés ailleurs en matière de responsabilité limitée des professionnels continuent de rendre responsable la personne qui offre effectivement les services ainsi que les personnes sur lesquelles elle a exercé une supervision. Dans son mémoire et dans son examen de la question, l'Association du Barreau n'a jamais pensé que les professionnels pourraient éviter une responsabilité personnelle de leurs propres actes. À cause de la responsabilité solidaire des défendeurs, vous pouvez être tenu responsable d'un petit pourcentage de la perte, mais aussi être tenu responsable de tout le dédommagement. Il s'agit du même problème que celui soulevé par les comptables. Il faut savoir que dans le contexte de la responsabilité solidaire, nos partenariats ne se composent plus d'un ou deux associés occupant des bureaux voisins, chacun sachant ce que fait l'autre. Il existe des partenariats très importants qui ont des critères précis visant à assurer la qualité dans toute la société. Toutefois, on ne peut pas contrôler tous les services rendus. Nous finissons par être responsables de ce que nous ne contrôlons pas et de ce que nous ne pouvons pas contrôler.
Il suffit d'examiner les affaires de responsabilité professionnelle au Canada pour s'apercevoir que les professionnels ne sont en général pas poursuivis pour des erreurs qui équivalent à un abus choquant de leurs normes de diligence ou de leurs relations de confiance avec le client. Les poursuites découlent généralement de petites erreurs techniques. Par exemple, si vous faites une erreur de transcription à l'ordinateur, vous pouvez être tenu responsable et tous vos associés peuvent perdre leurs biens personnels.
D'après nous, il faut définir les genres de réclamations qui aboutissent, pour prendre en compte tous les intérêts et déterminer si effectivement, le processus juridique assure la protection nécessaire. Je crois que l'on n'a jamais précisé que ces réclamations portent en général sur des erreurs techniques et non sur une violation de normes ou devoirs professionnels.
Le sénateur Kelleher: Ce que vous dites m'intéresse et c'est un point dont nous avons discuté. Vous avez dit, avec raison, qu'il faut tenir compte de tous les intérêts. Nous devons entendre le point de vue des demandeurs. Nous ne l'avons pas encore fait. Vous y avez de toute évidence pensé. Nous serions heureux que vous puissiez nous dire qui nous pourrions inviter pour obtenir ce genre d'avis. Connaissez-vous des organisations ou des groupes que nous pourrions contacter, si nous décidons de procéder de la sorte?
M. Lusk: Nous n'avons pas apporté de liste de ce genre aujourd'hui, mais nous serions certainement heureux de vous aider en vous proposant quelques noms. Je ne sais pas s'il existe des groupes de demandeurs ou de demandeurs potentiels, mais il existe certainement des groupes dans tout le pays qui, j'en suis sûr, peuvent vous donner le revers de la médaille.
Le président: Ce serait utile.
Le sénateur Kelleher: Toute aide que vous pourriez nous donner à cet égard serait des plus appréciée.
Le sénateur Hervieux-Payette: J'ai lu votre mémoire. D'après mes souvenirs du droit civil, lorsqu'on déclare un demandeur coupable de négligence de la victime, un pourcentage de ses dommages-intérêts est déduit. En common law, cela veut-il dire que si vous contribuez à l'acte fautif, vous êtes responsable à 100 p. 100?
Il y a peut-être une différence entre la common law et le droit civil. Selon notre philosophie du droit, un demandeur serait en partie blâmable s'il donnait des renseignements erronés à son avocat ou à son comptable. Si un demandeur est déclaré partiellement responsable, a-t-il droit à l'indemnisation totale en common law?
M. Lusk: Telles sont les règles générales, mais elles peuvent varier d'une province à l'autre. En général, les lois sur le partage de la responsabilité modifient les principes de la common law selon lesquels, si un demandeur était responsable d'un acte fautif, il lui était impossible de percevoir une indemnisation dans le système de responsabilité délictuelle. Ces lois renferment des dispositions qui ne sont pas très claires. Selon la jurisprudence de certaines provinces, si un demandeur est déclaré partiellement responsable d'un acte fautif, la responsabilité en cause n'est pas conjointe et solidaire, mais solidaire. Si un demandeur est partiellement responsable d'un acte fautif, il ne peut bien sûr jamais percevoir cette partie de l'indemnisation prévue pour le tort causé par lui. Par contre, s'il est responsable d'un acte fautif à un certain degré, il peut percevoir la partie de l'indemnisation d'un défendeur particulier qui aurait été responsable du tort causé. Cela s'oppose au recouvrement à 100 p. 100 prévu dans le système de responsabilité conjointe.
Le sénateur Hervieux-Payette: Il peut être plus facile de comparer les avocats aux comptables, puisqu'ils travaillent dans le domaine des concepts, des mots et des chiffres. Dans le cas des ingénieurs, il s'agit des normes les plus récentes de construction, et cetera. Si un ingénieur ne respecte pas les normes minimales de sa profession, les bâtiments et autres structures ne se conformeraient pas à ces normes. Nous avons parlé du cas où des architectes ou des ingénieurs dessinent les plans, tandis que le propriétaire embauche l'entrepreneur qui offre la soumission la plus basse. Nous avons envisagé le cas où cet entrepreneur ne tiendrait pas compte des spécifications des plans techniques, causant ainsi l'effondrement de la structure. En pareil cas, le propriétaire contribuerait à la faute ainsi que l'entrepreneur. Comment les architectes et les ingénieurs peuvent-ils être tenus responsables? Il me semble que l'architecte est la première personne qu'un plaignant poursuivrait. La vie des architectes n'est pas facile.
Lorsque l'on compare la situation dans les dix provinces, les territoires et le gouvernement fédéral, il semble que le fait que nous ayons plusieurs compétences et que le gouvernement fédéral n'ait qu'un rôle minime à jouer dans l'élaboration de nouvelles tendances, ou de nouvelles règles, soit le plus gros obstacle.
Est-il déjà arrivé que le gouvernement fédéral ait pu régler 10 p. 100 du problème et les provinces 90 p. 100 du même problème? Nous pourrions examiner ce problème ad nauseam, mais si la solution se trouve dans les 90 p. 100, nous devrions alors nous occuper des 10 p. 100 qui relèvent de la compétence fédérale. Je dirais que 90 p. 100 du problème se pose au palier provincial. Peut-être que mes calculs ne sont pas parfaits. Toutefois, c'est beaucoup plus une question provinciale que fédérale.
Mme Manzer: Pour répondre à votre question, sénateur, il faut revenir un peu en arrière. Il ne faut pas oublier les deux niveaux de responsabilité. Lorsque j'ai essayé moi-même de cerner la question pour qu'elle soit claire dans mon esprit, c'est la première chose que j'ai faite. Les deux niveaux en question sont la responsabilité solidaire entre codéfendeurs et la responsabilité solidaire qui découle de l'obligation de fonctionner dans le cadre d'une structure de société en nom collectif.
Diverses solutions peuvent convenir à chacun de ces deux niveaux de responsabilité. Le gouvernement fédéral peut notamment s'attaquer au premier, soit la responsabilité solidaire entre codéfendeurs. Beaucoup des domaines dans lesquels se pose cette question particulière relèvent directement de la réglementation fédérale; je veux parler de la fourniture de services professionnels à des institutions financières sous réglementation fédérale, en particulier, et à des entités sociales assujetties à la Loi sur les sociétés par actions. Sans avoir besoin de l'appui des provinces, le gouvernement fédéral peut s'attaquer à la première des questions de la manière qu'il juge appropriée.
La deuxième question, soit la responsabilité solidaire entre associés d'une société, doit être réglée au palier provincial et peut être mise à part. En disant qu'en raison de l'entrelacement, il est inutile d'envisager la question au palier fédéral, on omet de reconnaître que des changements apportés au fédéral pourraient très bien régler la première des deux questions. Même si les provinces traitent séparément de la question de la structure de société en nom collectif, le gouvernement fédéral doit nécessairement continuer à l'examiner à cause des codéfendeurs et de la fourniture de services à des entités sous réglementation fédérale.
Le président: À la page 13 de votre mémoire, au paragraphe intitulé «Questions constitutionnelles», vous dites: «Le système juridique canadien n'a jamais excellé à résoudre les questions exigeant une uniformité législative» -- ce qui signifie uniformité fédérale-provinciale -- «et cela soulève d'importantes préoccupations de nature juridique.» Pourtant, il me semble que vous dites, avec raison, qu'une partie de ce problème relève de la compétence fédérale, tandis que l'autre relève de la compétence provinciale. Vous mettez la responsabilité solidaire dans deux catégories et dites qu'il est normal que le gouvernement fédéral s'occupe de la question relevant de sa compétence.
Je vous pose la question suivante: quelles sont les importantes préoccupations de nature juridique dont vous parlez?
Mme Manzer: C'est par souci de concision qu'aucune explication n'est donnée.
À mon avis, la question d'uniformité législative se pose parmi les provinces. C'est la première fois, semble-t-il, qu'elle se pose de cette manière.
Le problème c'est que, si on s'écarte du principe de structure de responsabilité solidaire, de société en nom collectif, dans une province et non dans une autre, on risque d'aboutir à un régime de «forum shopping.» Les demandeurs essayeront simplement de poursuivre les sociétés professionnelles multiprovinciales dans les provinces qui n'ont pas adopté ce genre de structure.
D'après moi, la question se pose uniquement au chapitre de la responsabilité solidaire entre associés; c'est une véritable préoccupation. Il ne serait pas nécessaire que la réponse fédérale au chapitre de la responsabilité solidaire entre défendeurs soit semblable à la réponse provinciale à la responsabilité solidaire ou à la responsabilité entre associés d'une société en nom collectif. Il ne serait pas non plus nécessaire que le fédéral traite de la première des deux questions de la même façon que la province. À mon avis toutefois, les provinces doivent uniformiser leur approche pour éviter le «forum shopping.»
Le sénateur Angus: Merci beaucoup pour cet excellent exposé. Mes collègues, qui sont tous membres de l'Association, conviendront avec moi que les cotisations que nous versons sont très profitables.
Le président: Elles le sont même pour ceux qui n'en paient pas.
Le sénateur Angus: On ne comprend pas trop pourquoi les comptables, les avocats et certains autres groupes professionnels ne peuvent se constituer en société. Qui a dit qu'ils ne pouvaient pas le faire? D'où vient cette interdiction? Je sais que bon nombre de ces groupes établissent eux-mêmes leurs propres règlements.
Je voudrais également savoir pourquoi un professionnel demeure responsable même s'il s'est constitué en société avec d'autres. Par exemple, mardi, des ingénieurs-conseils nous ont dit que les conseillers en aménagement, même au sein de sociétés comme SNC-Lavalin ou autres, continuaient d'être responsables sur le plan juridique.
Il serait utile de savoir d'où viennent ces lois, parce que cette question est complexe. Je conviens avec vous que des études plus approfondies s'imposent. Comme vous l'avez indiqué, l'Association du Barreau canadien regroupe de nombreuses sections, et toutes ne partagent peut-être pas le même point de vue.
Pourquoi le principe de la responsabilité solidaire est-il inscrit dans nos lois? Comment en sommes-nous arrivés là? Y a-t-il un rapport entre ce principe et celui de la négligence contributive?
M. Lusk: Pourquoi les groupes professionnels ne peuvent-ils pas se constituer en société? Je pense que la réponse se trouve dans les lois comme la Legal Professions Act de la Colombie-Britannique, qui régit notre profession. Au fil des ans, une interdiction a été incluse dans les diverses lois des diverses provinces, afin d'empêcher un avocat de conclure avec un client une entente qui vise à limiter sa responsabilité.
Aujourd'hui, par exemple, les avocats peuvent se constituer en société dans notre province.
Le président: Vous êtes originaire de quelle province?
M. Lusk: De la Colombie-Britannique.
Le sénateur Angus: Vous pourriez peut-être tous les deux nous dire pour quel cabinet vous travaillez. Nous savons que vous parlez aujourd'hui au nom de la profession.
M. Lusk: Je fais partie du cabinet Ladner Downs.
Mme Manzer: Je fais partie du cabinet Cassels, Brock, à Toronto.
M. Lusk: J'aimerais reprendre là où j'ai laissé.
Je ne voudrais pas vous donner de fausses impressions au sujet de cette question.
Bien que les avocats en Colombie-Britannique puissent se constituer en société, il y a une règle très précise qui dit que, même si un membre de la profession se constitue en société, il demeure responsable de ses actes.
En résumé, il y a diverses raisons de se constituer en société, entre autres, pour profiter des mêmes avantages fiscaux que les autres. C'est ce facteur, et non la limitation de la responsabilité, qui a incité les avocats à se constituer en société dans les provinces où ils sont autorisés à le faire.
Tout simplement, on trouve dans les divers règlements à l'échelle du pays, ou dans les lois de certaines provinces, des dispositions qui précisent que les groupes professionnels continuent d'être responsables de leurs actes.
Le sénateur Angus: Est-ce que ce sont les groupes eux-mêmes qui l'exigent?
