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Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 24 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 11 mars 1997

Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui, à 16 h 03, dans le but d'examiner, pour en faire rapport, l'importance croissante pour le Canada de la région Asie-Pacifique, en mettant l'emphase sur la prochaine Conférence pour la coopération économique en Asie-Pacifique, qui aura lieu à Vancouver, à l'automne 1997, l'année canadienne de l'Asie-Pacifique.

Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, nous poursuivons notre étude sur les relations du Canada avec la région Asie-Pacifique.

Les dirigeants du Sénat m'ont demandé d'annuler la réunion prévue demain pour que les sénateurs puissent participer aux travaux du Sénat qui sera saisi du projet de loi sur l'harmonisation de la taxe de vente dont le comité sénatorial permanent des banques et du commerce a fait rapport. Par conséquent, la réunion du mercredi 12 mars est annulée.

J'aimerais vous parler du programme de la semaine à venir parce que le bruit court que le Sénat ne siégerait peut-être pas la semaine prochaine. Or, le comité a des engagements à respecter.

Je tiens à vous rappeler qu'il y aura une réunion mardi, à 16 heures, avec des représentants du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Nous discuterons des conférences de l'APEC et de Manille.

Le sénateur Corbin: Quelle date aura lieu cette réunion?

Le président: Le mardi 18 mars. Le mercredi 19 mars, à midi, et je présume que vous avez déjà reçu l'invitation du Président, nous accueillerons une délégation du parlement de la République d'Irlande. Plus tard dans la journée, à 15 h 15, nous tiendrons une réunion, dans cette salle-ci, avec la délégation irlandaise.

Le jeudi 20 mars, à 9 heures, nous tiendrons une réunion conjointe avec le comité de l'autre endroit, dans l'édifice de l'Ouest. M. Axworthy viendra nous parler de l'élargissement de l'OTAN.

Nous avons le plaisir d'accueillir cet après-midi M. B. Michael Frolic, directeur du Joint Centre for Asia-Pacific Studies, de l'Université de Toronto et de l'Université York. M. Frolic travaille depuis très longtemps dans ce domaine. De 1974 à 1975, il a occupé le poste de premier secrétaire à l'ambassade du Canada à Beijing. De 1981 à 1986, il a dirigé le programme Canada-Pacifique du Joint Centre for Asia-Pacific Studies. Il a également été directeur du département de sciences politiques de l'Université York et a enseigné à l'Université Harvard sur l'invitation du gouvernement. Il a rédigé de nombreuses publications sur la Chine et il en prépare actuellement une autre.

Je suis heureux d'accueillir M. Frolic parmi nous cet après-midi et je lui cède la parole.

M. B. Michael Frolic, directeur, Joint Centre for Asian Studies, Université York: Merci de m'avoir invité, monsieur le président. Je compte surtout vous parler de la Chine, mais j'aborderai aussi des questions traitant plus généralement de l'Asie-Pacifique. Je n'ai pas rédigé de mémoire. Toutefois, j'ai quelques réflexions à vous communiquer et j'essaierai d'être assez bref.

J'ai toujours eu un penchant pour la Chine. Toutefois, après 33 ans, on peut dire que j'en ai fait une carrière. Je préparais mon doctorat à Moscou quand je me suis rendu en Chine la première fois. Le voyage avait été organisé sous les auspices du gouvernement canadien. J'ai alors découvert un grand pays pauvre, agraire et communiste, mais d'un communisme bien différent de celui qui existait en Union soviétique. C'est là que j'ai commencé à m'intéresser de près à ce pays. Je me suis rendu compte qu'il y avait d'autres types de communisme. J'ai donc décidé d'apprendre le chinois et de passer plus de temps là-bas, ce que j'ai fait.

J'ai travaillé à l'ambassade du Canada en Chine dans les années 70. J'ai enseigné en Chine et j'y ai effectué des travaux de recherche. J'ai travaillé avec des gens d'affaires qui transigent avec la Chine. Je suppose que cela fait de moi un spécialiste de la question chinoise, quoique que je ne croie pas être une autorité en la matière, même après toutes ces années. Le sujet reste controversé pour bien des gens. Nous discuterons peut-être aujourd'hui de certaines questions délicates, notamment en ce qui a trait aux droits de la personne, à la société civile et à la démocratie.

Le Joint Centre for Asia-Pacific Studies, que je dirige, regroupe deux universités. Il y en a cinq ou six autres qui sont associées au centre.

J'ai lu les comptes rendus de vos audiences à Vancouver. Or, il n'y a pas que Vancouver. Dans le centre du Canada, et surtout à Toronto, nous effectuons beaucoup d'études sur la région Asie-Pacifique et la Chine. C'est à Toronto que se trouve la plus grande communauté asiatique du Canada, une communauté beaucoup plus grande que celle de Vancouver.

Nos travaux portent, entre autres, sur le régionalisme chinois; le développement de la société civile et les relations entre la Chine, Taïwan et le Canada; le retour de Hong Kong au continent en 1997 et la communauté chinoise de Toronto; les relations entre l'Inde et la Chine, une initiative nouvelle; et les relations sino-canadiennes, une question qui m'intéresse au plus haut point. Nous nous penchons également sur l'Asie-Pacifique, la sécurité dans la région, le régionalisme, l'APEC, l'ARF et la diplomatie à deux volets. Nous sommes en train d'organiser une grande conférence sur la démocratie et les droits de la personne en Asie-Pacifique. Nous réalisons également des études sur le nouveau Japon.

J'aimerais attirer votre attention sur le fait qu'il y aura, à Toronto, le 26 mars, une importante conférence sur l'Asie. Nous y attendons plus de 400 représentants des milieux d'affaires. Des fonctionnaires, des gens de la région et des ministres canadiens passeront la journée à Toronto. Ils discuteront de diverses questions concernant les échanges avec l'Asie-Pacifique et la Chine.

J'aimerais maintenant vous citer sept chiffres importants. Commençons d'abord par celui de 30 millions. Ce chiffre représente la population de Chongqing, la plus grande ville chinoise. C'est l'équivalent de la population canadienne. Imaginez un peu l'ampleur de la tâche, la responsabilité que représente le fait de diriger un gouvernement, un pays de 1,2 milliard d'habitants, lorsqu'une ville réunit à elle seule l'ensemble de la population canadienne.

Le deuxième chiffre est deux. C'est le nombre de membres que compte le Parti communiste chinois par citoyen canadien. Ce parti réunit 58 millions de membres. Que font tous ces gens? Pouvez-vous imaginer un parti qui compte 58 millions de membres? Que peuvent-ils bien faire? Cette question donne lieu à bien des conjectures de la part de tous les politicologues. Nous devrions être conscients de l'énormité de cette organisation.

Le troisième chiffre est 500. C'est le revenu annuel moyen, en dollars, d'un ouvrier chinois. C'est tout ce qu'il gagne. On a parlé de l'essor incroyable qu'a connu la Chine, du miracle économique chinois. Or, le revenu annuel moyen d'un Chinois pourrait atteindre 1 000 dollars d'ici l'an 2000, mais on est peut-être trop optimiste. D'après les statistiques officielles du gouvernement, près de 100 millions de Chinois vivent sous le seuil de la pauvreté. Ils étaient 80 millions au début des années 80; ils sont entre 80 et 100 millions aujourd'hui. Il y a près de 150 millions de chômeurs en Chine. C'est un pays pauvre. Ce n'est pas encore un pays riche, mais la situation est en voie de s'améliorer.

Le quatrième chiffre est 750 000. Je n'ai pas les chiffres exacts, mais c'est à peu près le nombre de Canadiens d'origine chinoise qui vivent maintenant au Canada. En 1950, il y avait à Toronto 2 000 Chinois. Aujourd'hui, ils sont plus de 400 000. Toronto regroupe aujourd'hui la plus grande concentration de Chinois au Canada. Vancouver en compte entre 275 000 et 300 000. Les autres sont éparpillés dans les autres régions du pays. En 1995, d'après les statistiques les plus récentes, 53 000 personnes venant de Chine, de Hong Kong ou de Taïwan ont immigré au Canada. C'est beaucoup si l'on tient compte du nombre total d'immigrants qui ont été admis au pays. Environ 150 000 Canadiens vivent présentement à Hong Kong. Le Canada se demande comment il pourra leur venir en aide en cas de crise. Comment pourra-t-il les protéger? Que feront ces Canadiens après le 30 juin 1997?

Le cinquième chiffre est 1 500, soit le nombre de personnes qui ont trouvé la mort sur la place Tiananmen en 1989. Cet épisode a profondément marqué les relations entre le Canada et la Chine. Tiananmen en a été l'élément déclencheur. Tous ces gens ont été tués sous nos yeux, à la télévision. Il y aurait plus de prisonniers politiques en Chine que dans n'importe quel autre pays. C'est ce que j'ai appris hier. Il faudrait que je vérifie cette information.

