Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce a l'honneur de déposer son
VINGT-NEUVIÈME RAPPORT
Le Mardi 14 septembre 1999
Votre Comité, qui a été autorisé par le Sénat le mercredi, 22 octobre 1997 à examiner, pour rapport, létat du système financier canadien, dépose maintenant un rapport intérimaire intitulé Étude sur une monnaie unique pour le Canada et les États-Unis Opinions et témoignages.
Respectueusement soumis,
Le président
MICHAEL KIRBY
ÉTUDE SUR :
UNE MONNAIE UNIQUE POUR LE CANADA ET LES ÉTATS-UNIS -- OPINIONS ET TÉMOIGNAGES
Rapport du Comité sénatorial permanent des banques et du commerce
Le président : Lhonorable Michael Kirby
Le vice-président : Lhonorable David Tkachuk
Septembre 1999
COMPOSITION DU COMITÉ
L'honorable Michael Kirby, président
L'honorable David Tkachuk, vice-président
et
Les honorables sénateurs :
Angus, W. David | Kenny, Colin |
Austin, Jack, C.P. | Kolber, E. Leo |
Callbeck, Catherine S. | Kroft, Richard H. |
*Graham, Alasdair B., C.P. (ou Carstairs, Sharon) | *Lynch-Staunton, John (ou Kinsella, Noel A., intér.) |
Hervieux-Payette, Céline, C.P. | Meighen, Michael Arthur |
Kelleher, James F., C.P. | Oliver, Donald H. |
*Membres d'office
Nota : Les honorables sénateurs Carney, C.P., Grafstein, Joyal, C.P., et Stewart ont aussi assisté à cette séance.
Personnel de la Direction de la recherche parlementaire, Bibliothèque
du Parlement :
M. Gerald Goldstein, Division de léconomie et
Mme Margaret Smith, attachée de recherche, Division du droit et du gouvernement.
Personnel de la Direction des comités et de la législation privée :
Mme Lise Bouchard, adjointe administrative.
Le greffier du comité
Gary Levy
ORDRE DE RENVOI
Extrait des Journaux du Sénat du mercredi 22 octobre 1997 :
Lhonorable sénateur Carstairs, au nom de lhonorable sénateur Kirby, propose, appuyé par lhonorable sénateur Callbeck,
QUE le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce soit autorisé à examiner, afin den faire rapport, la situation actuelle du régime financier du Canada;
QUE le Comité soit habilité à permettre le reportage de ses délibérations publiques par les médias dinformation électroniques, en dérageant le moins possible ses travaux; et
QUE le Comité présente son rapport final au plus tard le 10 décembre 1998.
La motion, mise aux voix, est adoptée.
Le greffier du Sénat
Paul Bélisle
- Par ordre du Sénat daté du 10 décembre 1998, la date de dépôt du rapport final a été prolongée jusquau 28 février 1999.
- Par ordre du Sénat daté du 16 février 1999, la date de dépôt du rapport final a été prolongée jusquau 31 décembre 1999.
A. ARGUMENTS EN FAVEUR DUNE MONNAIE UNIQUE
1. La réduction des incertitudes et des coûts liés à linstabilité des taux de change
2. Un régime de changes flottants comme moyen de forcer les ajustements nécessaires en matière de productivité et de politique des pouvoirs publics
3. Un bloc monétaire nord-américain comme mesure de défense
4. Le maintien de la discipline budgétaire
B. ARGUMENTS EN FAVEUR DUN RÉGIME DE CHANGES FLOTTANTS
1. Le Canada et les États-Unis constituent-ils une zone monétaire optimale?
2. Labsorption des chocs économiques grâce à un régime de changes flottants
3. La différence de taille entre léconomie canadienne et léconomie américaine
4. Perte de souveraineté
5. Maintien du seigneuriage
C. LES DIVERS MÉCANISMES MONÉTAIRES POSSIBLES
Depuis le début des années 1970, le système monétaire du Canada est caractérisé par un régime de changes flottants. Il sest produit récemment deux événements particuliers qui ont ranimé lintérêt suscité par la mise en place au Canada de nouvelles modalités monétaires; il sagit de lavènement dune monnaie unique en Europe, leuro, et de la faiblesse et instabilité accrue du dollar canadien. Cest pour cela quun certain nombre déconomistes et de membres du milieu des affaires au Canada ont commencé à débattre de ladoption progressive dune forme de régime de changes fixes et à envisager la possibilité dun taux de change rattaché au cours du dollar américain (taux de change fixe), linstauration dune caisse démission, ladoption au Canada de la monnaie américaine (dollarisation) et la formation dune union monétaire avec les États-Unis ou bien la constitution éventuelle dun bloc monétaire nord-américain qui comprendrait le Canada, les États-Unis et le Mexique.
Selon le Comité sénatorial des banques et du commerce, cette question suscite beaucoup dintérêt et revêt une grande importance au Canada. Le Comité espère contribuer au débat en analysant les avantages et les inconvénients de ladoption dune monnaie unique au Canada et aux États-Unis. Nous estimons que toute décision de lÉtat sur une question de politique publique aussi importante que celle-ci doit être précédée dun débat public à propos duquel la population doit être tenue informée.
Le 25 mars 1999, le Comité a entendu un groupe dexperts qui ont débattu des modalités monétaires optimales pour le Canada. Il sagissait du professeur Jack Carr de lUniversité de Toronto, du professeur Thomas Courchene de lUniversité Queens, de M. John Crow, expert-conseil en matière économique et ancien gouverneur de la Banque du Canada, du professeur Herbert Grubel de lUniversité Simon Fraser et du professeur Bernard Wolf de lUniversité York.
Nous résumons dans le présent document un grand nombre des arguments avancés par les témoins relativement aux mérites et aux inconvénients que pourrait présenter ladoption par le Canada et les États-Unis dune monnaie unique.
Il faut noter de prime abord que le Canada a appliqué différents systèmes monétaires au fil des années. Le dollar a été adopté pour la première fois dans le cadre de lunion monétaire de la province du Canada en 1858, puis par lensemble du dominion en 1870. En 1858, le dollar canadien, lequel était garanti par les réserves dor de lÉtat, était rattaché au dollar américain et avait un cours équivalant à celui de ce dernier; une livre britannique valait à cette époque 4,87 $CAN. Ce régime de changes fixes sest maintenu presque sans interruption jusquen 1914. Le dollar canadien na plus été rattaché au dollar américain du début de la Première Guerre mondiale jusquen 1926, date à laquelle il a de nouveau été aligné sur le billet vert, valant cette fois-ci 82 cents américains. Le régime de changes fixes a encore été abandonné en 1931, et le dollar a pu flotter jusquau début de la Seconde Guerre mondiale, époque à laquelle il a de nouveau été rattaché au dollar américain, son cours étant cette fois fixé à 91 cents américains.
