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Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 11 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 18 mars 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit ce jour à 15 h 35 pour étudier, en vue d'en faire rapport, l'importance croissante de la région Asie-Pacifique pour le Canada (les relations économiques Canada-Japon).

Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, nous reprenons cet après-midi nos audiences sur l'importance de la région Asie-Pacifique pour le Canada. Nous allons principalement parler des relations économiques entre le Canada et le Japon. Nous allons entendre trois éminents témoins qui vont nous assister dans nos travaux.

Je n'ai pas le curriculum vitae de M. Ursacki mais je lui ai demandé de dire quelques mots de sa carrière pour que cela soit consigné au procès-verbal. Pourriez-vous vous présenter en quelques mots?

M. Terry Ursacki, professeur agrégé, faculté de gestion, Université de Calgary: Vous demandez à un universitaire de dire quelques mots. Depuis 1990, j'enseigne le commerce international à l'Université de Calgary, en particulier, les échanges commerciaux avec le Japon. J'ai un doctorat de l'Université de la Colombie-Britannique où je me suis spécialisé en commerce international. J'ai enseigné à l'UBC pendant un an, avant d'aller à l'Université de Calgary. Avant cela, j'ai travaillé pour la Banque de la Nouvelle-Écosse dans le secteur des services financiers et commerciaux internationaux; auparavant, j'ai obtenu un MBA de l'Université de la Colombie-Britannique, au cours duquel je me suis spécialisé en finances internationales. J'ai également suivi un stage au Japon en 1982, ce qui m'a amené à m'intéresser vivement au Japon.

Le président: Nous nous intéressons beaucoup à nos relations commerciales avec le Japon pour des raisons évidentes et c'est pourquoi la discussion que nous allons avoir avec vous cet après-midi va être fort utile au comité. Madame Huber, veuillez commencer.

Mme Margaret Huber, directrice générale, Direction générale de l'Asie du Nord et du Pacifique, ministère des Affaires étrangères et du Commerce international: Je reviens d'un voyage en Asie où je me trouvais la semaine dernière. J'ai eu l'occasion de visiter non seulement le Japon mais également la Chine, la Corée et Taïwan. Je me suis arrêtée également à Vancouver au retour pour rencontrer nos chefs de mission en Asie, ce qui représentait, avec notre ambassadeur au Japon, 24 personnes.

Le message qu'ont transmis les chefs de mission, y compris Len Edwards, à Vancouver et dans différentes régions était que, malgré ses difficultés économiques, qui varient d'ailleurs énormément d'un pays à l'autre, l'Asie offre encore aux entreprises canadiennes de grandes possibilités. Cela est particulièrement vrai du Japon.

Comme vous l'avez demandé, je vais principalement parler aujourd'hui des relations commerciales et économiques entre le Canada et le Japon, en replaçant toutefois ce sujet dans le contexte de la crise financière asiatique -- je devrais peut-être parler de crises puisque la situation varie énormément d'un pays à l'autre.

Nous avons tous vu dans les médias des articles dans lesquels on affirme que l'économie japonaise et son système financier seraient à la veille de s'effondrer. Ce n'est pas ce que pensent mon ministère ni la plupart de mes collègues, notamment ceux du secteur bancaire que vous avez rencontrés la semaine dernière.

Le Japon va certainement ressentir les effets de la «grippe» asiatique. Cette situation va avoir certaines répercussions à court terme sur les échanges commerciaux et les investissements entre le Canada et le Japon. Pour ce qui est de relations économiques Canada-Japon en général et des possibilités d'investissement et d'échanges commerciaux qu'offre le Japon, nous demeurons très optimistes.

L'économie japonaise est l'une des premières du monde, elle est en fait la deuxième. Elle représente 18 p. 100 du PIB mondial. C'est le deuxième pays au monde, après les États-Unis, pour les échanges commerciaux. C'est notre deuxième partenaire commercial, en importance.

L'économie japonaise a ralenti ces dernières années, en particulier si on compare avec l'essor qu'elle a connu au cours des années 80. Elle a brusquement ralenti au deuxième trimestre 1997 parce que les consommateurs japonais ont réagi de façon négative à une augmentation d'impôt, en particulier à celle de la taxe à la consommation, des taxes de sécurité sociale, ainsi qu'à l'incertitude qu'a introduit dans le secteur de l'emploi l'annonce par plusieurs grandes sociétés de l'abandon, dans certains cas, du principe de l'emploi à vie. Le gouvernement du Japon a pris un certain nombre d'initiatives en vue de stimuler l'économie, sans succès, et il est même probablement optimiste de prévoir une augmentation de 1 p. 100 du PIB pour l'année financière 1998.

Les Japonais ont toutefois réussi à maintenir le rythme de leurs exportations. La plupart de leurs sociétés vont, compte tenu de la situation actuelle qui règne en Asie, s'attacher à augmenter leurs exportations, en particulier vers les États-Unis. Pour l'avenir, il est assez facile de prédire que cette évolution va entraîner des frictions commerciales, en particulier parce que l'excédent commercial du Japon, ainsi que celui d'autres pays avec les États-Unis, continue d'augmenter, compte tenu du fait, en particulier, qu'il va y avoir des élections présidentielles dans ce pays l'année prochaine.

La plupart des observateurs affirment que la seule façon vraiment efficace de revenir sur la voie de la croissance durable, sinon sur celle de la croissance de 9 ou 10 p. 100 que nous avons connue ces dernières années mais à quelque chose de plus encourageant qu'une croissance de 1 p. 100, est de procéder à une déréglementation et à la mise en place de réformes en profondeur. Il est difficile de savoir dans quelle mesure le gouvernement japonais y parviendra. Il faudrait pour cela qu'il soit animé par une très forte volonté de réussir. Les États-Unis, l'UE et les autres pays invitent vivement le Japon à prendre un rôle de leader et d'être le moteur d'une reprise qui permettrait à l'Asie de sortir de ses crises financières.

Le gouvernement japonais devra faire preuve de leadership pour amener les groupes sectoriels et les groupes d'intérêt à accepter ses réformes, tâche qui, là bas comme ailleurs, n'est jamais facile. C'est une des raisons pour laquelle le Japon a réagi à la crise en Asie en offrant une aide financière plutôt qu'en procédant à une réforme fondamentale de sa propre économie. Vous avez certainement remarqué que le Japon a joué un rôle de leader et qu'il a versé des milliards de dollars pour tenter de sauver l'économie de la Corée, de l'Indonésie et d'autres pays.

La crise qu'a connu le secteur financier a eu pour effet de modifier temporairement, semble-t-il, les politiques gouvernementales qui au lieu de réformer le secteur financier, au lieu de mettre en oeuvre les réformes dont le premier ministre Hashimoto a parlé lorsqu'il est venu à Ottawa en novembre dernier, visent davantage le soutien des institutions, l'injection de fonds dans le secteur bancaire pour s'attaquer aux problèmes des prêts non productifs et pour tenter de consolider le secteur bancaire dans son ensemble. Le gouvernement vise surtout à empêcher d'autres faillites, comme celles qu'ont connu quatre grandes institutions régionales japonaises et qui ont suscité beaucoup d'attention de la part des médias.

J'aimerais parler maintenant de l'effet de la crise financière en Asie sur le Japon. Cette crise touche le Japon à un moment où son économie connaît déjà un ralentissement. Le Japon a de gros intérêts financiers en Asie. Depuis ma première visite au Japon en 1970, il s'est produit ce que l'on peut appeler un évidage de l'économie japonaise, parce que les grandes sociétés comme Matsushita ou Toshiba ont déménagé leurs activités de production dans des pays comme la Malaysia, la Thaïlande, la Corée et d'autres. C'est à cause de ce phénomène que les statistiques sont parfois difficiles à interpréter parce qu'elles amènent à se poser les questions suivantes: à quel moment un produit fabriqué au Japon est-il un produit japonais, ou un produit malais ou celui d'un autre pays? L'Asie demeure encore le premier marché d'exportation pour le Japon. Étant 45 p. 100 de l'export totale en 1996. C'est la première source d'importation, puisqu'elle représentait 46 p. 100 en 1996.

Le ralentissement de la croissance du PIB en Asie, à la suite des crises financières qu'ont connues des pays comme la Malaysia, la Thaïlande et la Corée, va manifestement ralentir la demande de biens japonais. D'un autre côté, pour les usines japonaises, le coût d,exportations pour ces usines, en dollars américains, sera beaucoup moins élevé. Cela est un facteur d'équilibre.

Les exportations japonaises vers les économies les plus gravement touchées de l'ANASE et de la Corée représentent près de 25 p. 100 du total des exportations du Japon. Cependant, replacées dans le contexte de la puissance globale de l'économie japonaise, ces exportations ne représentent qu'un faible 2,2 p. 100 du PIB du Japon.