M. Lusk: Le plus souvent, c'est la loi qui régit les groupes professionnels qui l'exige. Dans certains cas, le conseil général du Barreau qui se charge de réglementer les activités de notre profession peut décider d'inclure, dans le code de déontologie, des règles qui stipulent que les membres ne peuvent limiter leur responsabilité. Ce principe figure notamment dans les lois provinciales qui régissent les professions
Mme Manzer: Vous voulez savoir comment le principe de la responsabilité solidaire a fini par être inscrit dans nos lois.
Les professions traditionnelles ont vu le jour au XVIe siècle. La notion de société n'existait pas aux XVIe et XVIIe siècles. Les sociétés n'ont vu le jour qu'à la fin du XVIIIe siècle et qu'au début du XIXe.
Les sociétés à responsabilité limitée, les sociétés à responsabilité illimitée et autres entités de ce genre ont vu le jour après 1950.
Lorsque les professions ont vu le jour, la seule façon dont les membres de ces groupes pouvaient s'unir et faire des affaires ensemble, c'était en créant une association. Ce principe ne s'applique pas uniquement aux associations professionnelles. Tous ceux qui se lancent en affaires avec d'autres sont conjointement et solidairement responsables de leurs actes. En effet, l'associé agit en qualité d'agent et pour l'association, et pour les autres partenaires.
Ce n'est pas qu'on voulait que les professionnels répondent conjointement et solidairement de leurs actes, comme c'est le cas entre associés. En fait, les professionnels ont été contraints, dès le départ, d'exercer leurs activités sous le régime d'une société de personnes.
Le besoin de réglementer les activités est ensuite devenu apparent, et ils ont commencé à le faire autour de 1750. La pratique s'est ensuite étendue au Canada.
À partir de 1750, les professionnels travaillaient en association avec d'autres. Les législateurs ont continué d'autoriser les professions à réglementer elles-mêmes leurs activités. Toutefois, comme on évoluait toujours dans le contexte historique que j'ai commencé à vous décrire, il fallait, en échange du droit de réglementer nos activités et de faire partie de ces professions hautement respectées, continuer d'opérer sous le régime d'une société de personnes. C'est le principal changement qui a été adopté dans les années 1990.
J'ai rédigé un ouvrage qui résume brièvement, dans les premiers chapitres, l'évolution des associations professionnelles.
La question de la responsabilité solidaire entre codéfendeurs découle du concept de la négligence. Ce concept est relativement nouveau, parce que ce n'est que tout récemment que la possibilité d'intenter des poursuites contre des professionnels a été reconnue dans le droit délictuel. Dans une certaine mesure, cela s'est fait par hasard, puisque les plaignants utilisaient des mesures de fortune pour obtenir un dédommagement des professionnels.
Au cours de la deuxième moitié du siècle, les recours judiciaires ont pris de l'ampleur. Sans tenir compte, à mon avis, de la responsabilité déjà imposée aux professionnels. Les tribunaux ont commencé à ouvrir la porte aux poursuites intentées par des plaignants qui, autrement, avaient contribué au préjudice. Il était possible à partir de ce moment-là non seulement d'intenter des poursuites en vertu du droit contractuel, où les professionnels peuvent se protéger par contrat, mais également en vertu du droit délictuel, où nous ne bénéficions d'aucune forme de protection.
Au même moment, on a commencé à accorder à d'autres le droit d'intenter des poursuites. Donc, ce n'est pas seulement le client qui peut me poursuivre, mais également des personnes que je ne connais pas, parce qu'elles se sont apparemment fiées à des conseils que j'ai donnés, même si je n'avais aucun moyen de savoir qui les liraient.
On imposait une solution de fortune après l'autre, sans tenir compte du contexte dans lequel nous devions exercer nos activités. Le principe de la responsabilité solidaire entre associés est un vestige du passé qui doit être examiné dans cette optique.
D'autres secteurs doivent être examinés, parce que les divers recours ont été accordés sans tenir aucunement compte des conséquences qu'ils entraîneraient.
Le sénateur Angus: C'est excellent. L'ouvrage auquel vous avez fait allusion, est-ce que vous en parlez dans le mémoire?
Mme Manzer: Non. Je peux en envoyer une copie au comité.
Le sénateur Angus: Merci beaucoup.
M. Lusk: La question de l'assurance a toujours été très importante, du moins pour le milieu juridique. On peut intenter des poursuites contre les avocats et ces derniers ne sont pas protégés par des mécanismes institutionnels.
Par ailleurs, la solution pour les avocats, à une époque où l'assurance était facilement disponible et peu coûteuse, était tout simplement de souscrire à une assurance qui les protégerait contre les poursuites intentées par les plaignants. Ceux qui étaient constitués en société n'avaient pas à s'inquiéter de cela.
Les poursuites pour préjudices financiers, l'ampleur des réclamations et l'absence d'assurance nous empêchent d'envisager la question d'équité dans la même optique.
Le sénateur Angus: Autrement dit, toute cette situation est le résultat de conditions qui ont changé de façon radicale.
En ce qui concerne notre étude, je présume que le milieu juridique en général n'a rien fait, contrairement aux vérificateurs qui, eux, nous ont soumis des propositions en plus de nous demander d'examiner cette question. Ils ont aussi demandé que le gouvernement entreprenne une réforme législative.
Mme Manzer: Jusqu'ici, les efforts ont été déployés au niveau provincial. Nous ne sommes pas confrontés aux mêmes problèmes pressants que les comptables en raison de la nature des services que nous offrons. Des discussions actives et soutenues ont eu lieu dans plusieurs provinces. L'Ontario, par exemple, prévoit adopter une loi qui fournirait une responsabilité limitée aux avocats.
Le sénateur Angus: Je fais surtout allusion à la responsabilité solidaire. Comme vous l'avez si bien dit, de nombreuses solutions de rechange doivent être envisagées. Elles seront peut-être rejetées, mais elles doivent être analysées.
Les vérificateurs nous ont clairement dit qu'une association professionnelle à responsabilité limitée n'est pas la solution. Vous nous avez expliqué pourquoi cette formule ne réglerait pas leurs problèmes. Ils veulent un régime de responsabilité proportionnelle. Je conviens avec vous que nous ne pouvons faire l'un sans l'autre.
Ma dernière question porte sur la responsabilité solidaire. Ce n'est que tout récemment que cette question est devenue une priorité pour le milieu juridique, n'est-ce pas?
M. Lusk: Bien que ce soient les comptables qui aient demandé que le comité se penche sur le sujet à l'étude aujourd'hui, je tiens à préciser que l'ampleur des dommages-intérêts exigés des cabinets d'avocats qui participent à des transactions commerciales constitue un sujet d'inquiétude pour le milieu juridique.
En effet, notre profession s'est demandée ce qu'il conviendrait de faire pour bien protéger nos membres dans les cas où ils ne bénéficient pas d'une protection adéquate, compte tenu de toutes les activités auxquelles ils participent aujourd'hui.
De nombreux professionnels dans les firmes plus petites ont de la difficulté à souscrire à une assurance. Leur situation ressemble peut-être, dans une certaine mesure, à celle des comptables. Comme je l'ai mentionné plus tôt, les réclamations importantes visent surtout ceux qui travaillent pour de grandes entreprises. Les vérificateurs font l'objet d'un plus grand nombre de poursuites que les avocats. Toutefois, cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas en voie de connaître la même situation.
Le sénateur Angus: Certains soutiennent que les avocats ont créé ce problème puisque ce sont eux qui ont trouvé toutes sortes de moyens d'intenter des poursuites contre les autres professionnels. Nous avons donc un peu de rattrapage à faire.
J'aimerais aborder brièvement la question de l'assurance. Encore une fois, je conviens avec vous que c'est peut-être l'élément central du problème et de la solution.
Je ne peux m'empêcher de me demander si les comptables, les avocats ou d'autres professionnels ne sont pas confrontés à une crise en ce qui concerne l'assurance. Je pense qu'ils le sont, dans une certaine mesure. À mon avis, les médecins sont confrontés à une crise encore plus grave que les avocats, surtout ceux qui pratiquent au sud de la frontière. Toutefois, l'assurance est toujours disponible, sinon, les cabinets d'avocats aux États-Unis ne fermeraient-ils pas tous leurs portes? Or, toutes ces grandes firmes existent toujours. Elles doivent verser des dommages-intérêts importants, mais elles sont toujours là, tout comme les cabinets de vérificateurs.
Mme Manzer: Une des plus grandes difficultés de notre comité a été de rassembler des données empiriques adéquates sur la disponibilité de l'assurance, et de ne pas se fier aux renseignements non scientifiques.
Il y a une crise de l'assurance. Toutefois, nous n'avons pas suffisamment de données empiriques qui nous permettent d'évaluer le rôle joué par d'autres intérêts dans cette crise. Lorsque vous dites que de nombreuses firmes semblent toujours être en affaires et qu'elles doivent donc, par conséquent, être assurées, vous avez raison, puisque nous devons avoir de l'assurance pour continuer de faire des affaires. Nous devons souscrire à une assurance de base. Le système ontarien, d'après nos actuaires, est gravement sous-financé. Par conséquent, nous devons avoir une assurance de base, mais il est difficile de savoir si l'on pourra obtenir des dommages-intérêts d'un système qui est sous-financé.
La majorité des grandes firmes souscrivent à une assurance complémentaire en s'assurant elles-mêmes. Cela signifie tout simplement que nous prenons une part importante de nos gains et que nous les investissons à l'étranger en espérant qu'ils permettront de couvrir les risques. Ce n'est pas une assurance. Nous nous trouvons à financer nous-mêmes les dommages-intérêts que nous pourrions être appelés à verser.
Il est de plus en plus difficile de souscrire à une assurance. Certaines provinces laissent entendre que certains services ne pourront être assurés. Certains sont souvent utilisés par les simples citoyens, comme les services des biens immobiliers.
Nous devons restructurer en profondeur la façon dont nous gérons la profession et la façon dont nous exerçons nos activités pour tenir compte du fait qu'il est de plus en plus difficile de s'assurer et que cette assurance est de plus en plus onéreuse. On peut donc dire que le marché de l'assurance est confronté à une crise.
Le sénateur Angus: Dans la mesure où les données empiriques démontrent l'existence d'une telle crise. Ce que je doute.
Avant d'arriver à des conclusions quelconques, n'est-il pas important de s'assurer qu'on ne compare pas des pommes et des oranges? Vous avez fait allusion au moins quatre fois au régime d'assurance du Barreau de l'Ontario. Je fais partie du Barreau du Québec. Le Québec a réduit de plus de moitié le montant, par avocat, que les membres du barreau doivent verser pour le premier million de dollars de couverture. Le Fonds d'indemnisation du Barreau soutient que c'est grâce à de bonnes pratiques de gestion qu'il a été en mesure de réduire ce montant. Le Barreau de l'Ontario, lui, a plutôt mal géré ses affaires. En fait, sa situation est très délicate. C'est pourquoi il y a une crise dans le marché de l'assurance en Ontario. Est-ce juste?
Mme Manzer: Il y en a beaucoup qui contesteraient cet argument, et il y en a beaucoup qui l'appuieraient.
On a laissé entendre que le fonds d'assurance est mal géré. Or, il y a également un plus grand nombre de décisions qui sont rendues contre les avocats en Ontario. Cette situation est attribuable, du moins en partie, aux différences qui existent entre le droit civil et la common law. Le risque d'erreur est beaucoup plus grand en vertu du système de common law qu'en vertu du régime de droit civil. La crise qui existe est attribuable, du moins en partie, aux poursuites qui sont intentées et non à la mauvaise gestion des fonds du régime d'assurance.
Le sénateur Angus: Quoi qu'il en soit, vous conviendrez avec moi que différents facteurs doivent être pris en considération.
La Colombie-Britannique a un programme qui est bien administré. Toutefois, cette question est fort complexe et nous devons prendre garde de ne pas tirer des conclusions générales.
La plupart des poursuites importantes surviennent aux États-Unis. Les procès devant jury, les actions en recouvrement, les poursuites pour obtenir des dommages punitifs et des dommages-intérêts exemplaires sont des mesures qui sont prises contre tous les professionnels, y compris les avocats. Or, les avocats semblent être en mesure de rester en affaires. Ce phénomène n'est pas nouveau. Je sais que l'assurance coûte cher, mais elle est disponible. Il est peut-être plus difficile d'obtenir de l'assurance aujourd'hui, à cause des poursuites intentées dans les années 80, mais je crois qu'ils peuvent toujours obtenir de l'assurance.
Mme Manzer: Parmi les facteurs dont le comité doit tenir compte figure le coût des services professionnels. Lorsqu'on cherche à mettre en équilibre des intérêts, il faut tenir compte non seulement de l'intérêt entre le plaignant et le défendant, mais également les coûts que cela représente pour la société, parce que les services professionnels coûtent de plus en plus cher.
