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BANC - Comité permanent

Banques, commerce et économie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Banques et du commerce

Fascicule 24 - Témoignages


OTTAWA, le mardi 18 mars 1997

Le comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit aujourd'hui, à 10 heures, pour son examen de l'état du système financier canadien.

Le sénateur Michael Kirby (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Chers collègues, nous sommes réunis aujourd'hui pour la comparution annuelle du gouverneur de la Banque du Canada, M. Gordon Thiessen. Comme beaucoup d'entre vous s'en souviendront, il y a maintenant quatre ans que s'est établie la tradition de demander au gouverneur de comparaître devant notre comité, dans les quelques mois qui suivent la présentation du budget, pour nous entretenir de la politique macro-économique, pour nous faire part de sa vision des principales tendances économiques et pour répondre à nos questions.

Nous tenons à vous remercier chaleureusement, monsieur Thiessen, d'avoir accepté notre invitation. Comme d'habitude, vous nous présenterez d'abord votre déclaration, après quoi nous passerons à la période des questions.

M. Gordon Thiessen, gouverneur, Banque du Canada: J'aimerais d'abord vous présenter mes deux collègues, Sheryl Kennedy et Charles Freedman. Ils sont tous les deux sous-gouverneurs et membres du conseil de direction de la banque et, à ce titre, ils partagent avec moi et les autres sous-gouverneurs la responsabilité de gérer la politique monétaire et les autres activités de la banque.

Mes collègues et moi de la Banque du Canada sommes normalement invités, monsieur le président, après le dépôt de notre rapport annuel, à témoigner devant votre comité, ce qui nous donne l'occasion de faire un compte rendu de nos activités d'intendance. Comme par les années passées, mes remarques vont porter surtout sur la politique monétaire, mais je compte dire aussi quelques mots sur certaines de nos autres fonctions.

[Français]

Comme vous le savez, la politique monétaire de la banque vise à maintenir le taux d'inflation au Canada à l'intérieur d'une fourchette de 1 à 3 p. 100. Une fois de plus l'an dernier, cet objectif a été atteint. Lorsqu'on exclut les variations des composantes volatiles de l'indice des prix à la consommation, on constate que l'inflation est demeurée dans la partie inférieure de la pochette cible.

[Traduction]

Je sais que des gens pensent que la banque devrait laisser tomber cet objectif de maintien de l'inflation à un bas niveau et orienter plutôt ses énergies du côté de la croissance économique et de l'emploi. En fait, nos cibles de maîtrise de l'inflation sont la meilleure garantie que la politique monétaire va contribuer à la croissance économique à long terme et, sur de plus courtes périodes, jouer un rôle de stabilisateur automatique pour aider à mettre l'économie sur la voie de la pleine utilisation de ses capacités et de l'augmentation de l'emploi.

Je m'explique. Une politique monétaire qui contribue à maintenir l'inflation à un bas niveau rassure sur les variations futures des prix et facilite la prise de décisions par les entreprises et les ménages. De plus, un climat de faible inflation prévient les périodes de surchauffe inflationniste suivies d'une récession, élimine les distorsions causées par l'interaction de l'inflation avec la structure des impôts; de plus, il empêche que des ressources soient mal affectées comme c'est le cas lorsque les gens cherchent à tirer avantage de l'inflation ou à se protéger contre elle. Tous ces avantages se conjuguent pour rendre l'économie plus efficiente, plus productive et plus forte au fil du temps.

[Français]

À plus court terme, une politique monétaire axée sur le maintien de l'inflation à l'intérieur de la fourchette cible aide l'économie à tourner près des limites de sa capacité potentielle. Elle empêche aussi la banque de se tromper longtemps dans son évaluation de la vitesse à laquelle l'économie est en mesure de croître sur une longue période.

[Traduction]

Si les cibles de maîtrise de l'inflation offrent tous ces avantages, c'est parce que la tendance de l'inflation est le meilleur indicateur des résultats qu'a obtenus l'économie par rapport à sa capacité potentielle. Lorsqu'une dépense excédentaire au sein de l'économie exerce des pressions sur les limites de l'appareil de production, l'inflation a tendance à s'inscrire en hausse. Par contre, la présence de capacités non utilisées exerce des pressions à la baisse sur l'inflation. Les cibles de maîtrise de l'inflation servent donc à signaler aux autorités monétaires la nécessité d'agir lorsque la tendance de l'inflation menace de dépasser les limites inférieure ou supérieure de la fourchette.

Comme nous le disons dans notre rapport annuel, les secteurs privé et public de l'économie traversent une période de transformation profonde, mais nécessaire. L'ampleur des ajustements qui s'opèrent et leur impact sur la confiance des consommateurs ont ralenti l'expansion économique.

[Français]

Dans ces circonstances, les résultats enregistrés par l'économie canadienne ces deux dernières années environ ont été décevants, mais non surprenants. La persistance de capacité non utilisée et les pressions à la baisse sur l'inflation vers le bas de la fourchette visée plaidaient en faveur d'un assouplissement des conditions monétaires.

Malheureusement, des inquiétudes au sujet des finances publiques canadiennes, conjuguées aux craintes causées par la crise monétaire au Mexique et le référendum au Québec, ont réduit la marge de manoeuvre de la banque pendant la majeure partie de l995.

[Traduction]

Toutefois, depuis novembre 1995, la banque a pris des mesures qui ont considérablement assoupli les conditions monétaires, de sorte que les taux d'intérêt à court terme se situent maintenant à leurs niveaux les plus bas depuis les années 60. De plus, l'assainissement des finances publiques a contribué à faire baisser les taux à moyen et à plus long terme. De fait, les taux canadiens sont inférieurs à leurs pendants américains sur les échéances de dix ans et moins.

Comme les mouvements des taux d'intérêt mettent habituellement de 12 à 18 moins avant de faire sentir leurs effets, c'est maintenant que ces baisses de taux font sentir leur forte influence sur les dépenses sensibles aux taux d'intérêt, laquelle devrait se maintenir pendant toute l'année 1997 et au cours de l'année prochaine.

[Français]

Il y a de bonnes chance pour que les marges de capacités non utilisées dans notre économie se rétrécissent beaucoup en 1997 et en 1998 et pour que la situation de l'emploi s'améliore de façon sensible.

[Traduction]

Enfin, j'aimerais attirer votre attention sur les observations concernant nos autres activités que vous trouverez dans notre rapport annuel. Des changements importants ont lieu dans tous les secteurs d'activité de la Banque du Canada. Nous avons trouvé des façons plus efficientes de nous acquitter de nos obligations, notamment en formant des partenariats avec le secteur privé. Lorsque tous les changements auront été mis en place l'an prochain, il devrait en résulter une réduction des dépenses d'exploitation de l'ordre de 20 p. 100.

Pour terminer, je voudrais aussi porter à votre attention les changements touchant la présence de la banque dans les diverses régions du pays. Nous mettons sur pied deux nouveaux bureaux de représentation et augmentons le personnel des bureaux existants pour améliorer la communication entre la banque et les Canadiens et les Canadiennes partout au pays.

Le président: Mes questions ont trait à certains commentaires qu'a formulés votre homologue, le président de la Réserve fédérale des États-Unis. Si j'ai bonne mémoire, au moins à deux reprises récemment, il a fait des mises en garde contre ce qu'il a appelé, je crois, l'«exubérance excessive» des marchés boursiers américains. Croyez-vous qu'il soit du ressort des gouverneurs de banques centrales de s'inquiéter de ce qui se produit sur le marché des valeurs mobilières, tout important qu'il soit, ou qu'il soit indiqué qu'ils le fassent? Seriez-vous porté à vous prononcer sur l'exubérance ou non, excessive ou pas, du marché boursier canadien à l'heure actuelle?

M. Thiessen: Monsieur le président, je pense que le président de la Réserve fédérale a plutôt parlé d'«exubérance irrationnelle».

Je ne crois pas qu'il appartienne aux banques centrales de dire s'il y a ou non exubérance excessive ou irrationnelle sur les marchés. Ce qui inquiète le président Greenspan, c'est la possibilité de voir se répéter l'événement qui s'est produit en 1994, juste avant ma première comparution devant vous. Ce qui s'était passé, en réalité, c'est que la banque centrale américaine avait relevé les taux d'intérêt d'un quart de point de pourcentage et qu'il s'en était suivi une réaction incroyablement vive sur les marchés financiers, en particulier sur celui des obligations. Cette réaction avait eu des répercussions partout dans le monde et avait donné lieu à un émoi disproportionné en regard de la tentative somme toute modeste qui avait été faite en vue de ralentir un peu la croissance aux États-Unis.

Je pense que le président Greenspan craint maintenant que l'extrême optimisme que l'on observe actuellement sur le marché boursier à propos du futur ne tienne pas compte de la possibilité d'une hausse des taux d'intérêt aux États-Unis. C'est à mon avis ce genre de mise en garde qu'il a voulu faire récemment plutôt qu'une tentative de provoquer un mouvement à la baisse du marché boursier.

Le président: Votre explication est tellement bien sentie que je ne puis m'empêcher d'en déduire que vous avez probablement été inspiré par à peu près les mêmes choses et en êtes arrivé vous aussi à la même conclusion que votre homologue américain. Êtes-vous inquiet de ce qui se passe sur les marchés boursiers canadiens? Ne croyez-vous pas que ceux qui y investissent sont eux aussi démesurément optimistes et ne tiennent pas compte des effets potentiels d'une éventuelle hausse des taux d'intérêt?

M. Thiessen: La situation à cet égard dans notre pays n'est pas du tout comparable. L'économie américaine marche pratiquement à plein régime depuis deux ou trois ans, ce qui n'est pas encore le cas de la nôtre. Je pense que cela fait toute une différence, car il est probable qu'on assistera bientôt dans notre pays à une accélération de l'activité économique. La progression actuelle de nos cours boursiers semble tout à fait normale dans une telle conjoncture.

Je ne voudrais toutefois pas vous laisser sous l'impression qu'à la banque centrale, nous sommes en mesure de faire des calculs précis pour déterminer quel devrait être le niveau approprié des cours boursiers, car tel n'est évidemment pas le cas.

Le sénateur Angus: Monsieur le président, je tiens à souhaiter la bienvenue à monsieur le gouverneur et à ses collègues. C'est formidable de vous avoir de nouveau avec nous. Nous attendions impatiemment votre comparution post-budgétaire devant notre comité.

Je suis ravi que vous ayez souligné, à juste titre je pense, la différence entre les conditions du marché boursier aux États-Unis et au Canada, car nous avons tellement tendance à nous laisser influencer par ce qui se passe là-bas. Nous avons lu abondamment à propos des audiences Humphrey-Hawkins auxquelles comparaît chaque année M. Greenspan, comme ses prédécesseurs d'ailleurs, en premier devant le comité sénatorial des banques, puis, environ une semaine plus tard, devant le comité du budget de la Chambre des représentants. Les médias ont d'ailleurs fait largement état récemment de ce qui est ressorti des dernières audiences de ces comités. Le président de notre comité me faisait la réflexion que vos comparutions deviendraient peut-être chez nous les audiences Kirby-Angus. Si jamais vous connaissez le contexte historique des audiences Humphrey-Hawkins, peut-être pourriez-vous nous en dire un mot.