Après la Seconde Guerre mondiale, puis de 1950 à 1962 et de nouveau en 1970, le Canada navait plus un taux de change fixe, bien quun tel régime ait été obligatoire en vertu dun traité international. Depuis le début des années 70, le Canada est doté dun régime de changes flottants.
Avant de résumer les témoignages entendus et les arguments avancés, il serait bon de décrire brièvement les différents types de régimes monétaires et de définir les termes utilisés par les témoins.
Caisse démission : Si un pays est doté dune caisse démission, lexpansion ou la contraction de sa masse monétaire sera étroitement liée aux fluctuations de ses réserves de change. Dans le cas du Canada et des États-Unis, la création dune caisse démission supposerait sans doute la transformation de la Banque du Canada en caisse démission qui devrait échanger le passif libellé en dollars canadiens contre des dollars américains, et ce à un taux fixe. Pour ce qui est des réserves, la caisse démission détiendrait des titres rémunérés de grande qualité libellés dans la monnaie de réserve (le dollar américain).
Dollarisation : On désigne par ce terme la situation dans laquelle se trouve un pays qui utilise une autre monnaie que la sienne. Ici, ce terme désigne lutilisation par le Canada de dollars et de pièces américaines pour ses transactions quotidiennes. Par exemple, les prix et les salaires au Canada seraient établis en dollars américains.
Taux de change fixe : En régime de changes fixes, le gouvernement établit une fourchette de taux en fonction de laquelle la Banque du Canada échangera des dollars canadiens contre dautres devises.
Taux de change flottants : En régime de changes flottants, le cours de la monnaie évolue librement relativement aux autres devises.
Union monétaire : Dans le cadre dune union monétaire, deux pays ou plus sentendent pour créer une monnaie unique qui sera émise et administrée par une banque centrale commune. Cest le modèle que lEurope a adopté en créant leuro.
Zone monétaire optimale : Selon les ouvrages économiques traitant des zones monétaires optimales, les régions ou les pays se prêtant à lintégration monétaire doivent disposer dune certaine mobilité de la main-duvre et du capital, dun fort degré dintégration du commerce, dune structure économique commune et de régimes budgétaires concertés de sorte que les revenus et les dépenses puissent être déplacés en cas de problèmes provenant de disparités dans les cycles économiques.(1)
Seigneuriage : Le terme de seigneuriage désigne traditionnellement le profit que constitue pour lÉtat la différence entre la valeur nominale de la monnaie et la valeur réelle du métal utilisé pour produire les pièces mises en circulation. Aujourdhui, ce terme désigne les profits que réalisent la Banque du Canada et lhôtel de la Monnaie. La Banque du Canada réalise des profits sur les dépôts des banques commerciales quelle détient et quelle investit en bons du Trésor canadiens. La différence entre les intérêts versés sur ces dépôts et les intérêts que produisent les bons du Trésor constituent un revenu pour la Banque qui, une fois les coûts de fonctionnement déduits, est très semblable au seigneuriage traditionnel.(2)
A. ARGUMENTS EN FAVEUR DUNE MONNAIE UNIQUE
Le professeur Herbert Grubel a prié le Comité dimaginer ce qui se produirait si le Canada, les États-Unis et le Mexique utilisaient une monnaie unique. À ses yeux, ladoption dune telle monnaie présenterait dix avantages de nature économique, à savoir :
- une réduction du coût des opérations en devises;
- une baisse des taux dintérêt, le risque de change étant éliminé;
- lélimination du risque de change, soit léquivalent dun abaissement du coût du commerce international et des flux de capitaux;
- un renforcement de la discipline de marché en ce qui concerne la main-duvre, les chefs syndicaux et les dirigeants dentreprise ne pouvant plus compter sur une dévaluation de la monnaie pour assurer la compétitivité dentreprises qui auraient laisser grimper les coûts de main-duvre réels;
- un rythme dajustement économique plus approprié face au déclin de longue durée des cours mondiaux des matières premières, les producteurs nationaux nétant plus protégés contre ce déclin par une dépréciation de la monnaie;
- une plus grande stabilité des prix en cas de tendance inflationniste;
- labsence de mesures de politique monétaire inspirées par des idéologies politiques ou autres;
- la possibilité dune influence canadienne plus forte sur la politique monétaire de lunion monétaire envisagée;
- le maintien au Canada du seigneuriage lié à lémission de monnaie;
- lobligation probable faite aux États concernés de contenir leurs déficits.(3)
Le professeur Thomas Courchene estimait quil faudrait établir provisoirement un taux de change fixe pour les monnaies canadienne et américaine en attendant létablissement dune union monétaire nord-américaine. Il a affirmé :
- que la stabilité des prix en régime de changes flottants est une grave erreur de principe;
- que le degré de volatilité des monnaies qui en résulterait ne cadre pas avec les données géoéconomiques de lALENA;
- que le Canada nest plus une zone monétaire optimale autonome, cette dernière comprenant désormais les États-Unis et
- quun régime de changes fixes rétablira la discipline budgétaire.(4)
Un certain nombre des arguments en faveur de ladoption dun régime de taux de change fixes ou dune zone monétaire commune sont analysés ci-après sous divers titres.
1. La réduction des incertitudes et des coûts liés à linstabilité des taux de change
À lheure actuelle, plus de 80 p. 100 des exportations canadiennes sont destinées aux marchés américains. Les exportations à destination des États-Unis sont devenues également un facteur dune importance croissante dans le PIB canadien, laxe selon lequel se font les échanges commerciaux étant moins est-ouest et davantage nord-sud. Par exemple, entre 1984 et 1996, le pourcentage de biens exportés à létranger comparativement à ceux destinés à des provinces canadiennes est passé de 113 à 183 p. 100. M. Courchene a fait remarquer au Comité que, une telle proportion des exportations internationales du Canada étant destinée aux États-Unis, il était devenu évident que le commerce avec ce pays avait surpassé le commerce interprovincial.
Nous navons pas encore compris au Canada à quel point lintégration nord-sud était forte. En 1996, toutes les provinces sauf deux exportaient davantage dans le reste du monde que dans le reste du pays. Il est probable quà lheure actuelle cest le cas pour toutes. Chaque fois quun dollar a été exporté à lintérieur de notre pays en 1996, nos exportations au niveau international se sont montées à 1,83 $. Il ressort des dernières statistiques que nos exportations internationales sont le double de nos exportations interprovinciales.(5)
Les défenseurs dune monnaie unique soutiennent quun tel mécanisme se justifie de plus en plus, le commerce (et linvestissement) entre le Canada et les États-Unis sintensifiant. Ils ajoutent que lintégration croissante de ces deux économies justifie lélimination de lincertitude liée au taux de change, laquelle est source dincertitude quant aux coûts et aux profits à venir.