Le sixièmement chiffre est 9. C'est, en milliards de dollars, la valeur totale des accords commerciaux bilatéraux que le Canada et la Chine ont signés en 1994, lors de la visite en Chine d'Équipe Canada, dirigée par le premier ministre. Les échanges entre les deux pays sont importants et l'intervention d'Équipe Canada compte pour beaucoup dans ceux-ci.

Le dernier chiffre représente le pourcentage de la hausse des dépenses militaires de la Chine au cours des trois dernières années. Il se situe entre 15 et 20 p. 100. Chaque année, la Chine dépense entre 15 et 20 p. 100 de plus pour moderniser son infrastructure militaire. Elle consacre entre 50 et 80 milliards de dollars à la défense. C'est beaucoup moins que les États-Unis, qui y injectent plus de 250 milliards de dollars, mais plus que le Japon.

J'aimerais maintenant vous parler des droits de la personne. Oui, les droits universels de la personne existent. Ils existent dans les domaines comme la dissension, la torture, la procédure équitable, l'égalité des femmes, le droit d'association et l'avortement forcé au huitième ou au neuvième mois, pratique dénoncée par Amnistie Internationale.

Oui, la Chine viole les droits de la personne de notre point de vue. La Chine abuse du processus politique. Il y a des prisonniers politiques. Les jugements sont rendus sommairement, parfois en moins de 24 heures, sans défense ni appel. Les manifestations sont interdites. Il n'y a ni liberté de presse, ni liberté d'association.

Oui, la Chine ne perçoit pas les droits de la personne de la même façon que nous. Elle a déjà exprimé sa position là-dessus et publié des énoncés de principe sur la question au début des années 90. La Chine soutient qu'en tant que pays pauvre elle doit régler la question des droits économiques et sociaux avant de reconnaître les droits politiques. Il faut nourrir la population, lui apprendre à lire et à écrire. Le pays doit se doter d'une base économique. Par conséquent, on ne peut placer la Chine dans la même catégorie que les démocraties libérales de l'Ouest.

De plus, il y a des contraintes liées au développement et à la culture qui freinent la promotion des droits de la personne en Chine. La Chine est un pays indigent et sous-développé. Par conséquent, elle concentre ses efforts sur les questions économiques, ou sur les droits collectifs et l'autorité de l'État. Par conséquent, il est difficile de délaisser de vieilles traditions au profit du «virage occidental».

Le Canada doit profiter des réunions bilatérales, des forums internationaux, des discussions à haut niveau et des rencontres informelles pour dénoncer l'attitude de la Chine à l'égard des droits de la personne. Toutefois, il ne doit pas harceler la Chine. Il ne doit pas frapper du poing sur la table ou avoir recours à la diplomatie du haut-parleur. Cette démarche est néfaste. Au début des années 90, l'expulsion de quelques députés canadiens de Chine m'a mis mal à l'aise. La situation était embarrassante et aurait pu être réglée avec plus de doigté. Le geste était bien intentionné, mais ne m'a pas rendu particulièrement fier d'être Canadien.

Devrait-on imposer des sanctions à la Chine? Je ne crois pas que cela donnerait grand chose. Nous pourrons en discuter plus tard.

Toutefois, le Canada doit prendre des mesures constructives, comme les nombreux projets de l'ACDI qui ont été entrepris au cours des dernières années. Il s'agit pour l'instant de projets de petite envergure qui tournent autour d'un million de dollars, mais qui sont en train de passer à 4 ou 5 millions. Ces projets ont pour but d'améliorer l'infrastructure.

Par exemple, il y a des universités qui collaborent ensemble sur le dossier des droits de la personne. Les Universités de Beijing et d'Ottawa organisent des échanges de vues sur la question.

La Société royale a mis sur pied un programme sur la démocratie qui a été approuvé par le gouvernement chinois. Ce dernier a, dans un sens, contraint ou encouragé les spécialistes chinois à engager des discussions avec les Canadiens sur les principes démocratiques et leur utilité.

En ce qui concerne la réforme du droit pénal, le principe de la présomption d'innocence a été ajouté au code criminel. Autrement dit, une personne n'est pas présumée coupable, mais présumée innocente. Il s'agit là d'une réalisation majeure.

Il y a aussi des programmes qui visent à la fois à encourager l'intégration des femmes au développement et à sensibiliser ces dernières à la loi.

Plusieurs projets sont au stade préliminaire, et certains sont fascinants. Il y en a un qui vise à aider les localités à appliquer les principes démocratiques et à administrer leurs affaires. La Chine a fait d'énormes progrès en encourageant la tenue d'élections à la base. Certaines ont donné de bons résultats, d'autres, non. Je crois que le Canada a pris des mesures en vue de promouvoir ce processus.

Des avocats chinois établissent des contacts avec l'Association du Barreau canadien pour discuter de questions d'intérêt commun. C'est intéressant puisque c'est tout nouveau qu'il y ait des avocats en Chine. Ils essayent de s'affirmer. Comme vous le savez, les avocats sont la clé de toute civilisation. S'ils parviennent à développer leurs compétences en Chine et à s'affirmer comme une force nouvelle, ils auront franchi un pas important.

Le président de l'Assemblée nationale populaire, Qiao Shi, a fait une suggestion intéressante lorsqu'il nous a rendu visite, l'année dernière. C'est un homme très puissant. Des discussions ont été engagées avec le gouvernement en vue de mettre sur pied un programme sur le parlementarisme chinois. Le parlement national commence en fait à se montrer plus critique quand il vote ... il va parfois refuser de voter, ou encore il va exiger la tenue de discussions plus poussées sur, par exemple, la construction de barrages dans les Trois Gorges ou les nominations politiques. Le Canada pourrait, de concert avec le gouvernement chinois, mettre sur pied un programme pour sensibiliser les membres de l'ANP aux usages parlementaires, à l'organisation et au fonctionnement du parlement. C'est un domaine où la démocratisation est possible.

Non, je ne crois pas qu'il faudrait lier le commerce et les droits de la personne. Ce n'est pas possible. Cette démarche ne mène à rien. Les entreprises ne collaboreront pas, vos concurrents non plus. C'est un problème auquel nous avons déjà été confrontés. D'autres pays ont adopté des politiques en ce sens et elles n'ont rien donné.

Certains témoins vous ont parlé du concept de la société civile. J'ai effectué des recherches là-dessus et je viens de terminer une étude sur la société civile en Chine. C'est une expression qui est devenue très courante. Dans le passé, on parlait de «démocratie», aujourd'hui, on parle de «société civile». Ce phénomène s'explique en partie par les événements qui ont marqué l'Europe de l'Est dans les années 80, et par l'influence exercée par Havel en Tchécoslovaquie.

La société civile, comme l'ont laissé entendre d'autres témoins, est une force qui se situe entre l'État et la société. Elle réunit les citoyens qui participent au processus politique, mais pas de façon directe. C'est une notion qui repose sur la liberté d'association. Les gens peuvent se regrouper en associations pour discuter de questions d'intérêt public, mais sans nécessairement participer au processus politique, comme nous le faisons ici.

J'ai trouvé intéressant le référendum qui a eu lieu récemment sur la création d'une mégaville à Toronto. J'ai vu la société civile à l'oeuvre. Tous les jours, mon ordinateur produisait toutes sortes d'informations sur ce qui se passait, les gens qui votaient, ceux qui ne votaient pas, les mesures prises par les citoyens, par les gouvernements. Les citoyens se sont organisés de façon remarquable; ils se sont rassemblés dans le but d'essayer d'influencer les dirigeants politiques ou de collaborer avec eux.

C'est ce qu'on entend par société civile. Elle n'existe pas encore en Chine. Toutefois, elle commence à se manifester. Elle n'est pas calquée sur le modèle occidental que je viens de vous décrire, ni sur le modèle qui est en train de prendre forme en Europe de l'Est, où les intellectuels s'organisent et essayent de reconstituer la société civile que les communistes et autres groupes ont fait disparaître.

En ce qui concerne la Chine, je vois l'émergence d'une société civile qui est dirigée par l'État. L'État intervient pour promouvoir la formation de groupes, les encourager à prendre en charge des tâches de gestion secondaires, en partie parce que l'État ne peut les assumer tout seul. J'aimerais vous lire un bref passage tiré de l'ouvrage The Emergence of Civil Society in China:

Dans le cas de la Chine, l'État a littéralement créé, récemment, des centaines de milliers d'organisations et de groupes qui lui servent de soutien. Dans l'ancien régime marxiste-léniniste, les groupes et les associations sanctionnés par l'État, comme la Fédération des femmes, les syndicats ouvriers, les Ligues des jeunes, les associations d'écrivains, servaient de «courroie de transmission» au gouvernement. Dans le nouveau régime politique chinois, les organisations sociales, de même que leurs responsabilités, ont poussé ... comme des champignons. Selon White,

... dans l'organisation, elles se situent quelque part entre l'organe étatique comme tel et l'entreprise, dans une position intermédiaire qui leur confère, du moins en théorie, une certaine reconnaissance officielle en tant qu'organisme «populaire» ... ou du «peuple» ..., par opposition à un organisme ... «officiel».

