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Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 9 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 23 octobre 1996

Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 h 30 pour examiner et rendre compte de l'importance croissante de la région Asie-Pacifique pour le Canada, en prévision de la prochaine conférence sur la coopération économique en Asie-Pacifique qui doit se tenir à Vancouver à l'automne 1997, l'Année canadienne de l'Asie-Pacifique.

Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, nous reprenons cet après-midi nos travaux sur les relations qui existent entre le Canada et la région Asie-Pacifique. Nous allons d'abord entendre les témoignages de deux experts, après quoi je demanderais aux membres du comité de rester ici pour discuter à huis clos des travaux futurs du comité. Nous avons quelques problèmes pratiques à régler.

L'un de nos témoins est le professeur H. Edward English, un diplômé de l'Université de la Colombie-Britannique et de l'Université de la Californie à Berkeley, qui a été professeur d'économie politique à l'Université Carleton de 1966 à 1992. Entre 1968 et 1973 il a été directeur de la School of International Affairs de cette université. Il a occupé divers autres postes pendant qu'il était en détachement. Il a été directeur de la recherche à la Private Planning Association of Canada, l'ancêtre de l'Institut C.D. Howe, sous-ministre adjoint de la Consommation et des Corporations et directeur des études canadiennes à la School of Advanced Studies de l'Université Johns Hopkins.

Son engagement dans la région Asie-Pacifique a commencé en 1968 quand il s'est joint au comité directeur de la Conférence sur le commerce et le développement dans le Pacifique. Depuis lors, il s'intéresse aux questions concernant cette région en participant aux travaux du Conseil de la coopération économique dans le Pacifique.

Je pourrais vous en dire beaucoup plus, honorables sénateurs, mais je crois que cela suffit -- mais était-ce vraiment nécessaire? -- pour établir à quel point le professeur English peut être utile au comité.

Notre deuxième témoin est le professeur Ozay Mehmet. De 1968 à 1976 le professeur Mehmet a enseigné à l'Université d'Ottawa. Depuis 1968, il enseigne l'économie du développement à la Norman Paterson School of International Affairs de Carleton. Pendant qu'il était en détachement de cette université entre 1991 et 1993, il a été conseiller technique en chef à Jakarta d'un projet conjoint de l'Organisation internationale du travail et du Programme des Nations Unies pour le développement. Il a aussi rempli de nombreuses missions comme conseiller en Asie, notamment auprès de la Banque mondiale en Malaisie en 1979 et au Bangladesh en 1986-1987; auprès de l'Organisation internationale du travail en Malaisie, en Thaïlande et en Jordanie; auprès de l'ACDI en Malaisie, en Jordanie, en Turquie, en Indonésie et au Ghana; et auprès de la U.S. Aid, de nouveau en Indonésie. Il a beaucoup écrit sur le développement, notamment dans le domaine des ressources humaines.

S'il y en a parmi vous qui veulent connaître les titres de ses ouvrages, j'en ai la liste ici, et je vous donnerai volontiers la chance de la photocopier.

Nous allons d'abord écouter le professeur English. Je crois qu'il va nous faire une déclaration préliminaire, après quoi nous pourrons décider si nous voulons lui poser des questions avant de passer au deuxième témoin.

La parole est à vous, monsieur.

Le professeur H. Edward English, Norman Paterson School of International Affairs, Université Carleton: Monsieur le président, je vous remercie de me donner l'occasion de m'adresser à votre comité aujourd'hui. Il m'est arrivé une fois de comparaître devant le comité mixte, et j'ai trouvé cela très enrichissant. Je m'attends à revivre la même expérience aujourd'hui. À l'université, on peut s'attendre à se faire questionner; alors n'hésitez pas à le faire.

Ma déclaration est quelque peu provocante, en ce sens que je formule des idées qui peuvent être considérées comme excentriques, mais uniquement d'après certaines normes. Nous verrons bien.

J'aime bien que ma pensée soit au point quand je m'adresse à un groupe, notamment un groupe comme celui-ci, qui s'intéresse à l'actualité. Par conséquent, j'ai intitulé mon document «Identité et unité canadiennes: un rôle pour les initiatives internationales, notamment grâce à la coopération économique en Asie-Pacifique». Cela vous donne un avant-goût des idées qu'il renferme.

La position du Canada dans l'économie mondiale, et peut-être aussi sur les questions de politique et de sécurité, peut être intimement reliée à sa capacité de maintenir et de renforcer son unité nationale.

Moins nous accordons d'attention aux initiatives internationales, plus nous sommes susceptibles d'essayer d'exagérer notre régionalisme et de favoriser différentes priorités dans différentes régions du pays.

Cela pourrait renforcer notre dépendance par rapport aux relations et priorités Canada-États-Unis choisies par notre voisin du Sud. Je m'empresse d'ajouter que je ne suis pas anti-américain. Je dis cela en tenant compte de l'importance relative de ce facteur.

Par exemple, je m'inquiète au sujet des propositions formulées récemment par mon collègue, Tom Courchene, qui prône une décentralisation des pouvoirs vers les gouvernements provinciaux sous prétexte que la majorité d'entre eux dépendent essentiellement de liens économiques tissés avec les États-Unis. Alors pourquoi ne pas confier toute la direction de l'économie aux provinces? Ce serait une conséquence logique. Cela néglige à la fois l'importance du commerce interprovincial et la diversité des différents secteurs de spécialisation des régions canadiennes.

L'intérêt du gouvernement Harris envers ce genre de raisonnement semble refléter une tendance à l'esprit de clocher en Ontario. Et je ne suis pas le seul à le dire; d'autres aussi ont dit la même chose. Il faut bien sûr que cela soit temporaire si l'Ontario veut reprendre son rôle de centre d'industrialisation du Canada.

Dans le domaine du développement des ressources humaines et autres sources de progrès technologique, le gouvernement fédéral a déjà joué un rôle original reflété, entre autres, par l'émergence d'une Silicon Valley du Nord, ici à Ottawa. Il est essentiel que les gouvernements nationaux jouent un plus grand rôle dans le développement d'une histoire commune et d'une base technologique commune.

Nous sommes le seul membre de l'Organisation de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) qui n'a pas de ministère fédéral de l'Éducation. L'importance de liens économiques étroits et solides avec les États-Unis va se maintenir, mais les 75 à 80 p. 100 constants de notre part qui sont considérés comme bilatéraux font l'objet de critiques pour des raisons de mesure et encore plus à cause de la probabilité que ce pourcentage va décroître. Mais, avant tout, il est déjà facilement démontrable que les États-Unis ne sont plus la puissance dominante ni dans le commerce international et autres transactions, ce qu'ils étaient jusqu'aux années 70, ni dans la définition d'une politique optimale et de longue durée et d'un cadre institutionnel.

Il y a maintenant près de 200 nations, et l'unité du groupe économique élitiste des sept -- dont nous sommes le dernier membre -- est incertaine et discutable. Les indices des éléments les plus importants des institutions futures sont une combinaison d'institutions régionales et multilatérales qui, ensemble, peuvent répondre aux besoins de tout un éventail de pays à différents stades de développement et de l'évolution des relations qu'ils entretiennent entre eux.

C'est là la toile de fond de mon sujet.

Pour identifier l'importance relative des institutions et méthodes régionales et multilatérales de gestion des transactions économiques internationales, je me reporte à une annexe qui figure peut-être dans le document que j'ai remis à votre personnel l'autre jour. Je vais vous en laisser un exemplaire.

Il est extrêmement important -- et les négociations au sein de l'APEC le démontrent bien -- de voir les relations économiques internationales sous différents angles, et non pas dans une optique unique, c'est-à-dire le commerce. J'en ai dressé la liste selon ce que j'appelle un ordre de mobilité, ce qui est très important pour l'analyse qui va suivre.

La plus mobile de toutes les transactions internationales, c'est l'argent. Pour cette raison, je la mets immédiatement de côté, parce que le seul système international qui convient vraiment ici, c'est le système multilatéral. Il est plutôt difficile de régionaliser l'argent. Le reste peut être tout à fait important, à la fois pour les institutions multilatérales et régionales. Cela comprend le deuxième facteur le plus mobile, la technologie. Les idées voyagent même si on veut les figer. Après cela viennent le commerce de produits, le commerce de services et l'investissement direct. Le moins mobile de tous les facteurs, c'est la main-d'oeuvre, bien qu'elle ne soit pas immobile. Vous pouvez voir que la population de certaines villes canadiennes a été très touchée par son organisation.

Je mentionne cet «ordre de mobilité» parce qu'il a un rôle fondamental à jouer dans notre évaluation de l'utilisation des institutions régionales, notamment celles du Pacifique. Je reviendrai sur cette question plus tard.