En régime de changes flottants, le cours du dollar canadien peut enregistrer des fluctuations considérables par rapport à son pendant américain. Le cours du dollar canadien est passé de 1,04 $US en mai 1974 à 0,71 $US en janvier 1986, pour remonter à 0,89 $US en octobre 1991, avant de retomber à environ 0,63 $US en août 1998. Un tel régime peut également créer une volatilité du taux de change à court terme, qui, comme lont démontré certaines études, peut porter préjudice au commerce, à linvestissement et à lefficience économique. Une telle instabilité peut être problématique pour un pays comme le Canada dont 80 p. 100 des exportations sont destinées au marché américain.
Selon le professeur Courchene, linstabilité du dollar canadien est particulièrement inquiétante.
Nous nous sommes trop braqués sur la baisse du dollar. La volatilité propre à ce dollar est bien plus problématique. Le dollar est passé de 104 à 70 sous en 1986, puis de 89 sous à 70 et quelques, puis à 63 pour revenir à 66.
Je ne pense pas que le Canada puisse maintenir son niveau d'exportation avec cette volatilité. Un étranger qui envisage d'installer une usine au Canada, constate qu'au cours des 10 dernières années le taux de change s'est situé dans une fourchette de 63 à 89 sous. Il en déduit qu'il doit se donner une énorme marge de protection, parce qu'il peut perdre les douze treizièmes de son marché du fait du taux de change alors que s'il s'installe aux États-Unis et commet une erreur, il ne perdra qu'un treizième. Je pense que si nous voulons que le Canada conserve sa juste part des investissements internationaux dans le cadre de l'ALENA, il lui faut réduire la volatilité de son taux de change. C'est un problème qui se pose à la baisse comme à la hausse. À la hausse, entre 1986 et 1989, les entreprises partaient parce qu'elles n'avaient pas le temps d'améliorer leur productivité.
Une forte dépréciation entraîne deux phénomènes. On ne cherche pas particulièrement à investir dans la productivité, qui coûte désormais davantage puisqu'il faut acheter du matériel aux États-Unis. En second lieu, la main-d'oeuvre va vers d'autres marchés parce que les salaires canadiens chutent comparativement aux salaires américains. Lorsque les deux choses se combinent, on finit par avoir un avantage comparatif en faveur des ressources naturelles et des biens d'équipement par rapport au capital humain. Il en résulte une économie moins diversifiée et moins de capital humain que ce ne devrait être le cas.
Cette politique est erronée lorsqu'on sait que la connaissance est à la pointe de la compétitivité. Nous devons protéger l'avenir du capital humain au Canada, mais c'est impossible avec la volatilité de notre taux de change. (6)
Les partisans dun nouveau mécanisme monétaire pour le Canada estiment que, pour la plupart des entreprises canadiennes, il serait plus facile de faire affaire avec des étrangers en régime de taux de change fixes, quelles que soient les modalités du nouveau régime. Lélimination des fluctuations de la monnaie par létablissement dune monnaie unique assurerait aux exportateurs, aux importateurs et aux investisseurs canadiens un degré de certitude économique plus grand, qui les aiderait à prendre leurs décisions quotidiennes. Plus précisément, linstauration dun régime de changes fixes gommerait en partie lincertitude liée aux investissements et, donc, à la croissance économique et aux perspectives de création demplois.
Par ailleurs, si lincertitude liée au taux de change satténuait, le coût des transactions internationales baisserait, car il ne serait plus nécessaire de convertir des monnaies, de faire des opérations de couverture, etc. Une telle réduction des coûts des opérations de change amènerait tout naturellement une intensification du commerce extérieur.
Selon les défenseurs dune monnaie unique, ce mécanisme présenterait des avantages économiques car il permettrait de réduire le volume et les risques des opérations sur devises. De lavis de M. Grubel, le coût des transactions en devises étrangères déclinant, il serait possible de réaliser des économies représentant environ 0,1 p. 100 du revenu national pour toute la région nord-américaine(7). Il a également laissé entendre que, grâce à lélimination du risque de change, les taux dintérêt dont sassortissent les obligations dÉtat à long terme pourraient reculer, ce qui se solderait par un repli du coût des emprunts. (8)
Qui plus est, une monnaie unique, aux dires du professeur Grubel, stimulerait la production et, partant, hausserait le niveau de vie. Selon lui, lélimination des frais de conversion des devises et des risques de change équivaudrait dans les faits à un abaissement des tarifs douaniers et des coûts de transport. (9)
Daprès le professeur Courchene, le régime de taux de change flottants qui existe au Canada a nui au niveau de vie de la population.
Je vais en fait men tenir ici à lexamen du premier de ces facteurs, la baisse du niveau de vie. En 1974, le dollar canadien valait 104 cents américains. Aujourdhui, il vaut à peu près 66 cents. Il a atteint un creux de 63,5 cents cet été. Cela représente une baisse énorme de notre niveau de vie comparativement à celui des Américains. Non seulement, les prix des entreprises canadiennes se retrouvent plus bas, mais en outre les jeunes Canadiens compétents sont très incités à aller sinstaller au sud de la frontière, ce quils sont de plus en plus nombreux à faire.(10)
Toutefois, John Crow a douté que le déclin de notre niveau de vie ait beaucoup à voir avec le comportement de notre taux de change. Le professeur Carr était du même avis puisquil a déclaré que ce déclin pouvait être attribué aux chocs qui ont secoué léconomie canadienne, plutôt quà lexistence dun régime de taux de change flottants.
Le taux de change en chiffres absolus s'est déplacé en raison de l'évolution du taux de change réel. Des forces réelles ont pesé sur l'économie canadienne. C'est pourquoi je ne suis pas d'accord avec le professeur Courchene pour dire que la dépréciation du taux de change a fait baisser notre niveau de vie. Il est évident que notre niveau de vie a baissé, mais ce n'est pas à cause du taux de change flottant. C'est en raison des chocs réels qui sont venus frapper l'économie canadienne. Nous n'y pouvons rien, quelle que soit la nature de notre taux de change. À partir du moment où les prix de ce que nous vendons se dégradent par rapport aux prix de ce que nous achetons -- si les prix du pétrole, de l'or et du bois chutent -- le niveau de vie du Canada va en souffrir que nous utilisions le dollar des États-Unis ou que nous ayons un taux de change flottant ou fixe. C'est pourquoi j'estime que les raisons qu'il avance pour expliquer cette évolution de notre niveau de vie sont fausses. Il soutient ensuite que le taux de change flottant a aidé l'économie des États-Unis parce que le dollar américain s'est apprécié par rapport au dollar canadien. Ce régime de taux de change aurait ainsi procuré à ce pays un meilleur niveau de vie.(11)
On peut défendre ladoption dune monnaie unique en avançant quun tel mécanisme permettrait de stopper lérosion de la monnaie et de la productivité canadienne. Selon les champions de cette thèse, cest le régime actuel de changes qui est à lorigine du cycle de dévaluation monétaire et de la faiblesse de la productivité.