La réduction des exportations vers les économies les plus gravement touchées, en Thaïlande, Corée et en Indonésie, sont compensées par la poursuite de la croissance des exportations japonaises vers des pays comme la Chine, croissance de 11,7 p. 100, vers Taïwan, croissance de 16 p. 100, et vers l'Inde, croissance de près de 24 p. 100, ainsi que par les excédents commerciaux qu'enregistre le Japon avec les États-Unis et l'UE Cette croissance a permis de compenser en grande partie la diminution de leurs exportations vers d'autres pays.

De plus, la compétitivité accrue des exportations des pays de l'ANASE à cause de la dévaluation ne devrait pas avoir un gros effet négatif sur les exportateurs japonais parce que leurs produits sont rarement en concurrence directe dans les mêmes régions. Les exportateurs japonais vont par contre faire face à une concurrence plus vive de la part des exportateurs coréens dans le domaine des appareils électroniques, des constructions navales et des puces électroniques. Comme je l'ai mentionné il y a un instant, cela pourrait amener les exportateurs japonais à s'intéresser davantage à l'Amérique du Nord, en particulier aux États-Unis et, dans une certaine mesure, au Canada.

J'aimerais, dans ce contexte, donner au comité un bref aperçu des relations commerciales Canada-Japon. Le Japon est notre deuxième partenaire commercial, puisqu'il achète plus de produits canadiens que le Royaume-Uni, l'Allemagne, la France et l'Italie réunis, et qu'il représente près de la moitié de toutes les exportations canadiennes vers l'Asie. Nos échanges commerciaux se sont élevés, pour l'année 1997, à 23,4 milliards de dollars, chiffres préliminaires. Cela représente un léger excédent des importations; c'est-à-dire 4 p. 100 des exportations canadiennes et 5 p. 100 des importations canadiennes.

Ces échanges se diversifient de plus en plus. Lorsque j'ai commencé à travailler à l'ambassade du Canada à Tokyo à la fin des années 70, nos échanges avec ce pays portaient principalement sur les matières premières. On assiste à l'heure actuelle à une augmentation des exportations dans le domaine de l'agroalimentaire, le Japon est le premier importateur au monde de produits agroalimentaires, dans le domaine des matériaux de construction de plus en plus sophistiqués, ainsi que pour les logiciels, les télécommunications, les composants électroniques et une série de plus en plus sophistiquée de produits à valeur ajoutée.

Le sénateur Whelan: Et le vin.

Mme Huber: Du très bon vin. Malgré les difficultés que connaît l'Asie, le montant de nos exportations de l'année dernière vers le Japon sera supérieur à celui de 1996.

Je vais vous dire quelques mots des succès qu'ont rencontrés certaines sociétés d'exportation et mentionner certains problèmes qui méritent qu'on s'y attarde. J'ai indiqué que le Japon était le premier importateur mondial de produits agroalimentaires. Ces importations vont continuer d'augmenter, ce qui ne va pas toucher seulement nos exportations de viande de porc et de boeuf mais également divers produits alimentaires. Nous aimerions aussi élargir notre accès au marché japonais dans le secteur de l'agroalimentaire et nous avons réalisé certains progrès dans ce domaine l'année dernière. Par exemple, nous avons réussi à résoudre certains problèmes, notamment les réticences des Japonais à accepter des aliments produits par manipulation génétique, en particulier dans le secteur du colza.

Le marché du bois de charpente qui avait connu un développement rapide, en particulier après le tremblement de terre de Kobe, qui s'est produit au moment où je me trouvais à Osaka et qui a, par la suite, entraîné l'accélération de ce qui constituait déjà une forte demande de matériaux de construction canadiens, est certainement en train de ralentir à l'heure actuelle; il a chuté en fait de près de 15 p. 100. À long terme, les perspectives dans le domaine des matériaux de construction demeurent excellentes.

Composé de maisons dont une bonne partie ont été construites après la guerre, le parc immobilier au Japon est insuffisant. La demande de nouveaux logements, ainsi que celle de rénovations, en particulier pour les parents âgés, fait souvent appel à des matériaux de construction canadiens. En outre, les logements neufs offrent des possibilités aux fabricants de meubles canadiens, notamment. Les prévisions à long terme pour ce secteur continuent d'être très bonnes.

Les consommateurs japonais disposent de ressources financières personnelles très importantes qui pourraient alimenter la croissance, en particulier dès que la confiance des consommateurs sera quelque peu rétablie. C'est là une situation fort différente de celle d'autres pays, comme l'Indonésie, où il n'est pas possible de s'appuyer sur la richesse des particuliers.

J'aimerais maintenant dire quelques mots des investissements japonais au Canada. Le flux des investissements japonais, et là, j'utilise les chiffres du ministère des Finances du Japon, a atteint un sommet de 67,5 milliards de dollars U.S. pour l'année financière se terminant en mars 1990 et il est tombé à 34 milliards de dollars U.S. en 1992.

Les investissements japonais au Canada représentent un pourcentage très modeste qui a été de 1,7 p. 100 en moyenne, depuis 1981. Nous savons très bien qu'il devrait être possible d'augmenter considérablement ce chiffre et nous travaillons étroitement avec Industrie Canada et d'autres ministères ici à Ottawa, ainsi qu'avec les gouvernements provinciaux et le secteur privé, pour tenter d'y parvenir. Une des deux brochures que je vous ai apportées aujourd'hui, pour ceux que cela intéresserait, a été publiée récemment et s'intitule: «Stratégie d'investissement pour la région Asie-Pacifique». Ce document et le «plan d'action du Canada pour le Japon» traitent des investissements et de la nécessité d'inciter les Japonais à investir davantage au Canada.

À très court terme, nous allons certes enregistrer un ralentissement et une diminution des investissements japonais, en particulier à cause de l'incertitude qui règne en Asie, mais la stabilité du marché canadien et les nombreux éléments qui attirent les investisseurs internationaux, y compris ceux du Japon, vont entraîner à la fois de nouveaux investissements et une expansion des investissements déjà effectués.

M. Michael W. Donnelly, professeur et vice-doyen, Faculté des arts et des sciences, Université de Toronto: Comme les membres du comité le savent probablement, je suis politicologue et non économiste. J'ai commencé ma carrière universitaire à la Faculté de droit public de l'Université Columbia. J'ai étudié l'agriculture au Japon. J'ai travaillé sur une ferme et transplanté du riz.

J'ai axé mes observations sur l'importance des aspects politiques. En outre, j'ai entendu l'exposé de Mme Huber et je ne vais pas reprendre certains des commentaires qu'elle a faits. Il ne me parait pas utile de vous faire entendre deux fois la même chanson, parce que je suis, la plupart du temps, d'accord avec elle.

Il y a trois sujets principaux. Premièrement, le Japon se trouve-t-il dans une situation vraiment désespérée en ce moment? S'il se trouve dans une situation désespérée et dangereuse, quelles pourraient en être les conséquences pour nous? J'estime que le Japon se trouve dans une situation dangereuse. Mais en même temps, je ne pense pas que les Canadiens aient lieu de s'inquiéter gravement. Il va falloir suivre attentivement l'évolution de la situation au Japon parce que ce pays va, dans trois ou quatre ans, se retrouver dans une situation légèrement différente.

Il est difficile d'être optimiste au sujet des perspectives à court terme du Japon. Par exemple, lorsque le budget sera adopté en avril, le premier ministre Hashimoto va constater qu'il va être obligé de présenter un budget supplémentaire. Il va donc présenter un autre budget pour stimuler l'économie, quelque temps avant les élections à la Chambre haute, mais il est difficile de savoir si ce budget aura un impact ou non, et je ne suis pas sûr de connaître la réponse à cette question.

Le deuxième aspect préoccupant est la réaction du Japon aux graves problèmes que connaît l'Asie. Le Japon n'est pas différent des autres grands pays de la planète. Il ressent les effets négatifs de la situation. Il est également vrai que, toutes choses considérées, le Japon n'a pas vraiment joué un rôle de leader dans ce domaine en Asie. Cela est regrettable. J'espérais que le Japon participerait au débat en se démarquant du projet du FMI, pas nécessairement parce que les propositions du FMI sont mauvaises ou que les Japonais ont trouvé la solution mais parce qu'il faut réfléchir sérieusement et profondément à la crise en des termes autres que financiers. Cette crise va avoir des répercussions sociologiques et politiques et elle pourrait entraîner de graves répercussions à l'échelle mondiale au cours des années qui viennent.

Tous les éléments indiquent que le Japon va demeurer une partie intégrante de la structure économique de la région. Les pays asiatiques vont continuer à s'adresser au Japon pour se procurer des capitaux, des débouchés, de la technologie, des services de gestion; ces pays s'attendent même à ce que le Japon joue un rôle de leader sur la scène politique.