Pour en venir au sujet véritable de la discussion d'aujourd'hui, je veux d'abord dire ce qu'est l'APEC, parce que beaucoup de gens négligent ce qui suit: l'APEC est unique pour ce qui est de sa taille et de la diversité de ses membres, qui viennent de quatre continents. En Amérique du Nord, ses membres sont le Canada, les États-Unis et le Mexique; en Amérique du Sud, le Chili; en Australasie, l'Australie et la Nouvelle-Zélande; et en Asie, qui compte trois groupes subdivisés en trois sous-groupes, il y a les deux superpuissances -- et je les appelle ainsi parce que c'est inévitable -- le Japon et la Chine, et les trois champions de l'Asie de l'Est, la Corée, Taïwan et Hong Kong, et les membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE), soit l'Indonésie, la Thaïlande, les Philippines, la Malaisie, Singapour, le Brunéi et le Viêtnam.

Elle a une histoire plus longue que ce que ne semblent croire les gens. C'est le point suivant. Beaucoup considèrent le régionalisme comme un phénomène -- et je reconnais qu'un certain régionalisme a été un phénomène passager -- mais le préjugé favorable à ce que les gouvernements font ou négligent de faire signifie que peu de personnes connaissent bien les efforts que déploient les entreprises et les universités pour établir des liens et des formes de coopération avant les gouvernements. Cela n'a pas commencé dans les années 90 par les réunions de Seattle, Bogor et Osaka, mais par la création du Conseil économique du bassin du Pacifique et de la Conférence sur le commerce et le développement dans le Pacifique, des groupes d'entreprises et d'universités en 1967-1968, et par la Conférence sur la coopération économique dans le Pacifique, en 1980, où deux fonctionnaires expérimentés, M. Okita, du Japon, et sir John Crawford, de l'Australie, ont réuni des représentants des entreprises et des universités, surtout ceux qui étaient les plus actifs au sein du Conseil économique du bassin du Pacifique et de la Conférence sur le commerce et le développement dans le Pacifique. La contribution de ces deux groupes a par la suite pris sa source aux mêmes endroits.

Les fonctionnaires y jouaient un rôle semi-officiel. La première délégation canadienne à la Conférence sur la coopération économique dans le Pacifique, en 1980, comprenait Eric Trigg, vice-président de l'Alcan, moi-même, et Tom Delworth, qui était l'homme de l'Asie-Pacifique dans ce qu'on appelait alors les Affaires étrangères. Par la suite, nous avons continué à participer aux travaux de la conférence pendant toutes les années 80, et nous avions l'appui du gouvernement par l'intermédiaire d'un comité national présidé pendant quelque temps par Eric Trigg, jusqu'à ce que l'apparition de l'APEC rende moins nécessaire le maintien d'un groupe du secteur privé jouissant d'un appui public. Je le regrette. Je crois qu'une interaction plus continue aurait été préférable.

L'ordre du jour de l'APEC a vu le jour graduellement dans les années 90 et a été suivi essentiellement par des groupes de travail composés de fonctionnaires. Selon mon ordre de mobilité, les observations suivantes résument le nouvel ordre du jour.

Pour ce qui est des flux monétaires, on a dans une large mesure évité la formule régionale, à juste titre selon moi, pour les raisons que j'ai mentionnées. Le transfert de technologie, quant à lui, bien qu'il y ait des conséquences pour cela à cause des discussions que des fonctionnaires du ministère des Finances ont tenues à certaines de ces réunions concernant la coordination de la macro-politique, n'occupe pas encore une grande place à l'APEC.

Le développement des ressources humaines joue un grand rôle dans le transfert de technologie. Celui du Canada est limité par le manque de perspective nationale du gouvernement fédéral, mais, néanmoins, nous sommes présents; nous avons envoyé des gens compétents à ces réunions.

Il faudrait aussi accorder plus d'attention à l'égalité d'accès à la technologie, accès qui est entravé par la domination de pays développés qui imposent des politiques de propriété intellectuelle restrictives.

Une chose que nous acceptons d'emblée dans le monde développé, ce sont les restrictions concernant la transmission de la propriété intellectuelle. Permettez-moi de citer un éminent économiste de Singapour diplômé de Harvard qui, lors d'une réunion, a souligné que les pays en développement ne devraient pas payer autant de redevances sur le matériel pédagogique. Voilà une question intéressante.

Bien entendu, cela n'a jamais été considéré comme un problème. C'est un économiste conservateur qui a fait cette remarque. La propriété intellectuelle pose des défis qui dépassent la simple question de savoir s'il s'agit d'une cause recevable en droit. Le défi social est celui que j'ai mentionné.

Le GATT vise surtout le commerce de produits, notamment la réduction des barrières commerciales sur une base régionale comme solution de rechange. Dès le début du GATT, l'article 24 a permis aux membres fondateurs de reconnaître que le régionalisme se justifiait, de même que le multilatéralisme. Cela a été vite relié nettement à l'intégration européenne.

Des barrières extérieures hautement perfectionnistes ont entravé les efforts de ceux qui voulaient appliquer l'article 24 aux groupes de pays en développement, sapant ainsi l'efficacité des industries favorisées au sein du groupe régional. C'est l'une des principales raisons pour lesquelles le régionalisme a échoué en Amérique latine dans les années 60 et 70. Ce n'est pas la seule, mais c'est une des principales raisons. Ils ont démoli leur propre objectif en construisant une barrière trop élevée autour du groupe régional, rendant ainsi inefficace l'investissement.

Le régionalisme comme celui de l'ALÉNA a de meilleures perspectives, même pour le Mexique, parce que le gouvernement mexicain a reconnu qu'il devait réduire ses barrières traditionnellement protectionnistes au moment où il devenait membre du groupe nord-américain. Ce fut une décision fort sage de la part du Mexique; il ne l'a pas considérée seulement comme une occasion de se réfugier derrière une barrière qui lui permettrait d'obtenir des investissements efficaces.

Il en va de même pour l'APEC. C'est là une de ses grandes qualités. On a pris de plus en plus conscience du fait que ce ne devait pas être simplement une barrière élevée autour d'un important groupe de pays, mais une association qui les rendrait plus efficaces sur le plan international.

Mais il y a des exceptions. Il y a toujours des protectionnistes dans toutes les situations. Parfois, la protection se justifie -- je ne dis pas le contraire --, mais cela n'arrive pas souvent.

Les pays en développement de la région admettent maintenant que les gains supplémentaires que le groupe régional peut réaliser doivent être compatibles avec les efforts continus que déploie l'Organisation mondiale du commerce pour réduire les barrières au commerce international, même si cela ne peut pas se faire aussi rapidement dans de nombreux pays qui en sont aux premiers stades de développement ou de stabilité.

Et voilà pour le commerce de produits. Nous avons une grande tradition que l'APEC suit simplement avec intelligence, quoi que, bien entendu, nous ne puissions dire qu'elle a réalisé jusqu'ici autant de choses que nous le voudrions.

Le commerce de services est un cas spécial important. Je l'ai choisi pour une raison qui va devenir évidente. Les frontières ne sont pas aussi clairement délimitées dans ce domaine. Un problème que doivent aborder des groupes comme l'APEC, c'est l'harmonisation plus poussée des lois qui régissent l'entrée temporaire de travailleurs et de professionnels oeuvrant dans le commerce de services. Un autre problème, c'est la nécessité d'avoir une meilleure information sur l'étendue de ce commerce, qu'on a beaucoup minimisé jusqu'ici.

Mentionnons les efforts déployés récemment par Statistique Canada et des entreprises du secteur des services -- les entreprises de la Silicon Valley du Nord -- pour obtenir de meilleures données. Certaines d'entre elles m'ont dit qu'elles ne savent pas si leurs produits, une fois vendus, sont exportés. Cela leur importe peut-être peu; elles font quand même des profits. Toutefois, cela a de l'importance pour la façon dont nous évaluons l'exercice. Les entreprises reconnaissent que c'est très important. Elles vendent des produits à quelqu'un et ne savent pas ce qu'ils deviennent par la suite. L'étape suivante peut être l'exportation. Leurs services continueront à être utilisés ainsi.

Nous avons aussi pu signaler aux États-Unis, parce que Statistique Canada est une bonne agence statistique, que la moitié du déficit américain était compensée par un excédent du côté des services. Ce fut une contribution récente du Canada à ses échanges de connaissances avec les États-Unis. J'exagère peut-être un peu, mais cela a certainement contribué à l'aide canadienne.

Et voilà pour les services. Nous voyons pourquoi l'APEC peut intervenir davantage pour améliorer nos connaissances sur cet important secteur, particulièrement important pour notre ville et pour d'autres régions du Canada.