M. Thiessen: La loi Humphrey-Hawkins, qui remonte au temps du sénateur Hubert Humphrey, visait à amener la banque centrale à exposer ses objectifs au début de chaque exercice financier. C'était à l'époque où la Réserve fédérale américaine se fondait sur les agrégats monétaires pour définir les objectifs intermédiaires de sa politique monétaire. On s'est alors dit que la Réserve fédérale devrait comparaître deux fois l'an devant le Congrès, une première fois pour expliquer dans quelle mesure elle avait atteint les objectifs qu'elle s'était fixés un an plus tôt, et une deuxième fois, pour exposer ses objectifs pour le nouvel exercice. Le problème, c'est que plus tard, la Réserve fédérale a cessé de se servir de ces agrégats monétaires parce qu'ils se sont révélés des paramètres moins fiables qu'on ne l'avait d'abord cru, mais la loi Humphrey-Hawkins n'a pas été révoquée pour autant.

On a jugé qu'il demeurait utile que la banque centrale comparaisse ainsi régulièrement devant le Parlement et le Congrès pour expliquer ce qu'elle a l'intention de faire et pourquoi. Je pense que mes collègues de la Réserve fédérale américaine sont enchantés de cette pratique.

Le sénateur Angus: Avons-nous raison de penser, monsieur le gouverneur, qu'en comparaissant devant nous, vous êtes raisonnablement en mesure de nous faire part des facteurs et des lignes directrices sur lesquels vous fondez l'établissement de la politique monétaire et de nous dire où en est, selon vous, notre économie?

M. Thiessen: Tout à fait.

Le sénateur Angus: Nous vous en sommes certes reconnaissants. À cet égard, il serait peut-être utile que vous nous expliquiez en premier lieu une autre différence qui existe, je crois, entre les systèmes bancaires centraux canadien et américain. Probablement que la plupart de ceux qui ont étudié les rudiments de l'économie à l'université ont été mis au fait de cette différence, mais on a tendance à l'oublier. Permettez-moi de vous donner un exemple pour illustrer ce dont je veux parler. Pendant que M. Greenspan affirme que la Réserve fédérale est complètement indépendante du Congrès, nous lisons que vous avez des rencontres hebdomadaires avec le ministre des Finances en poste, actuellement M. Paul Martin. Pourriez-vous nous expliquer ce qui différencie, serait-ce légèrement, nos deux systèmes bancaires à cet égard?

M. Thiessen: Volontiers.

Le système politique américain est différent du nôtre en ce sens qu'aux États-Unis, il y a une séparation des pouvoirs entre le Congrès et l'exécutif. La Réserve fédérale est en quelque sorte une institution indépendante. C'est une créature du Congrès parce qu'elle a été créée par une loi du Parlement. À ce titre, elle doit donc régulièrement rendre compte au Congrès de ses activités.

Je dois dire que le président de la Réserve fédérale rencontre régulièrement, lui aussi, le Secrétaire d'État au Trésor. La différence, dans son cas, c'est qu'il n'est pas tenu en loi de le faire, tandis que la Loi sur la Banque du Canada exige que le gouverneur de la Banque du Canada et le ministre des Finances se consultent régulièrement.

Les seules véritables différences tiennent à ce que le système politique américain n'est pas vraiment de type parlementaire. L'exécutif est une entité distincte du Parlement. À part cela, les deux systèmes ne semblent pas très différents.

Le sénateur Angus: Voilà qui est encourageant et intéressant à constater. Est-ce à dire qu'à votre avis la Banque du Canada est, à toutes fins utiles, tout aussi indépendante de notre Parlement que la Réserve fédérale ne l'est du système politique américain?

M. Thiessen: Les deux systèmes sont très comparables. Une des choses qui les différencie, c'est que, dans notre cas, le ministre des Finances a sur la Banque du Canada un pouvoir directeur qui n'a pas son équivalent aux États-Unis. Le ministre peut utiliser ce pouvoir dans les cas où il y a divergence fondamentale de vues et impasse entre lui et les autorités de la banque. C'est alors au ministre qu'il appartient de trancher. Il peut donc, dans de telles circonstances, émettre une directive obligeant la banque à modifier sa politique. Ce pouvoir ne peut toutefois s'exercer que dans des conditions précises: la directive doit être explicite, elle doit porter sur une période de temps bien définie, et elle doit être sanctionnée par le Parlement.

Le sénateur Angus: Comme dans l'affaire Coyne.

M. Thiessen: Ce pouvoir origine de l'affaire Coyne. Il a été conféré au ministre des Finances après l'affaire Coyne. La modification apportée en 1967 à Loi sur la Banque du Canada établit clairement les responsabilités relatives de la banque et du ministre des Finances.

Le sénateur Angus: Je vous remercie de votre réponse, monsieur le gouverneur.

Dans le rapport annuel que vous avez publié plus tôt cette semaine et que j'ai lu avec grand intérêt, comme mes collègues d'ailleurs, vous faites état de l'entente intervenue entre la banque et le gouvernement fédéral, ou avec le ministre des Finances, concernant la fourchette de 1 à 3 p. 100 à l'intérieur de laquelle doit se maintenir le taux d'inflation. Vous nous avez dit ce matin que vous êtes satisfait de la façon dont les choses se passent et que notre taux d'inflation se situe actuellement au niveau inférieur de cette fourchette.

J'ai lu quelque part -- peut-être dans votre rapport annuel -- que l'entente liant la banque au ministre des Finances expirera l'an prochain et qu'on conviendra alors d'une nouvelle fourchette cible de maîtrise de l'inflation. De telles ententes sont-elles courantes aux États-Unis également, ou n'existent-elles qu'au Canada?

M. Thiessen: Cet arrangement particulier est typiquement canadien, mais la Nouvelle-Zélande en a un semblable. La différence, c'est qu'en Nouvelle-Zélande, la loi prévoit que le ministre et le gouverneur de la banque doivent s'entendre sur un objectif en matière d'inflation et qu'une telle entente doit être conclue au début du mandat d'un gouverneur, qu'il s'agisse d'un renouvellement de nomination ou d'une entrée en fonction. Cette entente a des implications. Si la banque centrale n'atteint pas les objectifs fixés, son conseil de direction doit discuter avec le ministre des conclusions à tirer de ce constat d'échec. On pourrait même alors juger bon de remplacer le gouverneur.

Le sénateur Angus: C'est intéressant.

Si l'on poursuit un instant sur la comparaison entre les États-Unis et le Canada, j'ai été amusé de remarquer qu'un commentateur ou analyste du Wall Street Journal s'était inspiré d'une phrase célèbre de l'ancien premier ministre Trudeau pour dire que lorsque Allan Greenspan éternue, c'est toute l'économie américaine qui attrape un rhume. D'ailleurs, nous avons vu ce qui s'est produit à la suite de la déclaration du 5 décembre, dont l'effet a sans doute été atténué quelque peu au moment des audiences Humphrey-Hawkins. Pour ce qui est de la boutade attribuée à M. Trudeau, elle laissait entendre que, par rapport à notre voisin du sud, nous sommes un peu comme une souris en face d'un éléphant. Si l'éléphant éternue, la souris attrape le rhume.

Tout indique qu'à l'heure actuelle, comme vous l'avez d'ailleurs mentionné, l'économie américaine tourne pratiquement à plein rendement. On semble nous prévenir, du moins à la Réserve fédérale, qu'on pourrait bientôt assister à une hausse modeste des taux d'intérêt à court terme, peut-être de 25 points de base. Vous nous avez toujours priés, bien sûr, de ne pas vous demander de prédire les taux d'intérêt, mais n'auriez-vous pas quelque chose d'utile à nous dire à cet égard compte tenu de l'influence que les forces du marché exercent sur notre politique monétaire?

M. Thiessen: Les décisions qui sont prises aux États-Unis, sénateur Angus, sont indéniablement très importantes pour nous. Ce pays est de loin notre principal partenaire commercial. Environ 80 p. 100 de nos échanges commerciaux se font avec lui. Par ailleurs, les marchés financiers au Canada comme aux États-Unis sont complètement ouverts. Les capitaux circulent tout à fait librement entre nos deux marchés. Les événements qui surviennent aux États-Unis ont un impact certain au Canada. Si, par exemple, l'activité économique américaine donnait encore des signes d'accélération, les exportations canadiennes vers les États-Unis s'en ressentiraient. Une hausse des taux d'intérêt aux États-Unis ne pourrait que se répercuter sur les taux d'intérêt au Canada, et, en fait, partout dans le monde, parce que les marchés financiers sont vraiment internationaux.

Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas établir une politique monétaire qui nous soit propre et qui tienne compte de notre conjoncture économique particulière. Le Canada ne peut toutefois pas, pas plus d'ailleurs que les autres pays, avoir des taux d'intérêt qui ne soient absolument pas influencés par les taux internationaux.

Le sénateur Angus: Pour poursuivre dans le même sens, il est très frappant de constater qu'alors que les taux d'intérêt à court terme américains n'ont augmenté qu'une fois depuis janvier 1996 -- ils étaient alors passés de 5 à 5,25 p. 100 --, les nôtres ont été modifiés à 19 reprises au cours d'à peu près la même période, c'est-à-dire depuis environ juin 1995. Un tel écart a de quoi étonner. Cela illustre qu'il y a effectivement des différences entre nos économies, que nous n'abordons pas la politique monétaire de la même façon que nos voisins, et, qu'au Canada, il nous faut constamment y aller par à-coups. Peut-être pourriez-vous nous donner des explications à ce sujet.

M. Thiessen: Il y a indéniablement de grandes différences entre nos économies. La leur étant colossale, elle est beaucoup moins influencée que la nôtre par ce qui se passe ailleurs dans le monde. Nous avons une économie de taille plus restreinte et forcément plus ouverte au reste du monde que la leur.

Il existe en outre une énorme différence entre nos points de départ respectifs. Les Américains ont amorcé la période actuelle après avoir connu une poussée inflationniste moins importante que la nôtre à la fin des années 80, une récession moins grave que la nôtre par la suite, et une situation financière qui, sans être idéale, était en réalité moins difficile que la nôtre. Le ratio dette-PIB n'a jamais atteint dans ce pays un niveau aussi élevé que chez nous. Somme toute, les facteurs qui ont entraîné une grande volatilité de nos marchés et qui ont influencé la conjoncture économique au Canada n'ont nullement joué au même titre aux États-Unis. Voilà ce qui explique la plupart des différences qu'on a pu noter depuis plusieurs années entre les économies américaine et canadienne.

Le sénateur Angus: Et c'est ce qui aurait provoqué ces 19 modifications de nos taux d'intérêt?

M. Thiessen: Je vous rappelle qu'à la fin de 1994 et au début de 1995, juste après la crise de la devise mexicaine, on a procédé, partout dans le monde, à un réexamen de la situation des pays qui avaient un problème d'endettement élevé et des déficits qu'on ne semblait pas devoir parvenir à juguler. Durant la période qui s'est écoulée entre la crise de la devise mexicaine en décembre 1994 et le budget fédéral de 1995, l'état des finances publiques canadiennes suscitait beaucoup d'inquiétude, mais le Canada n'était pas le seul pays dans cette situation. Le parallèle est frappant dans le cas de la Suède, par exemple, qui avait des problèmes similaires. L'Italie et l'Australie étaient aux prises avec de semblables difficultés. On y a observé une flambée des taux d'intérêt, et les choses se sont considérablement replacées par la suite.

Le sénateur Kolber: Monsieur le gouverneur, je vous souhaite la bienvenue ainsi qu'à vos collègues.