Le troisième aspect est celui de la réforme et du changement au Japon. Le FMI se préoccupe vivement des réformes à apporter dans tous les pays, préoccupation que partage le premier ministre Hashimoto. C'est le réformateur de la politique japonaise. Il a lancé une série de très vastes réformes. Je crois que ces réformes vont être acceptées et que le Japon deviendra finalement à cause d'elles plus prospère et plus compétitif. Je ne pense toutefois pas que les chefs politiques et économiques de ce pays vont adopter le genre d'économie de marché que les Américains et les autres gouvernements étrangers les invitent à construire. Je ne pense pas que ces réformes vont atténuer les problèmes que rencontrent les entreprises étrangères qui veulent commercer avec le Japon. Je ne pense pas non plus que ces changements vont faire disparaître complètement les différences nationales, économiques et politiques; et je ne crois pas que le Japon adopte un modèle d'économie de marché, ni qu'il fasse siens les espoirs et les attentes que le FMI entretient à l'égard du reste de l'Asie. Je mentionne en passant qu'il serait très intéressant de voir comment le Japon réagirait à un programme de réformes proposé par le FMI, si un tel programme était présenté à Tokyo.

Le Japon est-il dans une situation dangereuse? Tous les indicateurs économiques imaginables vont dans la mauvaise direction, sauf peut-être l'excédent courant, l'excédent commercial. Il est évident que l'excédent commercial global du Japon évolue dans la mauvaise direction. De nombreux spécialistes considèrent que cette tendance est inacceptable parce que cela veut dire que la deuxième économie mondiale s'appuie, dans une certaine mesure au moins, sur une stratégie axée sur les exportations pour assurer sa croissance. Je ne pense pas que les États-Unis soient prêts à accepter cette situation. Je prévois une période de récriminations entre les États-Unis et le Japon. Le Canada doit soigneusement éviter d'être entraîné dans cette dispute.

Le Japon court un grave danger. Une proportion considérable de la richesse de ce pays a disparue. Imaginez une bourse qui tomberait de près de 40 000 à 14 000. Je sais ce que cela voudrait dire pour mes fonds mutuels. C'est une histoire extraordinaire qui n'est pas encore entièrement comprise.

Il y a une blague que l'on raconte ces jours-ci à Tokyo. Il y a 10 ans, nous avions peur du Japon; nous avons alors décidé que le moment était venu de s'en prendre aux Japonais; il y a quatre ans environ, les médias ont concentré leur attention sur les possibilités énormes qu'offrait la Chine, ce qui a mis le Japon au second rang. Maintenant, depuis deux ans, le Japon n'est plus rien; c'est-à-dire que le Japon a tellement de difficultés qu'il faut réfléchir comme si le Japon n'existait plus. Ce serait très mal comprendre la place qu'occupe le Japon dans le monde et il serait faux de croire que le Japon a perdu l'importance qu'il avait auparavant. Le Japon est en danger. Je reviendrai dans un moment sur la question de savoir si les réformes du premier ministre Hashimoto vont vraiment modifier la situation.

Qu'en est-il du Japon et de la crise en Asie? Vous avez obtenu un certain nombre d'indices statistiques qui précisent l'ampleur et la profondeur de cette crise. Pour ce qui est de la participation du Japon à l'économie de la région, l'Asie est un aspect absolument fondamental. Que l'on mesure cette participation en termes d'échanges commerciaux, d'investissements, de placements, de transferts de technologie, de services financiers et de programmes d'aide de toutes sortes, l'Asie demeure un élément absolument fondamental de l'économie japonaise. Pour les Japonais, l'Asie est leur communauté naturelle; c'est leur sphère d'influence naturelle.

Depuis la fin de la guerre froide, il est apparu clairement que les Japonais souhaitaient élargir et renforcer le rôle géostratégique qu'ils jouent en Asie. Les historiens écriront sans doute qu'il est regrettable que la situation interne du Japon l'ait empêché de le faire parce que cela aurait été l'occasion pour le Japon de modifier profondément la position qu'il occupe en Asie; les difficultés internes l'ont empêché de prendre cette place.

Quant à la question de savoir si le Japon va déclencher une reprise économique dans la région, cela est peu probable à court terme, peut-être même à moyen terme, d'après les renseignements que nous avons en ce moment.

Comment les réformes économiques et politiques au Japon vont-elles interagir avec la crise en Asie? Les changements que le FMI va imposer à d'autres pays asiatiques vont-ils inciter les Japonais à aller dans la même direction? Cela va-t-il amener, il faudrait peut-être choisir un terme plus fort, les Japonais à introduire les réformes fondamentales dont dépend l'aide qu'accorde le FMI à d'autres pays asiatiques? En fait, certains optimistes existent que la crise commerciale et les solutions mises de l'avant par le FMI vont modifier plus profondément la situation intérieure du Japon que ne l'ont fait 10 ans de négociations avec les Américains. Dans l'ensemble, je dirais que ce n'est pas ce qui se passera. Je ne pense pas que l'on puisse imposer de cette façon au Japon ce nouveau modèle asiatique. Il est évident que l'on parlera de réforme. La plupart des pays de l'Asie ont changé et cela aura manifestement un effet, direct ou indirect, sur le Japon pour ce qui est des ententes financières.

Dans quelle mesure le rôle de fournisseur de capitaux que joue le Japon en Asie risque-t-il d'être compromis par sa crise financière? Ce rôle est compromis mais le Japon demeure le principal fournisseur de capitaux au monde, ce qui s'expliquer en partie par des taux d'épargne remarquables. Au Japon, les taux d'épargne augmentent. Il est difficile d'évaluer le montant de l'épargne disponible au Japon à l'heure actuelle. Cependant, ces montants sont certainement astronomiques.

Les banques japonaises se trouvent-elles dans une position précaire en Asie? Nous ne le savons pas, parce que nous n'avons pas accès aux données mais j'ai l'impression, d'après l'analyse de la banque des règlements internationaux et d'autres études, qu'il y a probablement 10 ou 12 banques japonaises seulement qui sont vraiment actives en Asie. Le pays qui semble être le plus préoccupant est sans doute l'Indonésie. Il y a aussi le fait que nous ne savons rien de la situation en Corée. Les renseignements dont nous disposons ne sont pas fiables.

La crise monétaire va-t-elle toucher les réseaux de production japonais en Asie? La propagation de la crise a-t-elle changé la façon dont les Japonais font affaire en Asie du Sud-Est? Les taux de change ont une grande influence sur les exportations, les importations, les frais de capitaux, la dette, l'inflation, le chômage, la stabilité sociale et l'ordre politique. Nous découvrons quelque chose que nous savions tous, à savoir que les taux de change ont une grande importance et par conséquent, vous allez constater que les entreprises japonaises situées en Asie du Sud-Est vont avoir des difficultés mais qu'elles vont en même temps offrir de nouvelles possibilités. C'est pourquoi il est bon que le Canada, attitude qui n'est pas nouvelle pour lui, suive de près la situation.

Il est extrêmement difficile d'opérer des réformes au Japon. Je suis en train de lire un livre qui me rappelle que la bureaucratie japonaise est très ancienne. Le jeune homme énergique de 22 ans qui a réussi tous ces examens difficiles et est entré au ministère des Finances se voit rappeler, dès sa première journée d'orientation, que le ministère des Finances a de longues traditions et que son histoire remonte à l'an 607 de notre ère. La bureaucratie japonaise existe depuis longtemps.

Deuxièmement, il n'y a sans doute pas plus que six ou sept économistes au ministère des Finances. Par contre, près de 80 p. 100 des hauts fonctionnaires qui travaillent au ministère des Finances ont fréquenté l'université de Tokyo et étudié l'administration publique de sorte que, d'après moi, à cause de leur éducation, de leur formation et de leurs réflexes, leur perspective n'est pas celle d'un adepte de l'économie de marché. Leur perspective n'est pas celle d'un économiste. Ces fonctionnaires cherchent plutôt à savoir quel est le genre de règlements dont ils ont besoin. Au Japon, la réforme de la réglementation ne passe pas par la déréglementation. Il s'agit plutôt de réduire la réglementation et non pas de l'éliminer. Ces traditions anciennes jouent un rôle très important au Japon.

Qu'en est-il de nos jours? Pourquoi les réformes sont-elles aussi lentes et aussi pénibles? Il est important de comprendre que la position qu'occupe le premier ministre Hashimoto n'est pas la même que celle du premier ministre de notre pays. Le premier ministre du Japon ne dispose pas des pouvoirs et des leviers que possède le président américain ou le premier ministre dans un régime parlementaire. Nous faisons une erreur en accordant toute notre attention au premier ministre.