Bien que le système multilatéral ait permis de réaliser quelques progrès au chapitre de l'harmonisation des politiques nationales, les codes et systèmes volontaires de médiation ne sont toujours pas mis à l'épreuve, lorsque les pays entretiennent des relations, alors qu'ils se trouvent à des stades différents de développement. Cela renvoie essentiellement à ce que je viens juste de dire au sujet du commerce de services, mais aussi au sujet du rôle de l'investissement.

Au chapitre de la migration de la main-d'oeuvre, l'expérience de l'Union européenne et celle de l'ALÉNA peuvent être pertinentes; toutefois, l'APEC est plus à même d'aborder l'éventail des questions qui se posent en raison de la diversité des problèmes qu'elle connaît. Plus que d'autres groupes régionaux ou que le système multilatéral, l'APEC peut probablement aborder davantage l'éventail des questions liées au marché du travail et procéder à l'harmonisation des politiques dans les domaines nécessaires. Bien entendu, c'est ici la spécialité de M. Mehmet, auquel je vais céder la parole à ce sujet.

Les intérêts et stratégies du Canada et partant, le rôle que nous jouons au sein de l'APEC, peuvent contribuer à l'unité et aux buts précis de notre pays de la façon suivante: l'APEC offre au Canada la possibilité de jouer un rôle de premier plan dans la recherche de solutions à apporter à deux des problèmes que posent les relations entre pays à des stades différents de développement. Il y a d'abord le problème des compétences et des richesses en ressources qui ne sont pas les mêmes. Il y a ensuite la différence des traditions politiques et autres pratiques gouvernementales récentes, différence qui prédomine dans les pays du Pacifique, surtout en Chine et au Vietnam, mais aussi en Corée du Nord.

Nous avons la possibilité de jouer un rôle à l'égard de ces deux situations différentes et d'être attentifs aux besoins.

Deuxièmement, la possibilité qu'a le Canada de jouer un rôle pertinent au sein de l'APEC est également renforcée puisque, contrairement à l'ALÉNA, l'APEC n'est pas dominé par une grande puissance. La présence, au sein du groupe, du Japon et de la Chine signifie que le Canada peut davantage contribuer en coopération avec les autres puissances moyennes de la région et tenter de trouver et promouvoir des positions susceptibles de tenir compte, comme il le faut, des priorités et des rôles constructifs des trois plus grandes puissances économiques de l'APEC.

De ces puissances économiques, le Japon est celle qui dépend le plus de liens économiques internationaux, tant pour les ressources que pour les marchés. Rechercher des initiatives visant à définir un programme d'action prioritaire renfermant les éléments des questions énumérées plus tôt pourrait être un objectif qu'il vaudrait la peine que le Canada se fixe en priorité.

Le Canada aurait probablement intérêt à consulter les deux puissances moyennes de l'Asie de l'Est, soit la Corée et l'Indonésie, et à coopérer avec elles, lorsqu'il tentera ainsi d'instaurer un programme d'action pour l'APEC. L'un de ces pays est le plus important de l'Asie du Nord-Est, mis à part les superpuissances; l'autre est le plus important de l'Asie du Sud-Est et celui qui maintenant joue courageusement le rôle de chef de file dans cette entreprise.

Supposons que grâce à des mesures bilatérales et collectives prises dans le cadre de réunions des groupes de l'APEC, nous puissions élaborer des programmes qui, selon nous, serviraient les intérêts de la région globalement -- puisqu'il s'agit de pays dominants dont la réalité est différente. L'Indonésie est un pays riche en ressources. La Corée dépend presque entièrement du secteur de la fabrication pour ses échanges commerciaux.

Après avoir sondé au préalable l'opinion d'autres intervenants dans la région -- et, espérons-le, après avoir trouvé un plus vaste consensus --, on pourrait proposer de tels programmes au Japon, pays qui a le plus intérêt à promouvoir et à financer l'élaboration de programmes connexes. En d'autres termes, il suffit de dire au Japon: «Vous avez des suiveurs -- dirigez-les!» Il ne réagira pas du jour au lendemain, en raison notamment de la situation politique actuelle au Japon. Toutefois, tout porte à croire que ce pays sera prêt à adopter des idées bien élaborées et consensuelles, puisqu'il est toujours prêt à voir plus loin.

Entre-temps, il faut tenir compte des points de vue et des intérêts américains et chinois. Ces deux pays devraient cependant reconnaître qu'il est avantageux de tenir compte du jugement collectif des autres groupes de concertation.

J'ajouterais seulement que tout ceci est un rêve, mais qu'il vaut la peine d'avoir certains rêves. Merci beaucoup.

Le président: Honorables sénateurs, je pense que nous devrions tout de suite céder la parole à M. Mehmet de manière à avoir tout l'éventail des témoignages à notre disposition avant de commencer à poser des questions.

M. Ozay Mehmet, professeur en affaires internationales, Norman Paterson School of International Affairs, Université Carleton: Monsieur le président, c'est un privilège pour moi de comparaître devant votre comité et de lui présenter un exposé sur le dynamisme de la région de l'Asie-Pacifique.

Mon mémoire a été imprimé et traduit en français et, plutôt que de vous ennuyer en le lisant, je vais en souligner certains des principaux points.

Le thème fondamental que j'aimerais porter à votre attention est le suivant: à mon avis, compte tenu des quelque 30 années de travail que j'ai passées sur le terrain en Asie du Sud-Est, ainsi que des travaux de recherche dans diverses universités, je dirais que le centre économique de gravité se déplace, en quelque sorte. Il se déplace vers la région de l'Asie-Pacifique, et il est par conséquent urgent que le Canada s'intéresse à cette évolution fondamentale du commerce international.

Heureusement, le Canada est non seulement un pays bordé par l'Atlantique, mais aussi un pays bordé par le Pacifique. Par conséquent, nous participons naturellement au dynamisme de l'Asie-Pacifique.

Mon exposé, qui est très bref, est divisé en six courts volets. Au risque de généraliser à outrance, j'attire votre attention sur la convergence des revenus du Canada et des pays de l'Asie-Pacifique d'une part, et d'autre part, sur le dynamisme des tigres ou des dragons, surnom que l'on donne habituellement à ces pays.

Deuxièmement, je mets l'accent sur les sources de la croissance ou les raisons de ce dynamisme, notamment au chapitre de l'augmentation du commerce d'exportation à forte intensité de main-d'oeuvre, moteur de la croissance dans ces économies dynamiques.

Troisièmement, j'examine de manière critique si le dynamisme de la région Asie-Pacifique peut se maintenir en me référant à l'opinion d'économistes célèbres, comme Paul Krugman qui a récemment écrit sur le sujet.

Je présente également un très bref aperçu des valeurs asiatiques dans le contexte particulier du capitalisme chinois à l'étranger.

Je traite ensuite de certains problèmes, notamment celui des pratiques injustes dans le domaine du travail, qui touche non seulement les travailleurs migrants dans des économies parallèles et des situations quasi-illégales, mais aussi des enfants à l'oeuvre dans des ateliers de misère et des femmes travaillant dans des zones franches de transformation pour l'exportation et autres zones économiques spécialisées, principal moteur du dynamisme de l'Asie-Pacifique.

Enfin, je conclus par une analyse succincte des normes de travail eu égard au commerce international et explique pourquoi, à mes yeux, il convient que le Canada essaye de montrer l'exemple pour ce qui est de promouvoir des normes de travail internationales. Une telle participation de la part du Canada est opportune et essentielle, puisque le libre-échange court maintenant le risque de devenir un commerce déloyal, permettant ce que l'on appelle le dumping social. Nous pourrons aborder ces questions particulières plus tard.

Sur ma première diapositive figure un tableau important qui compare le revenu canadien par habitant à celui du Japon, de Singapour et de plusieurs autres économies dynamiques de la région de l'Asie-Pacifique. Le tableau indique les tendances du revenu par habitant pour la période de 1970 à 1993. Deux points sont particulièrement frappants.

Le premier, c'est que, en 1973, le revenu par habitant au Japon représentait un peu moins de 60 p. 100 de la moyenne canadienne. En 1993, c'était l'inverse, le déclin du revenu au Canada était tel qu'il ne représentait plus que 60 p. 100 du revenu moyen au Japon.

Plus frappante encore est la comparaison entre le revenu à Singapour et au Canada. Je me suis rendu à Singapour en 1967, alors qu'il s'agissait d'une économie très sous-développée et dans une situation désespérée. La base militaire britannique qui devait fermer était le plus gros employeur des îles. Tout le monde se demandait ce que Singapour, petit pays récemment renvoyé de la fédération avec la Malaisie, allait faire.

Singapour est maintenant devenu un exemple pour le reste du monde. Singapour, dont le revenu représentait moins du tiers du revenu au Canada en 1973, a presque rejoint le Canada en 1993.

Cela nous donne une idée du point de départ de ces pays et du chemin qu'ils se proposent de parcourir. C'est ce que je voulais souligner à l'aide du tableau I.