Ma première question a trait à l'industrie des fonds mutuels. Historiquement, les gens de ma génération, les plus vieux, ont grandi avec l'impression que l'État s'occuperait d'eux lorsqu'ils auraient atteint le troisième âge, que la pension de vieillesse serait toujours là et que les taux d'intérêt seraient assez élevés pour permettre à quiconque aurait su économiser de pouvoir se tirer d'affaire tant bien que mal. Les baby-boomers d'aujourd'hui doutent fort que ce scénario se réalisera dans leur cas. Les gens ne déposent plus d'argent à la banque comme autrefois, ce qui a pour effet de changer toute la situation dans l'industrie bancaire. Ces dernières années, des sommes incroyables ont été investies dans les fonds mutuels. S'il se produit une hausse des taux d'intérêt, comme cela arrivera sûrement un jour, il y aura une correction boursière. Il n'y a pas de grand mystère là-dedans. Je ne crois pas que les gens seront démolis financièrement, mais je pense qu'ils le seront drôlement psychologiquement. Si les Canadiens ont l'impression d'être pauvres et cessent de dépenser, ce ne sera sûrement pas l'apocalypse, mais nous pourrions quand même nous retrouver dans de beaux draps.

Partagez-vous mes inquiétudes? Si oui, auriez-vous des moyens à suggérer pour prévenir une telle situation?

M. Thiessen: Je ne vois pas que mes inquiétudes puissent être aussi vives que celles que vous avez exprimées. Il ne fait aucun doute, j'en conviens, que lorsqu'il se produit un changement brusque dans les habitudes d'épargne d'un grand nombre de gens ordinaires, on pourrait avoir des surprises en bout de piste. Toutefois, nous avons déjà assisté à des fluctuations de nos marchés depuis le début de cet engouement pour les fonds mutuels. À divers moments, des petits investisseurs ont connu des déceptions et se sont rendu compte que le marché boursier n'était pas invariablement une voie magique vers la richesse.

Notre économie subit actuellement un changement structurel majeur. Durant la plus grande partie des 20 dernières années, le taux d'inflation s'est maintenu à un niveau relativement élevé, de sorte que les épargnants ont presque toujours été dans l'incertitude. Ils n'étaient jamais sûrs de ce qui arriverait, ils ne savaient pas si les fonds qu'ils avaient épargnés conserveraient leur valeur. Beaucoup d'épargnants ont été amenés à placer leur argent dans des dépôts bancaires à très court terme, parce qu'ils voulaient pouvoir profiter d'une éventuelle hausse des taux d'intérêt. Durant les années 70 et 80, une proportion anormalement élevée de l'épargne a été ainsi placée sous forme de dépôts à très court terme.

On note maintenant certains rajustements à cet égard. Une plus grande part de l'épargne est investie dans les placements boursiers. C'est très important. Il est capital pour nos entreprises que les Canadiens continuent d'acheter des titres boursiers. Ce type d'épargne a toujours été insuffisant durant les 20 ans où les taux d'intérêt sont demeurés élevés.

Par ailleurs, tout au cours de cette période, les sociétés préféraient carrément, au lieu d'émettre des actions pour se financer, s'endetter le plus possible parce qu'elles pouvaient déduire de leur revenu imposable le coût de leurs emprunts, et que l'inflation exerçait alors sans cesse une pression à la hausse sur les taux d'intérêt. Voilà donc deux facteurs qui favorisaient cet état de choses qui semble maintenant s'inverser.

Ce que j'espère toutefois, c'est que, dans l'industrie des fonds mutuels, on soit davantage conscient qu'on ne l'a été ces dernières années des niveaux de risque que comportent les placements de ce type. J'espère qu'on informera mieux les gens des placements qui présentent un risque minimal et de ceux qui sont à risque élevé. Il ne m'apparaît pas qu'on l'ait fait dans le passé aussi clairement qu'on aurait dû le faire. On a davantage insisté sur la possibilité de réaliser des rendements élevés que sur celle d'obtenir un rendement stable et plus sûr.

Le sénateur Kolber: Est-ce dû en partie à ce que vous avez trop bien fait votre travail? Aujourd'hui, les bons du Trésor ne rapportent qu'un intérêt de 2 p. 100. Les investisseurs n'ont pas tellement de choix. Ils ne peuvent s'accommoder de tels rendements, surtout pas les retraités.

M. Thiessen: Il est vrai que les taux d'intérêt sont actuellement très bas. L'économie canadienne ne tourne pas encore à plein régime. Dans ce genre de période, il est normal de s'attendre à ce que les taux d'intérêt soient remarquablement faibles.

Je dois dire cependant qu'à mon avis, la plupart des gens sont actuellement dans une situation drôlement meilleure que lorsque les taux d'inflation et d'intérêt étaient élevés. C'était une période de grande volatilité. Il était alors difficile de planifier. Dans ma déclaration préliminaire, j'ai parlé de distorsions découlant du fait que bien des gens ont alors perdu de vue que notre régime fiscal assujettit à l'impôt les revenus d'intérêt, qui incluent non seulement le rendement réel, mais également l'équivalent de l'inflation. Souvent, quand les taux d'intérêt se situaient à un niveau plus élevé, les gens étaient, après déduction de l'impôt, beaucoup moins gagnants qu'ils ne le sont maintenant.

Le sénateur Kolber: Voici une question que je vous ai posée absolument en vain lors de votre dernière comparution. Vous signalez dans votre déclaration préliminaire que, durant la plus grande partie de 1995, la marge de manoeuvre de la banque a été réduite par une série d'événements, dont la tenue possible d'un référendum au Québec. La dernière fois que je vous ai posé la question, vous avez carrément refusé d'y répondre. Mais voilà que vous abordez le sujet dans votre exposé d'aujourd'hui. Y a-t-il des choses que vous pouvez nous dire maintenant et que vous n'étiez pas prêt à nous communiquer à ce moment-là?

M. Thiessen: Le référendum est maintenant passé, monsieur le sénateur. Il est en effet indéniable qu'au cours d'une bonne partie de 1995, à cause de certaines incertitudes que la campagne référendaire suscitait sur les marchés financiers, notre marge de manoeuvre était limitée. Vous remarquerez que les principales mesures d'assouplissement des conditions monétaires ont été prises à compter de la fin d'octobre et tout au long de l'année suivante.

Le sénateur Kolber: J'appréhende encore une fois de me buter à un refus, mais je dois essayer d'obtenir réponse.

Si vous êtes, pour ainsi dire, le gardien de la santé financière de notre pays, et que, de l'avis de la plupart des gens dont moi-même, une éventuelle fracture de notre pays risquerait de créer un chaos financier, pourquoi alors la Banque du Canada ne veut-elle pas dire ce qu'elle pense de tout cela et peut-être nous révéler quelques chiffres?

M. Thiessen: Comme je vous l'ai expliqué la dernière fois, monsieur le sénateur, la banque centrale n'est absolument pas en mesure de se rendre à votre souhait. Il nous est très difficile de commenter d'hypothétiques événements futurs et leurs conséquences potentielles. À vrai dire, j'estime que cela ne se fait pas. La banque centrale peut en effet très difficilement se prononcer sur des événements politiques, même s'ils ont des implications économiques. J'ai bien peur de devoir vous répondre, comme la dernière fois, que je me refuse à opiner davantage sur cette question.

Le sénateur Kolber: Je suis en profond désaccord avec vous là-dessus, et je reviendrai à la charge l'an prochain.

Le président: Monsieur Thiessen, j'ai bien aimé la réponse que vous avez donnée au sénateur Kolber à propos des fonds mutuels, car c'est précisément pour s'attaquer à certains des problèmes auxquels vous avez alors fait allusion que notre comité s'apprête à se lancer dans la première grande étude jamais effectuée au Canada concernant l'intendance des investisseurs institutionnels, fonds mutuels aussi bien que caisses de retraite publiques et privées. Si nous entreprenons une telle étude, c'est en partie, parmi toute une gamme de motifs, parce que nous voulons justement nous pencher sur les problèmes qui se posent dans ce secteur et dont vous avez fait état un peu plus tôt.

[Français]

Le sénateur Hervieux-Payette: Monsieur le gouverneur, dans votre rapport vous mentionnez que, éventuellement la confiance des consommateurs va revenir. Sur une période d'années les taux d'intérêt ont diminué largement. Normalement les gens qui ont financé cette dette devraient avoir plus d'argent dans leur poche que lorsqu'ils payaient 10, 12, 15 p. 100 de taux d'intérêt, on ne semble pas voir de dépenses de consommation additionnelles. Vu la réduction des taux d'intérêt, je ne vois pas le commerce au détail s'améliorer de façon substantielle. Est-ce qu'il y a des régions du pays où cela va mieux ? Est-ce que c'est strictement au Québec ou est-ce l'ensemble du Canada où le taux d'endettement est resté élevé? Vous dites que le consommateur va revenir, mais à partir de quoi dites-vous cela? On pensait qu'à partir du moment ou les taux d'intérêt seraient plus bas qu'il y aurait de meilleurs jours. Le consommateur ne semble pas dépenser plus. Il me semble que nous sommes dans une espèce de cul-de-sac.

M. Thiessen: Quand on regarde les deux derniers trimestres, les troisième et quatrièmes trimestres de 1996, on peut voir un changement, on peut voir une augmentation des achats d'automobiles et de maisons. Les mises en chantier pour les maisons ont augmenté beaucoup.Lorsque l'on regarde les ventes de détails, les ventes d'appareils ménagers ont augmenté beaucoup et c'est seulement un commencement. Nous trouvons très intéressant de regarder les biens de consommation qui sont sensibles au changement des taux d'intérêt et nous pouvons voir exactement une augmentation et une réponse aux taux d'intérêt très bas.

C'est certainement ce à quoi on s'attend. Comme on le dit dans notre rapport annuel, c'est seulement un début. Il y a un retard normal entre une baisse des taux d'intérêt et les changements à la consommation, un retard de 12 à 18 mois. On s'attend encore à une augmentation des biens de consommation pendant l'année 1997 et peut-être aussi l'année prochaine.

Je crois que les derniers chiffres pour les maisons, les ventes d'automobiles, montrent un changement de 6,2 p. 100 en février, les biens durables excluant l'auto, un changement de 9 p. 100 pendant le quatrième trimestre et une augmentation de mises en chantier je crois de 9 p. 100 en février. Je pense que ce sont là les signes très positifs.

Le sénateur Hervieux-Payette: Ma deuxième question concerne le taux de chômage versus l'inflation. J'allais vous dire que si j'avais à vous donner des bonnes notes, vous auriez A plus pour l'inflation, et pour le taux de chômage, vous auriez peut-être un B. Face aux électeurs, nous avons toujours pensé que lorsque le taux d'intérêt était bas, le dollar était stabilisé, l'inflation contrôlée, automatiquement, l'économie s'en porterait mieux et le taux de chômage serait plus bas. Surtout lorsque l'on voit nos voisins américains avec un taux pas mal plus enviable que celui du Canada et, en particulier, plus de 12 p. 100 au Québec, je comprends que la confiance peut ne pas être très élevée.

Même si nous sommes en retard sur nos voisins américains, vous dites dans votre rapport, à la page 3, que vous pensez qu'entre 1997-1998, la situation de l'emploi va s'améliorer. Est-ce qu'il y a des secteurs, au niveau des équipements ou des réinvestissements, qui vont amener la création d'emplois? Pensez-vous que le gouvernement puisse intervenir dans ce domaine pour stimuler l'emploi de façon ponctuelle. Quels sont vos remèdes pour venir à bout de ce malaise qui est très important?