Le professeur Grubel a affirmé quune monnaie unique permettrait de discipliner le marché du travail. Il a également déclaré, argument plus intéressant, quune monnaie unique « forcerait les producteurs canadiens de ressources naturelles à faire face à la chute des cours mondiaux et à ne plus sattendre à un soulagement temporaire par lentremise des taux de change »(12). Daprès lui, le mouvement à la baisse des cours mondiaux des matières premières aurait dû avoir donné lieu à un déplacement plus rapide de la main-duvre et du capital hors des industries produisant ces biens. Ce déplacement ne sest pas produit plus rapidement en raison de la protection implicite que constitue un régime de changes flottants, selon lequel il est rentable pour la main-duvre et le capital de demeurer dans des industries dont ils auraient dû sortir.(13)
Daprès certains, la faiblesse du dollar maintient la compétitivité des exportations, sans quil soit nécessaire daugmenter fortement la productivité. Sil est possible quun recul de la valeur de la monnaie nationale assure au Canada un avantage compétitif à court terme, un tel recul entraverait la formulation de stratégies de la part des entreprises et de politiques par les pouvoirs publics propres à stimuler la compétitivité. Masquer la faiblesse de la productivité par une monnaie dévaluée ne fait que perpétuer le problème, puisque les divers secteurs économiques ne sont pas tenus deffectuer les changements structurels nécessaires, en se modernisant, par exemple. Qui plus est, comme la expliqué le professeur Courchene, si les nouvelles technologies nécessaires doivent être importées, toute dépréciation sensible du dollar résultera en une hausse du coût à limportation. En raison de la dépréciation tenace du dollar, les entreprises canadiennes auraient moins cherché à améliorer leur productivité quelles ne lauraient fait autrement, par lentremise dinvestissements avisés, et à accroître leur compétitivité.
Les détracteurs dun régime de taux de change flottants signalent que ladoption dune monnaie plus forte éliminerait cette béquille et forcerait les entreprises canadiennes à se montrer plus innovatrices. Ce faisant, elle aiderait le Canada à ranimer sa productivité à long terme, laquelle est relativement faible, ce qui améliorerait tant les perspectives de croissance que le niveau de vie.
Le professeur Courchene a fait observer que laccès de faiblesse qua connu dernièrement le dollar canadien sapera lefficacité des mesures visant à améliorer la productivité. Comme argument en faveur dune certitude en matière de taux de change, il a signalé que
les entreprises ont tendance à accélérer la production lorsque la monnaie nationale est sous-évaluée puis à la ralentir lorsquelle est gravement surévaluée Un taux de change assuré constitue un incitatif puissant en matière de productivité, puisque les entreprises seront en mesure dans une telle situation de tirer profit des mesures quelles prennent pour accroître la productivité Et un dollar faible stimulera les exportations à court terme. Toutefois, si les conséquences à moyen et à long terme sont un retard de notre productivité par rapport à celle de nos voisins du Sud, le dollar, sous-évalué, trouvera son taux déquilibre. Et puis? Faudra-t-il permettre au dollar de chuter encore plus pour stimuler de nouveau les exportations? Cest là un bon moyen dabaisser notre niveau de vie et dinviter nos jeunes instruits à partir vers des climats économiques plus attrayants.(14)
Largument contraire à celui selon lequel un régime de changes flottants nuit à la productivité est que, comme la fait observer John Crow au Comité, le lien de cause à effet pourrait en fait aller dans le sens opposé, puisque cest une piètre productivité qui cause le recul du taux de change. Toujours selon M. Crow, on ne peut vraiment prendre au sérieux lhypothèse selon laquelle un régime de changes flottants a porté préjudice à léconomie parce quil aurait été responsable de la faiblesse de la productivité dans le secteur manufacturier. Léconomiste a avancé trois raisons justifiant son point de vue. Dabord, largument portait sur la productivité dans le secteur manufacturier seulement et non sur la productivité dans le secteur des affaires dans son ensemble, dont la performance a moins prêté à la critique. Ensuite, les statistiques fournies concernent uniquement la productivité du travail et non la productivité globale qui prend en compte tous les intrants. Enfin, un lien de corrélation nest pas nécessairement un lien de cause à effet; en effet, sil est possible détablir une correspondance statistique entre la faiblesse du cours de la monnaie et la productivité du travail, il est également possible de prouver statistiquement de façon tout aussi convaincante quil existe une corrélation inverse, le lien se faisant de la faiblesse de la productivité au recul du taux de change.(15)
Dans un document de travail préparé pour la Banque du Canada, David Laidler soutient que, à en juger par des indications empiriques de nature macroéconomique, de nombreux facteurs qui influent sur la productivité sont souvent propres à un secteur ou à une province. Par voie de conséquence, il est difficile daccepter la notion selon laquelle le taux de change a joué un rôle déterminant dans le ralentissement de la productivité. M. Laidler signale quil est possible que le taux de change ait contribué à protéger de la concurrence étrangère certains petits fabricants de produits entrant en concurrence avec des biens importés, mais que cet effet nest pas assez important pour nuire à la performance globale du pays.(16)
Le gouverneur de la Banque du Canada a fait observer récemment que le déclin récent des cours mondiaux des matières premières na pas été complètement compensé par la dépréciation de la monnaie canadienne. Du début de 1997 à la fin de 1998, les cours des matières premières ont reculé denviron 20 p. 100 tandis que le taux de change a chuté de seulement 8 p. 100. Les producteurs de matières premières nont pas été en fait entièrement protégés de ce choc externe. On peut donc conclure que lexistence dun régime de changes flottants na pas totalement entravé les ajustements économiques qui auraient pu autrement se produire.
3. Un bloc monétaire nord-américain comme mesure de défense
Les champions de la monnaie unique prétendent que ladoption dune nouvelle monnaie dans le cadre dun bloc monétaire nord-américain pourrait constituer un contrepoids utile à leuro. Une monnaie canadienne distincte perdrait probablement de sa pertinence à mesure que leuro en viendrait à devenir aussi important que le dollar américain. Bien que cela puisse prendre beaucoup de temps, il est possible denvisager un monde divisé en trois zones monétaires avec leuro en Europe, le yen en Asie et le dollar dans lhémisphère occidental. Dans un tel scénario, le dollar canadien serait de plus en plus marginalisé.
Le professeur Courchene a fait remarquer que les divers pays semblent se regrouper en quelques blocs monétaires et quil serait donc valable de se joindre aux États-Unis. Il estime que, pendant que lEurope est en train de mettre sur pied des régions monétaires plus larges, il serait bon pour le Canada de viser une atténuation, plutôt quune intensification, de la flexibilité de son taux de change.
Le professeur Grubel a signalé quun bloc regroupant le Canada, les États-Unis et le Mexique jouirait dune population et de revenus plus importants quune union monétaire européenne constituée de 11 membres. Selon lui, un tel bloc permettrait de protéger les intérêts de nations plus petites, comme le Canada et le Mexique, auxquelles les politiques établies par la Banque centrale européenne et la Réserve fédérale américaine pourraient être préjudiciables.