La politique japonaise est fondée sur les relations personnelles, aussi bien à l'intérieur des partis politiques qu'entre eux et au sein de la bureaucratie. Ne croyez pas que la bureaucratie japonaise est composée de fonctionnaires travailleurs, de fonctionnaires neutres sans âme, sans passions et sans loyautés politiques. Les relations et les liens personnels ont une grande importance. On dit souvent que le ministère des Finances n'est qu'une bureaucratie, pas un ministère. Il y a un peu de vrai là-dedans.

C'est ce qui explique qu'au Japon, les loyautés qu'inspirent les institutions ne sont guère solides. Cela veut dire qu'il est bien souvent plus difficile de construire des coalitions que des châteaux de sable, tant à l'intérieur des partis politiques qu'au sein de la fonction publique. Résultat, le paysage politique est profondément fractionné. Le gouvernement a toujours été divisé. J'étudie le Japon depuis près de 40 ans; le gouvernement japonais a toujours été divisé et fractionné. Les hommes politiques ne s'entendent pas entre eux. Cette crise n'a pas provoqué l'éclatement de la situation politique ces dernières années.

La politique se résume donc à un affrontement d'intérêts, qui oppose plusieurs groupes dans des secteurs précis et limités de l'action gouvernementale.

L'importance accordée au consensus a toujours pour effet de ralentir les choses. Je dirais même qu'il est mal vu sur la scène publique qu'une décision crée des gagnants et des perdants. On dépense beaucoup d'efforts pour éviter que les gagnants paraissent être des gagnants et que les perdants paraissent être des perdants. Pensez au temps que cela doit prendre.

Les responsabilités ne sont pas clairement structurées. Les décisions sont bien souvent prises à la suite d'un processus opaque, qui combine beaucoup de formalisme avec un manque de formalisme trompeur et surprenant. Il est difficile pour nous de savoir ce qui est formel, ce qui est informel, et le rapport qui existe entre l'informalité d'une décision et les véritables décisions. On retrouve ailleurs le même genre d'éléments trompeurs dans la politique.

Les commissions et les conseils servent à obtenir un consensus sur les grandes initiatives mises de l'avant par les organismes administratifs et remplacent, par exemple, les grands débats devant l'assemblée législative de la nation. Les décisions, les idées, les solutions concrètes sont préparées au départ par l'administration, par le biais de commissions et de conseils. Les orientations gouvernementales reflètent donc le point de vue de l'administration et accordent aux partis et aux organisations politiques un rôle secondaire.

Ces méthodes de gouvernement informelles, le fameux style bureaucratique japonais de conseils donnés par l'administration, ne sont pas structurées juridiquement. Le secteur privé, les organisations ne répondent pas aux directives, aux règlements ou aux suggestions du gouvernement parce qu'elles émanent de fonctionnaires qui ont reçu le pouvoir de les émettre. Ce n'est pas le cas. Cela se fait sur une base informelle. C'est un processus simple et informel qui permet aux fonctionnaires du gouvernement de surveiller et de suggérer, de demander, d'exhorter et ainsi de suite.

Dans ce pays, la distinction entre le marché public et privé est très floue au sein du gouvernement. Le secteur privé dispose d'une grande liberté d'action qui s'exerce, par exemple, par l'intermédiaire des associations sectorielles, mais ces associations entretiennent aussi des liens très étroits avec le gouvernement.

Enfin, la domination qu'a exercé au Japon un régime unipartite pendant une longue période explique qu'un certain nombre de secteurs industriels et autres aient connu les «triangles de fer» composés des autorités de réglementation, des personnes réglementées et des membres de la Diète qui sont parfois regroupés en centres d'intérêt -- zoku -- qui défendent leurs partisans qui viennent fréquemment des secteurs les plus protégés, les plus subventionnés et bien souvent, les moins compétitifs de l'économie.

De façon assez étrange, les secteurs compétitifs et protégés de l'économie sont fortement imbriqués. La société n'est pas atomisée. Par exemple, les groupes de consommateurs sont contre la libéralisation. J'ai examiné récemment une enquête faite auprès des ménagères japonaises à qui on avait demandé si elles pensaient qu'il était souhaitable que les banques offrent des taux d'intérêts compétitifs. Quatre-vingt pour cent des répondantes ont déclaré qu'elles n'étaient pas en faveur de taux d'intérêts compétitifs.

De façon plus générale, qu'il s'agisse de consommateurs ou même d'exportateurs, les Japonais ne définissent pas habituellement leurs priorités par rapport à la libéralisation. Les secteurs protégés et non protégés, compétitifs et non compétitifs de l'économie sont tellement imbriqués que les réformes ne peuvent être que prudentes, lentes, progressives et pénibles. Les décisions politiques sont le fruit d'ententes qui prévoient l'indemnisation des perdants, ce qui ne peut que de ralentir les réformes.

Le Japon va-t-il changer? Le Japon est déjà en train de changer. Il est utile de concevoir le changement de cette façon. Le changement va commencer par se faire sentir au sein de la grande coalition politique et économique des groupes d'intérêts qui dirigent le pays. Par exemple, les alliances que forment les nouveaux partis politiques japonais sont en train de modifier lentement mais profondément la nature des partis politiques, des groupes et des associations où se fait sentir l'influence des partis et des liens que le gouvernement a tissés avec la société et l'économie. Il y a donc des choses qui changent.

Le changement touche également la bureaucratie. Les changements se font sentir non seulement au sein du gouvernement mais dans les entreprises. Les entreprises japonaises sont en train de se restructurer complètement. Il y avait en première page du New York Times un article qui mentionnait que la Chase Manhattan avait congédié des milliers d'employés. Cela serait impensable au Japon.

Je crois néanmoins que les sociétés et le gouvernement sont en train de se restructurer, ce qui modifie les alliances politiques. Les institutions par lesquelles s'exerce le pouvoir sont en train de changer. Le profil politique du gouvernement, c'est-à-dire les politiques qui ont marqué l'orientation fondamentale du gouvernement à l'égard de l'économie, est également en train de changer. Ces trois aspects, les coalitions socio-politiques qui gouvernent le Japon, les institutions par lesquelles s'exercent le pouvoir et les orientations fondamentales du gouvernement, en terme d'attitude à l'égard de l'économie de marché, sont en train de changer.

Pour le Canada, les implications de cette évolution sont simples. Il suffit de ne pas perdre de vue nos objectifs fondamentaux.

M. Ursacki: J'ai rayé de grands passages de mon mémoire pour éviter les redites. On m'a indiqué que vous vous intéressiez à trois sujets: la situation actuelle de l'économie japonaise; l'effet qu'a eu sur elle la crise en Asie et comment tout cela touche les relations commerciales Canada-Japon; les moyens de libéraliser les échanges commerciaux avec le Japon. Je vais principalement parler de la façon dont les entreprises canadiennes ont réagi à cette situation et de ce que les gouvernements devraient faire pour aider les entreprises canadiennes à s'adapter à cette situation.

Il existe beaucoup de données sur cet aspect de l'économie japonaise. Pour l'année financière se terminant le 31 mars de cette année, l'économie japonaise va connaître pour la première fois depuis 23 ans une réduction de son PIB. Le gouvernement n'a pas les moyens de faire grand-chose à l'heure actuelle. Les taux d'intérêts sont toujours bas. Il est difficile de stimuler l'économie en modifiant les politiques monétaires. Le déficit est important et le ministère des Finances ne souhaite pas l'aggraver. Si le gouvernement essaie de dévaluer le yen et de déclencher la reprise grâce aux exportations, il risque d'irriter ses partenaires commerciaux. Je ne vois pas très bien ce que pourrait faire le gouvernement.

Dans une telle situation, la confiance des consommateurs est très faible, comme le démontre la chute des ventes au détail et des prix. La confiance des entreprises est également très faible. Le principal indice de confiance des entreprises avait beaucoup chuté lorsqu'il a été publié la dernière fois au mois de décembre. Il doit être publié à nouveau incessamment et va certainement refléter une autre baisse. Le secteur financier connaît de nombreux problèmes. Beaucoup d'employés ont peur de perdre leur poste dans ce secteur; certains s'opposent également à l'utilisation de fonds publics, dont dépend la survie de certaines institutions. Faute de soutien, certaines institutions vont sans doute disparaître. L'on peut donc dire que dans l'ensemble la situation du Japon est très inquiétante.

Il est en outre relativement difficile de prendre des mesures draconiennes pour réagir à la situation, à cause de divers obstacles bureaucratiques et d'une situation politique fragmentée, aggravée par une série apparemment interminable de scandales qui viennent saper la volonté d'entreprendre des réformes essentielles. Cela constitue au moins une diversion temporaire qui risque même en fin de compte d'emporter certains obstacles.