M. Thiessen: Il faut se rappeler que l'économie canadienne est dans une période de transformation, une transformation majeure vraiment. À cause de cela, il y a une restructuration dans le secteur privé et dans le secteur public. Cela a causé une réduction d'emplois à quelques endroits mais aussi une incertitude et un manque de confiance dans notre économie.

Comme nous l'avons dit dans notre rapport annuel, nous pensons que nous sommes en train de quitter cette période, de marcher vers cette période de transformation. Nous allons voir les bénéfices de ce changement maintenant. À cause de cela, nous pensons que nous aurons une amélioration de la situation de l'emploi. Mais l'emploi est toujours en retard d'une expansion de notre économie. Même si nous allons avoir une expansion de notre économie en 1997 beaucoup plus forte que l'année dernière, cela va prendre du temps avant que l'emploi augmente.

C'est triste, mais c'est la réalité. Je crois que cela change. Si vous regardez le secteur privé, par exemple, en 1996, nous avons eu une augmentation des emplois de 220 000. Quand on regarde le secteur privé, on peut voir une amélioration. Je crois que cela va s'améliorer davantage l'année prochaine.

Le sénateur Hervieux-Payette: Vous parlez à la fin de votre présentation que vous avez des bureaux régionaux et que vous prenez de l'expansion de ce côté. Vous avez une présence dans les écoles et les universités. Pour ma part, votre présence est très discrète au Québec, malgré la conférence de M. Garneau à Chicoutimi, dans votre rapport annuel.

Je déplore le fait que vous soyez des grands inconnus au Québec. J'ai demandé à mon collègue, le sénateur Kolber, s'il les voyait plus que moi. Je suis à Montréal quatre jours par semaine. Votre visibilité, pas seulement au niveau scolaire mais aussi auprès d'organisations comme les chambres de commerce à Montréal ou le Canadian Club, est faible. J'ai déjà invité vos gens. Ils n'ont pas accepté mon invitation.

Le Canadian Club n'est pas une organisation politique. C'est une organisation de réflexion du milieu des affaires francophones et anglophones de Montréal. Nous apprécierions que vos gens participent dans les régions de façon plus importante. Nous qui avons vécu la période référendaire où le signe du dollar canadien était le symbole de notre richesse collective, il me semble justement que les gens qui sont chargés de s'occuper de ce dollar canadien pourraient avoir plus de visibilité et mettre sur pied un plan d'action, un programme de connaissance du rôle de la Banque du Canada auprès des jeunes et des moins jeunes.

C'est peut-être le voeu que je vais faire aujourd'hui: sans vous immiscer dans aucune question politique, vous pourriez informer les gens du rôle que vous jouez et de la façon dont vous opérez. Finalement, vous êtes une organisation vitale pour le Canada. À mon avis, je ne sais pas si mes collègues partagent cette opinion, je pense que vous êtes encore trop méconnus.

Bien que vous ayez une superbe bâtisse sur l'Île des Soeurs (c'est un des plus beaux bâtiments récemment construits au Québec) votre ancienne bâtisse est encore vide. Il est assez triste de voir cette bâtisse sur la rue qui n'a pas de locataires.

Je ne sais pas si certains de mes collègues peuvent faire un projet conjoint pour louer votre bâtisse. Nous espérons que vous allez recycler votre ancien bâtiment au Québec et que vous serez présents au Québec.

M. Thiessen: Nous sommes là au Québec. Nous pouvons faire davantage, oui, et nous allons faire plus dans les années à venir. Au cours de nombreuses présentations, nous livrons des discours. Peut-être que nous n'obtenons pas beaucoup de visibilité. Mais nous sommes en train d'augmenter les ressources de notre bureau à Montréal pour améliorer notre présence partout au Québec, certainement.

Madame Sheryl Kennedy, sous-gouverneure, Banque du Canada: Si vous me permettez d'ajouter quelques mots, jusqu'à présent tous nos employés dans les régions se sont occupés de nos activités opérationnelles. Nous avons 500 employés à l'extérieur d'Ottawa. La plupart de ces gens se sont occupés de la distribution des billets de banque. À Montréal et à Toronto, ce sont les gens qui interrogent les marchés financiers et qui font nos opérations dans ce domaine. Nous sommes en train de faire une restructuration très importante dans ces domaines. C'est la raison pour laquelle nous sommes en train de vider, de vendre quelques-uns de nos bâtiments partout dans le pays. Ce sont des bâtiments faits exprès pour ce genre d'opérations.

Dès maintenant, c'est le secteur privé qui va s'occuper de ces responsabilités et des frais liés à ces responsabilités. De cette façon, ce n'est pas seulement une addition des employés de la banque dans les régions mais des employés avec des responsabilités différentes et avec des ressources. Ils sont prêts à communiquer avec tout le monde et à représenter toutes les affaires de la banque. Ce ne sont pas des gens opérationnels. Ils recueillent les renseignements des régions et nous donnent plus de renseignements sur ce qui se passe dans l'économie régionale.

Depuis quelques années, nous avons commencé un programme de liaison où tous les gouverneurs et les sous-gouverneurs sont présents dans chaque province une ou deux fois par année. Ce n'est pas assez. Nous ne pouvons pas être partout dans le pays. C'est pourquoi nous avons dû établir ces bureaux régionaux afin d'avoir des employés plus visibles sur place toute l'année.

[Traduction]

Le président: Monsieur le gouverneur, j'aurais une brève question supplémentaire à vous poser concernant la réponse que vous avez donnée à la première question du sénateur Hervieux-Payette. À propos des dépenses de consommation, vous avez énuméré les secteurs où l'on observe une importante augmentation des achats. Je note toutefois que, de tous les secteurs auxquels vous avez fait référence, ceux où les dépenses ont le plus augmenté sont ceux où les achats se font surtout avec de l'argent emprunté plutôt qu'épargné. Je dis cela parce qu'il s'agit de biens coûteux, et je remarque également que l'endettement cumulatif sur cartes de crédit est près d'atteindre des niveaux records.

En outre, le nombre de faillites de particuliers se maintient à un niveau sans précédent, et ce, même si les taux d'intérêt sont bas. Personne à Ottawa ne semble comprendre les véritables raisons d'une telle situation. Nous nous apprêtons à entreprendre, en collaboration avec Industrie Canada, une étude pour en cerner les causes.

Cela m'amène toutefois à me demander si une reprise économique artificielle découlant d'une augmentation de l'endettement populaire n'entraînera pas une augmentation du nombre de faillites de consommateurs à la moindre hausse des taux d'intérêt.

Dans quelle mesure percevez-vous un lien entre le nombre de faillites de consommateurs, le niveau d'endettement populaire et les taux d'intérêt?

M. Thiessen: J'entrevois l'avenir avez plus d'optimisme que vous. S'il est vrai que le niveau d'endettement populaire est élevé, il n'est pas moins vrai que le fléchissement des taux d'intérêt s'est traduit par une diminution de la part qu'occupe le coût du service de la dette des ménages dans leur revenu disponible après impôt. Les débiteurs hypothécaires ont bénéficié d'une baisse substantielle du coût du service de leur dette.

Par exemple, le détenteur d'une hypothèque de cinq ans qui arrivait à échéance au cours de l'an dernier, c'est-à-dire qui avait été contractée en 1991, a profité d'une réduction substantielle de son taux d'intérêt. Le revenu disponible d'un grand nombre de débiteurs s'est ainsi accru considérablement. Ces ménages ne sont pas portés à s'endetter davantage; ils décident plutôt de rembourser leur hypothèque plus rapidement ou de réduire le montant de leurs versements. Il leur reste donc une plus grande part de leur revenu pour acheter d'autres biens.

L'autre chose qui nous frappe en observant les données, c'est l'accroissement de l'avoir net des ménages. La valeur des biens détenus par les ménages a augmenté plus rapidement que leurs dettes, ce qui a fait monter la valeur de leur avoir net. Les ménages disposent donc d'un pouvoir d'achat accru. Pour se procurer de nouveaux biens, ils peuvent utiliser les gains qu'ils ont réalisés sur certains de leurs placements ou peut-être vendre une partie de leur actif, mais je ne crois pas que le niveau actuel d'endettement des particuliers soit un obstacle majeur à l'augmentation des dépenses de consommation.

Quant à savoir si, avec des taux d'intérêt aussi bas, les consommateurs seraient encore plus portés à dépenser s'ils étaient moins endettés, la réponse est évidemment oui. Je ne pense toutefois pas que leur niveau actuel d'endettement soit suffisant pour entraver considérablement l'expansion continue que nous prévoyons au poste des dépenses de consommation.

M. Charles Freedman, sous-gouverneur, Banque du Canada: J'aurais quelque chose à ajouter, si vous me le permettez. Il y a quelques mois, nous avons réalisé un sondage sur la nature des dettes hypothécaires résidentielles et des autres types d'endettement des ménages.

Le président: Qu'entendez-vous par «nature des dettes hypothécaires résidentielles»?

M. Freedman: Je veux parler des échéances.

Pour décembre 1995, qui a été une année exceptionnelle mais néanmoins représentative de la situation actuelle, les hypothèques de cinq ans représentaient 44 p. 100 de tous les nouveaux emprunts hypothécaires. Autrement dit, la faiblesse des taux d'intérêt incitant beaucoup de ménages à opter pour des hypothèques à long terme, ces ménages seront moins touchés par un éventuel relèvement des taux d'intérêt. C'est l'inverse de ce qu'on a pu observer quand les taux d'intérêt étaient instables et que, pour des raisons évidentes, les gens n'osaient pas emprunter à long terme.

Le président: Cette proportion de 44 p. 100 se compare à quoi, disons il y a trois ans quand les taux étaient beaucoup plus instables?

M. Freedman: Malheureusement, nous n'avons pas ces chiffres en main. Au milieu des années 80, elle était de 32 p. 100. Au début des années 80, quand les taux d'intérêt étaient très instables, et de nouveau au début des années 90, où ils étaient très élevés, la proportion d'hypothèques à long terme était beaucoup plus faible.

Par ailleurs, bien que la valeur totale des emprunts sur cartes de crédit ait augmenté très rapidement, elle ne s'élève qu'à 17 milliards de dollars en regard de près de 200 milliards dans le cas des hypothèques. Les hypothèques représentent donc vraiment la part du lion. J'ajouterais qu'étant donné que, naturellement, quand on contracte un prêt hypothécaire, c'est pour acheter une maison, il y a dans le bilan du débiteur un élément d'actif pour contrebalancer la dette en question.

Le sénateur Oliver: Vous avez déjà répondu en partie, en réponse aux questions des sénateurs Angus et Hervieux-Payette, à la première question que je veux vous poser. Elle a trait à vos taux cibles d'inflation et au taux de chômage au Canada.

De toutes les choses que vous avez faites au cours de la dernière année, celle qui vous a valu probablement le plus de critiques et qui a obtenu la plus grande couverture médiatique concerne le rapport entre vos efforts pour maintenir l'inflation à un bas niveau et le taux de chômage qui dépasse actuellement les 10 p. 100 dans notre pays.

Des éditoriaux percutants ont été publiés dans le Globe and Mail et le Toronto Star sur cette question. Il y a eu notamment celui rédigé par Pierre Fortin et paru dans le Globe and Mail du jeudi 26 septembre 1996 sous le titre «Raise the inflation target and let Canada recover». Dans cet article, Pierre Fortin vous demande, pour favoriser la création d'emplois, de mettre immédiatement un terme à votre expérience consistant à exercer constamment des pressions à la baisse sur l'inflation.