Dans une ville de 1,153 millions d'habitants, on comptait une centaine environ de ces organismes sociaux, répartis dans 10 catégories différentes.

Au début des années 90, il existait différentes catégories d'organismes, dont l'association d'exercice physique pour les personnes âgées et l'association du navet séché, des groupes sportifs, des groupes de santé et des groupes de gens d'affaires, composés de la nouvelle classe d'entrepreneurs.

Cette société repose sur certaines hypothèses de départ.

Tout d'abord, les nouvelles associations et les nouveaux groupes ne mènent pas une action contre l'État; ils en font plutôt partie. En deuxième lieu, ils servent de pépinières pour le développement d'esprit civique. En troisième lieu, ils servent également d'intermédiaires entre l'État et la société. En quatrième lieu, la société civile dirigée par l'État n'est pas déchirée par un conflit l'opposant à l'État. Elle est un mariage de convenance, plutôt qu'un catalyseur de la résistance civile.

Il s'agit aussi d'une forme d'apprentissage.

Enfin, la perception des forces et des faiblesses de chacun joue un rôle central. Des éléments de l'État sont conscients de la nécessité d'apporter des changements et voient l'utilité fonctionnelle d'organismes sociaux qui ne menacent pas l'hégémonie de l'État.

Nul ne veut voir l'État s'effondrer. Après le massacre de Tiananmen, nul ne souhaite même que l'État soit menacé d'effondrement. Ils ont vu ce qui s'est passé. Ce qui pourrait arriver en Chine s'est déjà produit en Russie. La plupart des Chinois que j'ai rencontrés et que je connais, tant les intellectuels que les hauts fonctionnaires, reculent devant pareille éventualité. Nul ne veut que l'État s'effondre. Il faut en tenir compte. On propose plutôt une solution postléniniste, à la Confucius, aux problèmes soulevés par la modernisation, une solution qui ne risque pas de menacer le régime au pouvoir parce que, à ce stade-ci, il n'y a pas d'autre choix, il n'y a pas d'opposition ni d'opposition en perspective, exception faite d'un petit groupe de dissidents.

On peut voir ce principe à l'oeuvre dans certains domaines. Sauf dans le cadre de la tenue d'élections locales et dans les grandes villes, les associations d'entrepreneurs commerciaux se forment, non pas pour faire des démarches auprès de l'État en vue d'obtenir plus d'argent, mais pour avoir accès à plus d'information et pour se trouver au bon endroit, au bon moment. Toutefois, ils évitent l'affrontement avec l'État.

Quand on parle d'Asie-Pacifique, cela évoque peut-être des images dans notre esprit. Je ne suis pas un partisan des «valeurs asiatiques», mais il ne faut pas oublier, non plus, le contexte dans lequel évolue cette région. D'après des chercheurs australiens, Unger et Chan:

Les pays d'Asie orientale ont une prédilection culturelle pour la structure corporatiste. Dans l'enseignement de Confucius qui a marqué toutes les cultures d'Asie orientale, faire primer les intérêts privés sur les intérêts collectifs revient à faire preuve d'égoïsme. L'intérêt commun se trouvait, idéalement, dans le consensus dégagé sous l'autorité morale des dirigeants, ce qui se reflète dans un paternalisme moralisateur.

Cette attitude déplaît peut-être au Canada. Elle ne caractérise peut-être pas toute la région d'Asie-Pacifique, mais c'est une valeur dont l'existence est reconnue par de nombreuses personnes de cette région. Il n'est pas clair si c'est une valeur permanente ou si elle cadre avec une étape du développement. Est-elle passagère, ou faut-il l'accepter comme un élément important de la façon dont les pays de culture non occidentale se développent? Il y aura du changement, la situation évoluera, mais à un rythme beaucoup plus lent que ce que nous envisageons.

Le dernier point concerne notre politique, à laquelle je fais aussi allusion dans mon livre. Si le Canada souhaite avoir une influence sur l'évolution politique de la Chine, il faudra peut-être qu'il collabore avec le gouvernement au moyen de projets de l'ACDI plutôt que de s'y opposer, puisque c'est lui qui prône une partie de ce changement social au niveau local en faisant éclore la société civile et en ouvrant la porte à ces groupes, et ainsi de suite. Il faudrait se concentrer sur l'action locale, parce que c'est là qu'ont lieu les changements, plutôt que d'essayer d'en imposer par le haut.

Il faudrait que le Canada se consacre à l'évolution du droit, des ONG, des associations, de l'enseignement et de la classe moyenne en milieu urbain. Je ne crois pas que nous puissions chercher un rapprochement avec l'élite intellectuelle chinoise. En tant que groupe, elle n'est pas fiable comme l'étaient les Russes, qui étaient autonomes et tentaient de pousser le gouvernement à l'action. Elle préfère être cooptée par le gouvernement. C'est la coutume chinoise.

En guise de conclusion, voilà 33 ans déjà que j'étudie la Chine. Les changements dont j'ai été témoin durant cette période ont été très vastes, c'est le moins que l'on puisse dire.

Sur le plan économique, je me souviens d'avoir visité des villages où il n'y avait absolument rien. On y vivait vraiment au plus niveau de subsistance. Vous ne les reconnaîtriez pas aujourd'hui. Des maisons de brique ont remplacé les huttes de terre. Cela ne veut pas dire que la Chine n'est plus pauvre. L'économie de marché est en train de remplacer l'économie dirigée dans une grande mesure, mais pas entièrement, et des changements draconiens sont survenus. La situation des Chinois s'est nettement améliorée.

Sur le plan politique, si j'avais à comparer la Chine des années 60 et 70 à celle d'aujourd'hui, je dirais qu'au simple niveau de l'expression corporelle, on remarque que les Chinois se parlent sur la rue et qu'ils sont détendus en présence les uns des autres. De quoi parlent-ils dans les autobus? Vous ne croiriez pas ce que l'on peut entendre au sujet du gouvernement et de la classe dirigeante. La seule différence, c'est qu'ils ne le publient pas dans les journaux. Il faut en tenir compte.

La société chinoise est maintenant extrêmement mobile. Auparavant, elle était la plus stationnaire que vous puissiez imaginer. Nul ne pouvait aller nulle part. Les changements sont aussi vastes sur le plan politique. Bien qu'il n'y ait effectivement pas toujours d'opposition, la population est plus mobile. Elle peut se déplacer à l'étranger, rencontrer et échanger avec des étrangers.

Pas un seul Chinois -- et j'ai posé la question à nombre d'entre eux -- refuserait de reconnaître qu'il est plus libre maintenant qu'il ne l'a jamais été. Cela signifie-t-il que la société est plus démocratique? Non. Cela signifie-t-il qu'on adopte le modèle de société civile occidental? Non plus. Ont-ils épousé les droits de la personne du monde occidental et décidé de les respecter? Pas davantage. Les violations continuent. On a fait d'énormes progrès, mais il ne faut pas s'attendre à des miracles. Je vous remercie.

Le président: Vos observations au sujet de la société civile me sont très utiles, et je crois bien qu'elles le sont aussi pour tous les autres membres du comité.

Dans le passé, comme le veut la coutume politique en Europe occidentale -- je fais allusion ici à des personnes comme Adam Smith qui ont eu tant d'influence sur notre pensée économique --, la société était une forme d'association de personnes au sens juridique du terme, par exemple de chefs de famille. Dans une véritable société, ces personnes avaient le droit d'être propriétaires. Une fois le droit à la propriété reconnu, elles ont commencé à faire du commerce par troc ou par contrat. La propriété et les contrats étaient les piliers de la société. Puis est venu le gouvernement, pour faire en sorte que les droits de propriété et les droits contractuels soient respectés. C'est ainsi que naît une société civile.

Je soupçonne que ce genre de raisonnement est à la base d'une grande partie de la culture commerciale, en Occident. Quand vous parlez de la Chine, vous décrivez une forme d'association tout à fait différente. Les difficultés qu'éprouvent nos gens d'affaires lorsqu'ils se rendent en Chine découlent-elles du fait que les modèles tenus pour acquis ne s'appliquent pas?

On nous a dit que la confiance est essentielle. Les rapports personnels semblent avoir plus d'importance que les rapports contractuels, ce qui me porte à croire que ce que les philosophes qualifient d'acquis absolus sont peut-être différents. Je vois que vous êtes d'accord.