Il faut également prendre en considération lexode des investisseurs vers des placements de qualité. Pendant la crise financière et économique asiatique, il y a eu un fort afflux de capitaux à court terme vers les placements libellés en dollars américains. Par ailleurs, les investisseurs étrangers se sont débarrassés de leur dollars canadiens, léconomie du Canada étant perçue de façon générale comme axée sur la production de matières premières et sur les exportations à une époque où les cours mondiaux des matières premières étaient déprimés et les marchés dexportation atones. Le professeur Grubel a expliqué que ladoption dune monnaie unique pourrait protéger les pays concernés contre la spéculation dont fait lobjet une monnaie jugée faible, comme le dollar canadien.(17)
On a également suggéré que la constitution dun bloc monétaire nord-américain constituerait pour les États-Unis une mesure de défense importante, qui leur permettrait de maintenir la domination de leur monnaie.
4. Le maintien de la discipline budgétaire
Selon MM. Grubel et Courchene, ladoption dune monnaie unique ou dun régime de changes fixes aurait un effet positif sur le plan de la discipline budgétaire. M. Grubel a signalé que les pays membres de lUEM sont tenus de faire en sorte que les déficits publics soient inférieurs à 3 p. 100 du revenu national. Il a suggéré que léventuelle union monétaire nord-américaine impose des contraintes analogues à ses membres.
Plus précisément, le professeur Grubel a indiqué « quune monnaie unique reviendrait en fait à disposer dun mécanisme limitant chez les politiciens la possibilité dexploiter les politiques monétaires et financières pour enregistrer des gains à court terme et se faire réélire au détriment des générations futures au sein de lensemble de la société ».(18)
B. ARGUMENTS EN FAVEUR DUN RÉGIME DE CHANGES FLOTTANTS
M. John Crow ainsi que les professeurs Jack Carr et Bernard Wolf ont indiqué que, selon eux, le régime de changes flottants était bénéfique au pays.
M. Crow estime que le régime de changes flottants adopté par le Canada a été favorable. Il nest pas davis que ce régime a contribué de façon majeure à la performance de léconomie canadienne.
Quels ont été les résultats obtenus par le Canada avec les taux de change flexibles? Je dirais qu'ils ont été très bons, très logiques en général. Il aurait été bien évidemment mal venu de relever les taux d'intérêt pour maintenir le dollar à 72 sous en 1998, pour d'excellentes raisons compte tenu de l'orientation qu'a prise la balance commerciale canadienne, qui s'est largement dégradée cette année-là étant donné la baisse des prix au sein de l'économie qui ont effectivement fait perdre un demi pour cent à notre PNB au cours de cette période. Il était tout à fait logique que le taux de change s'adapte et que les ressources se déplacent au sein de l'économie canadienne
Je dirais que l'expérience des taux de change flexibles au Canada a essentiellement été positive. Il y a peut-être eu des moments où les choses se sont moins bien passées, mais l'expérience récente a été conforme à ce que l'on pouvait en attendre. Notre monnaie s'est dépréciée, c'est certain. Les taux d'intérêt sont restés bas. Il n'y a pas eu en particulier d'effet inflationniste et l'économie canadienne a continué à se comporter assez bien. Il y a d'autres facteurs qui expliquent le bon fonctionnement de l'économie canadienne, mais je ne pense pas que l'on puisse trop accuser le mécanisme des changes. (19)
Entre autres choses, le professeur Wolf a fait savoir quil serait risqué de se débarrasser du tampon que constitue un régime de changes flottants en cas de chocs économiques.
Selon le professeur Carr, les unions monétaires représentent un changement dordre tant politique quéconomique et devraient donc se justifier par de solides arguments à ces deux chapitres. Il a ajouté que les conditions politiques et économiques propices à létablissement dune union monétaire nord-américaine ne sont pas encore réunies; sauf au Québec, il ne semble pas y avoir dans lopinion publique une volonté de rapprochement politique avec le reste de lAmérique du Nord.(20)
1. Le Canada et les États-Unis constituent-ils une zone monétaire optimale?
Comme nous lavons déjà mentionné, les études portant sur les zones monétaires optimales révèlent que les régions ou les pays qui se prêtent bien à lunion monétaire sont ceux dont les structures économiques sont similaires, de manière que les chocs économiques touchent lensemble de la région de façon relativement uniforme, dont les facteurs de production (main-duvre et capital) sont relativement mobiles dun pays à lautre et où il y a un niveau dintégration commerciale élevé.
Il pourrait ne pas être utile de limiter la souplesse des taux de change lorsque les pays concernés sont affectés de façon différente (soit de façon asymétrique) par les mêmes chocs économiques. Selon certains, léconomie du Canada et celle des États-Unis sont trop différentes pour que lon puisse envisager une union monétaire. Comme la crise économique et financière asiatique la démontré, le Canada est beaucoup plus sensible aux chocs externes que les États-Unis. Par exemple, la décrue des cours mondiaux des matières premières enregistrée depuis le milieu de lannée 1997 sest soldée par la réduction de 6 p. 100 des termes de léchange au Canada (prix des exportations par rapport au prix des importations), alors quelle a débouché sur une amélioration de 5 p. 100 des termes de léchange aux États-Unis.
La principale différence structurelle entre nos deux économies est toujours la dépendance du Canada vis-à-vis des matières premières. Les exportations de matières premières représentent, en volume, 40 p. 100 de lensemble des exportations au Canada et la production de ce type de biens compte pour 15 p. 100 de notre PIB. Même si cette proportion nest plus que la moitié de ce quelle était il y a 25 ans, elle est toujours beaucoup plus forte que chez les autres pays industrialisés.
M. Jack Carr a indiqué au Comité que le Canada et les États-Unis ne constituent pas une zone monétaire optimale car la corrélation qui existe dans la façon dont les chocs réels frappent les deux économies est négative.(21)
Il a également été indiqué que, contrairement à ce qui se produit dans la Communauté européenne, la mobilité de la main-duvre entre les frontières nord-américaines est relativement faible. Même depuis la conclusion de lALENA, les politiques actuelles en matière dimmigration au Canada et aux États-Unis ne permettent pas une forte mobilité de la main-duvre entre les divers pays.
Dans le cas de la zone de l'euro, il est important de voir que c'est la mobilité des facteurs de production d'une frontière à l'autre qui assure la viabilité d'une monnaie commune ou d'un taux de change fixe; les gens peuvent aller d'un pays à l'autre pour bénéficier des avantages économiques. L'Europe a posé le principe de la mobilité. Que la population en tire parti autant qu'elle le pourrait ou qu'elle le devrait, c'est une autre question, mais on peut déménager partout en Europe pour répondre à l'évolution des situations économiques.