Vous avez dit tout à l'heure, en réponse à une question du sénateur Hervieux-Payette, que la reprise économique est amorcée, mais qu'il faut toujours un certain temps avant que les emplois suivent. Mais si vous laissiez monter le taux d'inflation, n'assisterions-nous pas plus vite à une reprise du marché de l'emploi et de l'activité économique?

M. Thiessen: Non, je ne le pense pas. Cette croyance repose, à mon sens, sur la présomption qu'on pourrait berner en quelque sorte les travailleurs en laissant l'inflation rogner la valeur de leurs salaires. Ce faisant, on les forcerait ni plus ni moins à accepter une diminution de leur pouvoir d'achat. Cette proposition revient donc à dire que nous devrions décréter une baisse généralisée des gains et des salaires.

Je ne pense pas que la plupart des travailleurs accepteraient tout bonnement une diminution de leurs revenus pour qu'on puisse offrir des emplois à un plus grand nombre de personnes. À mon avis, il s'agit là d'une suggestion absolument irréaliste, car elle se fonde sur la présomption qu'on pourrait duper les travailleurs en réduisant à leur insu leurs salaires au moyen de l'inflation, et que les employeurs réaliseraient des économies en augmentant leur effectif. Cette suggestion ne m'apparaît vraiment pas réaliste.

Ce que j'essayais de faire comprendre à Mme Hervieux-Payette, c'est que notre économie subit actuellement une importante transformation. À mon avis, nous avons déjà franchi la phase la plus difficile. Nous commençons à en voir les effets bénéfiques nets. Nous constatons que le secteur des affaires devient plus efficace et plus productif qu'il ne l'a été depuis longtemps.

Nous n'avons pas encore profité de tous ces effets bénéfiques. À mesure que la situation économique s'améliorera, nous verrons de plus en plus de signes d'un accroissement de l'efficacité et de la productivité dans le secteur des affaires. Vous verrez probablement alors l'économie se renforcer et, parallèlement, la situation de l'emploi s'améliorer.

Je ne prétends pas que tout cela va se produire aussi rapidement que nous le souhaiterions tous. Mais ce qui me rend optimiste, c'est que les fondements de notre économie me semblent tellement plus sains qu'ils ne l'étaient au cours de la plupart des 20 dernières années. Je vois que le secteur des affaires est maintenant plus efficace et plus productif. Je constate que l'état des finances publiques canadiennes, qui auparavant suscitait, je crois, les pires inquiétudes, s'est amélioré considérablement. De même, l'inflation, qui a posé problème au cours des 20 dernières années, a été ramenée à des niveaux très bas.

Réunissez tous ces éléments et vous verrez que nous avons maintenant les assises voulues pour réaliser notre meilleure performance économique depuis fort longtemps. Personnellement, tout cela me rend plutôt optimiste pour l'avenir.

Quant aux facteurs qui contribuent à la reprise économique, dont nous percevons déjà les manifestations, j'ai mentionné l'accroissement de divers types de dépenses de consommation. Il faudra normalement un certain temps avant qu'on en ressente tous les effets sur l'emploi. Nous entrevoyons cependant déjà une croissance accélérée de l'emploi tout au cours de l'année 1997.

M. Freedman: Une des conséquences de notre bas niveau d'inflation conjugué avec l'assainissement de nos finances publiques, c'est que nos taux d'intérêt sont maintenant bas. Non seulement le sont-ils en termes absolus, mais ils le sont aussi en regard des taux américains, une situation que nous n'avions pas connue depuis de très nombreuses années. On serait tout à fait justifié d'affirmer que si notre taux d'inflation était plus élevé, nos taux d'intérêt le seraient aussi. Bien sûr que oui, et si nous prévoyons un raffermissement de notre économie, c'est justement parce que nos taux d'intérêt sont bas. Que le recul de l'inflation nous permette de maintenir nos taux d'intérêt à un bas niveau est en soi une des raisons qui nous font présager un accroissement prochain de la demande, et, par la suite, de l'emploi.

Le sénateur Oliver: Si M. Greenspan relevait les taux d'intérêt américains de trois quarts de point de pourcentage d'ici deux ou trois mois, demeureriez-vous aussi optimiste?

Dans une telle éventualité, ne seriez-vous pas forcé d'emboîter le pas?

M. Thiessen: Il nous faudrait attendre avant de réagir. Si les taux d'intérêt montaient aux États-Unis parce que l'économie américaine prenait encore de l'expansion, alors qu'elle tourne déjà à pleine capacité, la croissance de la demande qui en résulterait dans ce pays y entraînerait une augmentation des importations. Or, une grande proportion des nouveaux biens importés le seraient du Canada. Il pourrait fort bien en résulter pour nous un nouvel accroissement de nos exportations. Donc, avant de réagir à une hausse des taux d'intérêt américains, il nous faudrait d'abord voir ce qu'elle pourrait signifier pour le Canada.

Une chose que je n'ai probablement pas fait ressortir assez clairement dans ma réponse au sénateur Angus, c'est que la marge de manoeuvre dont dispose actuellement la banque est bien plus grande qu'au moment où la dette et l'inflation étaient plus élevées et où on s'inquiétait vivement de la situation financière du Canada. On est à même de constater que notre pays jouit nettement plus de la confiance des investisseurs et que sa crédibilité s'est beaucoup améliorée, ce qui nous laisse une plus grande latitude pour réagir à de telles éventualités.

Comme je le disais au sénateur Angus, ce n'est pas que nous puissions nous désintéresser des Américains. Nous aurions tort de croire que ce que les Américains font nous importe peu, que leurs décisions n'ont aucun effet au Canada. Comme banque centrale, nous avons toutefois une plus grande liberté d'action maintenant qu'auparavant.

Le sénateur Oliver: Il n'y a pas si longtemps, la Loi sur la Banque du Canada a été modifiée de façon à libérer les banques à charte de l'obligation de garder en réserve sans intérêt une partie de leurs dépôts. Cette nouvelle procédure a fait l'objet de critiques dans certains milieux où l'on prétend que tout ce qu'on a fait, c'est de mettre plus d'argent à la disposition des banques à charte pour leur permettre de réaliser de plus gros profits encore, alors qu'on ne fait rien pour la petite entreprise. Pour quel motif fiscal a-t-on apporté cette modification et dans quelle mesure contribue-t-elle aux énormes profits des banques?

M. Thiessen: Il ne fait aucun doute que ces réserves constituaient essentiellement une forme d'impôt caché. Elles devaient être gardées à la Banque du Canada, qui n'était pas autorisée à verser des intérêts à leurs détenteurs. Elles constituaient donc, en réalité, une forme d'impôt. Parfois, à l'instar d'autres banques centrales, nous tenions compte de ces réserves dans l'établissement de notre politique monétaire. Au fil des ans, cette situation a amené des déposants à placer leur argent ailleurs, dans des institutions qui, n'étant pas assujetties à cette obligation de maintenir des réserves, pouvaient leur verser un intérêt un peu plus élevé. Il nous a semblé, à nous et au gouvernement, que cela rendait les règles du jeu inéquitables. Et naturellement, nous n'avions pas besoin de ces réserves pour gérer la politique monétaire.

Le sénateur Oliver: Quelle était la valeur approximative des réserves dont les banques à charte ont pu disposer à la suite de cette modification apportée à la Loi sur la Banque du Canada?

M. Freedman: L'importance de ces réserves a diminué avec le temps. La valeur des dépôts en dollars que détenaient les banques à charte à la Banque du Canada s'élevait à 3,5 milliards de dollars en 1983. Elle n'est maintenant que de 500 millions de dollars. Elle a diminué progressivement. Il se trouve que, déjà pendant toute cette période, les dépôts effectués dans les filiales hypothécaires des banques n'étaient naturellement pas assujettis aux exigences concernant les réserves. Ce secteur, qui, soit dit en passant, a connu une croissance prodigieuse, était donc déjà exempté de toute obligation relative au maintien de réserves.

M. Thiessen: La situation était devenue absurde, car toutes les banques avaient intérêt à transférer leurs dépôts et leurs prêts dans leurs filiales hypothécaires, lesquelles n'étaient pas assujetties à l'obligation de maintenir des réserves. En définitive, cela créait dans le système des distorsions qui n'avaient absolument aucun sens.

Le sénateur Oliver: Croyez-vous que le ministère des Finances devrait s'intéresser à ces 3 milliards de dollars qui ont été ainsi libérés?

M. Thiessen: Pas vraiment. Une partie de ces réserves recouvrées permettront normalement aux banques de rétrécir l'écart entre leurs taux d'emprunt et de prêt. Je ne pense pas que les banques en traitent comme de fonds excédentaires qu'elles utiliseraient comme tels.

M. Freedman: Sénateur, c'est non pas de 3 milliards, mais seulement de l'intérêt sur ce montant qu'il s'agit. Au taux actuel, cela représente quelque 120 millions de dollars.

Le sénateur Stewart: Ma première question appelle une réponse purement descriptive. Pourriez-vous nous parler des techniques que vous utilisez pour surveiller l'évolution du taux d'inflation? Faites-vous cet exercice hebdomadairement, mensuellement, trimestriellement ou annuellement? À vous voir affirmer que vous devez être prêts à réagir rapidement à toute éventualité, j'imagine que vous devez jauger la situation assez régulièrement.

M. Thiessen: L'information sur l'indice des prix à la consommation est publiée tous les mois. Nous nous y arrêtons chaque fois, mais nous tenons également compte d'autres facteurs. Nous prenons en considération les indices d'autres prix, comme celui des prix de gros, celui des prix à la production, et cetera. Nous nous interrogeons toujours sur les conséquences potentielles de l'évolution de l'indice des prix à la consommation en relation avec celles de l'évolution des autres indices de prix.

De plus, nous examinons les pressions qui s'exercent sur notre économie sous l'angle de sa capacité ou non de les soutenir, et nous tentons d'établir si ces pressions vont normalement faire bouger à la hausse ou à la baisse l'indice des prix à la consommation. Nous observons en outre l'évolution de la masse monétaire pour voir s'il faut en tirer des conclusions. Voilà essentiellement la façon dont nous procédons en cette matière, monsieur le sénateur Stewart.

Le sénateur Stewart: Il y a eu à Washington une certaine controverse concernant l'exactitude des conclusions que permet de tirer le processus de surveillance ou d'évaluation de l'inflation qu'on utilise aux États-Unis. Cette controverse vous intéresse-t-elle, premièrement, dans la mesure où elle pourrait influer sur l'établissement de la politique du Système de Réserve fédérale aux États-Unis, et, deuxièmement, dans la mesure où elle pourrait nous amener à revoir nos propres techniques d'évaluation ou de surveillance de l'inflation?

M. Thiessen: Cette étude a manifestement suscité énormément d'intérêt dans notre pays. Mais je vais d'abord placer ici deux messages publicitaires, monsieur le sénateur. Premièrement, je tiens à souligner l'excellent travail qu'accomplit Statistique Canada. Dans une large mesure, les distorsions qui ont été décelées aux États-Unis soit n'existent pas au Canada, soit ont été réduites à presque rien par Statistique Canada.

Deuxièmement, je ne puis m'empêcher de faire une publicité en faveur de la Banque du Canada, car nous avons réalisé une étude similaire dès 1993. Nous avions alors constaté une distorsion d'au plus 0,5 p. 100 dans notre indice des prix à la consommation. Nous procéderons bientôt à une nouvelle vérification à la lumière de certaines observations intéressantes qui sont ressorties de l'étude américaine. Il se pourrait fort bien que la distorsion de notre indice soit légèrement plus importante que nous le pensions, mais probablement pas beaucoup.