La société est arrivée à un stade où elle a besoin, plus que jamais, d'avoir accès à des services professionnels abordables, surtout des services juridiques. Or, si l'assurance demeure disponible, mais à un coût toujours plus élevé, le coût des services, lui, va s'en ressentir, de deux façons: nous devrons augmenter nos prix, et nous devrons aussi imposer des coûts additionnels en raison des analyses supplémentaires qui devront être effectuées, à l'interne, pour nous protéger contre les poursuites qui, autrement, pourraient être intentées contre nous.
D'après un sondage réalisé auprès d'un certain nombre de firmes, près de 25 p. 100 du coût des services est attribuable aux analyses additionnelles qui doivent être effectuées pour éliminer, dans la mesure du possible, tout risque d'erreur. Vous devez décider si vous voulez que la société ait accès à des services professionnels de grande qualité. Si tel est le cas, vous devez tenir compte du fait que la société en assumera le coût. Celui-ci viendra s'ajouter au coût des services fournis.
Je dirais que, même s'il se peut que l'on puisse continuer à contracter des assurances, il faut tenir compte du coût de la prestation des services professionnels dans ce cas-là.
Le sénateur Hervieux-Payette: Nous voulons éviter les cas où les dommages-intérêts accordés sont tellement élevés que les gens déclarent faillite. Cela arrive tous les ans à des milliers d'entreprises au Canada. Certains cabinets d'ingénieurs-conseils sont récemment passés à deux doigts de faire faillite. Dans le monde des affaires ordinaire, les erreurs de production ne pardonnent pas à une entreprise. Elle doit déposer son bilan. Les entrepreneurs s'en accommodent. Maintenant, nous avons affaire à des professionnels et nous essayons d'adopter une autre échelle de valeur. Lorsque vous prenez une mauvaise décision de gestion, vous devez en subir les conséquences. Il arrive parfois que vous en payez le prix personnellement et, lorsque des partenaires, des associés et des investisseurs interviennent, tout le monde y perd. Pourquoi y aurait-il deux poids deux mesures, c'est-à-dire un régime juridique pour les prestataires de services d'une part et les fournisseurs de biens? Comment vais-je expliquer cela au contribuable ordinaire?
M. Lusk: Je crois que la réponse est tout ce qu'il y a de plus simple. Peu de gens d'affaires aujourd'hui, s'ils étaient en mesure de prendre une décision éclairée, opteraient pour une société de personnes et peu d'entre eux exerceraient leurs activités autrement que par l'entremise d'une personne morale.
Pour revenir à votre exemple, si quelqu'un dans l'entreprise commet une erreur qui donne lieu à une plainte contre celle-ci, il peut très bien arriver que ce soit l'entreprise qui fasse faillite dans bien des cas. Tous les actionnaires de cette entreprise ne perdront pas nécessairement leur actif. Il se peut qu'ils aient signé des garanties qui les exposent à ce risque. Cependant en ce qui concerne la responsabilité, dans le cas d'une plainte contre ces actionnaires et ces propriétaires ils sont beaucoup mieux protégés par l'entremise de la constitution en personne morale que les professionnels qui n'ont pas ce droit aujourd'hui.
Le sénateur Hervieux-Payette: Je suis d'accord avec vous, pourvu que vous recouriez aux services d'un important cabinet d'avocats et que tous les risques soient acceptés. Les banques demandent habituellement à la plupart des petites ou moyennes entreprises de mettre tout en jeu. Je conviens avec vous que les grosses entreprises et leurs actionnaires sont en quelque sorte protégés, mais les plus petites sont assujetties à une loi qui les oblige presque à affecter leur actif en garantie pour obtenir un prêt.
M. Lusk: Puis-je ajouter une observation qui complète votre question, mais répond aussi à celle du sénateur Angus sur les avocats aux États-Unis? Comme nous n'avons pas apporté de statistiques aujourd'hui, je ne vous donne pas une opinion informée. Je crois toutefois, étant donné les antécédents, qu'il y peut-être diverses explications aux agissements des avocats américains. On estime aujourd'hui, dans certaines professions, qu'il ne faut tout simplement pas contracter une assurance à moins d'y être obligé. Leur stratégie de défense consiste à dire: «Allez-y, rendez votre jugement.» Il n'y a rien à obtenir de nous. Cela dissuade bien des gens de même intenter des poursuites.
Comme nous le signalons dans le mémoire, il existe aux États-Unis de nombreuses formes de personnes morales à responsabilité et de sociétés de personnes à responsabilité limitée, et cetera, dont certaines à l'intention des avocats. Je crois -- et je n'en suis pas certain -- qu'il est possible, dans une certaine mesure, de s'assurer. La réponse pourrait bien être un ensemble de toutes ces choses.
Le sénateur Angus: C'est intéressant. Ma question subsidiaire en ce qui concerne les avocats américains porterait précisément sur la question de ne pas s'assurer du tout ou sur celle de ce que l'on appelle «les biens nantis».
J'ai discuté longuement avec des représentants de l'industrie de l'assurance contre les dommages corporels, tant en Amérique du Nord qu'au Royaume-Uni, et tous m'ont dit, sans exception, que les procureurs engagés dans ce genre de litiges cherchent toujours du côté des biens nantis. Ils connaissent les entreprises qui ne sont pas assurées. Ils regardent du côté des grosses entreprises comme Ladner Downs, Stikeman Elliott, et cetera, afin de voir de quelles assurances elles disposent. Beaucoup de courtiers et d'assureurs estiment que vous ne devriez pas être trop assuré car cela ne fera que vous attirer des poursuites. Je crois que les comptables ont été aux prises avec le même problème. Nous nous trouvons devant un terrible dilemme. Je ne sais pas trop comment nous allons en sortir. Avez-vous des suggestions?
M. Lusk: Il y a là deux aspects qui sont insatisfaisants. Premièrement, il n'est pas bon pour un professionnel d'être tenu, toute sa vie professionnelle, à ne pas se porter acquéreur d'éléments d'actif à son nom. Deuxièmement, cela ne semble pas la solution optimale, du point de vue du grand public, d'avoir à se protéger soi-même lorsqu'on a un actif. Dans certaines des autres professions que je connais -- et je suis sûr que cela varie -- les négociations se font ouvertement, du moins à l'égard de certaines transactions majeures comme d'importants contrats d'ingénierie. Je dirais que c'est très rare qu'il n'y ait pas une très grande exigence en matière d'assurance.
Le plaignant éventuel a bel et bien un recours si une erreur est commise. Cela semblerait de loin préférable à l'absence de protection parce que diverses mesures ont été prises pour qu'il n'y ait pas de recours.
Le sénateur Oliver: Ce que vous dites c'est que nous ne devrions pas sauter aux conclusions, que nous devrions examiner la question plus à fond et que nous devrions réfléchir à des options autres que celle qui nous a été recommandée.
À la page 8 de votre mémoire vous faites deux suggestions. Vous proposez d'abord de limiter la portée de la responsabilité professionnelle et de définir ceux et celles à qui l'on doit une obligation de prendre soin. Vous recommandez ensuite de limiter les services impliquant une responsabilité professionnelle. La première suggestion tient dans deux courts paragraphes. C'est un peu succinct. Avez-vous des documents qui viennent étayer cette recommandation? Pouvez-vous nous prêter main-forte dans le cadre de notre étude de ces deux intéressantes suggestions?
M. Manzer: Le comité dispose de documents encore plus complets. En fait, vous auriez été quelque peu surpris de la taille de la première ébauche. Je serais heureuse d'en rassembler une partie et de vous l'apporter.
Le sénateur Oliver: Surtout en ce qui a trait à ces deux suggestions. Je vous remercie.
Le président: J'ai une question de procédure et une question de fond. La première s'adresse à Mme Manzer. Étant donné le genre d'étude dont vous avez parlé et les observations que vous avez faites au sujet d'une étude que vous pourriez faire tout en respectant le calendrier législatif, pouvez-vous nous dire combien de temps il vous faudrait pour rassembler une analyse des deux points fondamentaux suivants: d'une part, la portée réelle du problème par opposition à la portée supposée et, d'autre part, l'éventail d'options qui s'offrent pour régler le problème, y compris les avantages et les inconvénients? Je ne demande pas à l'Association du Barreau canadien de le faire. Il y aurait beaucoup de parties concernées. J'essaie simplement de m'imaginer ce que représente une entreprise de ce genre, étant donné les études de grande envergure qui ont été faites en Grande-Bretagne et en Australie et qui seraient de toute évidence mises à notre disposition.
Pouvez-vous me dire combien de temps cela pourrait prendre?
Mme Manzer: Il ne faudrait pas tant de temps que cela pour vous donner un aperçu des options qui s'offrent. Les documents sont facilement accessibles. Nous avons parlé au greffier de ce comité entre le milieu et la fin du mois d'août et, au début d'octobre, nous avions terminé notre étude. Pourtant, nous avons réussi à examiner en profondeur cette question en particulier. C'est la plus facile des deux.
Pour ce qui est d'évaluer la portée réelle du problème, vous devez d'abord préciser ce que vous entendez par là. Ou vous cherchez des données précises sur le nombre de plaintes, ou vous cherchez des données sur la nature et les genres de causes qui sont s'amorcent et sur l'exposition potentielle ou encore, vous cherchez à déterminer quelle sera la réaction du milieu de l'assurance.
Si votre question contient des paramètres raisonnables qui permettront de saisir le sens de l'expression «portée réelle», l'étude peut aussi se faire dans des délais acceptables. L'industrie de l'assurance a certes beaucoup d'information à mettre à notre disposition et les données sur les litiges pourraient être rassemblées assez rapidement.
Le président: Je suppose qu'un délai de trois ou quatre mois vous paraît acceptable.
Mme Manzer: Au moins.
Le président: J'ai une question qui fait suite à l'idée d'étude présentée par Mme Manzer.
Monsieur Lusk, vous avez dit qu'au bout du compte, ce n'est pas en fonction de principes juridiques que l'on pourra décider qui doit payer et combien; c'est essentiellement une question d'équité qui doit être tranchée par les décideurs, et il n'existe pas de réponse toute faite.
Au bout du compte, il faut que les décideurs déterminent si le système actuel de la responsabilité solidaire est suffisamment équitable pour être conservé tel quel ou s'il est suffisamment inéquitable -- tout en reconnaissant que le mot «équitable» est subjectif -- pour justifier l'établissement d'un autre régime. Si c'est là le fond de la question, la solution ne peut provenir que de ceux qui prennent constamment des décisions de principe en matière d'équité -- ce que font les législateurs -- et non des représentants d'une profession ou d'un groupe de professions.
M. Lusk: Je crois que vous avez bien résumé la situation.
Je voulais dire qu'il existe un problème aujourd'hui. Vous en avez entendu parler et vous en connaissez les conséquences, entre autres sur le public, comme Mme Manzer l'a indiqué. Lorsque les tarifs d'assurance sont très élevés, ils sont répercutés sur le public par les membres de la profession.
En dernière analyse, il faut pouvoir prendre une bonne décision de principe et décider s'il est préférable de maintenir le statu quo ou si la situation s'est modifiée à un point tel que par souci d'équité envers tous, y compris le public, un changement s'impose. Ceux qui sont chargés d'examiner la loi devront en bout de ligne prendre en compte l'intérêt public.
Le président: C'est exact. Je suis heureux que vous ayez utilisé cette expression. Cependant, là où je veux en venir, c'est qu'il n'existe aucun principe juridique qui vous permet de définir objectivement l'intérêt public. Essentiellement, il s'agit de porter un jugement et c'est aux législateurs de le faire parce que ce n'est pas une chose possible à prouver de toutes façons. Est-ce exact?
M. Lusk: Ce qui est important, bien entendu, c'est que ce jugement soit éclairé.
Le président: Ma dernière question porte précisément sur ce point.
Madame Manzer, l'étude que vous considérez souhaitable permettrait de mieux nous éclairer mais je suppose qu'elle ne servirait pas à recommander une solution en particulier puisque cette tâche relève clairement de la compétence des législateurs.
Autrement dit, vous pourriez obtenir d'un groupe de personnes qu'il s'entende collectivement sur les types de questions que nous avons décrites mais il est clair que la décision finale reste entre les mains des décideurs, et dès que vous recommandez une option particulière au lieu de faire des propositions qui s'appuient sur des faits, vous portez un jugement de valeur. Manifestement, si cette étude était faite et qu'elle faisait l'objet d'audiences, chaque témoin voudrait faire valoir son point de vue mais ce jugement de valeur est impossible à définir objectivement.
Mme Manzer: Votre résumé est tout à fait exact.
Le président: Je tiens à vous remercier tous les trois. Vous nous avez été d'une grande aide.
Chers collègues, nous avons maintenant avec nous des représentants de l'Institut canadien des comptables agréés: M. Mike Rayner, qui en est le président; M. Ron Gage, le président sortant et M. Bill Broadhurst, le président du Groupe de travail sur la responsabilité juridique.