Dans les deux dernières colonnes, le premier ratio s'applique à 1973. Le ratio du Canada est égal à 100 et celui du Japon correspond à 59,3 p. 100 de la moyenne canadienne. La dernière colonne indique le ratio pour 1993. Celui du Canada est égal à 100 et celui du Japon à 157,7. C'est pratiquement 60 p. 100 plus élevé que la moyenne canadienne. Vous pouvez voir le PNB par habitant en dollars américains dans la première et la deuxième colonnes.

Le revenu canadien par habitant en 1993 se situait juste en dessous de 20 000 $. Le revenu par habitant au Japon s'élevait à 31 000 $. Singapour se situait pratiquement au même niveau que le Canada.

Le sénateur Carney: Au cours de cette période, la valeur du dollar américain par rapport au yen a beaucoup oscillé. En tenez-vous compte ici ou pourrions-nous nous fonder sur d'autres données qui pourraient être plus précises?

M. Mehmet: Je suis sûr que cela a été pris en compte, madame le sénateur. Il s'agit de chiffres de la Banque mondiale et de chiffres comparables pour cette période.

En ce qui concerne les changements qui surviennent dans le commerce mondial, je me suis fondé sur une source de données résumée au tableau II. Il s'agit d'une étude japonaise. Permettez-moi de décrire ce tableau. La première ligne se rapporte au Japon, la deuxième aux nouvelles économies industrielles de l'Asie, soit la Corée, Taïwan et Hong Kong. La troisième ligne vise l'ANASE 4, soit l'Indonésie, la Malaysia, Thaïlande et Singapour. Les trois lignes suivantes visent la Chine, les États-Unis et le monde. Une fois additionnés, les pourcentages s'élèvent à 100, puisqu'il s'agit de parts commerciales. Cela revient à faire des parts de gâteau.

En 1970, la part du Japon dans le commerce mondial s'élevait en tout à 6 p. 100. En 1987, elle était montée à 9 p. 100 et devrait rester à ce niveau jusqu'en l'an 2000.

Le changement le plus remarquable vise les nouvelles économies industrielles de l'ANASE dont la part du marché mondial en 1970 s'élevait à 1,5 p. 100, pour passer à 6 p. 100 en 1987 et atteindre les 7 p. 100 d'ici l'an 2000. L'ANASE 4 affiche une augmentation de la part du commerce de 2 à 3 p. 100. La Chine est passée de 1 p. 100 à 1,6 p. 100 et d'ici l'an 2000, devrait presque doubler sa part pour atteindre les 3 p. 100.

Il est important de noter que si l'on combine les quatre groupes -- le Japon, les NEI de l'Asie de l'Est, l'ANASE 4 et la Chine -- on s'aperçoit que collectivement, ils ne représentaient en 1970 que 10,5 p. 100 du commerce mondial. En 1987, ils ont pratiquement doublé leur part du commerce qui était passée à 19,6 p. 100; d'ici l'an 2000, ils devraient représenter 22 p. 100 du commerce mondial.

Face à ces gains impressionnants, qui sont les perdants? Ce sont essentiellement l'Europe et, dans une plus grande mesure le Canada et les États-Unis. Dans l'avant-dernière ligne du tableau, j'indique la part des États-Unis. En 1970, elle s'élevait à 14 p. 100; en 1987, elle a chuté à 10 p. 100 et devrait encore chuter pour atteindre 9 p. 100 d'ici l'an 2000.

Nous assistons à une restructuration du commerce mondial, l'Asie-Pacifique devenant un bloc commercial de plus en plus important. Ce n'est que le début. Si la Chine continue sur la voie de la libéralisation et du commerce, elle devrait, en termes absolus, devenir la plus grande puissance économique du monde.

D'ici l'an 2005, les économies de l'Asie-Pacifique devraient, collectivement, être deux fois plus importantes que l'économie des États-Unis.

Il s'agit de tendances et de projections. Je dois dire, bien sûr, que toute projection ou analyse statistique renferme des faiblesses ou des limites en ce qui a trait aux hypothèses et aux données. Bien entendu, on ne peut jamais prédire l'avenir; il ne faut pas l'oublier.

J'aimerais maintenant expliquer les raisons de ce dynamisme. Au risque de généraliser à outrance ce qui est devenu un domaine très controversé et complexe, j'aimerais souligner l'importance de l'investissement fait dans l'éducation et le capital humain, soit ce que nous appelons la mise en valeur des ressources humaines. Ces pays -- ces tigres, ces dragons, peu importe le surnom que nous leur donnons -- ont fait plusieurs choses correctement dès le début. Ils ne se sont pas trompés au chapitre des prix et encore moins dans d'autres domaines. Dans le processus du développement, ils ont notamment compris très tôt l'importance de l'investissement dans le capital humain.

J'en ai été moi-même témoin en Malaysia, à Singapour et dans d'autres pays. En ma qualité d'économiste, je participe à ce processus depuis 25 ou 30 ans. Je suis très heureux de voir que ce travail est maintenant reconnu dans la profession à laquelle j'appartiens. Je crains toutefois que des économistes américains, comme Paul Krugman, n'aient pris du retard à cet égard. Certains d'entre nous observent la situation et contribuent à l'élaboration de politiques depuis trente ans.

Le tableau III résume certains des indicateurs que je qualifie d'indicateurs clés de la mise en valeur des ressources humaines, qui expliquent le miracle économique de l'Asie de l'Est.

La première case indique le nombre moyen d'années de scolarité. Il s'agit là aussi de chiffres tirés du rapport sur le développement humain du PNUD qui, nous le savons tous, a classé le Canada au premier rang pour ce qui est de l'indice du développement humain. Une étude détaillée donne d'autres explications fascinantes en faveur de l'Asie de l'Est. En ce qui concerne le nombre moyen d'années de scolarité, le Canada, avec une moyenne de 12,2 années de scolarité, est en avance par rapport au Japon, dont la moyenne s'élève à 10,8 p. 100. Toutefois, en ce qui concerne les dépenses de R-D, le Canada est loin derrière le Japon.

Si j'ai pris le Japon comme modèle, c'est parce que ce pays a en fait joué un rôle de chef de file. Ces pays se sont développés, pourrions-nous dire, parce qu'ils se sont tournés vers l'Est, pour reprendre une devise de Mohamed Mahathir, premier ministre de Malaysia, célèbre pour sa politique tournée vers l'Est. Il s'est inspiré du modèle de développement du Japon et de la Corée du Sud pour l'appliquer à la Malaysia.

Au Canada, les dépenses de R-D, comme pourcentage du PNB, représentent 1,4 p. 100, pourcentage bien inférieur à celui des États-Unis, qui s'élève à 2,9 p. 100, mais aussi bien à la traîne par rapport au Japon dont les dépenses R-D représentent 2,8 p. 100. Je peux vous dire que le ratio canadien des dépenses R-D ne diffère pas beaucoup par exemple, de celui de la Malaysia, qui a une population de près de 18 millions d'habitants et qui ne se considère pas comme un NPI.

Ce qui importe véritablement en ce qui concerne les politiques d'éducation, c'est l'importance que les tigres asiatiques, suivant le modèle japonais, accordent à l'enseignement scientifique, professionnel et technique. Cela apparaît dans la troisième case du tableau qui indique les diplômés en sciences en tant que pourcentage du total des diplômés. Le Canada comptait 16 p. 100 de diplômés en sciences contre 26 p. 100 dans le cas du Japon. Les États-Unis avaient 15 p. 100 de diplômés en sciences. Le Japon a mis beaucoup plus d'accent sur l'enseignement technique et scientifique.

Pour mieux expliquer ce phénomène, je vous renvoie à la case suivante qui indique le pourcentage des diplômés d'études secondaires supérieures, afin de souligner le fait qu'au Japon, 91,1 p. 100 des diplômés avaient fait des études secondaires supérieures. En d'autres termes, le Japon et ces pays asiatiques ont accordé la priorité à l'enseignement secondaire, abandonnant l'enseignement de troisième niveau ou l'enseignement universitaire au secteur privé, ou encore l'assurant de façon limitée.

C'est ce que révèle la dernière case, qui indique que le pourcentage des diplômés universitaires au Canada est beaucoup plus élevé que le pourcentage aux États-Unis et au Japon. C'est parce que l'Asie n'offre pas de possibilités au niveau universitaire que nous avons tant d'étudiants asiatiques au Canada. Ces pays ont délibérément adopté de telles politiques en matière de mise en valeur des ressources humaines. Dans leurs politiques d'enseignement, ils ont donné la priorité à l'essor du niveau secondaire. En outre, ils ont mis l'accent sur l'enseignement technique, scientifique et professionnel. Il s'agit d'une différence marquée entre l'expérience nord-américaine et l'expérience asiatique.