Essentiellement, il nous semble que l'indice des prix à la consommation est mieux fondé au Canada qu'aux États-Unis. C'est pourquoi nous n'entrevoyons pas que l'écart d'un point de pourcentage par année qu'on a observé aux États-Unis doive s'appliquer au Canada.

Le sénateur Stewart: Néanmoins, si le mode américain d'évaluation de l'inflation est fautif et si les corrections qui devront être apportées à la politique de la Réserve fédérale ont beaucoup d'incidence sur ce qui se passe au Canada, j'imagine qu'il nous faudra modifier notre politique monétaire en conséquence, même si nos mesures de l'inflation sont plus exactes que les leurs, n'est-ce pas? Par exemple, si les Américains, ayant constaté qu'ils avaient surévalué leur taux d'inflation, modifiaient leurs taux d'intérêt en conséquence, cela n'influerait-il pas sur notre politique relative au contrôle de notre masse monétaire?

M. Thiessen: Oui, mais nous n'en continuerions pas moins de viser le rythme d'expansion de la masse monétaire et le taux d'inflation que nous jugerions appropriés pour le Canada. Quand les Américains décideront de relever leurs taux d'intérêt, cette mesure aura un effet sur les taux d'intérêt et de change au Canada, mais elle ne nous empêchera pas, surtout maintenant que nous avons assaini nos finances publiques, de maintenir nos objectifs en matière de maîtrise de la masse monétaire et de l'inflation.

M. Freedman: Il serait peut-être utile d'ajouter que maintenant que les Américains sont conscients de cette distorsion, ils en tiennent compte dans les décisions qu'ils prennent. Compte tenu de l'écart de 1 p. 100 dont il est fait état dans le rapport Boskin, si les Américains pensaient que leur taux d'inflation était de 3 p. 100 et qu'il leur fallait l'abaisser à 1 p. 100, ils pourraient très bien se dire maintenant que leur taux réel est non pas de 3 p. 100, mais de 2 p. 100, même si, à leurs yeux, ce taux demeure trop élevé.

Pour les Américains, la décision de hausser ou non leurs taux d'intérêt n'est pas tellement fonction du taux d'inflation, mais plutôt de la nature des tendances observables et de la vigueur des pressions à la hausse.

Le sénateur Stewart: Nous pourrions poursuivre ainsi longtemps, mais je pense que nous avons labouré la plus grande partie du sol arable. Passons à une autre question qui est directement reliée à la précédente.

À deux reprises, monsieur le gouverneur, vous avez dit que l'économie américaine tournait à pleine capacité. Nous avons parlé des techniques de mesure de l'inflation au Canada. Permettez-moi d'exprimer ces réalités en termes bien simples. Disons que les prix aux États-Unis montent parce que l'économie américaine tourne à plein régime. Cela se traduirait par une hausse des prix des biens et services importés au Canada depuis les États-Unis. On peut donc présumer qu'une hausse des prix aux États-Unis exercerait une pression à la hausse sur les prix des exportations canadiennes.

Dans quelle mesure le taux d'inflation au Canada est-il influencé par le taux d'inflation aux États-Unis? Quelle proportion du panier dont vous vous servez pour faire vos calculs est indépendante des prix des biens aux États-Unis? Prenons un exemple simple, celui des agrumes.

M. Thiessen: Certes, l'élément importation dans les dépenses de consommation des Canadiens est passablement important. Ce que vous en dites est tout à fait juste. Si les prix montent aux États-Unis, il nous faudra payer plus cher les biens que nous importons de ce pays.

Une des raisons pour lesquelles nous pouvons avoir notre propre politique monétaire et nos propres objectifs concernant l'inflation est notre taux de change. Ce à quoi on peut s'attendre si le taux d'inflation américain est supérieur au nôtre, c'est que le dollar canadien s'apprécie progressivement. Si l'écart entre les prix canadiens et américains était, par exemple, de 2 points de pourcentage en moyenne -- ce qui ne saurait se produire tous les mois ou toutes les semaines --, on verrait le dollar canadien s'apprécier de quelque 2 p. 100 par année en regard de la devise américaine.

Le sénateur Stewart: Cela nous ramène à notre point de départ, quand je vous ai demandé si vous faisiez vos évaluations hebdomadairement, mensuellement ou trimestriellement. Vous parlez d'une appréciation progressive de la valeur du dollar canadien et d'une appréciation moyenne. Cette moyenne est-elle établie sur un an, sur cinq ans ou sur vingt ans? Que veut dire le mot «moyenne» dans ce contexte?

M. Thiessen: Je ne saurais vous donner une réponse précise à cet égard, parce qu'il y a tellement d'autres facteurs qui peuvent parallèlement influer sur le cours de notre dollar. Dans le cas, par exemple, où l'écart entre nos taux d'inflation respectifs mènerait normalement à une appréciation de 2 p. 100 par année de la devise canadienne, s'il survenait un effondrement du cours de certaines denrées -- de celui du blé, par exemple --, il en résulterait une pression à la baisse sur la valeur de notre dollar. Le dollar réagit à tellement de facteurs que je vois mal comment je pourrais vous dire qu'un écart donné entre les taux d'inflation dans nos deux pays aurait exactement telle ou telle incidence sur le cours de notre devise.

Il n'en demeure pas moins qu'en moyenne, sur une période d'un an ou deux, on noterait normalement une telle appréciation. Toutefois, j'en conviens avec vous, on n'observera pas nécessairement un tel phénomène au mois ou à la semaine près. L'indice canadien des prix à la consommation pourra subir des fluctuations, mais l'expérience des dernières années nous révèle que nous sommes vraiment en mesure de gérer notre économie en maîtrisant l'inflation fort efficacement et avec plus de succès que les Américains.

Le sénateur Stewart: En gros, quelle place occupent nos importations depuis les États-Unis dans le panier de biens et services que vous utilisez pour mesurer l'inflation au Canada?

M. Thiessen: Vous me posez là une bonne question. Étant donné que les importations représentent environ 20 p. 100 de notre PIB, et que 80 p. 100 de ces importations viennent des États-Unis, la place qu'occupent dans notre panier nos importations depuis les États-Unis devrait être d'environ 16 p. 100 de l'ensemble. C'est un chiffre approximatif que je vous donne sous toutes réserves, monsieur le sénateur. Cette proportion est peut-être plus importante dans le cas des biens de consommation. Ce serait un calcul intéressant à faire, sénateur. Je me propose de trouver la réponse dès mon retour au bureau.

Le sénateur Grafstein: Je ne suis pas membre de ce comité, mais son président a eu l'amabilité de m'inviter une fois de plus à participer à ses délibérations.

Monsieur le gouverneur, je vous ai posé la dernière fois une question qui, j'en suis ravi, nous a porté bonheur. Je vous avais demandé de nous faire l'historique des écarts entre les taux d'intérêt réels canadiens et américains et de nous dire pourquoi nous traînions derrière les Américains à cet égard. Et voilà que vous avez réglé le problème, ce qui m'incite à vous en soumettre maintenant un autre encore plus difficile à résoudre.

Vous avez fait état de la difficulté que nous avons à créer des emplois dans un contexte où notre économie est en pleine mutation. Il ne fait aucun doute dans l'esprit de beaucoup de gens que, si les emplois sont bien plus rares au Canada qu'aux États-Unis, c'est que notre économie ne fonctionne pas à plein régime comme, bien sûr, nous le souhaiterions tous. Un taux de chômage de 5 p. 100 plutôt que de 10 p. 100 ne peut être qu'extrêmement avantageux pour une économie.

J'ai l'habitude des discussions portant sur des problèmes micro-économiques. Je sais qu'ici on traite normalement de questions macro-économiques. Permettez-moi quand même de vous faire part de ma micro-analyse au cas où vous pourriez éclairer un peu ma lanterne.

Le problème, c'est que le Canada n'a pas réussi à reconvertir son économie au même titre que les États-Unis l'ont fait pour la leur, par exemple. Il n'est pas parvenu à passer d'une économie désuète à une économie moderne, fondée sur la technologie et axée sur la recherche de valeur ajoutée. Nous sommes une nation commerçante, et il nous faut mettre l'accent sur la fabrication de produits à valeur ajoutée, surtout que notre propre marché est de plus en plus envahi par des produits de partout dans le monde qui se vendent meilleur marché que nos produits traditionnels.

La raison qu'on avance pour expliquer notre retard, c'est que nous ne parvenons pas à nous entendre entre nous sur un certain nombre de points cruciaux, de nature politique et commerciale. Par exemple, notre taux d'analphabétisme est dramatiquement plus élevé que celui de bien des pays développés. Suivant les statistiques dont j'ai pris connaissance hier, où l'on comparaît le Canada et le Chili, notre taux d'analphabétisme se situerait quelque part entre 18 et 35 p. 100, contre 4 p. 100 au Chili.

Au Canada, on diminue les dépenses de R-D alors qu'on les augmente dans les autres pays de l'OCDE. La semaine dernière, au cours d'une séance de comité où l'on étudiait la question de l'enseignement postsecondaire, on nous a appris que nous étions derrière tous les pays développés, à l'exception peut-être de l'Italie, en ce qui concerne l'importance accordée à la R-D.

Quant à l'accueil d'étudiants étrangers, aux États-Unis, 10 p. 100 des étudiants viennent d'autres pays, contre 3 p. 100 au Canada. Dans des secteurs micro-économiques comme celui des études postsecondaires -- et il en va de même au niveau secondaire --, nous traînons derrière les autres pays pour ce qui est de l'investissement. La faute n'est toutefois pas imputable à un seul gouvernement. Ce qui semble nous faire généralement défaut, c'est une volonté politique commune de nous orienter résolument vers une nouvelle économie tournée vers l'avenir et fondée sur le savoir et la technologie. Nous sommes en déficit à cet égard.

J'aimerais savoir ce que vous pensez de tout cela. Trouvez-vous que mon analyse est juste, en gardant à l'esprit que vous nous avez présenté une analyse très positive de la manière dont la banque s'acquitte de son mandat? Passons maintenant du général au particulier.

M. Thiessen: Certaines des observations du sénateur ne sont pas vraiment de mon ressort. J'hésite un peu à m'avancer aussi loin.

Vous avez dit que nous n'avions pas aussi bien réussi que les Américains à relever le défi de la reconversion économique. Jusqu'à un certain point, c'est une question de décalage dans le temps. Les Américains se sont attelés à cette tâche avant nous, dès le milieu des années 80. Nous n'avons vraiment entrepris de le faire qu'au début des années 90. Autrement dit, nous nous y sommes pris tard.

À mon sens, une des conséquences déplorables de la période inflationniste des années 80, c'est qu'elle a retardé le moment où nous aurions dû commencer à reconvertir notre économie pour entrer dans l'ère de la technologie et de la libéralisation des marchés. Encore là, nous avons pris du retard, et les Américains ont pris de l'avance. Je dois dire à notre décharge que les Américains s'y sont mis avant tout autre pays. Ils s'y sont pris très tôt. Les nouvelles économies asiatiques partent nécessairement de zéro, mais les États-Unis ont eu la sagesse de prendre le départ avant tous les autres pays industrialisés. Nous avons encore passablement de chemin à faire pour rattraper ce retard.

De ce point de vue, il n'est pas étonnant que nous trouvions que les vents contraires soufflent plutôt fort dans notre environnement économique. Je crois que ce qui nous arrive est très positif.