Il n'en reste pas moins que la mobilité de la main-d'oeuvre ou du facteur de production lié à la main-d'oeuvre, si vous voulez, est hors de question en Amérique du Nord. En fait, l'Accord de libre-échange nord-américain, au départ bilatéral et désormais trilatéral, répondait essentiellement, du point de vue des États-Unis, à l'objectif d'élargir les débouchés économiques qui s'offrent au Mexique pour arrêter l'afflux de main-d'oeuvre mexicaine à la frontière. C'est tout à fait l'inverse de l'analyse que l'on peut faire au sujet d'une monnaie commune.(22)
Le professeur Courchene, quant à lui, estimait que le Canada nest plus « une zone monétaire optimale pour ce qui est de maintenir une monnaie autonome, évoluant librement »(23). Il a déclaré que la zone monétaire optimale pour le Canada englobait désormais les États-Unis. Il a justifié son point de vue par des motifs de « certitude des transactions et dabsorption des chocs économiques, ainsi que des forces intenses allant dans le sens dune intégration nord-américaine ».(24)
2. Labsorption des chocs économiques grâce à un régime de changes flottants
Les défenseurs du statu quo font remarquer quun avantage important du régime de changes flottants est que celui-ci permet labsorption des chocs économiques tant externes quinternes. Ils insistent sur le fait que le système existant représente une forme de mécanisme dajustement ou de soupape de sûreté. Il permet labsorption en douceur des chocs économiques externes, comme la dégringolade des prix des matières premières qui a fait suite à la crise économique et financière asiatique. Faute dune telle souplesse, de tels chocs pourraient conduire à des fluctuations beaucoup plus marquées de la production, de lemploi et des prix nationaux.
En régime de taux de change flottants, le dollar canadien peut fluctuer en fonction des conditions économiques (épisodes dinflation, ralentissements économiques) que connaît le pays. La relation étroite qui existe entre le cours du dollar canadien et les cours mondiaux des matières premières a déjà été mentionnée. Lorsque ces cours montent, le dollar
canadien grimpe; lorsquils chutent, le taux de change fait office de tampon, rendant les exportations canadiennes moins chères sur les marchés internationaux et permettant au pays de ne pas tomber en récession. Cest notamment pour ces raisons que John Crow et les professeurs Carr et Wolf ont soutenu que le Canada devait conserver son régime de change.
Lorsquil sest adressé au Comité, le professeur Wolf a indiqué que les récents reculs des cours des matières premières ont été bien absorbés grâce au régime de changes flottants. Faute dun tel régime, le Canada aurait eu à amortir les chocs économiques résultant dun tel recul par dautres moyens qui auraient eu un effet négatif plus important sur léconomie.
En dépit des avancées faites ces dernières années, l'économie canadienne reste nettement plus exposée au secteur des ressources naturelles que l'économie des États-Unis puisque 40 p. 100 de nos exportations sont encore axées sur les ressources. La forte baisse du dollar canadien liée à la baisse du prix des matières premières sur le marché mondial au cours des 18 derniers mois nous montre à quel point nous sommes exposés et témoigne à l'évidence des avantages que procurent les taux de change flexibles. Je ne me lamente pas en raison de la baisse du dollar canadien; je suis d'accord avec mon collègue Jack Carr pour dire que le prix des matières premières a baissé, qu'il faut que cela se traduise sous une forme ou sous une autre et que cela s'est traduit dans la baisse du dollar. En l'absence d'une telle souplesse autorisant la baisse des salaires et des prix au sein de notre économie, nous n'aurions pas pu absorber ce choc de cette manière. La baisse de notre monnaie a fourni les compensations nécessaires et a appuyé notre économie nationale en favorisant nos exportations et en encourageant les investissements concurrençant les importations et stimulant la production. Si nous n'avions pas eu des taux de change flexibles, nous aurions été obligés d'adopter une politique monétaire très différente, qui aurait été très préjudiciable à notre économie.
Il faut aussi tenir compte ici de l'histoire. Par le passé, les effets se sont faits aussi sentir dans l'autre sens. Si nous remontons à la période qui va de 1950 à 1970, on voit qu'à l'époque l'augmentation généralisée du prix des matières premières, qui a par ailleurs entraîné un apport important de capitaux dans notre pays, a exercé des pressions à la hausse sur la monnaie. Le maintien du taux de change fixe est devenu impossible, ou du moins très difficile. Là encore, si nous n'avions pas fait fluctuer les taux de change, nous aurions éprouvé les mêmes problèmes dans le sens contraire. Notre dépendance vis-à-vis des matières premières est en fait le meilleur exemple des risques causés par les chocs asymétriques, risques qui de toute évidence sont déjà concrétisés dans l'histoire et qui sont toujours présents. On ne voit pas pour l'instant comment on pourrait remplacer le pouvoir tampon de la monnaie, et sa suppression serait extrêmement risquée. (25)
En labsence dun tel effet damortissement, les ajustements devraient seffectuer par lentremise dune baisse de la production, de lemploi et des salaires.
M. Courchene, quant à lui, a indiqué quun pays na pas besoin dun régime de changes flottants pour absorber les chocs économiques. Selon lui, de tels chocs peuvent être amortis par lentremise des ajustements de prix internes, de la politique budgétaire, du système national de transfert dimpôt, de lassurance-emploi, de la péréquation, des migrations internes et du système bancaire.(26)
3. La différence de taille entre léconomie canadienne et léconomie américaine
Daucuns prétendent que les États-Unis domineraient complètement le Canada en cas de monnaie unique dans lensemble de lAmérique du Nord. Les Américains se retrouveraient avec un contrôle financier et politique trop important. Les principaux pays européens (Allemagne, France, Espagne, Italie) ont des économies plus similaires et sont donc mieux en mesure déquilibrer leurs intérêts respectifs et de sentendre sur les politiques à mettre en uvre. Un nombre suffisant de participants de la zone euro sont de taille relativement égale pour quil y ait un équilibre du pouvoir.
En revanche, les différences entre plusieurs des plus petites nations européennes et les économies dominantes de la région, telle que lAllemagne, sont proportionnellement plus importantes. Cest parce quelles désiraient réduire ces disparités au chapitre de lemploi, de linvestissement et du revenu que les plus petites nations européennes ont choisi dadhérer à lunion monétaire. Le Canada pourrait être motivé par les mêmes facteurs.
On a indiqué au Comité que la création de leuro constituait un événement unique, en ce sens quil représentait laboutissement dun projet politique et économique concerté visant lintégration du continent. Selon le professeur Wolf, lunion monétaire européenne est un projet autant politique quéconomique.