Par ailleurs, il est important de rappeler que certaines entreprises japonaises sont encore très puissantes, en particulier celles qui sont axées vers l'exportation. Malgré la chute rapide des bénéfices, ces entreprises sont bien souvent encore très puissantes sur le plan de la technologie et de la compétitivité. Il y en a également beaucoup qui sont encore très solides financièrement. Les consommateurs sont peut-être accablés mais c'est un accablement très prospère, ce qui est très différent que d'être pauvre et accablé. Personnellement, je ne sais pas s'il est préférable d'être accablé et riche ou heureux et pauvre. J'ai connu l'une de ces deux situations et j'aimerais essayer l'autre.

Quelles sont les conséquences de tout cela pour les exportateurs canadiens? Le danger est que la frilosité qui règne au Japon se propage aux entreprises canadiennes. Je veux dire par là que la situation va encore compliquer l'accès au marché japonais. Désormais, on ne peut plus se laisser porter par la croissance. C'est ce que de nombreuses entreprises canadiennes faisaient. Au Japon et dans les autres pays d'Asie, le marché était à la hausse et porteur; ces entreprises se laissaient tout simplement tirer. Il est aujourd'hui plus important que jamais de bien connaître le marché, de concevoir une stratégie et de la mettre en oeuvre.

Néanmoins, compte tenu de l'atmosphère, combinée à un environnement économique relativement positif au Canada, il est probable que certaines entreprises canadiennes volages vont une fois de plus faire preuve d'inconstance et d'opportunisme et abandonner le marché. Je connais certaines entreprises canadiennes qui ont agi de cette façon au Japon. «Le logement est en pleine croissance en Alberta. Au Japon, l'économie est ralentie. Pourquoi continuer à essayer d'aplanir les difficultés que pose le fait de travailler au Japon, même si la situation s'est grandement améliorée grâce aux efforts du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international? Il est beaucoup plus facile de construire des maisons à Calgary et à Edmonton.» C'est un risque dont nous devons tenir compte.

Il faut veiller à ce que les entreprises canadiennes n'utilisent pas cette excuse pour abandonner le marché, parce que tôt ou tard, il va y avoir un repli et le Japon va connaître une reprise, le Canada sera alors mal positionné pour profiter du regain de prospérité qui pourrait en découler. Je ne pense pas toutefois que cela risque de se produire à court terme.

L'autre aspect que je voulais aborder était les façons de libéraliser les échanges commerciaux avec le Japon, c'est-à-dire en fait, comment les gouvernements pourraient aider les entreprises canadiennes. On entend périodiquement parler à mots couverts de projets d'accords de libre-échange avec différentes régions du monde. On a parlé d'un accord de libre-échange transatlantique. On parle aujourd'hui d'une zone de libre-échange comprenant les Amériques, initiative qui semble reprendre un peu de vie. On entend parfois parler de conclure le même genre d'accord avec le Japon.

Ma réaction à cette idée est que cela serait une bonne chose mais il faut être deux pour le faire et je ne suis pas sûr que les Japonais soient vraiment intéressés à conclure ce genre d'accord. Nous n'avons guère de choses à leur apporter. Nous ne représentons que 3 p. 100 de leurs échanges commerciaux. Nous n'avons pas beaucoup d'atouts dans notre jeu. Conclure une telle entente avec nous avant d'en avoir une avec les États-Unis ne pourrait qu'irriter ce dernier pays. Le Japon a tellement d'autres priorités devant lui à l'heure actuelle, la récession, l'état désastreux du secteur financier, la réforme de la bureaucratie, la série de scandales dont j'ai parlé, qu'il est peu probable que le gouvernement prenne des décisions importantes à ce sujet. Cela ne nous empêche pas d'aborder avec lui certaines questions qui pourraient profiter aux entreprises canadiennes. Dans ce domaine, il y a déjà un certain nombre d'initiatives, comme l'OCEAP, les discussions sectorielles de l'OMC, ainsi que les préparatifs pour la prochaine ronde de négociations de l'Organisation mondiale du commerce qui vont nous donner l'occasion d'entamer des discussions plus larges sur la libéralisation des échanges commerciaux, dont l'effet ne se fera toutefois pas sentir immédiatement.

Ce qui est peut-être plus important pour nous c'est le travail apparemment banal qui s'effectue au cours des discussions bilatérales, sectorielles à propos de questions procédurales, discussions qui se déroulent de façon permanente. C'est le genre d'élément apparemment mineur qui peut avoir un effet considérable parce qu'il porte sur des choses comme la reconnaissance mutuelle de normes, la possibilité d'accorder des homologations au Canada plutôt qu'au Japon, des choses du genre. Cela peut se faire sans grande publicité, sans qu'il y ait signature officielle de documents tout en favorisant néanmoins grandement l'expansion des entreprises canadiennes au Japon.

Enfin, si le Japon enregistre effectivement une forte augmentation de son excédent commercial et que cela aggrave les frictions, ce serait une chose à suivre de très près parce que les Japonais ont tendance à répondre aux pressions exercées sur eux dans un tel contexte, et ce sont habituellement des pressions provenant des États-Unis, en adoptant des mesures à court terme. Ces mesures visent pour l'essentiel à calmer le jeu en accordant quelques concessions aux Américains. Il arrive que ces concessions soient favorables aux Canadiens et aussi qu'elles favorisent davantage les Américains. C'est une illustration particulière d'un aspect général de notre politique commerciale voulant que les politiques que nous adoptons dans une région du monde doivent tenir soigneusement compte du fait que 80 p. 100 de nos exportations sont destinées aux États-Unis, parce que tout ce qui touche, ne serait-ce que légèrement, nos échanges commerciaux avec les États-Unis est nécessairement plus important pour nous que les répercussions possibles sur nos autres partenaires commerciaux.

Le président: Nous avons eu tendance à examiner la situation économique en Extrême-Orient à cause de la crise que connaît actuellement le secteur financier. Pourtant, on nous a répété à plusieurs reprises que le Japon connaissait des problèmes économiques internes depuis près de 10 ans. Comment expliquer l'arrêt de la croissance de l'économie japonaise? Est-ce parce qu'il s'agit d'un pays développé, d'un pays industriel à haut niveau socio-économique avec une population âgée et qui a cessé d'inventer de nouveaux produits?

Auparavant, les Japonais produisaient des motos qui intéressaient les Nord-Américains; ensuite il y eut les appareils photographiques, les appareils radio et de télévision, plus récemment l'équipement électroniquement sophistiqué. Le Japon n'a pas lancé de nouveaux produits qui auraient pu relancer la croissance économique. Mettons de côté pour un instant la question de la crise du secteur financier et examinons l'infrastructure industrielle, les fondations de l'économie. Sont-elles saines?

J'aurais une autre question qui concerne l'usage que font les Japonais de leur épargne. Connaissons-nous le montant total des investissements japonais à l'étranger? On nous a dit qu'ils investissaient une partie très faible de ces sommes au Canada. Est-ce que l'épargne japonaise a été investie dans des pays lointains, a créé des emplois à l'extérieur au lieu de revitaliser l'industrie nationale par opposition à l'économie financière?

Mme Huber: Votre première question portait sur l'origine des difficultés économiques du Japon. Vous avez dit très justement que ces difficultés ne découlent pas tant des crises financières qui sévissent actuellement en Asie que des problèmes intérieurs fondamentaux du Japon. Ces problèmes s'expliquent par un certain nombre de raisons et je demanderais à mes collègues d'intervenir également sur cette question.

La première est que les banques japonaises ont prêté des sommes énormes pour l'achat de terrains pendant les années d'euphorie. La valeur de l'immobilier au Japon, en particulier dans les grandes villes de Tokyo et d'Osaka, a atteint des niveaux déraisonnables. À un moment donné, on a pu affirmer qu'une partie de Nihonbashi à Tokyo valait plus que toute la Californie. Les sociétés qui étaient propriétaires de ces terrains dont la valeur était surévaluée ont emprunté de l'argent en donnant en garantie les biens qu'elles possédaient. Il y a une bonne partie de ces prêts qui figurent toujours dans les livres de comptabilité de plusieurs banques japonaises dans la catégorie des prêts non productifs. L'immobilier a chuté considérablement au Japon.

Je mentionne en passant qu'il est intéressant de noter qu'en Corée, le marché immobilier n'a pas encore ralenti. Pour ce qui est des autres raisons à l'origine des problèmes du Japon, tous ceux qui ont vécu au Japon ou qui y sont venus fréquemment n'ont pu s'empêcher de remarquer que certains secteurs de l'économie étaient extrêmement compétitifs, en particulier les manufacturiers, comme Toshiba et les autres. Par contre, le secteur des services, le secteur bancaire et de l'assurance ne sont absolument pas compétitifs. L'agriculture bénéficie également d'une protection surprenante; par exemple, le riz coûte au Japon sept fois plus cher que sur les marchés mondiaux. Lorsqu'il y a de telles distorsions dans un marché, il devient essentiel d'apporter des corrections, en particulier à cause des pressions qui découlent de la nécessité d'être compétitif au niveau international.