Il ne fait aucun doute que certains des micro-domaines que vous avez mentionnés sont importants. Toutefois, je ne m'y connais pas suffisamment pour me prononcer sérieusement sur leur importance relative. Je serais étonné que notre taux d'analphabétisme soit pire que celui des États-Unis, si c'est à ce pays qu'il nous faut normalement nous comparer.

Quant à l'évaluation de nos efforts de R-D, il se peut que vos données soient exactes, bien que, à ma connaissance, nous ayons terriblement de problèmes à mesurer ce qu'il en est.

J'ai le sentiment que les situations que vous avez décrites revêtent de l'importance. Il ne fait pas l'ombre d'un doute que notre marché du travail n'est pas aussi souple que le marché du travail américain, qui n'a d'ailleurs à cet égard son pareil nulle part au monde. Je ne cesse de m'étonner de voir les Américains accepter de déménager d'un bout à l'autre de leur pays dans l'espoir de trouver un emploi. Quand la Nouvelle-Angleterre, au sortir de sa période d'expansion des années 80, a soudainement dû faire face à un ralentissement de son activité économique, on a vu un nombre impressionnant de gens se déplacer vers le sud-ouest des États-Unis. Ce ne sont pas des choses qui se produisent fréquemment au Canada, ni, à ma connaissance, dans aucun autre pays industrialisé. Force nous est d'admettre d'ailleurs qu'aucun autre pays industrialisé n'a un taux de chômage aussi faible que les États-Unis.

Ce sont des questions auxquelles il n'est pas facile de trouver réponse. Si nous nous y retrouvions aussi bien que nous le souhaiterions, il n'y aurait pas de taux de chômage aussi élevé où que ce soit dans le monde.

L'OCDE a réalisé une très importante étude sur la question du chômage. Elle m'a impressionné. On y insiste beaucoup sur l'adaptabilité, la formation et l'éducation de la main-d'oeuvre.

M. Freedman: Une des choses qu'il est réconfortant de constater, c'est la croissance de nos exportations, qui a été particulièrement manifeste, ces dernières années, dans les secteurs non traditionnels. Dans les secteurs autres que l'automobile, nous avons marqué des progrès remarquables notamment aux États-Unis, mais même outre-mer. Quand on m'a appris que nous en étions rendus à exporter même des machines-outils vers l'Allemagne, j'ai cru que nous avions enfin atteint le millénium. C'est une chose à laquelle je ne me serais pas attendu.

Nous n'en sommes certes pas encore à notre meilleur, mais nous avons déjà de bonnes raisons de nous réjouir. Nous devons mieux former notre main-d'oeuvre. Il y a deux jours, un ingénieur d'Ottawa me disait que nous connaissons actuellement une pénurie d'ingénieurs. Voilà qui nous interpelle sur l'intéressante question de savoir comment nous allons répondre aux besoins du futur.

Une des raisons pour lesquelles il est important d'avoir des politiques monétaire et budgétaire saines, c'est qu'elles constituent un passage obligé dans la recherche de solutions à nos micro-problèmes les plus épineux. Quand les politiques maîtresses sont déficientes, c'est d'abord à ce problème qu'il faut absolument remédier. Mais du moment que les politiques monétaire et budgétaire sont judicieuses, on peut s'attaquer à des problèmes plus complexes d'ordre structurel du genre de ceux que vous soulevez. Il s'agit là de questions fort compliquées qu'on ne saurait régler dans un contexte global malsain.

Le sénateur Grafstein: Là encore, je trouve que nous vivons dans deux mondes. Tout un chacun considère ce siècle comme celui de l'éducation, de la technologie et des sciences. Pourtant, à cause de votre politique de réduction du déficit, de lutte contre l'inflation, c'est tout notre système de valeurs qui est remis en question. Pour atteindre nos objectifs macro-économiques, nous devons, par exemple, sabrer les budgets de l'éducation. C'est ainsi qu'en Ontario -- je suis un représentant de l'Ontario --, comme ce fut le cas en Alberta, le système d'éducation est actuellement soumis à d'importantes contraintes. Il ne nous reste qu'à espérer que ces contraintes auront au moins des conséquences positives et amèneront le secteur de l'éducation à revoir pour le mieux ses structures organisationnelles.

Mais on semble faire de mauvais choix ou poursuivre des objectifs qui ne sont pas toujours parfaitement conciliables. Je veux bien qu'on remette de l'ordre dans notre économie, mais il m'apparaît troublant qu'il faille à cette fin sabrer ainsi les dépenses en éducation, en R-D, et en recherche scientifique, sociale ou technique.

Les porte-parole du conseil des ingénieurs nous ont dit l'autre jour à un autre comité que leurs budgets étaient bloqués depuis cinq ans, et pourtant, les diplômés des premier, deuxième et troisième cycles en génie sont encore en demande. Les politiques semblent mal coordonnées, en partie à cause de l'acharnement de la banque à vouloir lutter à tout prix contre l'inflation. Mon analyse est-elle juste?

M. Thiessen: Non, je ne le crois pas, monsieur le sénateur. Naturellement, je ne puis commenter les décisions des gouvernements de réduire ou d'augmenter leurs dépenses à tel poste budgétaire plutôt qu'à tel autre. Il reste que la situation financière dans laquelle nous nous étions placés était très grave et devait être redressée. Nous ne pouvions absolument pas laisser aller les choses et continuer tout bonnement de dépenser pour des motifs que nous jugions par ailleurs valables et importants. Nous n'avions pas ce choix. Si nous avions agi de la sorte, nous aurions vécu pire situation que celle que nous avons connue en 1995, une période singulièrement difficile où le cours de notre dollar chutait et où les taux d'intérêt grimpaient à des niveaux inquiétants.

Pour calmer les marchés financiers, nous avons été forcés de resserrer temporairement nos conditions monétaires. Autrement, nous aurions perpétué une situation où les investisseurs avaient de moins en moins confiance dans notre devise. Le tableau n'était vraiment pas réjouissant. Il était lourd de conséquences pour les Canadiens. En maintenant cet état de choses, les taux d'intérêt seraient demeurés anormalement élevés, de sorte qu'il nous aurait fallu verser davantage d'intérêts à nos créanciers étrangers, consacrer une plus grande part de notre revenu national au paiement de ces intérêts dont le taux élevé découlait de l'inquiétude que notre situation suscitait chez les investisseurs. Une telle situation aurait été bien plus coûteuse à longue échéance que l'orientation que nous avons fini par adopter.

Le sénateur De Bané: Monsieur Thiessen, je tiens à vous parler de la question de la séparation du Québec. Sur le plan sociologique, cette question a manifestement divisé la société québécoise. Sur le plan politique, elle a accaparé énormément d'énergie sur la scène fédérale et sur la scène provinciale.

Parlez-moi de l'incidence que le seul risque de fractionnement du Canada peut avoir sur les taux d'intérêt. Les experts de la Banque du Canada ou d'autres personnes dans les milieux savants ont-ils fait des études sur ce qu'il en a coûté, en versement d'intérêts anormalement élevés, au gouvernement du Québec, à celui du Canada, aux autres gouvernements provinciaux et aux consommateurs depuis ces 20 ans où il est question d'une possible rupture du Canada? Personne n'a-t-il fait de recherche sur les dépenses supplémentaires que ce facteur a entraînées pour les gouvernements et les consommateurs? Y a-t-il eu des études sur cette question?

M. Thiessen: Il y a eu toutes sortes d'études. Il est incroyablement difficile de déterminer quelle proportion de la hausse des taux d'intérêt que nous avons connue au Canada jusqu'en 1996 peut être attribuable à l'incertitude entourant la situation politique au Québec. Quelle proportion doit être attribuée à la situation budgétaire que, semble-t-il, on n'avait pas réussi à contrôler avant les budgets fédéraux en 1995, puis ceux de l'Ontario et du Québec en 1996? Le problème, c'est qu'on ne peut pas vraiment dissocier ces deux facteurs. Non seulement on ne peut pas les dissocier, mais ils sont interdépendants.

S'il existe de l'incertitude politique, l'investisseur s'en trouvera d'autant plus inquiet que la situation budgétaire est précaire, tout comme l'incertitude politique ajoutera à l'inquiétude que susciteraient déjà des finances publiques malsaines. Les deux sont intimement reliés. J'imagine vraiment mal que quelqu'un puisse arriver à prétendre que l'écart en question représenterait, par exemple, 2 points de pourcentage. Si certains le font, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils agissent alors d'une façon qui répugne à l'intelligence.

Il n'est d'ailleurs pas davantage possible d'établir sérieusement dans quelle mesure des projets d'investissement ne se sont jamais réalisés non seulement parce que les taux d'intérêt étaient plus élevés que normalement, mais également du fait qu'on s'inquiétait de la conjoncture. Ce genre d'analyse est incroyablement difficile à faire. Personne n'est encore parvenu à des conclusions réputées crédibles en cette matière.

Le sénateur De Bané: Vous nous avez expliqué combien cette question est complexe. Pour ma part, ce qui me préoccupe surtout, c'est que cette situation me semble coûter cher à tous les Canadiens, qu'ils soient de Terre-Neuve, de la Colombie-Britannique, ou d'ailleurs. Il leur en coûte plus cher pour vivre à cause de cette incertitude. N'est-ce pas que j'ai raison?

M. Thiessen: Sur ce point, je suis porté à vous donner raison. Il y a un tribut à payer pour l'incertitude politique. Il peut s'ensuivre, par exemple, des primes de risque sur nos emprunts ou des taux d'intérêt majorés. Le Canada étant un marché national, ce sont les taux d'intérêt qui sont exigés partout au pays qui sont touchés. De là à estimer l'ampleur ou l'importance de ces conséquences, je ne suis pas en position de le faire.

Le sénateur De Bané: Seriez-vous d'accord avec moi pour dire que tous les Canadiens -- à commencer par les Québécois -- ont dû payer leur part de la note découlant de cette incertitude politique?

M. Thiessen: L'incertitude politique a un prix, j'en conviens. Tous les Canadiens en subissent les conséquences.

Le sénateur De Bané: Si, à l'inverse, cette menace disparaissait demain de notre paysage politique, n'est-ce pas que cela aiderait non seulement l'économie du Québec, mais celle du Canada tout entier?

M. Thiessen: Vous avez raison, mais il serait toutefois difficile d'établir actuellement dans quelle mesure nos économies s'en porteraient mieux.

Depuis la tenue du référendum, il est étonnant de noter à quel point ces questions ne préoccupent plus les intervenants sur les marchés financiers. Je songe non seulement à ceux qui s'occupent d'échanges commerciaux, mais également aux investisseurs et aux gestionnaires de portefeuilles. On n'en entend plus guère parler maintenant.

Étant donné que l'écart entre les taux d'intérêt canadiens et américains s'est rétréci, il est difficile de se prononcer sur l'ampleur de l'incertitude qui subsiste. Elle demeure toujours présente, mais on ignore dans quelle mesure elle porte à conséquence.

Le sénateur De Bané: Admettez-vous que s'il y avait un référendum demain et que les sondages prévoyaient la victoire des séparatistes, les marchés monétaires réagiraient promptement?

M. Thiessen: Oui.

Le sénateur Angus: Monsieur le gouverneur, vous nous avez brossé, grosso modo, un tableau franchement optimiste et bien rose de l'état de l'économie canadienne. Vous êtes satisfait de vos politiques. Notre taux d'inflation est peut-être inférieur à 1,5 p. 100.