Je sais que vous étiez présents ce matin et qu'on vous a mis au courant des témoignages que nous avons entendus lundi et mardi. Je vous demanderais donc de nous présenter les points saillants de votre mémoire. Comme vous pouvez le constater d'après les discussions que nous avons eues avec l'Association du Barreau canadien, il y aura beaucoup de questions.
M. Michael H. Rayner, président, Institut canadien des comptables agréés: Les membres de l'Institut canadien des comptables agréés sont extrêmement heureux que le comité tienne des audiences sur la responsabilité proportionnelle. Nous estimons que ce sera un excellent moyen pour le gouvernement de se renseigner sur cette question et d'une grande utilité au ministre de l'Industrie lorsque lui-même et ses collègues termineront leur examen de la régie des sociétés et des modifications possibles à la Loi sur les sociétés par actions.
Vous avez déjà présenté mes collègues. J'aimerais simplement ajouter que M. Gage est président-directeur général de Ernst and Young, l'un des plus importants cabinets d'experts-comptables au pays. Bien que M. Broadhurst préside notre Groupe de travail sur la responsabilité juridique, il a également le mérite d'avoir déjà été associé principal de Price Waterhouse, l'un des autres grands cabinets d'experts-comptables. Vous vous souviendrez que M. Broadhurst avait comparu devant vous en février à Calgary.
Nous estimons que quatre éléments se dégagent clairement de notre présentation d'aujourd'hui et de notre mémoire écrit: tout d'abord, le principe de la responsabilité solidaire crée de graves problèmes; deuxièmement, les diverses options proposées pour régler ces problèmes ont fait l'objet d'une analyse et d'un examen approfondis; troisièmement, la responsabilité proportionnelle offre une solution simple et équitable à la crise de la responsabilité que provoque à l'heure actuelle l'application de la responsabilité solidaire; et quatrièmement, des mesures s'imposent dès maintenant pour mettre en oeuvre cette solution dans le cadre de la série actuelle de modifications apportées à la Loi sur les sociétés par actions et à la législation sur les institutions financières.
Les vérificateurs ont débattu de cette question avec les représentants du gouvernement fédéral pendant un peu plus de deux ans. La première fois qu'on aborde cette question, il semble y avoir une certaine confusion et un certain malentendu à propos de deux aspects importants. Le premier, c'est que certains croient que cette question ne concerne que la responsabilité des vérificateurs. Nous tenons dès le départ à préciser que le principe de la responsabilité solidaire en ce qui concerne l'information financière ne s'applique pas uniquement aux vérificateurs. Comme nous l'indiquons à la page 5 de notre mémoire, notre proposition s'appliquerait à tous les défendeurs: les cadres, les administrateurs et les conseillers avec lesquels travaillent les vérificateurs lorsqu'ils diffusent des renseignements financiers. Tous ces défendeurs seraient responsables uniquement des dommages adjugés en fonction de leur degré respectif de faute, déterminé par le tribunal.
Deuxièmement, certains craignent que les mesures que nous réclamons ne soient pas constitutionnelles ou que le gouvernement fédéral ne possède pas le pouvoir de légiférer sur la question de la responsabilité proportionnelle avant les provinces.
Nous avons déposé auprès de votre comité, monsieur le président, un mémoire préparé par un conseiller juridique, un éminent constitutionnaliste canadien, M. Neil Finkelstein, qui explique la situation juridique. Je ne m'y attarderai pas. Les quatre représentants de l'Association du Barreau canadien ce matin ont précisé qu'il était effectivement possible pour le gouvernement fédéral de prendre des mesures maintenant et avant les provinces sur la question de la responsabilité proportionnelle.
À notre avis, deux raisons militent en faveur d'une action immédiate pour remédier aux problèmes causés par la responsabilité solidaire. Tout d'abord, il est dans l'intérêt public d'intervenir maintenant sur la question de la responsabilité proportionnelle. Comme votre rapport provisoire et d'autres témoins qui ont comparu devant le comité l'ont indiqué, la vérification est une fonction d'une importance critique pour maintenir la confiance du public dans les marchés de capitaux au Canada et ces marchés sont essentiels à la vigueur de l'économie canadienne. Deuxièmement, nous estimons que cette question concerne également l'équité fondamentale de nos systèmes juridique et économique.
Avant de céder la parole à M. Gage, j'aimerais attirer votre attention sur une réaction récente à notre proposition. Le 24 septembre, l'ICCA a fait une présentation au comité permanent des finances de la Chambre des communes à ce sujet et à la fin de notre présentation, le président du comité, M. Peterson, est arrivé à la conclusion suivante:
Pour ma part, j'ai trouvé votre témoignage très convaincant. Pour avoir lu votre rapport et d'autres études encore, je recommande que nous agissions très rapidement pour être équitables envers vous et pour que nous vous donnions les outils qu'il vous faut pour bien faire votre travail, outils qui correspondent aux réalités d'aujourd'hui.
J'aimerais maintenant demander à M. Gage de vous indiquer l'incidence du caractère inéquitable de la responsabilité solidaire sur les vérificateurs.
M. Ron Gage, président sortant du conseil d'administration, Institut canadien des comptables agréés: Monsieur le président, membres du comité, je pense que nous convenons tous que le processus de vérification indépendante confère de la crédibilité à notre système financier et économique et accroît la confiance qu'on lui porte. Il permet l'affectation des capitaux dans les secteurs à rendement élevé et constitue une pierre angulaire de notre économie de marché. La vérification est essentielle pour assurer l'intégrité de l'information présentée par les entreprises, ce qui est autant dans l'intérêt du public que des milieux d'affaires.
La plus grave menace qui pèse aujourd'hui sur la profession du vérificateur, c'est l'application de la responsabilité solidaire. Normalement, on pourrait croire que, en plus de l'objectif qui consiste évidemment à fournir des services de vérification efficaces, efficients et de très grande qualité, l'assurance commerciale représente le principal moyen de gestion des risques que courent chaque jour les vérificateurs. Malheureusement, comme vous l'avez entendu, ce n'est pas le cas. Au Canada, un nombre important de litiges en cours ont donné lieu à des actions en justice entre autres contre des vérificateurs. Quatre de ces actions mettent en jeu des sommes très importantes: Castor Holdings, Standard Trust, La Confédération Compagnie d'Assurance-vie et Trust Royal. Le montant total des réclamations représente des milliards de dollars.
Bien que les petits cabinets d'experts-comptables puissent obtenir une garantie d'assurance d'un montant très limité auprès des assureurs canadiens, les cabinets plus importants doivent souscrire les polices d'assurance dont ils ont besoin sur les marchés internationaux. Même sur les marchés internationaux, il est devenu tout simplement impossible d'obtenir des assureurs commerciaux le niveau de garantie qu'exigent les énormes réclamations auxquelles nous faisons face. Dans une grande mesure, nous sommes obligés de nous assurer nous-mêmes contre ces risques, dans la mesure où on peut considérer l'autoassurance comme une forme d'assurance.
À ma connaissance, aucun des gros cabinets d'experts-comptables au Canada n'a une assurance supérieure à environ 150 millions de dollars américains. De ce montant, la proportion de l'assurance commerciale représente probablement entre 25 et 50 p. 100, selon le cabinet en question et l'année en question. Par conséquent, les cabinets eux-mêmes, par le biais de leur propre compagnie d'assurance captive, devraient assumer des pertes de 75 à 120 millions de dollars.
Ce qui est encore plus grave, c'est que toute perte supérieure à 150 millions de dollars américains devrait être assumée directement et entièrement par le cabinet d'experts-comptables et les associés mêmes, à même les actifs de leur cabinet et leurs actifs personnels.
Pour compliquer les choses encore davantage, cette couverture n'est disponible que pour un nombre limité de réclamations. Habituellement, elle n'est disponible que pour deux, trois ou quatre réclamations dans le monde entier au cours d'une année donnée. Si notre réclamation est la cinquième, c'est tant pis pour nous et nous ne serons absolument pas couverts. Et même là, les coûts de l'assurance commerciale et de l'autoassurance pour les principaux cabinets de vérificateurs sont dix fois plus élevés qu'en 1989 et le coût par associé se situe maintenant à environ 35 000 $ par année.
Comme je l'ai déclaré plus tôt, il y a à l'heure actuelle, quatre réclamations importantes impliquant des cabinets de vérificateurs. Le problème que pose la responsabilité solidaire, c'est que même si l'une de ces réclamations était portée devant les tribunaux et que les vérificateurs étaient trouvés responsables de 5 p. 100, 10 p. 100 ou 15 p. 100 du préjudice subi, s'ils sont les seuls défendeurs toujours solvables, ils seraient responsables du paiement de la totalité des dommages. Essentiellement, à cause de la responsabilité solidaire et du syndrome des biens nantis, les vérificateurs sont tenus de couvrir les risques de tout le monde et non seulement les leurs.
On apprend parfois que des vérificateurs ont opté pour le règlement d'importantes réclamations. C'est parce qu'il existe un principe juridique selon lequel nous risquons d'être tenus responsables du paiement de la totalité des dommages, peu importe notre part de responsabilité, sans compter notre recours important à l'autoassurance. Je n'ai pas les moyens de risquer de me retrouver devant les tribunaux et d'être jugé à peine fautif tout en étant tenu responsable du paiement de la totalité des dommages. Je ne suis pas prêt à prendre le risque de causer la faillite de mon cabinet et de tous mes associés. C'est pourquoi je négocie un règlement abordable même s'il dépasse ma part proportionnelle de faute et de dommage.
Est-ce qu'un important cabinet d'experts-comptables au Canada a fait faillite? Non. Cependant, aujourd'hui, les facteurs qui pourraient provoquer une faillite existent et, comme M. Campion l'a indiqué dans son témoignage lundi soir, la faillite d'un important cabinet d'experts-comptables n'est dans l'intérêt de personne et réduirait la confiance du public dans les marchés financiers canadiens.
La responsabilité solidaire est également en train de nuire à la capacité de notre profession d'attirer et de retenir les meilleurs jeunes éléments. D'après mon expérience, certains éléments les plus doués de notre profession demeurent des comptables agréés mais préfèrent ne pas devenir ou ne pas rester des associés dans des cabinets d'experts-comptables, entre autres à cause du risque injuste de responsabilité auquel est exposé un associé. De plus, les vérificateurs sont bien placés pour servir l'intérêt public et contribuer à améliorer la régie des sociétés dans ce pays en offrant des services d'assurance dans des domaines comme les contrôles internes, l'information financière prospective, les nouvelles mesures de rendement général et les questions environnementales. Cependant, à cause du risque injuste de responsabilité auquel nous devons faire face à l'heure actuelle, nous hésitons à offrir ces nouveaux services.
Toutes ces difficultés ont une chose en commun: elles sont toutes attribuables à l'application de la règle de la responsabilité solidaire. Il est clair que ce risque injuste auquel sont exposés les vérificateurs est une entrave à leur capacité d'exercer leur rôle. Cela n'est pas dans l'intérêt public puisque la vérification confère de la crédibilité à notre système financier et économique et accroît la confiance qu'on lui porte. Il est clair que l'adoption de la responsabilité proportionnelle dans le cas des vérificateurs et d'autres défendeurs qui interviennent dans la publication de renseignements financiers va dans le sens de l'intérêt public.
Je demanderai à M. Broadhurst de vous parler de nos recherches et des nos analyses des cinq dernières années, sur lesquelles s'appuie notre proposition, et de l'appui qu'elle a reçu d'autres organisations.
M. William Broadhurst, président, Groupe de travail sur la responsabilité professionnelle, Institut canadien des comptables agréés: Monsieur le président et membres du comité, Mike Rayner vous a parlé de notre proposition et a indiqué qu'elle s'appliquait à l'ensemble des défendeurs, y compris les administrateurs et ceux qui interviennent dans la publication de renseignements financiers d'une organisation. J'aimerais apporter trois autres précisions. Premièrement, notre proposition ne s'applique pas dans les cas où un défendeur a participé en toute connaissance de cause à une fraude. Deuxièmement, les vérificateurs sont entièrement disposés à assumer la responsabilité des pertes dues à leur propre négligence mais ne croient pas qu'ils devraient avoir à assumer la responsabilité financière de la négligence d'autres personnes. Troisièmement, les modifications que nous proposons n'ont aucun effet rétroactif sur les affaires actuellement devant les tribunaux, y compris les quatre dont j'ai déjà parlé.
J'aimerais commenter les autres solutions que nous avons envisagées depuis les cinq dernières années. Il s'agit entre autres du plafonnement légal, de la constitution en personne morale, des sociétés en nom collectif à responsabilité limitée et du rétablissement du marché de l'assurance. J'aborderai brièvement chacune d'entre elles.