Certaines parties de l'économie ont réagi. C'est après tout au Japon que l'expression «monde sans frontière» a été popularisée mais à cause de la résistance que la bureaucratie oppose aux changements dont M. Donnelly a parlé de façon si éloquente, l'économie a ralenti, comme nous le constatons aujourd'hui.

M. Donnelly: Il serait faux de penser que la crise du Japon s'explique par une erreur qu'aurait commise le premier ministre Hashimoto, par exemple, la décision de maintenir la taxe à la consommation à un moment où l'économie était mal en point. On a avancé plusieurs hypothèses élaborées à partir des capacités de gestion macro-économique du gouvernement japonais actuel et qui indiquent que cette erreur a été en fait commise il y a environ un an.

Les Japonais se posent la question fondamentale suivante: «Si l'économie de marché ne nous convient pas et si ce que nous avons fait jusqu'ici ne fonctionne plus, comment allons-nous faire? Si nous nous refusons à nous fier à l'économie de marché pour coordonner toutes ces décisions, qu'allons-nous faire?» Ils n'ont pas de réponse. C'est essentiellement la question à laquelle les Japonais essaient de répondre.

Coordonner la gestion du marché, coordonner la bureaucratie, la fonction publique et les partis politiques. Comment coordonner l'action économique? Sachant que le marché est l'outil fondamental qu'utilisent les sociétés pour coordonner les milliers de décisions économiques qui se prennent tous les jours et, que ce n'est pas ce que souhaite notre pays, et que nous ne pouvons plus continuer à faire ce que nous faisions auparavant parce que tout le monde se plaint et que nous constatons que cette façon de faire est inefficace, que pouvons-nous faire?

Il me semble que la question historique est la suivante: quels sont les mécanismes de coordination que le Japon pourrait créer pour remplacer les mécanismes contractuels qu'il comprend à sa façon et dont il se méfie? Quel type de mécanisme de coordination pourrait-on mettre en place? La réponse n'est pas encore trouvée.

Le président: Personne n'a encore répondu à ma question sur les investissements à l'étranger.

Mme Huber: Pour ce qui est des investissements à l'étranger, je noterai que l'année dernière, le Japon a investi 50 milliards de dollars à l'étranger. De cette somme, 48 p. 100 ont été investis aux États-Unis. C'est leur principal marché d'exportation. Les Japonais ont également constaté qu'avec les taux de change en vigueur et le rendement de leurs investissements, cela était un bon choix. Vingt-quatre pour cent des investissements ont été effectués en Asie, dans une large mesure pour agrandir leurs usines de fabrication, pour construire des usines d'assemblage, pour effectuer des transferts de technologie et ils ont investi 15 p. 100 en Europe, qui représente aux yeux des Japonais un marché en pleine croissance auquel ils s'intéressent.

Pourquoi la part du Canada est-elle si faible, c'est en partie parce que les investisseurs japonais estiment que les rendements y sont faibles, compte tenu des taux de change. Ils reconnaissent que le Canada a pris des mesures très strictes pour lutter contre le déficit et mettre de l'ordre dans ses finances mais ils ne comprennent pas pourquoi notre dollar demeure à un niveau si bas et ne considèrent pas que le moment est venu d'investir dans notre pays.

Le président: Ma perspective était légèrement différente. Les Japonais investissent leur argent à l'étranger. Les propriétaires de ces capitaux reçoivent maintenant des dividendes mais les nouveaux emplois, les nouvelles usines, les nouveaux systèmes de production plus efficaces sont créés ailleurs. Cela doit avoir certainement un effet sur la maturation de l'économie japonaise.

M. Ursacki: Il y a deux aspects ici. L'aspect essentiel dont il faut tenir compte est que d'une façon générale, en particulier en ce qui concerne l'Asie, ces investissements sont étroitement liés aux exportations que le Japon envoie dans les pays où il investit.

Par exemple, si vous achetez un magnétoscope ou un autre appareil électronique, il peut porter une étiquette disant «fabriqué en Malaysia» ou «à Taïwan» ou «en Corée», quelque chose du genre mais la plupart des pièces de haute technicité sont habituellement fabriquées au Japon. Les investissements à l'étranger reflètent donc principalement une division internationale du travail. Le Japon fabrique les composantes essentielles, même si ces composantes essentielles sont de plus en plus souvent fabriquées ailleurs, à mesure que les usines situées à l'étranger sont capables de le faire. C'est ce qui a protégé les marchés des entreprises japonaises. Avec les salaires japonais, ces entreprises n'auraient pu continuer à fabriquer entièrement des magnétoscopes mais elles peuvent fabriquer les composants essentiels et faire assembler l'appareil en Malaisie, ce qui est la plupart du temps le cas pour les magnétoscopes.

Il faut voir là une excellente stratégie d'entreprise qui vise l'autodéfense. C'est une pratique courante. Cela se fait dans la plupart des pays industrialisés.

Vous avez parlé de cet aspect dans le contexte de l'épargne. Cette énorme épargne accumulée est dirigée vers des placements de qualité, à cause de l'instabilité accrue du secteur financier, en particulier des banques. On voit de plus en plus les dépôts personnels passer au système bancaire des postes, parce que le placement est garanti par le gouvernement et non par une banque. Même entre les banques, certaines d'entre elles voient les dépôts baisser alors que d'autres voient les dépôts augmenter, lorsqu'il s'agit de banques un peu plus solides. Les banques étrangères mêmes, dont l'importance par rapport à l'ensemble de ce marché est très minime, ont vu leurs dépôts augmenter de façon considérable parce qu'elles sont en général plus solides que les banques japonaises.

Jusqu'ici, les Japonais n'avaient jamais eu à s'inquiéter de la sécurité de leurs placements. Une des raisons pour lesquelles ils n'aiment pas beaucoup l'idée de déréglementer les taux d'intérêts est qu'ils n'ont jamais eu à s'inquiéter de ces choses. Ils pouvaient placer leur argent n'importe où sans courir aucun risque. Maintenant, ils doivent penser à ces choses-là.

Le sénateur De Bané: Vous avez posé une question au sujet de la nature de l'industrie dans ce pays. Sont-ils en train de copier les produits venant d'autres pays?

Le président: Non, ce n'est pas ce que j'ai demandé. Supposons que l'on découvre un produit tout à fait nouveau, une invention électronique très perfectionnée. Cela donnerait-il un coup de fouet à l'économie japonaise? Nous avons parlé de coûts de main-d'oeuvre élevés. Nous avons parlé de main-d'oeuvre très spécialisée. Ont-ils besoin d'une nouvelle invention? Je parle de croissance économique. On a parlé de cela à propos de l'histoire du Royaume-Uni. Avons-nous besoin d'un nouveau moteur qui relancerait la croissance économique?

Mme Huber: Le genre d'invention de la prochaine génération dont vous parlez, comme le passage aux transistors, par exemple, je crois que ce dont a en fait besoin l'économie japonaise à l'heure actuelle est d'une réduction de l'impôt sur le revenu qui soit suffisamment forte pour relancer la dépense des consommateurs. C'est le stimulant dont ils auraient vraiment besoin et qui est à leur portée. On ne peut pas attendre la prochaine grande découverte scientifique.

M. Donnelly: Les Japonais savent très bien ce que vous voulez dire. Ils ont constaté qu'ils avaient déjà atteint les limites de la technologie. C'est une des raisons pour lesquelles ce pays investit autant dans la technologie. Les Japonais savent qu'en bout de ligne, la compétitivité des entreprises et peut-être même celle des nations dépend de la technologie et des nouvelles découvertes. Ils ont atteint un certain niveau de perfectionnement technologique et ils savent qu'ils doivent découvrir d'autres horizons. C'est pourquoi ils consacrent à la science plus d'argent qu'ils n'en ont jamais donné à ce secteur et c'est pourquoi ils financent la recherche. Malheureusement, les retombées des découvertes technologiques ne se font pas sentir immédiatement. Ils connaissent très bien ce problème.

Le sénateur Whelan: J'ai écouté M. Klassen qui est de votre ministère. Il est là depuis longtemps. Il assiste à toutes ces réunions internationales. J'ai écouté Mike Gifford de l'agriculture. Ce sont des anciens.

Mme Huber: Ne dites pas ca. John Klassen a le même âge que moi.

Le sénateur Whelan: C'est un «ancien» pour ce qui est d'assister à des réunions internationales. Il pense que les politiciens devraient changer souvent mais ils ne cèdent jamais leur place. J'ai demandé à M. Klassen qui a déjà comparu devant le comité pourquoi on nous parlait de commerce international, de ces pays et du Japon. M. Klassen a déclaré que le Japon avait pratiquement dit non à l'agriculture et à la pêche. On nous fait croire des choses au Canada. Nous sommes obligés d'accepter tout cela. Notre principal partenaire commercial après les États-Unis nous dit non. Voilà une de mes questions.