Venant du Québec, moi et plusieurs de mes collègues québécois sommes inquiets du fait que notre situation économique à nous ne soit pas rose du tout; elle est au contraire léthargique et, disons-le franchement, stagnante. Comme le sénateur Hervieux-Payette l'a mentionné, l'immeuble qui abritait autrefois la Banque du Canada est inoccupé et à vendre, mais il y a beaucoup d'autres bâtiments qui sont dans cet état.

Dans le secteur le plus fréquenté de Montréal, en plein coeur de la ville, on voit sur chaque rue de nombreux immeubles placardés. Le taux de chômage s'y situe bien au-delà de celui dont nous avons parlé ce matin.

Mes croyances en matière économique me viennent de ma formation universitaire où il était question d'approche keynésienne et d'interventions gouvernementales propres à amorcer le développement. J'ai vécu la période de l'économie de l'offre, où l'on s'efforçait d'imaginer des mesures susceptibles de redresser les situations difficiles. Le sénateur Oliver a également rappelé la vision de Pierre Fortin suivant laquelle une politique axée sur le maintien d'un faible taux d'inflation pouvait avoir des effets pervers, puisqu'elle a comme conséquences caractéristiques, entre autres, d'engendrer un taux élevé de chômage ou de déboucher potentiellement sur le chômage et sur des récessions.

Nous avons vu dans les années récentes ce que peuvent nous coûter les récessions. En essayant d'imaginer des moyens de remédier à des situations comme celle que je vous ai décrite à propos du Québec, je suis conscient de la façon dont vous entendez vous acquitter de votre mandat qui consiste à établir les conditions monétaires.

N'admettez-vous pas qu'en orientant différemment votre politique, vous pourriez contribuer à l'amélioration de la situation au Québec? Vous n'êtes pas d'accord avec M. Fortin, mais n'oublions pas que le Québec, c'est le tiers du Canada. Je suis sûr que vous n'allez quand même pas, comme solution, suggérer aux travailleurs québécois d'aller se chercher des emplois ailleurs au Canada, d'être aussi mobiles que le sont les Américains. Que pouvons-nous faire à cet égard, monsieur?

M. Thiessen: Je ne souscris pas à votre analyse, monsieur le sénateur. Les récessions que nous avons subies au cours des 20 dernières années sont attribuables à un niveau d'inflation trop élevé et non trop bas.

En période d'inflation élevée, on assiste à des flambées de spéculation comme celles des années 70 et de la fin des années 80. Ces flambées spéculatives ont entraîné les pires récessions que nous ayons connues dans l'après-guerre. Cela vaut pour les autres pays aussi bien que pour le Canada. Les récessions sont normalement beaucoup moins graves quand elles ne s'ajoutent pas à un problème d'inflation. Je maintiens que non, les politiques de faible inflation n'ont pas causé ces récessions. C'est l'inflation élevée qui les a engendrées.

Je vous ferai également remarquer que dans les régions du Canada où l'on a de graves problèmes structurels, ce qui est manifestement le cas au Québec mais aussi ailleurs, les mesures de redressement sont beaucoup plus efficaces si l'inflation est faible. Il est alors beaucoup plus facile de prendre des décisions à long terme.

Il est remarquable qu'en période d'inflation élevée, on se cantonne dans les jugements à court terme. Nous en sommes alors réduits à nous demander si nous pouvons espérer réaliser tel ou tel gain l'an prochain ou dans deux ans. Si nous voulons changer la situation structurelle au Québec et ailleurs, nous devons pouvoir prendre des décisions à long terme. Or, les décisions à long terme se prennent mieux quand l'inflation est faible et qu'il y a moins d'incertitude.

Je crois que la politique que nous poursuivons constitue le fondement le plus apte à permettre aux décideurs d'adopter des mesures propres à redresser la situation au Québec. Elle ne saurait leur nuire, bien au contraire.

Le sénateur Angus: Vous ne souscrivez pas à mon analyse sur les moyens à prendre pour résoudre ces problèmes, mais vous reconnaissez que les conditions qui existent au Québec sont mauvaises.

M. Thiessen: Oh! il est indéniable que la situation y est plutôt difficile.

Le sénateur Angus: Monsieur le gouverneur, je veux m'assurer que j'ai bien compris votre recette, car je pense qu'elle rappelle clairement que le sénateur Kolber a fini par obtenir réponse à sa question ce matin. Vous estimez que nous devons maintenir la politique actuelle de faible taux d'inflation, que nous devons agir de manière à restructurer l'économie du Québec, et que nous devons faire l'impossible pour stabiliser la situation politique afin d'attirer de nouveau les investisseurs qui boudent le Québec. Vous êtes d'accord, n'est-ce pas?

M. Thiessen: Oui, je le suis.

J'ai remarqué quelque chose d'intéressant à propos du Québec. Je ne prétends pas connaître en détail l'économie de cette province, mais ce qui me frappe lorsque nos gens vont visiter des entrepreneurs au Québec, ce qu'ils font d'ailleurs régulièrement, c'est la différence entre ceux qui font du commerce d'exportation et ceux dont les activités ne s'adressent qu'au marché intérieur. Le secteur des exportations au Québec, du moins en partie, s'en tire très bien, merci. Le problème, c'est que l'économie intérieure est mal en point.

Le sénateur Kolber: Elle ne va pas très bien à cause du Québec.

Le sénateur Angus: En raison de l'instabilité.

Vous n'êtes peut-être pas au courant, mais le dernier témoin que nous avons entendu, à 9 heures du matin lundi dernier, était le ministre des Finances, l'honorable Paul Martin. C'est toujours un plaisir de dialoguer avec lui. Nous notons que vous avez pu dialoguer indirectement avec lui sur la question de savoir quel devrait être notre seuil de plein emploi au Canada. J'aimerais que vous nous éclairiez un peu sur cette question. Si je ne m'abuse, dans le cas des États-Unis, ce serait un taux de chômage se situant quelque part entre 5 et 5,3 p. 100. C'est d'assez près ce qu'on entend généralement par seuil théorique de plein emploi. Le taux de chômage au Canada est de 9,7 p. 100, et il est encore plus élevé dans les régions défavorisées. Vous auriez dit que le seuil de plein emploi devrait être aux alentours de 8 p. 100, et peut-être même un peu en haut de 8 p. 100. Pourtant, d'après le ministre des Finances, ce seuil devrait être à peu près le même qu'aux États-Unis. Il correspondrait donc à un taux de chômage d'à peine 5 p. 100. Nous aimerions que vous nous rassuriez à cet égard.

M. Thiessen: Je suis heureux que vous me posiez cette question, sénateur, car je tiens effectivement à vous tirer d'inquiétude. Que diriez-vous si je vous affirmais que j'ai été mal cité?

Le président: Je puis vous assurer que quiconque parmi nous autour de cette table est en politique depuis un certain temps a déjà eu plusieurs fois l'occasion de prononcer ces mêmes mots.

Le sénateur Angus: Je m'attendais à ce que vous commenciez par cette phrase, monsieur. Je respecte votre réponse, mais pourriez-vous nous l'expliciter, s'il vous plaît?

M. Thiessen: Très volontiers.

La Banque du Canada ne gère pas la politique monétaire en se fondant sur quelque vague notion de ce que devrait être un taux de chômage minimum acceptable. Il n'est pas possible de connaître suffisamment la structure d'une économie pour pouvoir effectuer un tel calcul, sauf en s'accordant une marge d'erreur considérable. Nous avons fait des recherches sur cette question. D'ailleurs, nous avons publié, il y a environ dix ans, une étude portant sur ce calcul, et c'est de là que vient ce 8 p. 100. Nous avions également pris soin de signaler à ce moment-là que ce calcul comportait une très importante marge d'erreur. Cette question m'a été posée, je pense, lors d'une conférence de presse au sortir de notre comparution de l'an dernier et j'avais alors répondu que nous n'élaborions pas la politique monétaire en fonction de tel ou tel taux de chômage présumé naturel ou d'un quelconque calcul visant à établir ce qu'est un taux de chômage non accélérationniste, le fameux NAIRU, en anglais.

De toute façon, il s'agit d'un calcul qui ne peut nullement être précis. L'économie est autrement plus complexe que cela.

Ce qui est intéressant à observer aux États-Unis, c'est que ce que les économistes considèrent comme étant probablement un taux de chômage non accélérationniste minimum ne cesse de baisser. Vous voyez, c'est un des avantages d'un bas taux d'inflation; il nous laisse une marge de manoeuvre. Ce que les Américains ont fait plutôt bien, c'est d'exercer constamment une pression à la baisse sur l'inflation. Il en est résulté que leur taux de chômage est actuellement beaucoup plus bas que le seuil minimum qui, suivant la plupart des experts, ne devait pas être franchi sous peine de déclencher une poussée inflationniste.

Le sénateur Angus: Leur taux d'inflation demeure pourtant le double du nôtre, n'est-ce pas?

M. Thiessen: D'accord, mais il s'est maintenu à la baisse et non à la hausse. En tenant compte des éléments volatils, le taux d'inflation réel se ramène à 2,5 p. 100. Si on s'est vraiment trompé de 1 p. 100, on obtient donc un taux passablement bas.

À mon sens, il est plutôt vain de calculer quel taux de chômage minimum il nous serait possible ou permis d'atteindre. J'espère que, lorsque nous serons parvenus à faire tourner notre économie à ce qui semblera être sa pleine capacité, nous ferons le même genre d'exercice probant. Je ne voudrais pas préjuger du niveau auquel notre taux de chômage aura alors baissé.

Le sénateur Angus: Merci beaucoup, monsieur le gouverneur. Vos réponses ont été très éclairantes.

Le sénateur Stewart: Vous avez parlé tout à l'heure, monsieur le gouverneur, d'une fourchette cible de 1 à 3 p. 100 d'inflation. Pourquoi ne visez-vous pas un taux d'inflation nul?

M. Thiessen: Je pense qu'il est trop tôt pour prédire quel taux nous devrions viser exactement. Nous avons passé 20 ans avec un taux d'inflation passablement élevé. Il a été en moyenne d'environ 7 p. 100 durant la plus grande partie des années 70 et 80, et au début des années 90. Cela fait maintenant quatre ans qu'il se tient bas. Nous devons faire des calculs pour établir à quel taux notre économie peut demeurer saine et à l'abri des contraintes susceptibles de nuire à son bon fonctionnement. Il nous reste encore des calculs à faire.

Notre marge d'erreur reflète-t-elle la réalité ou non? Il est trop tôt, à mon avis, pour en juger. Mais avant la fin de 1998, le ministre des Finances et moi-même discuterons de nouveaux de ce que devrait raisonnablement être notre nouvelle fourchette. D'ici là, je n'y vois que mystère.

Le président: Monsieur le gouverneur, au nom de tous les membres du comité, je tiens à vous remercier encore une fois d'avoir pris le temps de venir nous rencontrer. Notre séance a été des plus agréables et fructueuses. Nous avons beaucoup appris à votre contact ce matin, et nous espérons que vous aurez trouvé cet exercice suffisamment supportable pour accepter de nous revenir l'an prochain.

M. Thiessen: Monsieur le président, c'est avec grand plaisir que mes collègues et moi-même acceptons chaque année votre invitation. Je pense que cette possibilité qui nous est donnée de comparaître annuellement devant vous est un des principaux moyens dont dispose la banque centrale pour rendre compte au Parlement de son intendance, comme elle est tenue de le faire dans cette société démocratique qu'est la nôtre. Nous avons vivement apprécié notre échange de vues d'aujourd'hui.

La séance est levée.


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