M. Frolic: Je ne crois pas que les gens d'affaires s'arrêtent à ce genre de choses. Ils se rendent là-bas et font du négoce d'une façon ou d'une autre, et ils le font bien. Le problème tient davantage au reste des Canadiens. Les gens d'affaires que je connais savent ce qu'ils ont à faire. Société civile ou pas, respect des droits ou pas, ils le font, mis à part quelques entreprises comme Levi Strauss qui refusent peut-être de faire du commerce avec la Chine en raison des violations de droits de la personne.

En théorie, si vous parlez de politicologie, le point que vous faites valoir au sujet de la propriété et des contrats a de l'importance. Si une personne a un enjeu dans la société, elle voudra le protéger. Si c'est ce que signifie le terme propriété -- non seulement être propriétaire, mais avoir aussi le droit de faire fructifier son bien et de le protéger --, vous avez alors un enjeu et vous voudrez le protéger d'une manière ou d'une autre. J'admets cela, et il faudra que cela se produise tôt ou tard en Chine, mais cela prendra du temps, selon moi. Il faut d'abord qu'elle se débarrasse des vieilles coutumes. Il n'est pas facile de tourner le dos à 2 000 ans d'histoire et d'épouser du jour au lendemain le capitalisme prédateur du monde occidental. Les choses ne se font pas aussi rapidement en Chine. Pour une raison que j'ignore, la Chine semble mieux résister que les Russes.

Le président: Vous avez dit que les gens d'affaires savent ce qu'ils ont à faire. Par contre, on nous a dit plusieurs fois que les hommes d'affaires canadiens qui se rendent là-bas doivent apprendre, ce qui prend un peu de temps, que l'établissement de liens de confiance est essentiel. Pourquoi nous rabat-on les oreilles de cette histoire de confiance si les gens d'affaires le savent d'instinct? Il n'y a peut-être pas de contradiction, mais j'y vois une distinction qu'il faut explorer, ce que je vous demande de faire.

M. Frolic: Avec qui discutez-vous? Les gens d'affaires que j'ai rencontrés -- et nous travaillons de très près avec des entreprises torontoises, tant moi-même que d'autres, par l'intermédiaire du centre -- savent exactement ce qu'ils ont à faire.

Nous sommes à l'aube du XXIe siècle. Il n'est plus question de la Chine du début des années 80, cette grande inconnue qui sortait à peine d'une période de communisme pur et dur et essayait de s'habituer au monde extérieur. Les Chinois se sont depuis lors habitués à transiger avec nous, et la plupart des entreprises qui connaissent du succès en Chine interprètent assez bien les événements là-bas. Ceux qui ne la connaissent bien ont commis des erreurs parce qu'ils n'avaient pas fait leurs devoirs. Pour ma part, j'estime que le milieu des affaires sait ce qui se passe et qu'il est capable de négocier efficacement avec les Chinois.

J'ai lu les témoignages de certains chefs d'entreprise que vous avez entendus à Vancouver. Certes, ils éprouvent des difficultés; toutefois, bon nombre d'entre eux ont également affirmé brasser d'excellentes affaires.

Le sénateur Grafstein: J'aimerais aborder le même sujet, mais sous un angle historique quelque peu différent. Nous arriverons probablement au même résultat.

Il est facile de dire que l'on devrait simplement dissocier le respect des droits de la personne du commerce, mais, compte tenu de la coutume canadienne, c'est difficile à faire. En d'autres mots, il n'est pas si facile de dissocier notre politique de nos valeurs communes. Il peut y avoir incohérence, mais les deux réalités sont indissociables. Nous ne pouvons pas nous dissocier de nous-mêmes. Nous finirions par avoir une double personnalité.

Les droits de la personne à l'anglaise que nous connaissons bien -- je ne parle pas des droits reconnus en Europe occidentale, mais bien de la «common law» britannique -- viennent de deux sources différentes. D'une part, ces droits découlent des droits politiques prévus dans la Magna Carta que réclamait l'aristocratie anglaise pour pouvoir s'opposer au roi. L'autre origine, qui a donné une évolution beaucoup plus efficace, bien que plus difficile, des droits de la personne, repose sur un mélange de droit commercial, de «common law» et de décisions rendues par les tribunaux. Cela fait écho au point soulevé par le sénateur Stewart qui affirmait que c'était davantage une question de contrat et de protection du droit privé. Cependant, grâce à ces deux origines entre lesquelles il y a eu des échanges, nous avons élaboré notre code des droits de la personne qui consistait à respecter la propriété, à conférer le droit à la médiation, à faire appel aux tribunaux et à obtenir une interprétation judiciaire. Le processus a été évolutif. Quand les tribunaux n'ont pas évolué comme il le fallait, il y a eu un tollé politique.

Nous ne pouvons pas nous attendre que la Chine connaîtra la même évolution; toutefois, c'est exactement ce que l'on a tenté de faire au début du siècle. Quand j'entends les experts chinois dire que ces droits universels n'intéressent pas les Chinois, je me demande alors ce qu'a fait Sun Yatsen, le père de la révolution chinoise. Sur quoi se fondait son mouvement démocratique? Pourquoi les principes communistes, démocratiques et nationalistes sont-ils tous venus de la même source?»

Qu'en est-il de la constitution de la Chine? Elle est très progressiste. J'entends des spécialistes dire qu'on peut dissocier le respect des droits de la personne des échanges commerciaux, mais la question est beaucoup plus complexe.

Que peut-on faire au Canada contre la ville de Chongqing, dont la population équivaut à celle du Canada? Comment le petit pays qu'est le Canada, qui veut à la fois faire du commerce et promouvoir ses valeurs, peut-il prospérer et croire qu'il a choisi la bonne voie?

Premièrement, tout particulier ou société publique qui fait des investissements doit avoir droit à la médiation en cas de conflit. Par conséquent, serait-il contre-indiqué pour la Canada de dire qu'il n'approuvera aucun financement public sauf dans le cadre d'une formule de médiation obligatoire, qui ressemble à celle en matière d'échanges commerciaux? Notre formule indique que nous aurons un mécanisme de médiation des différends entre les deux pays, sans quoi il n'y a pas d'accord commercial bilatéral. Un pays ne peut joindre les rangs de l'OMC s'il ne dispose pas de mécanismes commerciaux. Pourquoi ne pas dire, sur une base bilatérale, que peu importe ce qu'est le mécanisme, et il pourrait être différent, il doit y avoir un mécanisme de médiation quasi-indépendant. Pourquoi ne pas l'imposer?

Deuxièmement, quelle est la position du gouvernement lorsqu'il siège à côté de Li Peng, «le boucher de Tiananmen»? Il est difficile d'accepter cela sauf si, en même temps, les hauts fonctionnaires du gouvernement parlent de la Constitution chinoise où il est entre autres fait mention du droit à la liberté de religion. Une fois de plus, le gouvernement va sur place, échange et investit. Le gouvernement demande à la Chine de respecter son mandat constitutionnel. Il n'y a rien là d'hostile.

Troisièmement, un fait plus récent. Un mouvement est né en Chine il y a plusieurs semaines en vue de modifier le Code criminel de manière à y éliminer l'infraction liée à la contre-révolution qui a été invoquée à l'égard des manifestants de la place Tiananmen. Ce serait un changement positif étant donné que l'on réviserait et réanalyserait entièrement le massacre en se fondant sur le code criminel. Pourriez-vous nous dire si vous considérez cela comme un pas dans la bonne direction? Les dirigeants de l'époque seront partis dans un an. Qui les remplacera? Cela intéresse au plus haut point le gouvernement parce que les entreprises canadiennes font de gros investissements en Chine. Le Canada a intérêt à ce que la stabilité se maintienne.

M. Frolic: S'ils décident d'enlever l'étiquette de contre-révolutionnaire aux manifestants de la place Tiananmen, il s'agit d'un retrait symbolique autant que tangible. De deux choses l'une, les Chinois croiront ou que la direction a faibli et essaie de maintenir sa position ou qu'ils se sont entendus en général pour poser ce geste. Ce serait un très grand pas en avant en vue de ramener des gens comme Zhao Ziyang qui sont en exil et qui passent le temps à jouer au golf et à se tourner les pouces.

C'est une question politique délicate, parce qu'il y a tant à voir avec la perception de la faiblesse des dirigeants. Cela m'étonne qu'ils le fassent maintenant à moins qu'ils soient sûrs de la succession et qu'il n'y ait pas tout à coup une perception de faiblesse. Des bombes explosent à l'heure actuelle dans les autobus de Beijing. Pourquoi en est-il ainsi? Est-ce parce que les Chinois perçoivent leurs chefs comme étant maintenant vulnérables? Si c'est le cas, d'autres Chinois monteront sur le train en marche, ce qui risque alors de poser un problème. Les dirigeants sont nerveux.