Y a-t-il des politicologues ou des économistes qui avaient prévu cela? Je ne me souviens pas avoir vu de prévisions pessimistes à propos de l'APEC. Il y en a peut-être eu. Je lis beaucoup de revues et de publications. Je lis ce qu'écrit Diane Francis et les autres qui disent que tout le monde se trompe et que tout le monde est corrompu. Pourquoi sommes-nous passés à côté de cela? Nous, les agriculteurs et les simples professeurs, nous devrions peut-être exprimer certaines réserves. J'ai souvent travaillé avec les Japonais au cours de réunions internationales, à l'OCDE, notamment. Il y avait beaucoup de sujets sur lesquels ils ne bougeaient pas d'un pouce.

Par exemple, nous avions une industrie du câble électrique qui était la plus moderne au monde. Le Canada n'a pas réussi à vendre un pied de câble au Japon parce qu'on leur avait dit de ne pas en acheter. Nous avons répondu à toutes les conditions exigées mais nous n'avons pu vendre un seul pied de câble parce que ces entreprises n'achetaient que des produits japonais et ne voulaient pas s'approvisionner auprès des fabricants canadiens.

Nous avons également perdu des ventes sur certains produits, soja, maïs, blé, bois de construction. Cela est terrible. Je n'ai que quelques milliers de boisseaux de soja dans mon silo mais j'ai déjà perdu près de 40 cents le boisseau depuis janvier. Le fait qu'ils refusent d'acheter nos produits entraîne des pertes énormes pour les agriculteurs et pour nos ventes de blé.

Mon neveu est ingénieur en robotique et il travaille avec un collègue japonais. M. Donnelly a déclaré que les Japonais préfèrent la vie au Canada. Ils n'aiment pas faire de la médiation et de l'exercice. Ils aiment jouer au golf et ils aiment aller à certains endroits. Certains d'entre eux ne voulaient pas retourner au Japon. Ce Japonais travaillait à Ingersoll dans une usine de fabrication d'automates au moment où ils ont installé un nouvel équipement. Mon neveu a beaucoup fréquenté ces jeunes et il soutient qu'ils vont changer.

Vous avez affirmé quelque chose à propos de la réduction des impôts avec laquelle je ne suis pas d'accord. Vous avez déclaré que l'épargne japonaise était considérable. Pourquoi pensez-vous qu'une réduction d'impôt inciterait les Japonais à dépenser davantage? Ils ont déjà beaucoup d'argent. Vous parlez comme Mike Harris en Ontario. Ce sont des choses qui me préoccupent.

Je n'ai pas grande confiance dans le FMI ni dans la Banque mondiale. J'ai bien connu ces gens. J'ai assisté à beaucoup de réunions. Par exemple, je connais un employé de la Banque mondiale qui était chargé de cours en économie à Budapest. Il conseille maintenant les agriculteurs ukrainiens. Comment a-t-il pu changer si vite de côté? Je ne peux pas le croire. Il a été fonctionnaire pendant des années et il leur dit maintenant comment il faut privatiser et faire les choses. J'ai du mal à croire que ce représentant de la Banque mondiale possède vraiment ce genre de connaissances. Voilà les réserves que j'entretiens.

J'ai également planté du riz aux Philippines.

M. Donnelly: Vous avez raison. J'ai entendu dire qu'il y a des employés du FMI qui affirment aujourd'hui qu'il y a un an déjà, ils avaient averti discrètement la Thaïlande et l'Indonésie des problèmes qui s'annonçaient mais ils n'ont pas voulu faire savoir qu'ils tenaient ces réunions par crainte des répercussions politiques et de l'attention que cela susciterait. J'ai lu, dans deux sources différentes, qu'ils avaient réservé des chambres d'hôtel sous de faux noms et qu'ils avaient rencontré des représentants des gouvernements.

Sur un plan plus général, je dirais que, oui, il est vraiment regrettable que la Banque mondiale ait parlé du miracle de l'Asie. Oui, il y a des professeurs d'université qui se sont trompés, mais il y a également beaucoup de capitalistes qui se sont également trompés, puisqu'ils ont investi en Asie du Sud-Est. Si les professeurs d'économie et de sciences politiques ont mal jugé la situation, il y en a d'autres aussi qui ont partagé notre enthousiasme déplacé.

S'agit-il d'une erreur fondamentale? Toutes les choses que nous avons apprises et les explications que nous avons acceptées en disant: «Oui, davantage d'éducation, oui, davantage d'épargne» ainsi de suite, les éléments du miracle économique asiatique, je ne sais pas si les éléments fondamentaux sont toujours là, et c'est juste une question financière, leurs experts ne s'entendent d'ailleurs pas là-dessus.

La semaine dernière, 400 spécialistes de l'Asie étaient réunis et ils ne s'entendaient pas non plus. Je n'ai pas de pronostic. Je ne peux rien prévoir.

Le président: Quelqu'un voudrait-il aborder la question de la réduction du fardeau fiscal?

Mme Huber: Au début de l'année 1997, lorsqu'il est devenu évident que le Japon risquait d'entrer dans une période de récession, le gouvernement japonais a quand même décidé d'alourdir le fardeau fiscal au lieu de l'alléger.

Il a introduit la version japonaise de la taxe sur la valeur ajoutée européenne, même si la taxe japonaise n'atteint pas les 19 ou 20 p. 100 que l'on retrouve en Europe. Toutes les ménagères et tous les salariés ont tout de même ressenti l'effet de cette taxe, ce qui a porté un dur coup à la confiance des consommateurs.

Parallèlement, la presse parlait de la fin du système de l'emploi à vie, ce qui a inquiété la population, même si les taux d'emploi au Japon sont très élevés, si on les compare aux nôtres. En fait, avec un taux de chômage de 3,5 p. 100, et même en doublant ce taux pour tenir compte des personnes qui sont sous-employées, on atteint quand même des niveaux qui seraient assez modestes ailleurs.

L'incertitude introduite par les nouvelles taxes a étouffé la reprise.

M. Donnelly: Les Japonais ordinaires sont inquiets, ils ont peur de perdre leur pension à cause de la performance qu'ont connue les sociétés d'assurance et les fonds de pension.

Mme Huber: C'est aussi une société qui vieillit.

M. Donnelly: L'aide sociale les inquiète. Ils se demandent également combien la population va devoir payer pour renflouer les banques et les autres institutions financières. À cela, vient s'ajouter l'incertitude au sujet de l'emploi.

Le sénateur Whelan: Monsieur Donnelly, vous avez parlé des difficultés que l'on rencontrait lorsqu'on faisait des affaires au Japon. Pourriez-vous en dire davantage?

M. Donnelly: La façon dont il faut appliquer les règlements gouvernementaux est entourée de mystère. Les règles, les règlements et la procédure qu'il faut respecter pour pouvoir vendre dans ce pays sont difficiles à connaître. Il y a aussi le fait que le système de distribution est pratiquement incompréhensible. Pour commercialiser un produit, il faut passer par ce mystérieux système de distribution.

Le sénateur Bolduc: C'est un processus lent, en particulier maintenant. Est-ce que le système fondamental des keiretsu est en train de disparaître ou va-t-il réussir à conserver son pouvoir? Par exemple, au Canada, nous faisons une différence entre les sociétés de fiducie et les banques, ce qui n'est pas le cas au Japon. Le terrain sur lequel est située l'ambassade du Canada valait à un moment donné 4 milliards de dollars. J'ai proposé de vendre l'ambassade à l'époque et de loger nos gens à l'hôtel.

Qu'est-il arrivé à la structure du pouvoir au Japon?

Mme Huber: Avec le système des keiretsu, les entreprises, comme Mitsubishi et d'autres, sont regroupées et liées mais sans que cela ne paraisse. Il y a parfois des conseils d'administration interreliés et les PDG socialisent entre eux. Ces groupes se maintiennent mais ils subissent d'énormes pressions pour devenir compétitifs. Il y a davantage de concurrence entre les membres d'un même groupe qu'auparavant. Cependant, le système des keiretsu a été pour eux une source de puissance dans la mesure où il a aidé les membres du groupe qui n'étaient pas aussi compétitifs qu'ils pourraient l'être.

Le sénateur Di Nino: J'aimerais revenir sur la remarque qu'a faite Mme Huber au sujet de la non-compétitivité du secteur des services au Japon, en particulier le secteur bancaire et l'agriculture. Pendant un instant, j'ai cru que vous parliez du Canada.

Malgré ce que l'on peut lire dans un article récent publié dans l'Economist et ce que certains économistes ont déclaré, vous avez affirmé que le Japon va peut-être réussir à régler ses problèmes actuels et que cela ne touchera pas le Canada, ni les investissements canadiens? Vous ai-je bien compris?