L'Union monétaire européenne est devenue une réalité. L'euro est effectivement né. Il reste cependant des difficultés. D'après moi, si l'UEM n'avait pas obéi à des motivations politiques, elle n'aurait pas été créée. Ce n'est pas le résultat d'une décision économique, mais d'une décision politique. Comme l'a dit le professeur Carr, il y a des gens qui l'ont accepté, alors que l'intérêt économique leur paraissait douteux, mais qui l'ont fait pour des raisons politiques. De toute évidence, nous savons qu'en Europe la grande raison politique de cette opération était de mêler intimement le sort des participants. Il paraissait utile de promouvoir la coopération, notamment entre l'Allemagne et la France, pour assurer la stabilité et la paix en dépit de ce que je considère comme étant des coûts économiques nets. (27)
M. Wolf a également signalé quun autre avantage de lunion monétaire européenne serait la réduction des primes de risque incorporées aux taux dintérêt à moyen et à long terme, avantage quune union entre le Canada et les États-Unis ne présenterait sans doute pas. Finalement, M. Crow a fait savoir au Comité quil ny avait pratiquement aucun enseignement à tirer de leuro qui soit applicable à lAmérique du Nord.
Les pays adhérant à des unions monétaires perdent dans une certaine mesure leur autonomie économique et politique puisquils cèdent leur pouvoir en matière monétaire. De tout temps, les gouvernements ont été réticents à adopter la monnaie dun autre pays, de peur de perdre la maîtrise de leur politique monétaire, notamment la capacité détablir de façon indépendante les taux dintérêt ou de battre monnaie. De nombreux nationalistes économiques et maints Canadiens craignent également quune union monétaire aboutisse en fin de compte à une union politique.
En cas dunion monétaire, le Canada abandonnerait dans une grande mesure à la Réserve fédérale américaine ou à une banque centrale nord-américaine, si une telle institution devait être créée, son autonomie monétaire. Il est difficile de prévoir léventuel apport du Canada dans les politiques de la Réserve fédérale ou de toute nouvelle institution, étant donné que la population canadienne ne représente quun dixième environ de celle des États-Unis. Daucuns avancent donc que le Canada deviendrait simplement le treizième district de la Réserve fédérale américaine et que les autorités monétaires de nos voisins fonderaient très probablement leurs décisions de politique monétaire sur des considérations économiques internes.
La perte de souveraineté en matière de politique monétaire inquiète John Crow, le professeur Carr et le professeur Wolf, qui estiment que le Canada jouit depuis quelques années dune politique monétaire sensée. De lavis du professeur Wolf, par exemple, la perte de souveraineté revêt une importance plus importante pour le Canada que pour les pays membres de lUnion économique et monétaire. Il juge que le plus important inconvénient dune union monétaire serait la perte dautonomie en matière monétaire. (28)
Le professeur Carr a maintenu que le Canada navait rien à gagner du remplacement des politiques monétaires de la Banque du Canada par celles de la Réserve fédérale.
L'adoption du dollar des États-Unis revient pour l'essentiel à dire que nous remplaçons les politiques monétaires de la Banque du Canada par les politiques monétaires de la banque fédérale de réserve. Ces dernières années, la banque fédérale de réserve a appliqué une bonne politique monétaire et l'économie des États-Unis est des plus florissantes. C'est pourquoi, je pense, il y a quelque intérêt à se dire: «Adoptons la politique monétaire des États-Unis.» Si, contrairement à ce que fait le professeur Grubel, vous examinez la politique monétaire des États-Unis sur une période plus longue, vous constaterez qu'il y a eu des époques, au cours des années 70, par exemple, où la politique de la réserve fédérale des États-Unis n'était pas très sûre d'elle. Les taux de croissance de la masse monétaire ont été élevés et ont fluctué, et nous aurions eu les mêmes. D'ailleurs, les statistiques que j'ai consignées font état de l'évolution des prix au Canada depuis 1910. L'évolution des prix au Canada a été très semblable à celle des États-Unis. Nous avons eu en fait une politique monétaire très semblable à celle des Américains. Au cours des années 70 et 80, notre taux d'inflation a été légèrement plus élevé. Nous avons eu en moyenne une inflation de 6,7 p. 100, contre 5,8 p. 100 en ce qui les concerne, ce qui peut très facilement s'expliquer par la marge d'erreur de l'Indice des prix à la consommation. Nous avons eu des politiques monétaires très semblables. Je ne vois pas ce que nous y gagnerions.(29)
John Crow a simplement affirmé quil pourrait être justifié dabandonner lautonomie monétaire lorsque la politique en la matière est mauvaise, mais que, lorsque celle-ci est sensée, il ny a pas de raison valable de le faire.(30)
Les professeurs Grubel et Courchene ont, quant à eux, remis en question limportance de cette perte de souveraineté. Selon le premier, labandon partiel de la souveraineté nationale en matière économique qui découlerait dune union monétaire serait le bienvenu. Les deux professeurs ont également estimé quil ny aurait pas de perte de souveraineté dordre politique ou culturel. Le professeur Courchene a fait remarquer quun grand nombre des institutions et programmes sociaux si chers au cur des Canadiens et qui nous distinguent des États-Unis ont été institués en régime de changes fixes et non pas en régime de changes flottants.
c'est en fait au cur de mon projet qui m'amène à préférer nettement une union monétaire nord-américaine à une simple adoption du dollar. Les impératifs de souveraineté, y compris le symbolisme lié à la monnaie elle-même, pourront être préservés... Avec le recul, je me suis dit: «Qu'est-ce qui dans notre histoire fait que nous sommes des Canadiens et non pas des Nord-Américains?» Cela s'explique en partie, et uniquement en partie, par notre régime social, notre régime de santé. Demandez-vous: «D'où cela nous vient-il?» Cela nous vient en grande partie de l'ère Pearson, en même temps que la péréquation, l'assurance-santé, l'assurance hospitalière, le RRQ et le RPC ainsi que d'autres régimes de pension et le développement économique régional. Quelle était la caractéristique des années Pearson? Nous avons eu un taux de change fixe avec les États-Unis de 1962 à 1970. L'idée selon laquelle les taux de change fixes entraînent nécessairement une perte de souveraineté est erronée, à mon avis, parce que c'est au cours de cette période que nous nous sommes dotés des politiques sociales qui nous tiennent le plus à cur. Il nous faut être prudent, mais je pense que la question de la souveraineté n'est pas aussi évidente que pourrait le penser au départ le commun des mortels.(31)
Dautres ont des opinions moins optimistes sur leffet possible dune union monétaire sur lintégration politique. David Laidler était davis que, même si lavènement dune union monétaire nincitait aucunement à lharmonisation des politiques budgétaires et sociales, elle nécessiterait de toute façon une intégration politique de facto entre le Canada et les États-Unis en ce qui concerne la politique monétaire et les questions de réglementation connexes. (32)
Actuellement, le gouvernement fédéral reçoit par lentremise de la Banque du Canada 1,4 milliard de dollars par an au titre du seigneuriage (revenus provenant de lémission de monnaie sans frais dintérêt)(33). Ladoption pure et simple de la monnaie américaine pourrait menacer ces revenus. En revanche, il serait possible de les maintenir en vertu dune union monétaire nord-américaine, car la Monnaie royale canadienne pourrait continuer de produire les billets et les pièces de monnaie (qui pourraient porter un libellé nord-américain dun côté et un libellé canadien de lautre).