En ce qui concerne d'abord le plafonnement légal, comme vous le savez, il y a plafonnement légal de la responsabilité lorsqu'elle est limitée à une somme prédéterminée ou à une somme variable calculée selon un mode prédéterminé, par exemple un multiple des honoraires demandés. Nous avons rejeté la solution du plafonnement parce qu'elle est arbitraire et injuste et, dans la plupart des cas, elle protège beaucoup moins bien l'intérêt public que ne le fait la responsabilité proportionnelle. Le plafonnement de la responsabilité que peut encourir un défendeur selon le système de la responsabilité solidaire ne fait qu'accroître la responsabilité des autres défendeurs. D'autres pays, notamment les États-Unis, l'Australie et le Royaume-Uni, ont rejeté cette solution. Nous constatons que votre rapport de 1996 rejette le plafonnement pour les administrateurs.
On nous demande parfois pourquoi les sociétés à responsabilité limitée ou la constitution en société ne permettrait pas de régler ce problème. Mme Manzer vous a donné une très bonne réponse en indiquant la distinction à faire entre la responsabilité solidaire dans le cas des associés et la responsabilité solidaire dans l'autre cas. Les sociétés à responsabilité limitée ne protègent pas les actifs de la société. Elles ne protègent que les biens personnels des associés innocents qui ne sont pas impliqués dans une poursuite. Elles n'ont aucune incidence sur l'importance des dommages accordés, ni sur le coût ou la disponibilité de l'assurance responsabilité professionnelle. Elles ne permettent pas de remédier à l'injustice inhérente de la règle de la responsabilité solidaire. C'est pourquoi notre profession craint qu'il devienne impossible de continuer à offrir des services de vérification de grande qualité.
Aux États-Unis où les vérificateurs et autres professionnels peuvent se constituer en société de personnes à responsabilité limitée dans 48 États et territoires, le gouvernement fédéral a déterminé qu'il était toujours dans l'intérêt public d'adopter une loi pour remplacer le régime de la responsabilité solidaire par un régime de responsabilité proportionnelle. La constitution en société par actions présente essentiellement les mêmes caractéristiques que celles des sociétés de personnes à responsabilité limitée qu'on vient de décrire. D'après les conversations que nous avons eues avec le Groupe Minet, le plus important courtier d'assurance au monde, nous avons la conviction que le plafonnement, ou la réforme de la responsabilité solidaire, contribuera à rétablir dans une large mesure la disponibilité de l'assurance-responsabilité pour les vérificateurs. Les autres solutions que j'ai citées ne le permettront pas.
J'aimerais maintenant répondre à l'argument le plus souvent invoqué contre la responsabilité proportionnelle, à savoir que le demandeur doit à tout prix être indemnisé intégralement. En réaction à notre proposition, des représentants d'Industrie Canada ont exprimé des préoccupations à l'égard des demandeurs, citant deux rapports, celui de la Commission de réforme du droit de l'Ontario, daté de 1988, et le rapport Burrows publié au Royaume-Uni à la fin de 1995. Je vous parlerai d'abord du premier rapport. Il sera question du second quand j'exposerai brièvement la situation au Royaume-Uni plus loin.
La Commission de réforme du droit de l'Ontario conclut dans son rapport qu'une réforme n'est pas nécessaire parce que le demandeur doit être indemnisé intégralement sans égard à la responsabilité de chacun des défendeurs. Cependant, cette justification, constatons-nous, ne s'applique pas quand il n'y a qu'un seul défendeur qui peut être insolvable, et les assemblées législatives ne sont pas sensibilisées à cette possibilité. Le problème, c'est que l'argument de la Commission de réforme du droit en faveur de la responsabilité solidaire est entièrement axé sur le demandeur et ne tient nullement compte des conséquences économiques plus vastes. Qui plus est, il ne reconnaît pas qu'il est dans l'intérêt public, selon nous, d'assurer des services de vérification de haute qualité.
Le rapport indique également qu'il n'existe pas de preuve empirique pour étayer la théorie selon laquelle la responsabilité solidaire est un facteur déterminant dans le fait qu'il est de plus en plus difficile de souscrire à une assurance-responsabilité. Cependant, depuis la publication du rapport il y a huit ans, les grandes sociétés comptables ont eu de plus en plus de mal à se faire assurer, comme vous le savez. Au moment de la publication du rapport de la Commission de réforme du droit de l'Ontario, on ne connaissait pas encore les nombreuses causes du problème.
D'autres pays ont étudié les questions de l'intérêt public et de l'équité par rapport à la responsabilité solidaire. À la fin de 1995, le Congrès américain a adopté un projet de loi sur la réforme des valeurs mobilières qui remplace la responsabilité solidaire par la responsabilité proportionnelle. De plus, 32 États ont soit aboli, soit modifié le principe de la responsabilité solidaire.
Le 28 novembre 1995, la commission mixte de la Chambre des représentants et du Sénat sur la réforme de la loi sur les valeurs mobilières a déposé son rapport qui décrit fort bien la question:
L'un des aspects les plus manifestement injustes du régime actuel des valeurs mobilières est le fait qu'une partie peut se voir imputée une responsabilité à l'égard d'un préjudice causé dans les faits par une autre partie.
Le rapport signale aussi ceci:
... à cause du régime actuel de la responsabilité solidaire, des parties totalement innocentes subissent des pressions coercitives pour régler à l'amiable des réclamations sans fondement plutôt que de s'exposer au risque d'être tenues d'acquitter une part carrément disproportionnée des dommages-intérêts en cause.
C'est ce que M. Gage a fait valoir.
Je reconnais que le système judiciaire est différent aux États-Unis et au Canada, mais certains des aspects les moins attrayants du système américain s'implantent petit à petit au Canada, comme les recours collectifs et les honoraires conditionnels, mais les États-Unis assurent maintenant la responsabilité proportionnelle dans le cas des valeurs mobilières au niveau national.
En Australie, et je sais que je m'adresse à des gens qui ont entendu parler de la question beaucoup plus que moi récemment, l'enquête effectuée en 1994-1995 concluait:
... il est juste que la responsabilité du défendeur soit limitée au degré de sa faute, qu'elle ne soit pas affectée par des éléments qui échappent au contrôle du défendeur...
Le gouvernement a ensuite fait la déclaration suivante:
... nous devons nous occuper du fait que des professionnels comme les vérificateurs peuvent être victimes de verdicts arbitraires et injustes à cause du régime actuel de la responsabilité solidaire.
En juillet 1996, pour faire suite aux recommandations de l'enquête, l'actuel gouvernement australien a rendu public, pour commentaires, un projet de loi visant à remplacer la responsabilité solidaire par la responsabilité proportionnelle dans les affaires où des préjudices économiques et des pertes financières sont en cause.
Au Royaume-Uni, le ministère du Commerce et de l'Industrie étudie une proposition soumise par la profession comptable et d'autres professionnels dans le but de remplacer la responsabilité solidaire par la responsabilité proportionnelle. L'an dernier, une Common Law Team, dirigée par le professeur Andrew Burrows, pour le compte de la British Law Commission, a publié un rapport dans lequel elle juge inutile de remplacer la responsabilité solidaire par la responsabilité proportionnelle. Le ministère du Commerce et de l'Industrie est maintenant en train d'analyser les réactions qu'il a sollicitées à ce sujet.
Le professeur Burrows nie le fait qu'une diminution de la disponibilité de l'assurance soit liée à la responsabilité solidaire. Son point de vue est réfuté par le Groupe Minet, principal courtier d'assurance au monde, qui a indiqué dans sa réponse au ministère du Commerce et de l'Industrie que le principe de la responsabilité solidaire a entraîné:
... la quasi-impossibilité pour les grands cabinets d'experts-comptables d'obtenir une protection sur les marchés ouverts.
Je tire ces propos d'un document daté de 1996.
De plus, on pouvait lire dans The Financial Times de Londres:
Des actionnaires, des administrateurs de sociétés et des banquiers ont annoncé hier qu'ils appuyaient une campagne entreprise par des professionnels pour amener le gouvernement à modifier en profondeur le droit de la responsabilité délictuelle. Seize organismes influents, y compris l'Institute of Directors, la National Association of Pension Funds, la London Investment Banking Association et les principaux organismes comptables, ont signé une lettre à l'intention de M. Ian Lang, ministre du Commerce et de l'Industrie, dans laquelle il est dit que la loi actuelle comporte des «lacunes» nuisibles à l'économie.
Dans l'ensemble, la presse commerciale britannique a rejeté le rapport Burrows et a réclamé une réforme de la responsabilité.
Depuis notre dernière comparution devant le comité, nous avons discuté de la responsabilité proportionnelle avec beaucoup de personnes et de groupes. À notre connaissance, aucun de ces groupes ne s'oppose à notre proposition et, en fait, un certain nombre d'organisations de premier plan l'ont appuyée par écrit. Citons notamment: la Coalition pour la réforme de la Loi sur les sociétés par actions, qui compte parmi ses membres 10 des plus importantes compagnies établies au Canada, l'Association canadienne des courtiers en valeurs mobilières, le président de la Bourse de Toronto, l'Institut des administrateurs des corporations, l'Institut des dirigeants financiers du Canada, le Conseil du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l'Ontario, qui gère la plus importante caisse de retraite publique, l'Institut des secrétaires et administrateurs agréés au Canada et la Société des comptables en management du Canada. On trouvera copie de toutes ces lettres en annexe du mémoire.
Ce qui est très important pour nous, des hauts dirigeants de l'Association des consommateurs du Canada ont indiqué qu'ils ne s'opposeraient pas à notre demande visant l'application du principe de la responsabilité proportionnelle pour tous les défendeurs qui sont intervenus dans la publication d'informations financières. Ils s'opposeraient cependant à ce qu'on étende ce principe à la responsabilité du fait du produit et aux cas de préjudices corporels, ce qui déborde le cadre de notre proposition. Nous avons leur permission pour le dire.
Tous ces organismes et particuliers appuient la proposition que nous avons faite. De plus, des représentants de l'Ordre des comptables agréés du Québec en ont discuté récemment avec Jean Martel, président de la Commission des valeurs mobilières du Québec. M. Martel a indiqué qu'il ne s'oppose pas à ce que le régime de la responsabilité proportionnelle que nous proposons soit inscrit dans la loi fédérale.
Sénateurs, si des organismes aussi divers et aussi sérieux que ceux-là sont prêts à nous appuyer par écrit et que d'autres ne contestent pas notre proposition, nous nous demandons pourquoi on ne peut y donner suite. Comme on l'a signalé, le dossier de la responsabilité proportionnelle a fait l'objet de recherches approfondies. Au cours de l'été de 1993, un comité sénatorial américain a tenu des audiences d'envergure qui ont amené le Sénat et la Chambre des représentants à se prononcer en faveur du régime de la responsabilité proportionnelle.
En Australie, un certain nombre d'études indépendantes favorisent ce régime. Au Royaume-Uni, un mouvement en faveur du régime de responsabilité proportionnelle l'emporte maintenant sur le statu quo du rapport Burrows.
Au Canada, l'ICCA étudie cette question depuis 1991. Nous avons fait nos premières démarches auprès d'Industrie Canada au début de l'automne 1994 et lui avons fourni des renseignements détaillés sur les questions dont nous avons déjà traité avec vous.
Il ne fait aucun doute qu'on a suffisamment étudié et analysé ce problème, qui est d'une portée mondiale. Le moment est venu d'agir. Plus nous attendrons et plus nous courrons le risque que ces conséquences désastreuses se concrétisent.
Le président: J'aimerais commenter brièvement la dernière observation de M. Broadhurst, puis lui poser une dernière petite question.
Vous soulignez dans votre mémoire, et vous avez aussi déclaré que cette question a fait l'objet d'une étude approfondie et que toutes les options ont été envisagées. Puis, vous indiquez que les législateurs américains ont tiré certaines conclusions. Cela me ramène à la question que j'ai posée à M. Lusk à la fin de son témoignage, lorsqu'il a dit que mon observation était correcte, à savoir qu'au bout de compte l'option retenue s'appuiera sur ce qu'on considère être dans l'intérêt public. Je ne suis pas vraiment convaincu que notre choix doit s'appuyer automatiquement sur les mêmes valeurs que celles adoptées par le Sénat ou la Chambre des représentants des États-Unis. Par conséquent, il me semble que nous devons faire la distinction entre ces deux questions, la première étant: sommes-nous réellement au courant de toute la gamme des options disponibles et la deuxième étant: comment un groupe donné de législateurs dans un pays donné définit-il l'intérêt public? Je pense que des gens très raisonnables peuvent diverger d'opinion sur cette deuxième question. Les opinions peuvent diverger au sein du même pays. Certaines réponses peuvent dénoter un parti pris, d'autres pas. Je ne suis toutefois pas convaincu que nous devrions adopter automatiquement la même conclusion à laquelle sont arrivés d'autres législateurs. C'est simplement une observation.
J'aimerais vous poser une question qui se rapporte à celle que vous a posée le sénateur Hervieux-Payette à propos des sociétés en nom collectif à responsabilité limitée. On a indiqué que les sociétés à responsabilité limitée présentent l'avantage d'empêcher les associés de perdre leurs biens personnels sans toutefois empêcher la société, collectivement, de faire faillite. Cela me ramène immédiatement à la question du sénateur Hervieux-Payette: pourquoi devriez-vous être mieux protégés de la faillite que n'importe qui d'autre en affaires?