La partie suivante de mon exposé traite de ce que l'on appelle le débat sur les valeurs asiatiques. Avant tout, ce débat comporte deux dimensions que j'aimerais porter à votre attention. Tout d'abord, le bon côté; ensuite, le moins bon côté ou le côté problématique des valeurs asiatiques.

Je discute du concept asiatique de la famille et de l'importance qu'on accorde à la solidarité et à la cohésion pour instaurer la confiance et établir des réseaux, non seulement au sein de la famille, mais également au sein de groupes commerciaux. Je fais allusion ici au rôle que jouent actuellement les réseaux commerciaux établis par les ressortissants chinois. Le dynamisme de la région de l'Asie-Pacifique est largement financé par les excédents commerciaux et les réserves qui se trouvent concentrés dans des centres comme Taïwan, Hong Kong et Singapour, c'est-à-dire entre les mains des entreprises chinoises installées à l'étranger. Au cours des années 70 et 80, ces ressources ont favorisé l'émergence de pays comme la Malaysia, la Thaïlande et l'Indonésie. Aujourd'hui, ces mêmes ressources sont de plus en plus canalisées vers la Chine continentale. Il va sans dire que les ressortissants chinois contribuent pour beaucoup au dynamisme de la région de l'Asie-Pacifique.

J'explique ensuite dans mon mémoire comment l'Asie entrevoit le pouvoir et la conduite des affaires publiques, et nous pouvons en discuter si vous le voulez. Je parle de la responsabilisation et de la transparence, de la réciprocité, de la corruption et des rentes, des usages qui font tous partie intégrante du dynamisme économique de la région.

Enfin, j'aimerais mettre l'accent sur l'importance des pratiques commerciales déloyales. Lorsqu'on parle du dynamisme de l'Asie-Pacifique, on fait souvent allusion aux avantages qui sont consentis aux entreprises, aux parcs industriels, aux zones franches de transformation pour l'exportation et aux politiques qui favorisent et encouragent l'industrialisation axée sur les exportations. Toutefois, on fait rarement allusion à l'institutionnalisation accrue de l'exploitation de la main-d'oeuvre enfantine, à la subordination des femmes, aux limites imposées aux droits des travailleurs et à l'inexistante de négociations collectives. En fait, il n'existe dans cette région aucune norme internationale en matière de travail.

Les dimensions sociales du commerce international sont considérées de plus en plus comme un aspect important des négociations commerciales multilatérales. Les organismes comme l'OCDE, l'OMC, l'OIT et la Banque mondiale s'intéressent de près à ces questions. Toutefois, les pratiques commerciales déloyales sur lesquelles repose le dynamisme de la région de l'Asie-Pacifique entraînent une augmentation des coûts de l'assistance sociale dans les pays du Nord comme le Canada qui prônent la mobilité de la main-d'oeuvre. De plus en plus, les entreprises s'installent au Sud, non seulement parce que les salaires dans cette région sont moins élevés, mais aussi parce qu'il n'y a pas de grèves et que les travailleurs n'ont pas de droits. En effet, le libre-échange -- qui, à mon avis, ne devrait pas uniquement vouloir dire libre circulation des capitaux --, risque d'encourager les pratiques déloyales et de tirer parti de l'absence de conditions de travail acceptables.

Pour terminer, monsieur le président, le Canada doit montrer l'exemple et promouvoir l'adoption de normes internationales dans le domaine du travail et de règles meilleures et plus équitables pour la gestion du commerce.

Le dernier tableau dans mon exposé fait état des conventions internationales du travail en Indonésie, en Malaisie, en Corée, aux Philippines, à Singapour, en Thaïlande, au Canada et aux États-Unis. Six conventions de l'OIT sont résumées dans ce tableau. Il s'agit des conventions qui régissent la liberté d'association, le droit de négociation collective, le travail forcé, l'abolition du travail forcé, la non-discrimination et l'âge minimum. Elles représentent les normes de travail fondamentales qui servent de base au débat entourant la politique sociale.

Il convient de souligner que la Corée, par exemple, qui est sans aucun doute un modèle à suivre sur le plan macro-économique, n'a pas ratifié une seule des six conventions.

Le sénateur Bolduc: Ils veulent conserver leurs avantages comparatifs. C'est aussi simple que cela.

M. Mehmet: Le Canada, lui, en a ratifié trois, mais les États-Unis n'ont ratifié que la convention qui régit l'abolition du travail forcé.

Nous n'exerçons pas un monopole sur les normes de travail qu'il convient d'adopter. Cette question soulève de nombreux débats où les deux camps ont des positions très arrêtées. Toutefois, je ne saurais trop insister sur le fait que le Canada devrait non seulement trouver des moyens d'encourager les échanges au sens strict, mais, tout aussi important, de promouvoir l'adoption de normes de travail qui servent non seulement nos intérêts, mais également ceux des travailleurs de la région de l'Asie-Pacifique.

Le président: Merci beaucoup, monsieur Mehmet.

Le sénateur Grafstein: J'ai une question concernant le dernier tableau. Je pensais que le Canada avait accepté toutes les normes fondamentales de l'OIT. N'avons-nous pas signé les conventions sur le droit de négociation collective, la non-discrimination ou l'âge minimum? Je pensais que les États-Unis avaient signé la convention sur l'âge minimum.

M. Mehmet: Le Canada a signé trois des six conventions.

Le sénateur Stollery: Y a-t-il une raison à cela?

Le sénateur Corbin: Il y a une différence entre ratification et application.

Le président: On ne devrait pas trop s'attarder là-dessus. Toutefois, si vous pouvez nous dire quelques mots à ce sujet, cela nous aiderait à mieux comprendre la situation dans la région de l'Asie-Pacifique.

M. Mehmet: D'après mes renseignements, le Canada n'a pas signé toutes les conventions de l'OIT. Il n'y a aucun doute là-dessus. Le Canada, en tant qu'État fédéral, bien entendu, peut uniquement ratifier les conventions qui traitent de questions relevant de la compétence du gouvernement fédéral. Or, bon nombre des questions relèvent de la compétence des provinces. C'est une des raisons, mais pas la seule.

Le sénateur Grafstein: Je ne comprends pas tellement bien comment le témoin peut arriver à une telle conclusion en se fondant sur ce tableau. Si nous comparons ce tableau à celui qui fait état de la croissance des salaires réels, nous constatons que Singapour a signé trois conventions -- plus que les autres pays --, et qu'elle affiche la plus forte croissance des salaires réels, en chiffres absolus. Manifestement, Singapour parvient à réaliser des progrès, tout en établissant en même temps des normes de travail pour ses travailleurs.

Cependant, vous avez dit que la Corée se débrouille fort bien et qu'elle n'a signé aucune des conventions. Je ne comprends pas le sens qu'il faut donner à ces tableaux. Devrions-nous promouvoir la ratification des conventions de l'OIT dans le cadre de notre politique étrangère afin d'être en mesure d'établir une comparaison avec ces autres pays émergents? Je ne sais pas quel est l'objectif que nous visons.

M. Mehmet: Monsieur le président, la ratification ne signifie pas que les conventions vont être respectées et que le pays va se comporter correctement. L'application des conventions pose toutes sortes de problèmes et de difficultés. Si l'on se fonde uniquement sur la ratification, certains des pays qui figurent parmi les meilleurs affichent souvent les pires bilans en matière de conditions de travail. Je ne veux pas vous donner l'impression que la ratification est le seul facteur qui importe. Loin de là. Elle ne constitue qu'un premier pas.

Si Singapour a fait tellement de progrès au chapitre de la croissance des revenus et de la redistribution des richesses, c'est parce que le pays s'est inspiré des politiques du mouvement ouvrier, si je peux m'exprimer ainsi. Lee Kuan Yew était un dirigeant syndical et son parti est né du mouvement ouvrier. Mais, plus important encore, Singapour a adopté des politiques qui mettaient l'accent sur la croissance équitable, un principe que je décris dans mon exposé, tout comme l'ont fait d'autres pays. Entre 1966 et 1978, elle a pratiqué une politique à faible salaire. En fait, les salaires nominaux n'ont presque pas bougé au cours de cette période.

Au même moment, de grands progrès ont été réalisés au niveau du partage des revenus parce que les travailleurs ont eu droit à des logements à loyer modique, à un système de transport peu coûteux et à de la formation. Les salaires réels ont donc augmenté, même si les salaires nominaux sont restés les mêmes. Et s'ils sont restés stables au cours de cette période, c'est parce que Singapour voulait attirer les investissements étrangers.