C. LES DIVERS MÉCANISMES MONÉTAIRES POSSIBLES
Des divers mécanismes débattus devant le Comité, cest la dollarisation qui sest révélée la moins populaire. Comme nous lavons déjà indiqué, il sagit de ladoption par un pays de la monnaie dun autre pays pour ses transactions quotidiennes. Le Panama, par exemple, ne dispose pas de banque centrale qui émet les billets et les pièces de monnaie et utilise par conséquent les pièces et les dollars américains.
Cette option nest pas retenue pour un certain nombre de raisons dont la perte de maîtrise des questions de politique monétaire, la perte de souveraineté, la perte des revenus au titre du seigneuriage et le retrait des pièces et billets canadiens de la circulation.
Le professeur Courchene sest dit inquiet de lintérêt croissant que suscite la dollarisation en raison de linstabilité du taux de change, les Canadiens ayant utilisé des dollars américains comme une unité de compte pour commencer puis comme moyen de paiement.(34)
Le concept de la caisse démission nétait pas non plus populaire. Bien quun tel mécanisme présente certains avantages, notamment la capacité de conserver le seigneuriage et démettre de la monnaie portant des symboles locaux, il est incompatible avec lautonomie monétaire. Selon certains témoins, les politiques mises en uvre par une caisse démission pourraient être facilement manipulées. Daprès le professeur Courchene, il se peut quun telle institution accélère le mouvement vers la dollarisation ou facilite ladoption dune monnaie unique par le Canada et les États-Unis(35). Il estime quune caisse démission ne se justifierait que si le Canada ne pouvait adopter un régime de changes fixes .(36)
Le professeur Courchene prône labandon de lactuel régime de changes flottants et linstauration de taux de change fixes. Daprès lui, le nouveau régime pourrait être adopté comme politique à long terme par le Canada ou représenter une mesure provisoire en attendant lavènement dune monnaie unique en Amérique du Nord.(37) Plus particulièrement, un régime de changes fixes aurait pour avantage datténuer linstabilité de la monnaie et de permettre une discipline budgétaire.
Le professeur Grubel a, quant à lui, estimé quun taux de change fixe ne représenterait pas une solution provisoire convenable, en raison de la perte dautonomie quil signifierait, et de la facilité avec laquelle le gouvernement pourrait revenir sur son engagement. Il est partisan de la création dune monnaie unique nord-américaine inspirée de leuro.
Les professeurs Carr et Wolf ainsi que M. John Crow étaient, pour leur part, davis quun régime de changes flottants se justifiait. Toutefois, si une forme quelconque de monnaie unique devait être adoptée, le seul choix raisonnable qui soffre au Canada serait, à en croire les professeurs Carr et Wolf, dadopter le dollar américain. Ils ont en effet signalé que la mise en place dune union monétaire serait coûteuse et que labandon du dollar américain et ladoption dune nouvelle monnaie ne rencontrerait sans doute pas la faveur populaire aux États-Unis.
Les conditions devant être mises en place avant quun mécanisme de monnaie unique puisse être viable ont été débattues. M. John Crow jugeait que deux conditions devraient être nécessaires, à savoir des politiques canadiennes défectueuses et la volonté des États-Unis dappuyer un tel mécanisme.(38). Pour le professeur Carr, le Canada devrait envisager dadopter une monnaie commune avec les États-Unis lorsquil pourra se fier aux politiques de la Réserve fédérale américaine.(39) Selon le professeur Wolf, une monnaie unique pourrait être envisageable si le Canada et les États-Unis avaient un profil économique similaire, si le Canada réduisait sa dépendance vis-à-vis du secteur des ressources naturelles, si la mobilité de la main-duvre entre les deux pays augmentait et si les États-Unis étaient prêts à accepter un tel arrangement.(40)
Le professeur Grubel a déclaré quil était nécessaire de débattre sur la scène publique de la question dune monnaie unique et de créer un climat dans lequel une telle monnaie deviendrait une solution de rechange viable à lactuel régime de changes flottants.
Estimant que les conditions propices à linstauration dun mécanisme monétaire commun avec les États-Unis sont en place, le professeur Courchene a maintenu que le processus nécessaire à la réalisation de cet objectif était absent.
No DE FASC |
DATE |
TÉMOINS |
48 |
Le 25 mars 1999 |
De lUniversité Simon Fraser:
De lInstitut John Deutsh pour létude de la politique économique, Queens University:
De lUniversité de Toronto:
De lUniversité York:
Lex-gouverneur de la Banque du Canada:
|
- Morgan Guaranty Trust Company, Monetary Union in the Americas, Economic Research Note, 12 février 1999, p. 3.
- Herbert G. Grubel, The Case for the Amero: The Merit of Creating a North American Monetary Union, ébauche de document préparé à lintention du Fraser Institute, mars 1999, p. 36-37.
- Sénat du Canada, Délibérations du Comité sénatorial permanent des banques et du commerce, 25 mars 1999, fascicule no 48:31-33 (désignées ci-après par le terme de « témoignages »).
- Thomas J. Courchene, Towards a North American Common Currency: An Optimal Currency Area Analysis, document préparé en vue de la sixième Bell Canada Papers Conference sur le thème « Room to Manoeuvre? Globalization and Policy Convergence », 5 et 6 novembre 1998, p. 29.
- Témoignages , fascicule 48:37.
- Témoignages, fascicule 48 :61-62
- Grubel (1999), p. 14.
- Ibid ., p. 17.
- Ibid.
- Témoignages , fascicule 48:36.
- Témoignages , fascicule 48:46.
- Grubel (1999), p. 29.
- Ibid. , p. 28.
- Courchene (1998), p. 27.
- John Crow, « A common currency for Canada? », 24 mars 1999, p. 2-3.
- David Laidler, « The Exchange Rate Regime and Canadas Monetary Order », Banque du Canada, document de travail 99-7, mars 1999, p. 8.
- Grubel (1999), p. 11.
- Témoignages, fascicule 48:34.
- Témoignages , fascicule 48:41-42.
- Témoignages , fascicule 48:44.
- Témoignages , fascicule 48:46.
- Témoignages , fascicule 48:43.
- Courchene (1998), p. 35.
- Ibid.
- Témoignages , fascicule 48:48.
- Courchene (1998), p. 31.
- Témoignages , fascicule 48:50.
- Témoignages , fascicule 48:48.
- Témoignages , fascicule 48:45.
- Témoignages , fascicule 48:75.
- Témoignage , fascicule 48:56.
- Laidler (1999), p. 12.
- Grubel (1999), p. 37.
- Courchene (1998), p. 48.
- Ibid. , p. 44.
- Ibid. , p. 49.
- Ibid. , p. 50.
- Témoignages , fascicule 48:86.
- Témoignages , fascicule 48:87.
- Ibid.