M. Broadhurst: Monsieur le président, je crois tout d'abord que vous avez raison lorsque vous dites qu'une question de principe intervient lorsqu'il s'agit de décider si l'intérêt de la partie lésée doit primer sur celui du défendeur, cela ne fait aucun doute dans notre esprit. La question que nous soulevons -- et sur laquelle vous devrez vous prononcer -- est la suivante: la faillite d'un important cabinet d'experts-comptables risque-t-elle de nuire de façon durable à la qualité du service de vérification? Pour notre part, nous estimons que ce genre d'incident créerait beaucoup de confusion au sein même de la profession et sèmerait le doute chez bien des gens à propos des possibilités d'avenir qu'offre la profession de vérificateur. Nos meilleurs éléments ont bien des possibilités de faire autre chose.
Deuxièmement, nous croyons que cela réduirait la confiance du milieu des affaires dans la profession de la vérification. Le fait même qu'un cabinet fasse faillite -- il nous est impossible de dire si cela entraînera la perte de 5 000 emplois parce qu'il faudra que le travail se fasse quand même -- ébranlera à notre avis la confiance des membres de la profession.
Le président: Je dois contester ce point. J'ai beaucoup de difficulté à accepter que l'on parte du principe que la profession comptable est un secteur si exceptionnel de la société que nous devrions l'empêcher de faire faillite, alors qu'il me semble que bien d'autres entreprises courent constamment tout à fait le même risque. Je suis conscient qu'en tant que comptable, vous considérez que cela n'est pas souhaitable et de toute évidence ça ne l'est pas en règle générale. Personne n'aime faire faillite. Je comprends pourquoi cela n'est pas souhaitable mais je n'arrive pas à comprendre pourquoi il faudrait modifier une loi en fonction d'un principe voulant qu'un groupe particulier de la société est tellement important qu'il doit être protégé de la faillite.
M. Gage: Notre crainte, ce n'est pas que l'un de nos cabinets fasse faillite par suite d'une négligence généralisée de notre part où nous sommes trouvés responsables de 90 ou 100 p. 100 de l'acte de négligence et devons par conséquent payer des dommages de 500 millions de dollars. Je suis prêt à assumer ce risque comme n'importe quel autre homme d'affaires. Notre crainte, c'est qu'étant donné que nous sommes si souvent appelés à assurer les risques de tous les autres codéfendeurs, même lorsque notre part de responsabilité n'est que de 5 ou 10 p. 100, nous ne voulons pas être exposés, dans l'intérêt public, à la faillite lorsque nous sommes obligés de payer les dommages pour les autres codéfendeurs.
Le président: C'est un argument tout à fait distinct de celui avancé par M. Broadhurst.
M. Gage: C'est exact.
Le président: Ce problème serait-il aussi grave si la profession comptable n'avait pas, au cours des 15 dernières années, subi toutes ces fusions qui ont réduit la profession à une poignée de grands cabinets d'experts-comptables? Je reconnais que vous avez sans doute de bonnes raisons commerciales d'agir ainsi. Je veux simplement dire que vous êtes peut-être jusqu'à un certain point responsable en partie du problème, car si nous avions 500 cabinets d'experts-comptables et que l'un d'eux faisait faillite, cela ne serait pas un grave problème. Cependant, si l'un des six grands cabinets d'experts-comptables fait faillite, cela devient alors un problème. Après avoir pris toute une série de décisions d'affaires que vous étiez tout à fait en droit de prendre et qui était tout à fait dans votre intérêt, vous déclarez maintenant qu'en agissant ainsi, vous avez créé un problème que nous devrions régler pour vous.
M. Gage: Monsieur le président, j'aimerais préciser que la fusion des cabinets d'experts-comptables a été en grande partie dictée par les impératifs du marché que nous servons. Comme les entreprises commerciales ont elles-mêmes pris énormément d'expansion et sont devenues mondiales et multinationales, elles ont exigé de nous parallèlement énormément de compétences et de connaissances spécialisées. Nous avons dû nous adapter à la technologie pour assurer nos services. Tous ces changements ont été dictés par l'évolution du marché des entreprises et j'estime qu'il est désormais impossible pour un petit cabinet d'experts-comptables de servir adéquatement ce marché.
Le sénateur Angus: L'une de mes questions découle de celle posée par le président à propos de la façon dont se sont formés ces six grands cabinets d'experts-comptables. Prenons simplement l'un des cabinets auquel vous êtes ou avez été affilié. S'agit-il d'une seule société à l'échelle mondiale? S'agit-il simplement d'une entité juridique ou d'un certain nombre d'entités? Comment cela fonctionne-t-il?
J'aurais une autre question. Dans un grand nombre de vos mémoires et de vos présentations dont j'ai pris connaissance, vous utilisez le mot «vérification» plutôt que le mot «comptabilité». Est-ce un aspect dont nous devrions particulièrement tenir compte?
M. Rayner: En ce qui concerne la dernière partie de votre question, pour nous, le problème se pose surtout dans le domaine des vérifications, particulièrement les vérifications de grandes organisations, susceptibles d'avoir de graves conséquences sur le plan économique et donc sur la société. Les poursuites intentées contre les principaux cabinets d'experts-comptables et même contre des cabinets plus petits, dans des secteurs autres que la vérification, ne sont pas importantes. C'est dans le domaine de la vérification que nous sommes exposés au plus grand risque. C'est pourquoi nous parlons surtout de vérification.
En ce qui concerne la structure des six grands cabinets d'experts-comptables en particulier, mais d'autres cabinets importants qui ont des affiliations internationales, habituellement, il s'agit d'une association internationale de sociétés nationales et les sociétés nationales appartiennent aux associés du pays. Au Canada, le cabinet X compte 300 ou 400 associés canadiens à qui appartient la société canadienne et cette société même fait partie d'une association dont sont membres d'autres sociétés dans le monde. Dans certains cas, il est possible qu'un associé particulier soit membre de la société internationale mais ce sont habituellement les sociétés nationales qui possèdent le statut d'entités juridiques distinctes.
Le sénateur Angus: Prenons, par exemple, l'un des cas dont vous nous avez parlé. Un cabinet bien connu au Canada et aux États-Unis liquide ses affaires par suite de ce froid que vous avez décrit de façon si éloquente, Lavinthal et Horvath. Je suppose qu'ils étaient associés au Canada et aux États-Unis et que l'affaire a été entendue aux États-Unis. Vous avez mentionné quatre poursuites au Canada qui ont attiré votre attention. Est-ce l'entité mondiale de Lavinthal Horowath qui a fait faillite, s'il y a eu faillite? Dans la négative pourquoi, et dans l'affirmative pourquoi est-ce uniquement la filiale américaine qui a été touchée?
M. Broadhurst: Je peux uniquement parler d'après mon expérience personnelle. Lavinthal et Horvath a fait faillite uniquement aux États-Unis. Vous vous souviendrez qu'il existait un cabinet Lavinthal et Horvath au Canada. Il ne leur était plus possible de participer au marché international des services de vérification sans un important élément américain qu'ils ont perdu au moment de la faillite. La solution au Canada consistait à fusionner avec l'un des grands cabinets. Ils ne pouvaient plus servir leurs clients internationaux. Ils n'ont absolument pas été obligés de contribuer d'aucune façon au règlement puisqu'il s'agissait d'une société légale distincte au Canada.
Le sénateur Angus: Si, dans l'une de ces importantes causes canadiennes, le jugement est prononcé contre l'un des six grands cabinets d'experts-comptables, cela signifie-t-il que l'empire mondial de Coopers & Lybrand s'écroule?
M. Broadhurst: Non.
Le sénateur Angus: C'est donc chaque associé canadien qui doit en payer le prix énorme?
M. Broadhurst: Les juristes ont essayé d'exporter cette responsabilité vers une autre sphère de compétence. Mon cabinet a eu une cause importante à Hong Kong il y a un certain nombre d'années et le premier argument présenté, c'est qu'il s'agissait d'une poursuite contre le cabinet de Londres en Angleterre, où les actifs étaient beaucoup plus importants. Malgré ce que nous vous avons dit, cela ne signifie pas qu'on n'essaiera pas de sauter par-dessus les frontières internationales.
Le sénateur Meighen: Supposons que vous participiez aux travaux dans une certaine mesure mais que la majorité du travail est effectuée aux États-Unis et qu'il y a négligence. Un procès est intenté à l'issue duquel d'énormes dommages-intérêts sont adjugés. Comme votre cabinet a été jugé partiellement responsable, la décision de contribuer aux dommages sera-t-elle prise strictement à l'interne -- puisque vous dites que les sociétés internationales ont tendance à établir des murs de protection entre elles?
M. Gage: Dans ce genre de circonstances, les débats frontaliers ont lieu sur deux ou trois plans. Tout d'abord, il n'est pas rare que l'avocat du plaignant essaye de trouver une raison pour intenter une poursuite dans les deux pays, comme M. Broadhurst l'a mentionné. Deuxièmement, une fois que les dommages ont été établis et adjugés, cela relève du cabinet international même et cela devient une question interne plutôt qu'une question à trancher par les tribunaux. Cela se produit sur deux plans, c'est-à-dire sur le plan juridique lorsqu'il y a demande d'action et finalement, le règlement doit se faire à l'interne si un seul pays est mis en cause.
M. Broadhurst: Cette question est d'une grande importance. Par exemple, s'il y avait une affaire importante au Canada mettant en cause une entreprise internationale, l'entreprise internationale pourrait quand même avoir de très bonnes raisons de vouloir être représentée au Canada. Donc, on pourrait offrir de la maintenir à flot. Nous aurions alors à en payer le prix. Il s'agirait de décisions d'affaires. La représentation dans certains pays pourrait être plus importante que dans d'autres.
Le sénateur Angus: Vous décrivez des mesures législatives présentées aux États-Unis que vous approuvez. Est-ce qu'elles visent d'autres professions ou uniquement la vérification?
M. Broadhurst: Je crois comprendre que ces mesures visent tous ceux qui interviennent dans la publication d'information financière qui s'inscrit dans le cadre de la législation sur les valeurs mobilières. Donc, elles ne viseraient pas uniquement les vérificateurs mais aussi les administrateurs et d'autres intervenants.
Le sénateur Angus: Que se passe-t-il dans le cas des avocats, des ingénieurs, des architectes ou des médecins?
M. Broadhurst: Je crois que ces mesures s'étendent aux avocats dans ce genre de cas.
Le sénateur Angus: Ce serait dans le contexte des valeurs mobilières?
M. Broadhurst: Exactement.
Le sénateur Angus: Les assureurs auxquels j'ai parlé font une distinction entre votre responsabilité légale générale, à titre de comptables, d'avocats ou quoi que ce soit, et votre responsabilité légale découlant des fonctions exécutées dans le milieu des valeurs mobilières. Devrions-nous traiter ces deux aspects séparément? Je sais, monsieur Broadhurst, que vous avez envisagé toutes les options possibles.
M. Broadhurst: Nous sommes ici parce que nous avons constaté l'existence d'un problème au sein de notre profession, qui vous a d'ailleurs été signalé par d'autres personnes. En essayant d'obtenir des conseils sur la façon de régler ce problème, il était clair que si nous étions impliqués dans une poursuite concernant de l'information financière publique, nous ne serions pas les seuls défendeurs. Comme l'information financière provenait de la société et de ses dirigeants, elle aurait probablement été traitée par le conseil d'administration, directement ou indirectement. Un avocat serait peut-être intervenu au cours du processus. D'après les conseils qui nous ont été donnés, la responsabilité proportionnelle ne peut s'appliquer uniquement aux vérificateurs si les autres parties n'ont pas ce type de responsabilité. Il faut que toutes les personnes impliquées dans l'affaire aient une responsabilité proportionnelle.
Le sénateur Angus: Dans les divers États, 38 je crois, qui ont adopté ces mesures législatives, s'agissait-il dans tous les cas du secteur des valeurs mobilières?
M. Broadhurst: Non.
Le sénateur Angus: Est-ce que cela couvrait leur loi sur le partage de la responsabilité?
M. Broadhurst: Parmi la trentaine d'États américains que j'ai mentionnés, je crois que 10 ou 12 ont aboli complètement la responsabilité solidaire.
Le sénateur Angus: En tant que principe juridique?
M. Broadhurst: C'est exact. Les autres, dans certaines situations juridiques individuelles ne concernant pas toutes des affaires commerciales où de l'information financière était en cause, ont décidé qu'il existait une raison d'intérêt public pour abandonner la responsabilité solidaire. Cette liste, qui devient de plus en plus longue, va dans ce sens.
Le sénateur Angus: Connaissez-vous la notion de négligence contributive?