Ce qui est remarquable dans cette expérience, et la leçon que j'ai tirée, tout comme d'autres, du modèle de Singapour, c'est que le pays a su enregistrer une croissance rapide tout en assurant une redistribution équitable des revenus au profit des travailleurs. Singapour est un petit pays -- c'est, en fait, une ville-État --, qui a su se doter d'une stratégie de développement économique efficace que d'autres pays ont maintenant calqué. La leçon qu'il convient de tirer de cette expérience, c'est que le succès de Singapour tient à ses politiques d'intérêt public, non pas à la taille du pays.

Le président: Vous avez parlé à deux ou trois reprises de ce «qu'ils» ont fait. Êtes-vous en train de dire que son développement ne reposait pas sur la libre entreprise? À qui faites-vous allusion lorsque vous dites «ils»?

M. Mehmet: Permettez-moi de vous lire un extrait de mon exposé. Tous ces pays étaient des états de développement guidés par un leadership qui prônait l'expansion économique. À la page 9 de mon exposé, je dis:

Dans l'état de développement de l'Asie de l'Est, la politique officielle gouverne le marché et oriente la croissance endogène...

Le régime de libre entreprise est un mythe. Son développement est le résultat de l'intervention de l'État, pour le bien des citoyens. Comme je l'ai mentionné, l'intervention du gouvernement au cours des dix premières années s'est traduite sous forme de logements publics, de programmes de formation de la main-d'oeuvre, de développement de l'éducation, une attention spéciale étant accordée au développement des compétences techniques au niveau secondaire, et de salaires contrôlés. L'État, en fait, gouvernait le marché.

M. English: Monsieur le président, il convient de souligner, toutefois, que le cas de Singapour est unique en ce sens qu'elle pratiquait le libre-échange avec les autres pays du monde. Donc, elle était assujettie aux règles du marché mondial en tout temps.

En ce qui concerne le gouvernement, ce dernier a un rôle à jouer -- qui reste à définir --, et ce rôle diffère d'un pays à l'autre. Dans le cas de Singapour, le gouvernement a effectivement joué un rôle, mais ce dernier consistait à renforcer les avantages qui découlent du fait que Singapour est à la fois un port et un marché qui ne peut se permettre d'être coupé du reste du monde. Donc, ils étaient déjà assujettis aux règles du marché et ils ont eu la présence d'esprit de s'y soumettre de manière constructive.

La différence, bien entendu, entre Singapour et Hong Kong est intéressante à cet égard. Pendant longtemps, l'économie de Hong Kong a été tributaire du secteur privé. J'ai préparé un document sur cette question, mais je n'ai pas l'intention de le distribuer aujourd'hui. Vous pouvez toutefois le consulter si vous le désirez. Aujourd'hui, le gouvernement intervient de plus en plus dans l'économie de Hong Kong parce qu'il sait ce qui l'attend dans un proche avenir et qu'il doit s'adapter aux exigences de la Chine.

Il faut tenir compte des différentes forces qui influent sur la discipline de parti. Dans ce cas-ci, les forces externes ont joué un rôle important à Singapour.

Le sénateur Carney: D'abord, je ne veux pas donner à Ted English l'impression qu'on le néglige parce qu'il a déposé un mémoire très intéressant. Je connais tellement bien son travail que j'aimerais passer à notre deuxième témoin, M. Mehmet. Nous aimerions avoir une copie de ce que vous avez écrit à ce sujet, monsieur English. Vous avez une très grande expérience dans ce domaine.

J'aimerais avoir des précisions au sujet de deux points que vous avez soulevés dans votre exposé. Premièrement, il y a la comparaison que vous établissez en ce qui concerne le PNB canadien par habitant, et ensuite les commentaires que vous avez faits au sujet de la non-compétitivité du Canada et des travailleurs migrants et de ce que vous appelez le «dumping social». Si vous utilisiez comme point de comparaison le pouvoir d'achat, le Canada ne se classerait pas nécessairement aussi loin dans votre comparaison. Dans votre exposé, vous dites que le Canada est passé de la deuxième à la troisième ou quatrième place.

Deuxièmement, en ce qui concerne la productivité, nous sommes beaucoup plus compétitifs que ce que vous laissez entendre dans votre exposé. Je tiens à clarifier ce point. Vous ne pouvez pas tout dire dans un seul document. Je tiens à m'assurer que vous ne contestez pas le fait que la productivité et le pouvoir d'achat amélioreraient le classement du Canada.

M. Mehmet: Je suis d'accord avec vous.

Le sénateur Carney: À la page 10 de votre mémoire, vous parlez de l'idée asiatique du pouvoir et de la conduite des affaires publiques. Le comité n'a jamais entendu parler de ce concept. Je suis étonnée de voir que le sénateur Andreychuk n'a pas soulevé ce point avant moi. Je compte soumettre au comité les deux articles que je vais maintenant citer.

Le dernier numéro de la revue Economist renferme un article qui dit que la Chine n'est pas aussi riche qu'on le pense et qu'elle est même très pauvre si l'on tient compte des chiffres réels. L'article en couverture du Asia Week fait état de l'essor phénoménal que connaît le mouvement des droits de la personne en Chine en dehors du cadre politique. Ce sont deux choses dont nous n'entendons jamais parler.

Vous avez fait des commentaires fort controversés. Vous avez également fait beaucoup de recherches dans ce domaine. Vous dites à la page 10 de votre mémoire que:

L'idée de pouvoir y est dissociée de l'éthique...

et vous ajoutez plus loin:

Sa légitimité ne tient pas à la volonté populaire ni à l'éthique.

Vous dites aussi:

En bref, l'idée de pouvoir en Asie est tout à fait indépendante de la notion d'éthique.

Plus loin vous ajoutez:

De ce fait, les institutions et le gouvernement démocratique tels que nous les concevons en Occident sont étrangers et inapplicables; du moins, ils le seront tant et aussi longtemps que les valeurs asiatiques ne subissent pas une évolution fondamentale.

Comme la politique étrangère du gouvernement actuel, et du gouvernement précédent, repose en grande partie sur le respect des droits de la personne et la démocratisation de ces pays, pourriez-vous nous préciser votre pensée là-dessus?

Vous définissez l'«éthique» selon la conception que nous en avons et vous laissez entendre que les valeurs asiatiques devront peut-être subir une évolution pour être conformes à nos objectifs. Est-ce bien ce que vous vouliez dire? Ou pourriez-vous nous en dire plus sur cette notion à laquelle nous attachons beaucoup d'importance?

M. Mehmet: Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. D'abord, vous avez dit que j'avais fait des commentaires fort controversés et, dans un sens, vous avez tout à fait raison. Mes commentaires sont controversés.

J'ai passé beaucoup de temps dans ces pays et j'ai eu l'occasion de me rendre compte que les rapports commerciaux ne se fondent pas uniquement sur l'argent. Nous devons examiner de près les valeurs de nos partenaires commerciaux asiatiques. Nous risquons d'avoir des surprises. C'est ce que j'ai constaté lorsque j'ai travaillé à Jakarta pendant deux ans. J'ai également fait beaucoup de recherches sur cette question.

Le sénateur Carney: Mais vous dites que l'idée de pouvoir est contraire à l'éthique. Voulez-vous dire que cette notion est étrangère à notre culture?

M. Mehmet: Je n'ai pas dit qu'elle était «contraire à l'éthique».

Le sénateur Carney: Vous dites qu'elle est dissociée de l'éthique.

M. Mehmet: Oui. Il y a ici une idée de neutralité. Ce n'est ni bon ni mauvais; c'est comme cela que les choses se font. Autrement dit, le pouvoir tient à une forme de transcendance.

Le sénateur Carney: Croyez-vous que nous avons tort d'inclure le pouvoir politique dans les jugements de valeur que nous portons sur les droits de la personne et la démocratisation?

M. Mehmet: Pour les Asiatiques, ces jugements tiennent de l'arrogance ou de la désinformation. Je ne cherche pas à critiquer qui que ce soit, mais tout simplement à expliquer le lien qui existe entre l'idée asiatique du «pouvoir» et ce qui se passe, par exemple, dans les zones franches de transformation pour l'exportation, puisque cela peut nous aider à comprendre la façon dont les avantages comparatifs sont obtenus.

Si les travailleurs acceptent, par fatalisme, leur situation économique et sociale inférieures -- autrement dit, si les décideurs et les politiques en Indonésie acceptent le fait que les dons font partie intégrante du système, tout comme la corruption et les rentes --, ne doit-on pas en tenir compte dans les rapports commerciaux? C'est la question que je pose.

Le sénateur Carney: Mais au Japon, le fait de donner ou de recevoir un cadeau est un usage largement répandu.