Je suis content qu'ils en discutent. Je douterais qu'ils prennent en fait des mesures pour le faire maintenant. J'aimerais attendre le Congrès du parti en novembre. Il s'agit d'une assemblée des membres qui revêt toutefois plus d'importance parce qu'elle établit la position officielle du parti pour les prochaines années. On y décidera qui occupe les nouveaux postes et si on procède à un remaniement des hautes instances. Li Peng doit quitter son poste au début de l'année prochaine. La constitution lui interdit d'exercer plus de deux mandats. Tout ceci aboutira cet automne. La question y sera peut-être abordée alors, mais cela me surprendrait. Cependant, je me suis trompé à plusieurs reprises par le passé. J'ai déjà été cité dans le Globe and Mail comme ayant dit que Deng Xiaoping était mort. C'était en 1989. Il a survécu à cette affirmation pendant de nombreuses années.

Le Canada devrait-il dire à la Chine qu'elle doit s'acquitter de son mandat constitutionnel? Devrait-on lui dire que nous n'approuverons aucun financement public ... je suppose que vous parlez de financement aux entreprises canadiennes, pas nécessairement de tous nos programmes -- à moins qu'elle n'adopte la médiation quasi indépendante obligatoire? Pourquoi les Chinois devraient-ils accepter cela? Cela semble sensationnel, mais qu'ont-ils à y gagner? S'ils ne sont pas d'accord, nous nous trouvons alors dans une situation délicate. La Chine n'est pas la seule à enfreindre sa constitution. Nous devons trouver une façon de la convaincre. Les Chinois ne nous ont pas écoutés après le massacre de la place Tiananmen. Pourquoi écouteraient-ils le Canada, un petit pays qui est à la remorque des États-Unis? L'idée serait difficile à vendre, même si elle est sensationnelle.

Un grand nombre de nos principales entreprises qui font du commerce avec la Chine n'obtiennent pas de financement public. Elles sont très compétentes et il s'agit des gens auxquels je pensais lorsque j'ai dit qu'ils vont directement en Chine. La plupart des entreprises de la collectivité ethnique chinoise ne comptent pas sur le financement public. Comme elles ne participent aux programmes gouvernementaux, cela ne s'appliquera pas à elles.

S'il y avait une médiation quasi indépendante obligatoire, j'y apporterais mon appui, mais il faut que l'on s'entende de part et d'autre. Les entreprises seraient-elles d'accord? Si elles le sont, il faudrait que cela se fasse. Qu'en penseraient nos décideurs du ministère des Affaires extérieures? La proposition n'a jamais été faite, toutefois, mais elle est intéressante.

Le sénateur Carney: Nous préparons un rapport sur la conférence de l'APEC. Selon vous, quel rôle peut jouer l'APEC -- avec tous ces pays réunis, tous les organismes auxiliaires, toutes les réunions et toute l'attention -- pour améliorer la protection des droits asiatiques par des pays comme la Chine? Est-ce que la tribune de l'APEC, étant donné qu'il s'agit d'un sommet Asie-Pacifique au cours duquel de nombreux organismes auxiliaires participeront à des réunions et à des conférences, peut contribuer à améliorer la protection des droits de la personne ou à attirer l'attention sur la question?

M. Frolic: Il s'agit d'une question très controversée et c'est probablement la raison pour laquelle vous la posez. Si cela dépendait des gouvernements de l'Asie-Pacifique qui sont membres de l'APEC, il est clair qu'ils ne voudraient pas que l'on discute de cela aux réunions de l'APEC. Ce sont les ONG dans ces pays qui ont été marginalisés à l'égard de cette question. Elles ont essayé de s'organiser à Manille et elles veulent le faire à Vancouver et participer.

Notre centre assistera à Banff, en mai, à une réunion du Centre d'étude de l'APEC. Au début, on ne devait y discuter que d'économie et de commerce, mais nous avons réussi à y glisser, jusqu'à un certain point, certaines questions connexes qui sont en marge des premières. Les pays de l'Asie-Pacifique hésitent beaucoup. Du point de vue des gouvernements de l'Asie-Pacifique, il ne s'agit pas d'une question populaire. Du point de vue des médias canadiens et de la population canadienne, c'est davantage...

Le sénateur Bolduc: Il y a aussi les États-Unis.

M. Frolic: Oui. Le sénateur a fait une bonne intervention au sujet de l'influence américaine à cet égard. Je suppose toujours que nous poursuivons une politique indépendante en essayant de nous sortir des eaux troubles et de traiter avec un pays et une région gigantesques. Nous essayons d'élaborer notre politique du mieux que nous pouvons. Cependant, depuis le début, nous sommes assujettis aux terribles influences des médias américains. La politique américaine à l'égard de la région déferle sur nous et nous avons du mal à nous en démarquer.

Le sénateur Carney: Avec tout le respect que je dois au sénateur, je demandais si la tribune de l'APEC était utile à cet égard et vous n'avez pas répondu à ma question. Vous avez dit qu'il ne s'agit pas d'une priorité pour les pays asiatiques. S'agit-il de la tribune appropriée pour soulever ces questions?

M. Frolic: Oui, la tribune utile.

Le sénateur Carney: Le premier ministre a déjà dit qu'il n'accorde pas une grande priorité aux droits de la personne à l'APEC. Nous souscrivons ou ne souscrivons pas nécessairement à cette position. À l'heure actuelle, nous demandons simplement jusqu'où pouvons-nous aller. Pouvons-nous discuter des questions se rapportant au travail des enfants? Pouvons-nous aborder les questions relatives aux contrats? Qu'en pensez-vous personnellement?

M. Frolic: Nous devrions essayer, mais nous devons aussi nous montrer prudents. Nous devons décider si nous voulons nous aliéner nos partenaires gouvernementaux. Jusqu'où pouvez-vous aller à cet égard avant que vos partenaires gouvernementaux de l'Asie-Pacifique montrent des signes de nervosité? Je pense que nous pouvons probablement franchir une distance raisonnable et que vous pouvez essayer.

Le sénateur Andreychuk: Mises à part peut-être les voix qui insistent au Canada sur le respect des droits de la personne, la question est indéniable pour la plupart des Canadiens. Vous avez signalé avec vigueur la position de la Chine et peut-être celle de certains des autres pays. Vous semblez faire une distinction entre nos collègues de l'Asie-Pacifique et nous-mêmes. Nous sommes un pays de l'Asie-Pacifique. Si nous participons à cette tribune, il doit sûrement y avoir moyen d'y faire valoir nos positions. Par conséquent, à l'intérieur de cela, il faut comprendre les deux cultures pour être en mesure d'exercer une activité commerciale. Il semble que toutes les fois que nous voulons proposer notre façon de faire des affaires et nos valeurs importantes, nous les imposerions en quelque sorte à nos partenaires. Nous semblons toujours recourir aux sanctions, une solution au fond qui n'est pas très chère, à mon avis, à la plupart des Canadiens. Il s'agit qu'on nous donne l'occasion de faire valoir nos positions si nous sommes vraiment partenaires et si nous sommes bel et bien un pays de l'Asie-Pacifique.

Le sénateur Carney: Ce que nous sommes.

Le sénateur Andreychuk: Cela dit, pourquoi ne trouverions-nous pas des méthodes novatrices pour insuffler cela, pas seulement en périphérie, mais dans le contexte de l'Asie-Pacifique? Notre point de départ ce sont des pratiques commerciales honnêtes qui nous intéressent tous. Êtes-vous d'accord avec cela?

M. Frolic: Oui. En tant qu'hôte de la conférence de l'APEC, nous avons assurément une chance. Si nous ne parvenons pas à faire valoir notre position en étant les hôtes, nous avons moins de chance de réussir ailleurs. Nous devons être prudents ici. Certains problèmes se posent. Nous n'avons pas affaire aux États-Unis ou à l'Europe occidentale, mais à des gouvernements très nerveux et vulnérables qui doivent voir ceci comme une contribution à la sagesse collective de ce qu'ils font.

Il s'agit d'un groupe de pays qui acceptent la Birmanie au sein de l'ANASE alors que ce pays bafoue les droits de la personne. Ils disent qu'ils vont régler le problème. C'est un problème et nous devons décider jusqu'où nous pouvons aller et mettre leurs limites à l'épreuve. Je suis favorable à cela, mais il y a peut-être des limites ici.

Le sénateur Andreychuk: C'est soit une question d'exigences ou de partage de l'information.

Le sénateur Carney: Jusqu'à maintenant, vous avez parlé des valeurs ou des approches qui nous séparent, des questions qui sont différentes. Quelles valeurs partageons-nous? À la page six de votre livre, vous dites:

Dans la société civile, le véritable civisme est au centre de la tradition libérale-démocratique des pays de l'Ouest.