M. Broadhurst: Jusqu'à un certain point. Je dois être prudent avec tous les avocats présents ici.
Le sénateur Angus: La notion de négligence contributive à laquelle je fais allusion signifie qu'un plaignant dont la part de responsabilité n'est que de 1 p. 100 n'a droit à aucun dédommagement. Si la défense arrive à prouver que le plaignant a lui-même contribué aux dommages, même si ce n'est que dans une proportion de 1 p. 100, il perd complètement son droit de recours en dommages. Je trouve ce principe injuste aussi. Avec les années, ce principe a été aboli dans certaines provinces canadiennes, dans certains secteurs du droit mais pas dans tous. On l'a aboli parce qu'on jugeait que la responsabilité proportionnelle avait plus de sens mais il y a un manque d'uniformité. Pourriez-vous commenter là-dessus?
M. Broadhurst: Je pense que vos témoins précédents pourraient mieux vous répondre que moi. Je sais qu'en ce qui concerne la négligence contributive, si on juge que le plaignant a contribué au problème, il n'aura aucun recours. À ma connaissance, les changements apportés permettent désormais au plaignant de récupérer les dommages auprès des autres défendeurs, sauf en ce qui concerne sa part de responsabilité. La tendance est désormais d'accorder certains droits au plaignant et c'est l'une des aspects qui a changé sur le plan judiciaire et qui sous-tend le type de changement que nous proposons. C'est un changement qui a été apporté à une situation qui semblait injuste.
Le sénateur Angus: C'est exactement où je veux en venir. C'est ce que j'ai commencé à me dire en écoutant le témoignage des représentants de l'Association du Barreau canadien ce matin. En passant, j'ai l'impression que vous n'êtes pas tellement d'accord avec ce qu'ils ont dit ce matin. Est-ce que ma remarque est juste?
M. Broadhurst: Non, pas vraiment.
Il y a manifestement encore du travail à faire. Nous proposons un principe. S'il est accepté, il restera du travail à faire pour y donner suite. Notre problème, c'est le délai dans lequel se fera ce travail.
Le président: Nous avons parlé de deux concepts distincts et j'aimerais savoir duquel vous parlez. Selon le premier concept, la responsabilité solidaire est inéquitable, ce qui pose par conséquent un véritable problème qu'il faut régler. Le deuxième concept que vous présentez est en fait une solution au premier problème; ce n'est donc pas vraiment un concept. La responsabilité proportionnelle est la solution que vous proposez. J'essaie de comprendre si vous voulez que l'on admette qu'un problème se pose effectivement et qu'il faut le régler -- et évidemment, vous aimeriez que l'on accepte votre solution -- ou si, lorsque vous utilisez le mot «concept», vous voulez parler du problème par opposition à votre solution. Cette distinction est importante pour la suite des débats.
M. Broadhurst: Je ne veux pas rapporter incorrectement notre point de vue. Comme vous le dites, nous voulons que le problème soit reconnu en tant que tel; par ailleurs, d'après toutes les recherches que nous avons faites et apparemment, d'après toutes celles effectuées par les trois autres grandes compétences, c'est la responsabilité proportionnelle, ou une variante de celle-ci, qui semble être la réponse privilégiée. Lorsque je parle de «concept», monsieur le sénateur, je veux vraiment parler de ces deux aspects qui sont liés l'un à l'autre.
Le sénateur Angus: J'allais dire que cela pourrait faire l'objet d'une étude par la Commission de la réforme du droit. Il y a tellement de ramifications en jeu. Je reconnais l'urgence de la question, mais un changement apporté aujourd'hui ne changera malheureusement pas ce qui s'est passé jusqu'ici.
M. Rayner: Mme Alison Manzer est d'avis que cette affaire pourrait bien être étudiée et réglée en l'espace de trois mois environ; je trouve cela fort intéressant; en effet, je pense qu'il est plus raisonnable et réaliste de procéder de la sorte, compte tenu de l'urgence du problème, au lieu d'en saisir une commission de réforme du droit dont on sait bien que les travaux prennent toujours un peu plus que trois mois.
Le sénateur Angus: Je voulais savoir pourquoi la Commission Burrows n'a pas traité adéquatement de la question, ainsi que vous le dites dans votre mémoire, et si ce n'est pas la récente décision dans l'affaire ADT c. BDO Binder Hamlyn que vous devez connaître, qui a modifié les enjeux au Royaume-Uni.
M. Broadhurst: Je dirais que la décision dans l'affaire Hamlyn dont vous faites mention a coïncidé avec la publication du rapport Burrows. Elle a mis en évidence la possibilité qu'un cabinet raisonnablement important au Royaume-Uni puisse faire faillite. Des dommages-intérêts ont été accordés. J'imagine que cette décision fait l'objet d'un appel et que les négociations se poursuivent avec les demandeurs, et cetera. Toutefois, si ces dommages-intérêts sont confirmés, les associés particuliers feront probablement faillite. Cette décision a attiré l'attention sur tout ce problème juste au moment de la publication du rapport Burrows. Je dirais que ce rapport ne tient pas compte des réalités. Le rapport de la Commission de réforme du droit de l'Ontario a été publié il y a huit ans. Il semble que le rapport Burrows ait envisagé la situation comme à l'époque de la Commission de réforme du droit de l'Ontario, lorsque la situation des entreprises était différente. Toutefois, ce n'est là qu'un point de vue personnel, monsieur.
Le sénateur Angus: C'est intéressant, parce que les représentants de l'Australie auxquels nous avons parlé lundi soir ont non seulement fait mention de la Commission de réforme du droit de l'Ontario, mais aussi de celles de l'Alberta et de la Colombie-Britannique; ils ont pris ces décisions en compte et en sont arrivés à des conclusions opposées à celles de Burrows.
M. Broadhurst: Une de leurs études est très complète. Vous avez raison de dire qu'ils ont examiné le rapport de la Commission de réforme du droit de l'Ontario dont ils parlent dans leur propre rapport. Ils ont également examiné celui de la Colombie-Britannique, celui de l'Alberta, ainsi que celui de l'Irlande. Ils ont examiné les rapports de tout un éventail de commissions qui avaient étudié ce sujet et effectivement, ils en sont arrivés à la responsabilité proportionnelle.
Le sénateur Meighen: Pensez-vous, messieurs, que tout a été fait par rapport au marché de l'assurance? Avez-vous approfondi la question autant que vous le pouviez, avant d'arriver à la conclusion que la couverture n'est tout simplement pas disponible au-delà d'un certain montant et que les coûts sont prohibitifs.
M. Gage: Monsieur le sénateur, mon propre cabinet et je crois, les six plus importants, ont recours à Minet, maison de courtage internationale dont nous avons parlé. Cette maison doit, en notre nom, chercher sur le marché international des assureurs qui sont prêts à nous assurer. La couverture commerciale est disponible. Comme je le disais, nous nous situons entre 25 et 50 p. 100. Ces dernières années, Minet n'a pas été en mesure de trouver un assureur prêt à nous offrir une police d'assurance générale complète, c'est-à-dire, de bas en haut. En général -- et je ne peux parler que de mon propre cabinet pour l'instant, car nous n'échangeons pas de tels détails entre les six -- cette maison de courtage nous propose chaque année des offres timides de la part d'assureurs qui proposent de nous couvrir entre 40 et 60 millions de dollars. Ils offrent une couverture, mais n'offrent pas de couverture complète. Ils disent qu'ils peuvent nous assurer aux deux tiers et ensuite, ils nous font un genre de proposition de prestige.
Comme je le dis, nous n'avons pas été en mesure, que ce soit par l'entremise de Minet ou par nos propres recherches, de trouver une société qui nous donne une assurance tous risques ou ce que nous pourrions appeler une couverture en cas de catastrophe, au-delà des 150 millions de dollars américains dont j'ai déjà parlé.
Le sénateur Meighen: Est-ce que Minet est le courtier auquel votre profession ou votre cabinet fait appel le plus souvent?
M. Gage: Mon cabinet et les six font collectivement affaire avec Minet qui est spécialisé dans ce domaine. Ce ne sont pas des assureurs, mais des courtiers.
Le sénateur Meighen: Je pense, ainsi que vous en avez déjà parlé, et d'après les renseignements dont je dispose que, pour ce qui est des huit, les effectifs ont diminué de 12 p. 100 environ depuis 1989.
M. Gage: Cela me dit quelque chose, effectivement.
Le sénateur Meighen: Est-ce à votre avis en raison du refroidissement ou de toute une série de raisons complexes ou devenez-vous tout simplement plus efficaces au plan technologique?
M. Gage: Je dirais que cette situation s'explique par plusieurs facteurs principaux. Tout d'abord, les six ont procédé à une réingénierie considérable de leur processus et de leurs approches en matière de vérification. Ils ont recherché une plus grande efficacité. Deuxièmement, nous avons beaucoup investi dans la technologie et l'exploitons très largement dans le processus de vérification. Troisièmement, la taille du marché de la vérification au Canada a diminué de manière absolue en raison de plusieurs facteurs. Nous avons évidemment connu une récession prolongée avec beaucoup d'échecs d'entreprises, de fusions d'entreprises et, plus récemment au milieu de 1994, des modifications ont été apportées à la LCSA, ce qui a éliminé l'obligation de vérification réglementaire pour la plupart des sociétés fermées. Il y a donc trois facteurs au moins.
Le sénateur Meighen: Dans votre conclusion, vous nous demandez en premier lieu d'envisager de modifier la LCSA. Si je comprends bien, cela viserait toute société constituée en vertu de cette loi. Si je ne m'abuse, c'est tout le domaine qui serait visé, n'est-ce-pas?
M. Broadhurst: Notre proposition au sujet de la LCSA est en partie reliée à une ou deux phrases qui figurent dans le Livre blanc sur les institutions financières selon lesquelles cette question de responsabilité de vérificateur a été soulevée, mais qu'elle est traitée ailleurs. Nous avons posé la question à Industrie Canada et aux Finances et on nous a répondu que ce serait l'un ou l'autre de ces ministères qui s'occuperait de la question. Il s'avère que le ministre Manley vous a demandé de vous pencher sur cette question, entre autres.
D'après ce que nous comprenons, si vous décidez de prendre nos propositions en compte pour ce qui est de cette mesure législative, il est probable que la même loi s'appliquera aux institutions financières, que le processus ne sera pas recommencé et que vous ferez cette étude pour les deux ministères. C'est ce que nous comprenons.
La plupart des poursuites ne seront probablement pas intentées contre des sociétés visées par la LCSA, mais plutôt contre des institutions financières.
Le sénateur Meighen: Vous avez parlé des États-Unis et du fait que sur 38 États, 11 ont opté pour l'abolition pure et simple de la responsabilité solidaire. Y a-t-il eu, à votre connaissance, des cas de «forum shopping» dans ce pays? Peut-être que le cabinet de M. Gage devrait se constituer en société dans l'un des États qui a aboli la responsabilité solidaire. Si vous vous installiez dans un de ces États comme société constituée, cela ne vous permettrait-il pas d'avoir la protection que vous n'obtenez pas ailleurs?
Je demande en fait si, à votre connaissance, il y a eu des cas de «forum shopping»?
M. Gage: Je ne suis pas sûr de pouvoir vous donner une réponse complète. D'après ce que je sais, on s'attend aux États-Unis à des cas de «forum shopping» -- il y en a déjà eu -- en ce qui a trait à l'endroit où la société en faillite était constituée, à l'endroit où le travail a été fait, à l'endroit où les valeurs mobilières ont été mises sur le marché; en fait tous les moyens qu'un demandeur pourrait utiliser pour faire valoir ses droits dans un État qui accepte encore la responsabilité solidaire.
Le sénateur Kelleher: Lorsque vous nous expliquez pourquoi, à votre avis, il y va de l'intérêt public que l'on supprime cette responsabilité solidaire et que l'on opte peut-être pour la responsabilité proportionnelle, vous parlez de l'effet que cela peut avoir sur la confiance des entreprises ou sur les affaires ou les investissements dans un pays. Je conviens avec vous que cela aurait un effet. Ceci étant dit, savez-vous si des études qui appuieraient un tel point de vue ou prouveraient jusqu'à un certain degré l'exactitude d'une telle hypothèse ont été faites? Il nous serait utile de savoir s'il existe de telles études.
M. Broadhurst: Je crois, sénateur, que notre cas pourrait être qualifié de «possible». Si nous nous trouvions devant vous aujourd'hui et que l'un des six ait fait faillite, nous pourrions répondre à cette question sans hésiter. Nous espérons que nous n'aurons pas à attendre que cela se produise pour répondre à votre question. Il n'y a pas de preuves, mis à part quelques anecdotes, mais on sait ce qui se passerait. Aux États-Unis, la faillite Lavinthal a touché le septième cabinet. Ce n'est pas un cabinet aussi important que les six. Il y a les six et ensuite un deuxième niveau. Cette compagnie était le cabinet le plus important du deuxième niveau. Je ne pense pas que nous puissions vous indiquer exactement ce qui se passerait à la suite d'une faillite importante et, comme je le disais plus tôt, nous ne voulons pas en fait vous indiquer ce qui se passerait en provoquant une faillite, car nous craignons que vous ne seriez pas satisfait des résultats que cela donnerait au chapitre de la confiance et autres facteurs de cette nature.