M. Mehmet: C'est un mode de vie.

Le sénateur Carney: C'est également une tradition démocratique. Je ne suis pas d'accord lorsque vous dites que cet argument ne s'applique pas au Japon. Je me trompe peut-être. Si cela ne s'applique pas au Japon, alors pourquoi s'applique-t-il à l'Indonésie et pourquoi devrions-nous tenir compte de ces distinctions dans notre politique étrangère? Nous essayons ici de définir les rapports commerciaux que le Canada devrait entretenir avec les autres pays.

M. Mehmet: Je ne porte pas de jugement, et je ne cherche pas non plus à déterminer ce qui est conforme à l'éthique ou non. J'essaie tout simplement de vous expliquer comment les choses se passent. Vous avez raison de dire que le fait de donner ou de recevoir des cadeaux est une coutume aussi répandue au Japon qu'en Indonésie. Mais que l'on soit au Japon, à Hong Kong ou en Indonésie, le fait est que cette pratique fait augmenter les coûts de transaction. Il est impossible d'y échapper, que l'on soit au Japon ou en Indonésie.

Le sénateur Carney: Mais vous n'avez pas répondu à ma question: devrions-nous tenir compte de ce facteur dans notre politique étrangère? Si vous dites que, pour eux, cela n'a aucune importance, devrions-nous alors mettre l'accent sur la démocratisation et le respect des droits de la personne?

M. Mehmet: Absolument. Ces facteurs doivent être pris en considération. C'est ce que j'essaie de dire. Mais d'abord, nous devrions essayer de comprendre les dimensions sociales du commerce.

Le sénateur Grafstein: Manifestement, nous avons tous de la difficulté à saisir ces notions et à les situer dans le contexte canadien. Cet exposé décrit fort bien le féodalisme tel qu'il existe au XXe siècle. Nous n'aimions pas le féodalisme au XVe siècle, et surtout pas au XVIe siècle. Nous l'avions en horreur au XVIIe siècle de même qu'au XIXe siècle. Alors, pourquoi devrions-nous l'aimer au XXe siècle, sauf si l'on nous dit qu'il est dans notre intérêt de rejeter ce système, ce qui pourrait constituer un choix valable pour le comité, ou d'envisager d'autres options.

J'aimerais vous poser la même question, mais d'une façon différente. D'après mon expérience, lorsque nous décidons d'établir des liens commerciaux avec un pays, nous commençons d'abord par effectuer une évaluation des risques. Vous analysez les risques, la stabilité du gouvernement et toute une série de facteurs. Nous devrions peut-être inclure cela dans notre étude, soit les évaluations d'usage qui sont effectuées lorsqu'il est question de commerce international. Les gens d'affaires effectuent des évaluations des pays ou des évaluations de risques du point de vue commercial.

Toutefois, les droits de la personne, comme l'a mentionné le sénateur Carney, ne constituent pas un élément clé...

Le sénateur Carney: Je n'ai pas dit cela.

Le sénateur Grafstein: Non pas les droits de la personne comme il en a été question plus tôt, mais essentiellement la primauté du droit, telle qu'elle s'applique aux investissements commerciaux. Ainsi, si vous êtes une entreprise privée et que vous effectuez des investissements dans un pays étranger, vous ne vous attendez pas à devoir compter sur vos partenaires étrangers, qui sont liés à des réseaux fondés sur le régime familial, le féodalisme et tout le reste, pour protéger vos investissements. Vous savez que vous pouvez les protéger par l'entremise du droit privé. Je trouve inquiétant qu'on ne fasse aucune allusion à l'importance que revêt le droit privé pour les gens d'affaires qui prennent des décisions concernant des échanges et des investissements étrangers.

Prenons l'exemple suivant, quoiqu'il soit peut-être mal choisi. D'après ce document-ci, j'investirais à Singapour parce que je suis certain, en me fondant sur ce que j'ai entendu -- et non pas sur les recherches que j'ai effectuées --, que mes investissements seraient bien protégés. Si je me brouille avec mon partenaire local, je ne suis pas obligé de compter sur la famille, un système de triades ou de corruption. Je peux m'en remettre au droit privé. C'est la même chose à Hong Kong. Je sais que, à Hong Kong, ils pratiquent le droit privé. Ils ont un système judiciaire indépendant.

Voilà le premier point sur lequel je me pencherais. Ensuite, je m'attarderais aux questions plus vastes des droits des travailleurs, et cetera. Vous commencez par le droit à effectuer des investissements, le droit régissant la libre circulation des capitaux, le droit qu'a une entreprise privée de faire en sorte que ses droits sont bien protégés.

Ce document ne fait aucunement état de ce processus fort complexe, monsieur le président, et je trouve cela inquiétant. Peut-être que MM. English et Mehmet peuvent nous éclairer là-dessus. Voilà comment fonctionne, d'après moi, le commerce international aujourd'hui. Ils décident d'investir «non pas en Chine, mais peut-être en Inde», en fonction de leur aptitude à faire appliquer les lois locales. Ils ne veulent pas faire partie de triades qui peuvent apparaître ou disparaître soudainement.

Le président: Il sera peut-être nécessaire de demander qu'on prépare un document d'étude sur cette question.

M. English: Monsieur le président, je sais qu'il y a des différences entre les cultures. Toutefois, nous avons tendance à oublier que les systèmes de communication dans le passé n'étaient pas ce qu'ils sont aujourd'hui. Vous faites certaines constatations, et si elles ne vous plaisent pas, que ce soit pour des motifs politiques ou économiques, vous faites connaître votre opinion. Cela peut également se faire par l'entremise des régimes politiques.

Dans quelle mesure ces différences culturelles influent-elles sur les avantages comparatifs économiques de chacun de ces pays? Dans une très large mesure. J'ai séjourné dans plusieurs pays asiatiques et il y a des différences énormes entre eux. Ces différences tiennent en partie aux régimes politiques actuels ou passés, mais surtout à leur culture.

Je suis d'accord avec ce qu'a dit le sénateur Carney au sujet des Japonais. L'échange de cadeaux prend des proportions démesurées, mais qu'en est-il des cadeaux que font les gens d'affaires aux politiques américains? C'est un fait notoire. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas une pratique inhabituelle. Bien entendu, on ne ferait pas cela au Canada.

Le fait est que ces pratiques doivent être prises en considération et devraient être examinées de près, mais on ne peut les dissocier facilement et les relier aux différences culturelles et autres facteurs.

Il y a un autre point très important qu'on ne doit pas oublier: bon nombre de ces pays ont une économie agricole. Vous avez parlé de «féodalisme»; je parlerais plutôt d'«économie agricole». Ils tirent depuis longtemps leurs avantages comparatifs du secteur des ressources où l'impact de ces pratiques ne serait pas aussi important que les ressources abondantes que vous générez si vous possédez du pétrole ou d'autres produits agricoles, comme c'est le cas de l'Indonésie, qui vous permettent depuis toujours d'accumuler des avantages comparatifs. Certains de ces facteurs prennent plus d'importance lorsque les pays passent à un régime plus industrialisé.

Nous devons établir un lien entre les différentes sources d'où ils puisent des avantages et ces pratiques sociales. Nous ne sommes pas obligés d'accepter celles que nous n'aimons pas, mais nous ne devons pas non plus leur accorder trop d'importance dans les décisions économiques.

Le sénateur Stollery: Monsieur le président, j'ai trouvé les témoignages aujourd'hui fort intéressants.

J'ai passé du temps en Extrême-Orient quand j'ai été étudiant. Mais c'était à l'époque du régime colonial. Nous avons été témoins d'un phénomène intéressant dont on n'entend pas parler aujourd'hui. Vous avez parlé des ressortissants chinois. Pour nous, les «Asiatiques», c'était les Indiens. Ce sont eux qui dirigeaient l'Afrique équatoriale. Lorsque les Portugais sont partis, les Asiatiques ont pris le contrôle. Il y a eu ensuite les Ismaïliens. Si on voulait conclure un marché, on s'adressait à un Ismaïlien. En Birmanie ou en Indochine, on s'adressait à un commerçant chinois parce qu'on savait que l'entente allait être conclue sur-le-champ. Aujourd'hui, on ne dit plus ce genre de choses. On ne peut plus dire que les gens de race différente font les choses différemment.

Personnellement, je considère Singapour comme étant la capitale des ressortissants chinois. Certaines de ces personnes, que des gens comme moi ont eu l'occasion de croiser juste avant la période d'indépendance, sont à l'origine des grandes fortunes qui existent aujourd'hui en Extrême-Orient.

Je comprends parfaitement bien leurs règles d'éthique. Que signifie ce terme? Laissons aux philosophes le soin d'en débattre. Le régime est différent. On se fait des illusions si on pense le contraire.

Le sénateur Grafstein a soulevé un point important. Comment composer avec cette situation, si l'on continue d'investir de fortes sommes d'argent dans un régime qui n'a peut-être pas de système judiciaire indépendant? C'est une très bonne question. J'aimerais savoir si vous avez des recommandations à formuler à cet égard. Il s'agit là d'un point important, et le comité pourrait proposer une ou deux suggestions. Avez-vous quelque chose à dire là-dessus?