Le véritable civisme peut-être interprété de bien des façons. Au lieu de parler des valeurs qui nous séparent, quelles sont les valeurs en tant que pays du Pacifique dans ce domaine des droits de la personne ou dans la société civile qui nous unissent? Pouvez-vous nous guider ou nous donner un cadre de référence?

M. Frolic: Cela dépend de votre approche. Je pourrais le faire d'un point de vue matérialiste et dire que ce sont les valeurs du marché qui nous uniront maintenant.

Le sénateur Carney: Nous parlons de la société civile.

M. Frolic: La société civile est apparue, dans un certain sens, dans l'économie de marché qui a émergé au XVIIIe siècle pour défendre la propriété et le contrat. En dehors de ce nouveau sentiment de propriété et des rapports que nous entretenons avec elle, vous pourriez soutenir qu'il sera dans l'intérêt commun de notre société que le particulier et l'État puissent détenir des biens dans ces sociétés également. Cela peut être un intérêt commun qui émerge au fur à mesure qu'ils avancent dans cette direction.

Si vous voulez que je parle des valeurs communes et que je vous dise s'ils vont se diriger vers l'individualisme occidental ou si nous allons nous tourner vers des valeurs plus collectivistes, je m'en abstiendrai parce que je ne peux traiter de ce sujet.

Le sénateur Carney: Croyez-vous qu'il est utile de rechercher ces valeurs communes et de les repérer dans ce domaine que nous appelons les droits de la personne ou la société civile?

M. Frolic: Toutes les valeurs communes méritent d'être recherchées. Mon but aujourd'hui n'était pas de vous dire dans quelle mesure la tâche est impossible mais de vous signaler simplement les particularités, les différentes façons qu'ont les gens de faire les choses. Tout ce que je veux, c'est rechercher des valeurs communes.

Le président: Cet échange me ramène au début du XVIIIe siècle. Certains prétendaient alors que le véritable citoyen était la personne vertueuse qui plaçait toujours le bien commun avant le sien. Nous passons ensuite à l'idée que si vous recherchez votre propre intérêt en respectant les lois, il est alors possible de penser que vous le faites dans l'intérêt commun.

M. Frolic: C'est étonnant de voir comment ça fonctionne.

Le président: Le modèle que vous présentez de la pensée chinoise n'englobe pas le marché. C'est l'ancien style. C'est le bien commun avant tout. Je vois que vous faites signe que oui.

Vous avez utilisé l'expression «des gouvernements nerveux et vulnérables» et vous vouliez dire par là que nous ne devrions pas trop insister. Nous ne devrions pas trop insister pour exprimer nos points de vue en raison de leur nervosité et plus particulièrement de leur vulnérabilité?

M. Frolic: Il y a un éventail de raisons. Si vous commencez par les forces économiques en jeu ici, il y a les nouvelles élites qui émergent lentement et avec lesquelles nous devons avoir à faire et qui pourraient constituer une menace pour celles qui sont déjà en place. Un certain nombre de ces pays ont à leur tête des dirigeants politiques vieillissants. Prenez par exemple l'Indonésie. Ce régime est prêt à faire face à une crise majeure. Les forces de la globalisation ont désenclavé ces pays, peut-être trop rapidement pour que les systèmes politiques en place puissent rester maîtres de la situation.

La population n'a pas d'autre choix ... une opposition qui soit viable ou un gouvernement en attente. Autrement dit, beaucoup de gens craignent tout simplement la déstabilisation de toutes les forces qui s'agitent autour d'eux. Ils sont nerveux et vulnérables. Il se peut que cela accélère le changement à un gouvernement démocratique plus occidental, mais je ne dis pas qu'il en sera ainsi.

La démocratie a connu bien des hauts et des bas. Les futurs systèmes démocratiques et les relations commerciales ont franchi les étapes du capitalisme et sont passés d'une zone grise à des économies industrielles. Le changement ne s'est pas fait en douceur. Il y a eu des crises, des guerres civiles et des problèmes.

Il se peut que ces gouvernements soient obligés de passer par les mêmes expériences. Ils sont nerveux. Ils sont vulnérables aux forces du nationalisme. Prenez par exemple l'Indonésie avec tous ses problèmes multiethniques. La Chine peut avoir des problèmes avec ses régions et ainsi de suite. Oui, il faut qu'ils en tiennent compte.

Le sénateur Bolduc: Dites-vous que c'est tout à fait différent de l'Inde qui est dotée d'une certaine démocratie parlementaire depuis de nombreuses années?

M. Frolic: Je ne veux probablement pas parler de l'Inde parce que je continue d'apprendre à connaître ce pays. L'Inde en est quitte pour une rude traversée au cours des prochaines années. Le nationalisme indien est à la hausse et nous ne savons pas ce qui se passera. Oui, il s'agit d'une démocratie parlementaire.

Le sénateur Bolduc: Peut-on faire un rapprochement avec l'Iran? Les choses se sont passées très vite en ce qui a trait à la croissance économique. Le revenu personnel s'est retrouvé soudainement à 800 $ et ce fut la révolution. Vous attendez-vous à quelque chose du genre en Indonésie?

M. Frolic: Je ne saurais le dire. L'Indonésie est dotée, depuis 30 ans, d'un régime qui exerce un contrôle sur de nombreuses forces qui doivent maintenant être libérées. Il risque d'y avoir des problèmes majeurs. Le régime militaire pourrait tout simplement être renforcé. Il y a de la corruption dans ce pays. Il y en a aussi en Chine. Cela finit par provoquer un sentiment d'aliénation et de résistance. L'Indonésie se trouvera dans une situation critique. L'Inde constituera un problème. Le pays a peut-être une tradition parlementaire, mais cela ne veut pas nécessairement dire que le processus de modernisation sera plus simple.

Le président: La question des droits de la personne devrait-elle faire l'objet de discussions formelles au cours du sommet de l'APEC, ou devrait-on en discuter en marge de la réunion?

M. Frolic: Vous pourriez essayer d'en discuter de façon formelle, mais vous allez sans doute devoir vous contenter de discussions informelles. Je ne peux pas vous donner de meilleure réponse.

Le président: Laquelle des deux démarches serait plus utile?

M. Frolic: «Utile». Voilà encore ce mot.

Le président: Efficace?

M. Frolic: Tout dépend du moment. Si vous jugez que le moment est bien choisi pour en discuter de façon formelle, alors faites-le, sauf que la situation sur le terrain risque d'être mauvaise. Lorsqu'il y a une crise en Indonésie ou que la situation en Birmanie dérape d'une façon ou d'une autre, les gouvernements des pays de la région Asie-Pacifique sont très nerveux. Ils ne tiendront peut-être pas à ce qu'on aborde ces questions de façon formelle. Nous serons peut-être obligés d'accepter le fait que nous fassions tous partie du même groupe et que ce n'est peut-être pas une mauvaise idée de discuter de ces questions en marge de la réunion. Lors de la conférence sur les femmes qui a eu lieu à Beijing, les fonctionnaires qui se trouvaient à 40 kilomètres de là ont été en mesure d'accomplir beaucoup de travail, même si c'était en marge de la conférence. Ils ont presque pris le contrôle de la conférence. Il est possible de réaliser des progrès en travaillant dans les coulisses. Ce serait mieux toutefois si cela pouvait se faire dans le cadre de la conférence.

Le sénateur Grafstein: La Chine a conclu un certain nombre d'accords internationaux ... à la fois bilatéraux et multilatéraux. J'avais l'impression jusqu'à tout récemment, avant que la Chine ne change sa politique à l'égard de Hong Kong, qu'elle avait tendance à être assez méticuleuse en ce qui concerne ses obligations internationales. Elle n'a pas signé les conventions internationales à la légère, et elle a tenu ses engagements. Hong Kong constitue une source d'inquiétude parce que la Chine s'est entendue avec l'Angleterre sur certaines conditions et, à première vue, il semblerait y avoir un certain relâchement de ce côté-là.

Je crois comprendre que la Chine est très proche des États-Unis et qu'elle va sans doute, pendant ou avant la visite du président Clinton, ratifier certaines des conventions internationales sur les droits de la personne, ce qu'elle n'a pas fait jusqu'ici.

Que pouvez-vous nous dire à ce sujet? Serait-il utile de faire de cette ratification une condition d'adhésion à l'OTAN ou à l'OMC, par exemple? Est-ce une bonne chose? Le gouvernement canadien pourrait dire, «Écoutez, nous sommes prêts à appuyer la demande d'adhésion de la Chine à l'OMC, à la condition qu'on l'admette au sein de la communauté internationale et qu'elle signe certaines conventions internationales.» Encore une fois, il ne s'agit pas de fixer des conditions pour les échanges commerciaux, mais pour ratifier une entente formelle.

Est-ce que cette démarche ne serait pas utile? Ne devrions-nous pas appuyer l'entrée de la Chine à l'OMC parce qu'il s'agit là, en fait, d'une autre façon d'encourager le gouvernement chinois à se conformer à la règle de droit internationale? Tout cela fait partie du processus.