Le sénateur Kelleher: Nous avons beaucoup parlé du fait que les grands cabinets d'experts-comptables ne peuvent pas obtenir aujourd'hui de couverture d'assurance. Pour que notre examen ou notre étude soit équilibrée, nous devons entendre les témoignages des courtiers. Je ne pense pas que vous soyez en désaccord sur ce point. Le nom d'une maison de courtage a été cité ce matin, et je suis sûr qu'il en existe d'autres. En supposant que nous poursuivions notre étude, il serait utile que vous nous fournissiez une liste de courtiers, de compagnies d'assurance ou d'autres intervenants que nous pourrions envisager d'inviter à titre de témoins.
M. Gage: Je n'ai bien sûr pas apporté une telle liste ce matin. Nous serions très heureux de vous en fournir une.
Le sénateur Kelleher: Ce serait utile.
Le sénateur Angus: J'ai récemment reçu copie du règlement 701 de l'ICCA qui exige que les membres de votre profession souscrivent une assurance. En fait, je crois qu'un document a été envoyé aux membres indiquant que l'assurance était disponible. Je serais heureux de vous en remettre une copie. Il décrit les diverses couvertures disponibles au Canada. À première vue, j'imagine que cela s'applique aux petits professionnels. Est-ce que ce document vise à arrêter au passage toute personne qui pourrait mettre en doute ce que vous affirmez, lorsque vous dites qu'il n'y a pas d'assurance pour vous? Votre propre association déclare qu'il est obligatoire que chaque comptable agréé ait une assurance de responsabilité professionnelle. Vous décrivez la couverture et le coût.
M. Rayner: Monsieur le sénateur, je crois que le règlement relatif à l'assurance obligatoire dont vous faites mention est probablement le règlement de l'un des instituts provinciaux des comptables agréés. En fait, l'Ontario a récemment adopté un règlement relatif à l'assurance obligatoire.
En ce qui concerne la couverture disponible, et cetera, l'ICCA, par l'entremise de l'AICA, l'Association des comptables agréés assurés, agit à titre de courtier pour aider les petits cabinets qui font partie de ses membres à obtenir de l'assurance. En ce moment, l'assurance est offerte par la Zurich Compagnie d'Assurances, mais elle est limitée à une couverture de 10 millions de dollars au maximum et, dans la plupart des cas, correspond à une couverture de l'ordre d'un million de dollars pour les petits cabinets d'experts-comptables. Dans le cadre de ce régime particulier, ces assureurs n'offrent donnent pas de couverture aux six ou à tout autre grand cabinet qui se trouve dans le deuxième niveau dont a parlé M. Broadhurst plus tôt. Ils ne sont tout simplement pas prêts à prendre ces risques.
Le sénateur Angus: Le document que j'ai en main parle de l'AICA, de M. Crandell ainsi que de Zurich et d'autres courtiers au Canada. Lorsque l'on dit que l'assurance est facilement disponible pour vous, vous en convenez sans aucun doute, ajoutant que ce n'est pas là la question.
M. Rayner: Très souvent, les associés principaux des six déclarent qu'ils seraient ravis d'acheter de l'assurance à Zurich et à l'AICA, mais ces entités ne sont tout simplement pas prêtes à couvrir de tels risques.
Le sénateur Angus: De toute évidence, il doit y avoir beaucoup d'histoires au sujet de l'assurance et ce qui se dit dépend probablement de la dernière décision prise dans le cadre d'un grand procès devant jury ou des ententes qui sont conclues ainsi que de la capacité sur le marché. Le programme R&R de Deloitte est maintenant terminé avec succès à l'exception de quelques noms canadiens récalcitrants. Si je comprends bien, la capacité existe, mais je ne comprends pas dans quelle mesure elle est restreinte dans le cas des six en particulier, et peut-être des 7 à 11?
M. Gage: Je suis désolé, monsieur le sénateur, je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire par les 7 à 11.
Le sénateur Angus: D'après ce que je comprends, le problème qui se pose vise en fait les six et peut être quelques autres grands cabinets de comptables agréés qui participent à des méga-affaires et qui courent potentiellement le risque de méga-procès; s'ils perdent ces procès, c'est probablement la responsabilité solidaire qui sera retenue. Vous pourriez avoir de gros problèmes et vous souhaiteriez donc arrêter tout ceci au passage pour être sûr que l'expertise dont vous faites profiter vos clients aujourd'hui subsiste à l'avenir. C'est ce que je comprends.
M. Gage: En ce qui concerne les six, il est évident que la capacité ou la disponibilité change selon l'état de l'industrie et du marché. D'après mon expérience, la capacité a très légèrement augmenté ces deux ou trois dernières années. En fait, la véritable question à laquelle je ne peux pas vraiment apporter de réponse aujourd'hui, car elle relève du futur, est la suivante: dans quelle mesure la capacité s'améliorera-t-elle au cours des prochaines années pour permettre à un cabinet des six d'être complètement assuré sur le marché commercial? Cela dépend de la façon dont les assureurs veulent utiliser leur capacité et de la façon dont ils évaluent leurs risques.
Autant que je sache, les grands assureurs s'inquiètent tout d'abord de l'ampleur des réclamations qui, comme vous le savez, se chiffrent parfois dans les centaines de millions de dollars ou dépassent le milliard de dollars, et deuxièmement, de l'incertitude à propos des poursuivants, des codéfendeurs et des clients qu'ils assurent. Tant que ces incertitudes subsisteront, les assureurs auront toujours beaucoup d'appréhension à revenir sur notre marché.
Dans les années 80, on m'a dit que l'industrie internationale de l'assurance -- je ne peux le vérifier -- l'industrie internationale de l'assurance commerciale a perdu près de trois milliards de dollars américains pour la profession d'experts-comptables dans le monde entier. En d'autres termes, les primes que nous avons payées collectivement dans les années 80, et il se peut que cela ait inclus les primes des années 70, je n'en suis pas sûr, équivalaient à trois milliards de dollars américains moins les dommages-intérêts, pertes et coûts de défense supportés par les assureurs. C'est à cause de cela qu'apparemment ils ont beaucoup d'appréhension à revenir sur le marché.
Le sénateur Angus: Je comprends que cela est cher. Nous allons entendre ce que les assureurs et les courtiers ont à dire, mais s'il y a un marché, et ne décidons pas aujourd'hui s'il y en a un ou non, les coûts seraient prohibitifs pour les cabinets les plus importants.
Y a-t-il d'autres questions à part celle de l'assurance? Votre argument reste-t-il plausible si l'on y soustrait la question de l'assurance?
M. Rayner: De toute évidence, l'assurance est un élément important de notre argument. En fait, nous voulons créer un système juridique qui soit juste et équitable pour tous ceux qui prennent part à la prise de décision dans les entreprises à titre de conseillers professionnels. Si des améliorations sont apportées au marché de l'assurance, tant mieux. En fait, nous croyons qu'il est impossible d'apporter des améliorations au marché de l'assurance tant que la question du partage équitable des dommages-intérêts, et cetera, ne sera pas réglée grâce à un nouveau système de responsabilité juridique; de toute évidence, la responsabilité proportionnelle est la solution privilégiée des assureurs auxquels nous avons parlé. Ils envisageraient alors peut-être de revenir sur le marché.
M. Gage: J'ajouterais, si vous le permettez, sénateur, que je ne sais pas si la responsabilité solidaire est nécessairement la seule réponse. Il peut y avoir d'autres façons de régler la situation. Parmi les problèmes qui se posent, citons tout d'abord l'ampleur énorme des réclamations, de l'ordre d'un milliard ou d'un milliard et demi de dollars. Le deuxième problème, c'est que le vérificateur doit en fait assurer le risque de ses codéfendeurs, car il arrive très rarement que les codéfendeurs soient assurés de manière conséquente ou qu'ils possèdent des biens importants. Troisièmement, le problème du syndrome des biens nantis se pose, car les demandeurs savent que nous avons une assurance et qu'il est très difficile pour nous d'aller au tribunal. Ils savent également que nous sommes soumis à de très fortes pressions pour arriver à une entente abordable, indépendamment de notre contribution proportionnelle au problème.
Le sénateur Meighen: Au sujet de l'ampleur des réclamations, nous ne pouvons rien faire pour persuader un demandeur d'intenter des poursuites pour seulement 1 million de dollars au lieu d'un milliard de dollars.
Toutefois, si l'on compare la situation du Canada à celle des États-Unis, peut-être d'autres avocats dans ce pays ont vu des dommages-intérêts de l'ordre de milliards de dollars, mais je ne m'en souviens pas. Pourquoi êtes-vous si sûr -- et vous pouvez dire que vous ne voulez pas prendre le risque -- que tout dommage-intérêt équivaudrait à ce qui est réclamé, compte tenu du fait que dans notre pays, c'est un juge qui entend la cause plutôt qu'un jury?
M. Gage: Il y a aujourd'hui au Canada des réclamations portées contre la profession qui dépassent le demi-milliard de dollars et qui approchent le milliard de dollars. Toutefois, je ne peux pas vous dire si un juge accorderait des dommages-intérêts de cette importance.
Le sénateur: Quatre ont atteint les 2 milliards de dollars, n'est-ce pas?
M. Gage: Oui, ou davantage. Ce qui nous inquiète, c'est qu'un juge pourrait effectivement accorder de tels dommages-intérêts. C'est l'une des grandes incertitudes.
Le sénateur Meighen: Supposons qu'il y ait des poursuites de l'ordre de 10 milliards de dollars, le montant collectif, cela veut-il dire que le risque est cinq fois plus grand? Si j'étais poursuivi pour 2 milliards de dollars collectifs, cela me ferait peur. Est-ce l'ampleur des réclamations qui vous fait peur, le montant? Supposons que les dommages-intérêts accordés totalisent 50 millions de dollars, pourriez-vous simplement dire: «Nous avons évité le pire cette fois-ci, mais sommes-nous sûrs de pouvoir le faire une autre fois»? Sinon, diriez-vous: «Peut-être nous sommes-nous énervés pour rien, car de toute évidence, le système juridique canadien diffère du système américain et ne permet pas de rendre facilement un jugement de l'ordre de 2 milliards de dollars»?
M. Gage: Nous serions peut-être reconnaissants d'avoir évité le pire et de dire: «Qu'arrivera-t-il la prochaine fois?» Cela nous ramène toutefois à un autre point soulevé par les représentants de l'ABC ce matin, soit le coût total pour la société ou le coût des services professionnels offerts, car la menace d'un procès qui mettrait en jeu plusieurs millions de dollars nous force à arriver à une entente, à un niveau raisonnable, au sujet de réclamations qui, à notre avis, ont peu ou pas de fondement et au sujet desquelles notre responsabilité de la victime était relativement faible. Très franchement, ces ententes sont de l'ordre de 5 millions à 40 millions de dollars; elles sont donc individuellement abordables mais, indépendamment de la façon dont vous voyez les choses, cela fait très certainement monter en flèche le coût des services professionnels.
M. Broadhurst: Le défendeur -- dans ce cas particulier, nous-mêmes -- a habituellement une idée des dommages-intérêts qui seront accordés. La réclamation peut être de l'ordre d'un milliard de dollars, mais nous savons quelles ont été les pertes, nous savons ce que la SADC ou toute autre entité a versé, si bien que nous avons un quantum des dommages-intérêts à l'esprit. Nous savons que tel ou tel montant est le maximum qu'un juge pourrait accorder. Même cela peut être assez effrayant parfois dans les cas dont nous parlons. La réclamation elle-même est évidemment parfois poussée à l'extrême, mais vous avez un quantum des dommages-intérêts et ce chiffre fait peur.
Le sénateur Meighen: Je ne suis absolument pas en désaccord avec vous, lorsque vous dites que nous réagissons à une situation qui peut fort bien exister aux États-Unis, qui probablement y existe, mais qui n'existe pas encore ici.
M. Broadhurst: Elle existe en Australie.
Le sénateur Meighen: Je peux vous poursuivre demain pour 10 milliards de dollars et vous parviendrez à une entente de règlement. Vous fixerez une limite.
Le président: Sénateurs, nous allons avoir une autre séance le plus tôt possible, probablement au cours des deux prochaines semaines. Nous entendrons alors les fournisseurs canadiens d'assurance-responsabilité. Un sous-comité rencontrera les assureurs de ce genre d'assurances à Londres, le 22 novembre, et nous passerons une demi-journée avec M. Burrows pour débattre de son rapport. Nous prévoyons publier un rapport d'ici la fin novembre, soit d'ici quatre semaines. C'est là notre calendrier et notre plan. Nous vous informerons de tout changement important. J'imagine qu'il n'y en aura pas.
Permettez-moi également de vous rappeler que lundi soir, à 17 heures, nous avons une séance d'information au sujet du projet de loi sur la faillite, donnée par le ministère de l'Industrie. À mon avis, cette séance, qui devrait durer deux heures, est importante. Des questions assez controversées se posent et je crois qu'il faut bien comprendre la situation avant de passer aux audiences.
La séance est levée.