M. Mehmet: Monsieur le président, lorsque j'ai parlé de l'analyse des risques, je voulais dire qu'il ne suffit pas seulement de savoir comment protéger nos investissements. Cette question est importante aux yeux de l'investisseur. Toutefois, il y a, si je peux m'exprimer ainsi, de nouvelles règles de jeu. Manifestement, l'investisseur doit protéger son investissement. Il y a des lois et des règles qui permettent de le faire, mais je n'en parle pas dans mon exposé. Je me ferai un plaisir de vous fournir ces renseignements.

Je voulais attirer votre attention, monsieur le président, sur les répercussions qu'entraînent les différences culturelles sur les plans économique et commercial. Les capitaux se déplacent librement avec la technologie et l'ouverture des marchés. Toutefois, il y a du chômage au Canada -- non seulement au Mexique --, mais pas dans les pays de l'Asie-Pacifique, et ce, pour plusieurs raisons. Entre autres, il n'existe pas dans ces pays de normes sociales ou de travail, des droits pour les travailleurs que nous tenons pour acquis au Canada.

Les femmes et les enfants travaillent actuellement dans des zones économiques pour un dollar ou moins par jour, sans protection aucune. Je discute brièvement de ces questions dans mon exposé et ailleurs.

Par conséquent, il est dans l'intérêt du Canada, du point de vue économique, de comprendre comment les avantages comparatifs sont maintenant créés dans cette région qui est reconnue pour son dynamisme économique.

Le modèle commercial traditionnel y est pour beaucoup, compte tenu des réserves énormes qui ont été accumulées et de l'importance accordée à la productivité et à la concurrence. Nous connaissons tous bon nombre de ces termes et critères. Toutefois, il y a une autre dimension à la question et nous devrions commencer à nous y intéresser puisqu'elle est liée aux différences culturelles.

La vente de permis et de licences fait partie du régime bureaucratique. Ces licences et permis ne sont pas émis parce que le système est ouvert, mais dans le but de maximiser les gains personnels. Cette pratique fait augmenter les coûts de transaction. Ainsi, la construction d'une usine d'engrais, au lieu de coûter un milliard, peut facilement passer à 3 milliards de dollars. Sur ce montant, 2 milliards de dollars seront versés sous forme de rentes.

De l'autre côté, nous avons des salaires et des conditions de travail inférieures aux normes. Les travailleurs n'ont pas de contrat. La main-d'oeuvre dans les zones franches de transformation pour l'exportation est fournie par un entrepreneur qui a son bureau dans la capitale qui, elle, est située à des milliers de milles de distance. Voilà le genre de conditions qui existent dans ces pays.

Dans les plantations, la main-d'oeuvre est en majorité composée de migrants illégaux ou quasi-illégaux qui touchent un salaire égal ou inférieur au seuil de la pauvreté. Tous les six mois, ces travailleurs migrants sont expulsés du pays pour que ce dernier puisse conserver sa position concurrentielle. Ne devrions-nous pas nous pencher sur ces questions? C'est ce que nous devons décider.

Le sénateur Andreychuk: Parfois, les droits de la personne sont définis de façon trop étroite et limités aux actions politiques et civiles. Toutefois, je crois que les droits de la personne englobent, entre autres, les pratiques commerciales loyales.

Vous dites que nous devrions nous pencher sur ces questions. Or, nous voulons établir des liens commerciaux avec ces pays. On nous dit qu'il faut faire preuve de subtilité et de diplomatie, et que les changements vont inévitablement se produire.

Comment pourrons-nous encourager le changement tout en préservant le faible avantage concurrentiel que nous détenons dans certains de nos secteurs?

Monsieur English, vous dites que le transfert de technologie pose un problème et que les pays du tiers monde ont toujours dit qu'ils ne devraient pas assumer les coûts associés à ce transfert, qu'ils devraient détenir un avantage sur le plan de la concurrence. Si nous commençons à transiger avec eux, à partager avec eux nos technologies, et qu'ils nous invitent ensuite à quitter le pays, ou qu'ils nous marginalisent en quelque sorte, comment pouvons-nous nous protéger contre les situations de ce genre si nous ne tenons pas compte des différences culturelles et si nous ne les exploitons pas pour tirer parti des pratiques commerciales internationales? Inévitablement, ils auront recours à ces pratiques par le pouvoir et par la force, que ce soit par l'entremise du dollar ou des organisations commerciales internationales. Leurs différences culturelles vont avoir le pas sur les nôtres.

M. English: Vous voulez savoir d'où vient l'inefficience économique? Si un système fonctionne uniquement sur la base des différences sociales qui existent, nous risquons d'avoir un problème, car la situation serait tout autre si ces différences n'existaient pas.

Quand j'ai cité l'économiste conservateur de Singapour lorsqu'on m'a demandé si le coût des manuels dans les pays en voie de développement devrait être aussi élevé que dans un pays riche, je faisais allusion à une situation de monopole. Au bout du compte, tous les brevets et toutes les marques de commerce font l'objet d'un monopole. La question est de savoir quel degré de monopole devrait-on accorder pour encourager l'invention?

Il faut également qu'il y ait un niveau optimum de soutien: pendant combien d'années un brevet devrait-il rester en vigueur? Les marques de commerce semblent elles aussi jouir d'une protection interminable et certaines nuisent au système autant, sinon plus, que les brevets.

Je ne fais que parler du niveau optimum de soutien qu'il convient d'accorder aux différents types de propriété. Je ne veux pas m'éterniser là-dessus, parce que ce n'est pas là la question centrale.

La question centrale, comme je l'ai déjà dit, est de déterminer dans quelle mesure, compte tenu de l'ouverture des marchés mondiaux et de tous ces facteurs qui sont portés à notre attention, les différences culturelles influent-elles sur la situation?

Jetons un coup d'oeil sur les exportations des pays asiatiques. En quoi consistent-elles? Eh bien, dans bien des cas, les exportations sont fonction des ressources que possède un pays. La Corée a misé sur l'industrie manufacturière parce qu'elle ne produit pas suffisamment de nourriture pour satisfaire ses propres besoins. Même si elle a protégé le secteur agricole, comme les Japonais l'ont fait, c'est un coût qu'elle s'est imposée elle-même, contrairement à ce qu'a fait Taïwan, ce qui lui a procuré un certain avantage.

Il faut voir si ces différentes mesures gouvernementales et sociales procurent des avantages comparatifs. Je ne dis pas qu'elles n'en procurent pas, mais il faut les examiner séparément. Je n'étendrais pas cet examen à l'ensemble de la région de l'Asie de l'Est, mais j'analyserais de près les cas où ces avantages pourraient être plus importants. L'Indonésie peut constituer un cas intéressant, mais elle bénéficie à bien des égards, et depuis toujours, d'importants avantages comparatifs sur le plan des ressources. Ce n'est que maintenant qu'elle commence à chercher à devenir un exportateur plus efficace de produits manufacturés. L'étude de M. Mehmet explique fort bien leur comportement dans ce contexte.

Le sénateur Andreychuk: Nous avons souvent entendu dire que les règles de l'Organisation mondiale du commerce dictent les rapports commerciaux que nous entretenons avec les autres régions du monde, surtout celle de l'Asie-Pacifique. Je présume que, bien que vous pensiez que ces règles exercent une influence, elles n'ont pas le même degré d'importance. Est-ce exact?

M. English: À mon avis, les règles fondamentales de l'Organisation mondiale du commerce font partie intégrante du système. Des règles complémentaires doivent toutefois être adoptées pour tenir compte des différences, dont certaines ne reposent pas sur les avantages comparatifs, qui existent dans des secteurs comme les investissements. Le transfert de la technologie est un autre domaine qui doit être mieux réglementé par l'OMC. Il le sera peut-être à l'avenir, mais les règles applicables à ce secteur doivent être établies à l'échelle régionale et multilatérale. Je ne m'oppose pas vraiment aux restrictions de base qu'impose l'OMC, mais je me pose de sérieuses questions au sujet du travail qu'effectuent l'OIT ou les autres organisations internationales dans ce dossier. Même l'OMC n'est pas allée aussi loin qu'elle aurait dû dans les domaines autres que les restrictions commerciales.

Le président: Merci beaucoup. Ces discussions constituent une introduction fort intéressante à un dossier fort complexe. Il n'est pas question ici d'un seul problème, mais de tout un ensemble de problèmes. Nous tenons à remercier nos témoins.

Honorables sénateurs, l'heure est déjà avancée, mais j'aimerais aborder deux ou trois autres points avec vous concernant les travaux futurs du comité.

Le comité poursuit ses travaux à huis clos.


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