Quelle est votre opinion là-dessus?

M. Frolic: Je crois que l'adhésion de la Chine à l'OMC est une chose positive. Si vous pouvez l'amener à faire partie de nos organismes, il sera plus facile de la sensibiliser à nos règles, de la convaincre de se conformer à nos règles, et c'est quelque chose de positif. Il se peut que la Chine décide de ne pas adhérer à ces organismes si elle est obligée à se conformer à nos règles. Elle ne se sent pas très à l'aise avec les règles qui ont trait à la transparence et à la propriété intellectuelle.

Si vous cherchez à faire du respect des droits de la personne une condition d'adhésion à l'OMC, la Chine ne l'acceptera pas. Elle ne voudra même pas en parler. Elle a déjà assez de mal à atteindre les objectifs économiques qui lui permettront d'entrer à l'OMC. Je doute qu'elle accepte cette condition, même si je trouve l'idée intéressante.

Le sénateur Grafstein: Je ne crois pas que les deux devraient être liés. Vous devez remplir un critère avant de pouvoir décider quelle position vous adopterez à l'égard de l'autre. Le lien est transparent, mais pas concret.

M. Frolic: Il est manifestement préférable qu'elle adhère à l'organisme. Une fois son adhésion assurée, vous pouvez essayer de discuter avec elle, de l'orienter dans une certaine direction. Je ne crois pas qu'on puisse dire: «Si vous faites ceci, nous allons vous laisser entrer». Je ne crois pas qu'on puisse utiliser cette tactique avec la Chine. Toutefois, une fois son adhésion assurée, si vous continuez d'exercer des pressions sur d'elle, vous pourrez peut-être réaliser certains progrès.

En ce qui concerne la Chine et les organismes internationaux, la démarche utilisée s'est avérée à la fois prévisible, mais également bien pensée. Ils ne donnent pas de coups de poing sur la table.

Notre politique consiste, à juste titre, à aider la Chine à devenir membre des organismes internationaux. Nous l'avons aidée à adhérer à l'ONU. C'était un des objectifs que nous étions fixés, et je crois que nous devrions poursuivre nos efforts en ce sens. Je ne sais pas comment vous pouvez l'amener à apporter les changements que vous voulez.

Le sénateur Corbin: Vous avez clairement dit plus tôt que les affaires, c'est une chose, et que les droits de la personne, c'en est une autre. Je trouve vos propos plutôt inquiétants. Je ne sais si vous dites cela dans un but précis.

M. Frolic: Je n'ai pas dit, en fait, que les affaires, c'est une chose, et que les droits de la personne, c'en est une autre. Je ne dirais jamais cela.

Le sénateur Corbin: C'est comme cela que j'ai interprété vos paroles.

Vous êtes un spécialiste des relations sino-canadiennes. Je suis certain que vous discutez, à l'occasion, de ces questions avec d'autres spécialistes et que vous analysez l'attitude que l'Union européenne et les États-Unis adoptent à l'égard de la Chine relativement à certains des dossiers que nous avons abordés cet après-midi, notamment celui des droits de la personne.

Vous pouvez, au niveau des entreprises ou des gouvernements, faire des distinctions ... plus ou moins subtiles. Or, il y a de très nombreuses personnes au sein de la population qui attachent beaucoup d'importance aux droits et la personne et qui s'inquiètent de la façon dont la Chine traite ses habitants.

De nombreuses personnes investissent leur argent dans des fonds mutuels. Ils apprennent tout à coup que leur argent sert, en partie, à construire une voie ferrée, mais que cette voie est construite par des femmes enceintes et des enfants qui sont forcés de travailler sous la surveillance de gardes armés. Est-ce que cela ne vous choque pas?

M. Frolic: Évidemment que ça me choque. Je m'intéresse de près à la question des droits de la personne en Chine parce que j'ai séjourné dans ce pays. J'ai vu certaines choses et je sais ce qui se passe.

La situation s'est beaucoup améliorée depuis mon premier voyage en Chine. Il faut en tenir compte. Ils ont fait des progrès énormes dans tous les domaines. Le Canada peut jusqu'à un certain point encourager la Chine à changer. Que pouvons-nous faire pour l'aider?

Je ne crois pas qu'on puisse dissocier les affaires des droits de la personne. J'ai travaillé avec des gens d'affaires. Je m'intéresse à l'éthique commerciale. J'aimerais voir s'il est possible d'élaborer un code d'éthique commerciale qui pourrait être appliqué sur une base volontaire en Chine. Les gens d'affaires ne réagissent pas de la même façon que nous, les universitaires. J'ai peut-être été trop direct aujourd'hui, mais je voulais être très clair. Je pense comme vous, sauf que je vois la situation de façon réaliste.

Quelles politiques nous permettraient d'atteindre nos objectifs? Je ne crois pas qu'on puisse taper du poing sur la table, lier le commerce et l'aide, enfermer les Chinois dans une pièce et les forcer à ratifier un document, parce que, à mon avis, cela ne les empêchera pas de continuer à commettre des violations. Nous devons travailler sur plusieurs fronts.

L'Union européenne et le Japon s'intéressent beaucoup moins à la question des droits de la personne que nous. Notre position, aux yeux des observateurs, s'aligne sur celle des États-Unis. J'ai assisté à des réunions avec des représentants de l'UE et du G-7, où le Canada est perçu comme étant l'allié des États-Unis sur ce point. Les Américains jouent un rôle de premier plan dans ce dossier. Cela ne fait aucun doute. Toutefois, les Européens et les Japonais ne sont pas aussi engagés que nous à l'égard des droits de la personne. La position des Australiens se rapproche de celle des Canadiens.

Le sénateur De Bané: Il faut tenir compte de l'histoire et de la culture chinoise. C'est principalement au 20e siècle que les droits fondamentaux, dans l'Ouest, ont été établis. Le processus, qui a débuté au 19e siècle, a été long. Les États-Unis ont aboli l'esclavage au 19e siècle, et ce n'est qu'au 20e siècle que le droit à l'égalité a été reconnu comme un droit fondamental. Les philosophes asiatiques ne parlent pas beaucoup de cette question.

Où se situent ces droits dans l'histoire et la culture chinoise?

M. Frolic: Vous faites allusion à l'expérience occidentale?

Le sénateur De Bané: Comment envisagent-ils la question des droits individuels? Le principe selon lequel l'État doit aider l'individu à s'épanouir?

M. Frolic: Cela ne fait pas partie de leur culture. Sun Yatsen, dont on a déjà parlé, s'est efforcé, lorsqu'il a pris le pouvoir en 1911, de trouver un moyen d'appliquer les principes démocratiques en Chine. Il a essayé de trouver un moyen d'organiser la nouvelle société chinoise, mais de haut en bas. Autrement dit, cette organisation devait se faire selon la tradition chinoise. C'était ce qu'on appelait la tutelle, ou la démocratie tutélaire. Les principes démocratiques pouvaient être institués de haut en bas, mais on ne percevait pas cela comme un moyen d'encourager les particuliers à revendiquer des droits. C'était quelque chose qui était importé de l'Ouest, quelque chose de magique qui pouvait aider à créer une nouvelle société.

Le contact de la Chine avec l'Ouest lui a ouvert les portes de la science et de la démocratie. C'est ce qui faisait la force de l'Ouest. La science leur a permis d'avoir accès aux fusils avec lesquels ils peuvent nous tuer, et la démocratie leur a permis d'apprendre à s'organiser. Nous devons faire la même chose.

Lorsqu'ils ont appliqué ces principes au 20e siècle, ils l'ont fait dans un contexte chinois. Le marxisme était une notion intéressante parce qu'elle misait sur le collectivisme.

Je ne veux pas trop insister là-dessus, mais il faut tenir compte du contexte dans lequel ils se sont inspirés du modèle occidental. Oui, le régime démocratique semblait intéressant, mais pas sur le plan des droits individuels. Il y avait toujours un petit noyau qui vantait le modèle occidental, comme c'était le cas en Russie. D'un côté, on retrouvait ceux qui prônaient un développement à l'occidentale, et de l'autre, ceux qui prônaient un développement plus en accord avec les traditions.

En Chine, les principes occidentaux, vu de l'extérieur, étaient jugés intéressants. Sun Yatsen était un occidental, mais il a appliqué ces principes selon la tradition chinoise, c'est-à-dire de haut en bas.

Le sénateur De Bané: Seriez-vous d'accord avec ceux qui affirment que, lorsque la Chine reprendra possession de Hong Kong, la répression des droits civils de la multitude, non pas de l'élite, ne causera pas de grandes difficultés tant qu'on ne nuira pas à sa capacité de gagner sa vie et à sa situation économique?

M. Frolic: En règle générale, je serais d'accord. Je ne suis pas sûr d'aimer l'expression «multitude», mais la majorité de la population de Hong Kong se contenterait effectivement du statu quo. Elle ne veut pas forcément obtenir plus de droits individuels. Ce qu'elle veut, c'est la certitude qu'elle peut continuer de mener sa vie comme auparavant, c'est-à-dire de faire de l'argent et de vivre décemment. Nous ignorons si c'est possible.

Le sénateur De Bané: Singapour a prouvé que le développement économique est possible en l'absence de droits politiques.

Le sénateur Bolduc: Ce n'est qu'une ville, non pas un pays. Vous avez mal choisi votre exemple.

Le sénateur De Bané: Hong Kong aussi est une ville.

M. Frolic: Quiconque peut prédire le cours des événements à venir pourrait faire fortune, car ceux qui jouent à la bourse paieraient n'importe quoi pour le savoir. Nous ignorons ce qui se produira à Hong Kong.

Le sénateur De Bané: Les Chinois que j'ai rencontrés à Vancouver et qui maintiennent d'étroits contacts avec Hong Kong ont peut-être raison de dire que, même si les droits politiques ou la liberté d'expression étaient réduits, les habitants de Hong Kong, exception faite de l'élite, seraient heureux, à condition qu'on ne touche pas à leur emploi.

M. Frolic: C'est possible. Le simple fait d'accepter qu'à court terme Hong Kong puisse ne pas être démocratique nous place dans une drôle de position et met tout le monde mal à l'aise, naturellement. Toutefois, il faut voir les choses comme elles sont.

Hong Kong n'est pas une démocratie. L'assemblée législative ne contrôle pas le système politique. C'est une colonie, et il faut aussi accepter cette réalité. Actuellement, l'élite et le milieu des affaires s'agitent parce qu'ils ignorent ce qu'entraînera la transition. Hong Kong n'est pas une démocratie actuellement. Elle est peut-être en voie de le devenir. Par contre, on ignore pendant combien de temps la reprise de Hong Kong par la Chine interrompra ce processus.

La situation de Hong Kong est préoccupante. Elle préoccupe le Canada en raison du grand nombre de Canadiens qui continueront de travailler et de vivre à Hong Kong jusqu'à ce qu'il y ait des problèmes. Il faudra alors décider, si la crise est réelle, comment les sortir de là. C'est risqué.

Le sénateur Corbin: Nous sommes des occidentaux. Nous avons nos propres valeurs qui remontent à la Magna Carta, à la charte des Nations Unies et à tout le reste. Nous souscrivons à ces valeurs.

Êtes-vous en train de nous dire qu'il existe un autre monde dont les valeurs sont tout à fait différentes et que, même si nous faisons les gros yeux et que nous fronçons les sourcils, rien ne le convaincra de changer? C'est une autre façon de concevoir la vie, une autre philosophie. Les espoirs sont limités. En adoptant cette attitude, nous faisons preuve de réalisme.

Je ne crois pas que je voudrais imposer mes valeurs aux Chinois. J'ai beaucoup de respect pour leur civilisation et pour leurs réalisations dans plusieurs domaines. J'aime la littérature chinoise ... traduite, bien sûr. Croyez-vous qu'il y ait une limite à notre pouvoir d'action et qu'au-delà de ce point, il faut fermer les yeux, que c'est la seule façon de préserver la cohésion de ces groupes et de cette société, étant donné leur grand nombre?

M. Frolic: Dans l'ensemble, je suis d'accord avec ce que vous venez de dire. Encore une fois, pareille affirmation ne fait pas de moi un très bon démocrate. Il y a des limites à ce que nous pouvons imposer comme valeurs aux autres, même s'ils font des choses qui nous déplaisent. À quel point peut-on imposer ses valeurs?

Le problème n'est pas de savoir s'il faut imposer nos valeurs aux Chinois, mais bien s'il faut continuer de faire du commerce avec eux s'ils agissent mal. Voilà où le bât blesse, dans notre politique concernant les droits de la personne. «Ils n'agissent pas bien; donc, cessons d'avoir des échanges commerciaux avec eux. Les Indonésiens agissent mal, cessons notre commerce avec eux.» Pourquoi les entreprises américaines font-elles du commerce avec la Birmanie? Voyez ce qu'elles font. La position est alors plus difficile à défendre.

Il faut encourager la Chine, cet immense pays, à s'ouvrir au monde. Elle sera une des grandes puissances en Asie, au XXIe siècle. Il faut maintenir le lien et entretenir l'ouverture. Le Canada pratique depuis longtemps la politique de l'ouverture. Quelle que soit votre opinion du régime au pouvoir, il ne s'améliorera pas si vous l'isolez.

Je suis d'accord avec vous, mais j'aimerais m'exprimer dans un contexte plus général. Même si nous ne sommes pas d'accord avec certaines décisions qu'ils prennent, il nous faudrait peut-être maintenir notre ouverture dans l'espoir que nos relations avec eux s'amélioreront.

Le sénateur Corbin: Ce sera vraiment un choix de société de leur part, plutôt qu'une imposition.

M. Frolic: Quelle étrange situation! On a tendance, surtout les Américains, à traiter la Chine avec condescendance, à constamment lui dire quoi faire. Si vous allez en Chine pour quelque temps, les Chinois vous diront qu'ils n'aiment pas que d'autres pays, particulièrement les États-Unis, leur disent quoi faire. «De quel droit un pays insignifiant comme le Canada nous dicte-t-il notre conduite?» Cela pose problème.

Le Canada dit: «Vous êtes des brutes. Vous forcez les femmes enceintes à travailler à la voie ferrée». «C'est peut-être vrai, répondent-ils, mais nous sommes si nombreux qu'il est impossible de tout faire à la fois. Il faut être patient; vous ne devriez pas nous critiquer comme cela». C'est leur raisonnement.

Ils essaient peut-être de nous apaiser alors qu'en réalité, ils n'accordent aucune importance au respect des droits de la personne, mais je crois que beaucoup de Chinois disent la vérité lorsqu'ils affirment vouloir trouver leurs propres solutions. Cela prendra du temps.

Le sénateur Grafstein: Voyez ce qui se passe au Tibet. J'y vois une analogie avec Hong Kong, où les gens ont des choix à faire. Ils souhaitent quitter l'île avant qu'elle ne soit rendue à la Chine, et la plupart d'entre eux peuvent probablement le faire, mais il n'existe pas suffisamment de pays prêts à les accueillir. Le Canada est certes en tête de liste en tant que pays d'accueil.

Taïwan connaît une évolution indépendante. Sur le plan économique, elle est en train de s'imposer comme puissance et elle est en train de devenir une véritable démocratie beaucoup plus rapidement que la Chine. De régime militaire, elle est en train de se transformer en société démocratique.

Ce qui m'embête le plus, c'est l'attitude de la Chine à l'égard du Tibet, sur lequel elle exerce une domination totale. C'est un territoire occupé. On est en train de détruire sa culture. On lui enlève ses institutions et tout le reste. Quelle sera la solution pour le Tibet, selon vous?

Le Conseil de sécurité ne s'est jamais penché sur la question du Tibet. La Chine appuiera la construction de logements à Jérusalem, mais elle refuse de parler de la domination qu'elle exerce sur tout un peuple. Son attitude est étrange, asymétrique. Quelle est votre opinion à ce sujet?

M. Frolic: Au Tibet, les Chinois ont multiplié les efforts en vue d'étouffer la culture et la religion tibétaines. Par ailleurs, les nouveaux capitalistes ont délogé l'entrepreneur tibétain. Ils ont fait mainmise sur tous les marchés des villages, et ainsi de suite. Il y a donc du ressentiment sur le plan économique également.

Le Tibet revêt une importance stratégique pour la Chine qui veut ainsi protéger son Sud-Ouest et ses relations avec le reste de l'Asie du Sud. Les Chinois y commettent bien des violations, mais la région a une importance stratégique pour eux. Ils n'y renonceront jamais.

J'appuie la position du gouvernement du Canada selon lequel le Tibet fait partie de la Chine. J'ai toujours appuyé cette position. Le Tibet fait partie de la Chine, pour le meilleur ou pour le pire. Il existe suffisamment de faits historiques sur lesquels s'appuyer, beaucoup plus que dans le cas de Taïwan. Je suis donc d'accord avec la position de notre gouvernement.

Le président: Honorables sénateurs, j'essaie de résumer ce qui s'est dit cet après-midi. Il ne faudrait pas oublier que, dans la vraie vie, la perfection est souvent l'ennemie du possible, n'est-ce pas?

Je remercie le témoin d'avoir si généreusement contribué à notre étude des relations du Canada avec les pays d'Asie-Pacifique. Nous lui en sommes très reconnaissants.

La séance est levée.


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