Mme Huber: Cela aura certaines répercussions sur le Canada. Il demeure une inconnue, dans quelle mesure le Japon veut-il être touché par la situation en Corée. La Corée va-t-elle se redresser? Il y a une autre inconnue, la Chine. Va-t-elle être capable de résister aux pressions poussant à la dévaluation du renminbi? Va-t-elle réussir à conserver la parité pour Hong Kong? Cela aurait un effet de domino sur le Japon.

Si les scénarios les plus défavorables devaient se réaliser, dans quelle mesure le Japon tenterait-il de sortir de l'impasse en axant tous ses efforts sur l'exportation, aux États-Unis notamment, parce que, comme MM. Donnelly et Ursacki l'ont mentionné, les pressions protectionnistes qui se font sentir aux États-Unis pourraient également nous toucher. Je ne crains pas tant que le Japon conclue des ententes spéciales avec les États-Unis parce que grâce aux accords multilatéraux que nous avons ratifiés, celui de l'OMC, par exemple, nous pourrions soumettre la question à un groupe de travail et obliger ces pays à nous accorder un traitement équivalent.

Il est par contre regrettable qu'en vertu de ces mêmes règles, les États-Unis soient tenus d'agir de façon multilatérale, s'ils veulent prendre des mesures de représailles à l'égard d'un partenaire commercial, auquel cas le Canada serait pris entre deux feux. Cela s'est déjà produit.

Le sénateur Di Nino: Ce qui me préoccupe, c'est que depuis plusieurs années et même plusieurs mois, nos représentants nous disent de ne pas nous inquiéter de la situation en Asie parce qu'il s'agit de problèmes mineurs. Résultat, nous avons été complètement pris par surprise. Les bouleversements ont été beaucoup plus graves que nos représentants nous l'avaient dit. Ni M. Donnelly, ni M. Ursacki n'ont fait de commentaires pouvant appuyer votre position. Je me demande s'ils seraient disposés à aborder cette question parce qu'en dernière analyse, c'est un des messages les plus importants que nous ayons besoin d'entendre. S'il y a des opinions qui devraient guider notre action, donnez-les-nous.

M. Donnelly: Je ne suis pas un économiste mais je pense que, lorsque les dépenses des consommateurs chutent, cela veut dire que les investissements vont également diminuer au Japon, et que si l'on demande aux Canadiens de réduire le prix, disons, du charbon que nous vendons au Japon, et que si le secteur du logement stagne, je crois que cela aura des répercussions au Canada. Je ne suis pas qualifié pour dire quelle pourrait être l'ampleur de ces répercussions. De façon très simple, je dirais que si l'économie du Japon est en mauvaise posture, les variables macroéconomiques, comme les dépenses des consommateurs et les investissements des entreprises, vont avoir certaines répercussions.

Le président: L'année dernière, l'économiste d'une banque nous a fourni son évaluation des répercussions qu'aurait cette situation sur la Colombie-Britannique, l'Ontario et les autres. Cela figure dans le procès-verbal.

M. Donnelly: Comment a-t-il évalué les répercussions?

Le président: Cela dépendait de la région. Pour la Colombie-Britannique, les répercussions étaient importantes. Si je me souviens bien, pour l'Ontario, elles représentaient environ deux pour cent.

Le sénateur Bolduc: Dans l'ensemble, elles étaient très faibles. Au Japon, elles étaient considérables.

Le président: Elles étaient également considérables dans la région de l'Atlantique, ce qui nous a surpris quelque peu. Je ne pense pas qu'il soit souhaitable de discuter de ces chiffres parce que nous ne les avons pas sous les yeux.

Le sénateur Di Nino: L'économie japonaise semble évoluer en dents de scie. Est-ce parce qu'elle est mal administrée? Est-ce parce qu'elle respecte un plan élaboré par les quelques personnes qui exercent le pouvoir dans ce pays? Ces variations brusques sont-elles planifiées? Est-il possible de les prévoir et de les éviter à l'avenir pour que le bouleversement qu'elles causent ne nous touche pas?

Mme Huber: Aucun gouvernement n'essayerait délibérément, ou ne l'admettrait s'il le faisait, de planifier ces récessions économiques, dans le sens qu'il essayerait vraiment de les créer. Nous voulons bien évidemment tous atténuer les effets négatifs des récessions.

Nous parlons de fluctuations «importantes», mais il convient de rappeler que cette économie a été remarquablement stable et qu'elle a connu une croissance considérable depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce pays a connu une inflation très faible, voire même une déflation depuis quelques années, parce que les produits importés coûtaient moins cher. Le Japon a réussi à maintenir un taux de chômage vraiment très faible et qui ferait l'envie de l'Europe et même du Canada. Il faut donc ne pas oublier tout cela.

C'est une des raisons pour lesquelles, à long terme, j'ai bien dit à long terme, je suis très optimiste non seulement au sujet de la reprise au Japon mais de celle de l'Asie. Les éléments fondamentaux de ces économies sont très forts, comparables à ceux du Japon. Une autre raison importante est que les trois cinquièmes de la population mondiale vivent en Asie et que la démographie est de leur côté, bien plus que, par exemple, en Europe.

Le sénateur Di Nino: Quel sera l'effet de la croissance des autres pays qui les entourent, en particulier la Chine, sur le rôle de leader qu'a joué le Japon au cours des 25 dernières années?

Mme Huber: Du point de vue économique, c'est une très bonne chose de vivre à côté d'un immense bassin de consommateurs qui sont en train de devenir riches.

Le sénateur Di Nino: Pensez-vous que les Chinois vont se contenter de regarder les Japonais fabriquer les produits dont ils ont besoin?

M. Donnelly: Je pense que cela inquiète beaucoup les Japonais.

Le sénateur Stollery: Je vois la question du Japon d'un point de vue légèrement différent. En 1959, lorsque je me trouvais à Rangoon, on venait de passer des rickshaws à pédales aux rickshaws à moteur. Ce sont les Japonais qui ont inventé le rickshaw à moteur. Ces véhicules faisaient partie des réparations de guerre données par les Japonais. On avait prédit que grâce à ces réparations de guerre, le Japon s'introduirait dans les économies de l'Asie du Sud-Est, à Burma, au Siam et en Indochine, et bien entendu, c'est ce qu'ils ont fait.

Je part pour le Japon dans quelques jours et je vais voyager d'Osaka à Nagasaki à bicyclette, ce qui va me permettre de mieux connaître les Japonais et le Japon. J'ai beaucoup lu sur le Japon, en particulier dans le Nihongi. Cependant, je crois que les récits historiques japonais ne sont guère exacts avant le milieu du VIIe siècle.

Le Japon, en tant que culture, et le japonais en tant que langue, occupent une place à part. La langue japonaise ne ressemble à aucune autre langue au monde. La culture japonaise est «unique».

Je suis sûr que la plupart des gens pensent que le japonais fait partie du groupe tibétain et chinois. Cependant, le Japonais n'utilise que 120 à 125 sons. C'est un peuple relativement récent selon les normes européennes, dans la mesure où leur histoire ne commence véritablement qu'au VIIe siècle après Jésus-Christ et il se considère homogène. En même temps, tous les Japonais sont conscients du fait que leur peuple est unique. Leur culture est la culture japonaise. Ils ont emprunté des choses à l'Asie, certaines à l'Indonésie, d'autres à la Polynésie, mais leur culture est unique.

Les économistes pensent qu'il faut appliquer partout le même standard, un standard numérique. C'est ce qui fait leur force et leur faiblesse. Ils ne tiennent pas compte de la culture et de l'ethnographie. Ce sont les femmes qui gardent l'argent, et de plus en plus, elles le mettent dans leurs chaussettes parce qu'elles ne font plus confiance aux banques. Tous ceux qui lisent les journaux le savent.

Ce pays unique a toujours été divisé en factions et en clans. Je ne savais pas que pendant la Deuxième Guerre mondiale, le haut commandement de l'armée japonaise était sous la coupe d'une faction qui venait de ce que l'on appellerait aujourd'hui une préfecture; et que le haut commandement de la marine japonaise était formé d'un groupe de personnes qui venaient d'une autre préfecture et que ces deux groupes se détestaient. Ils avaient beaucoup de mal à travailler ensemble. Je ne pense pas que ces clans, ces factions et ces familles aient disparu avec la restauration des années 1860. Après tout, le président de l'Indonésie vient de donner tout cet argent à sa famille. La question de parenté est un aspect important. Cela fait partie de la société.

Je pensais que le Japon était un pays homogène. Il y a 100 ans, les gens de la partie nord, Honshu, ne parlaient pas la même langue que les gens de Kyushu.

Quel effet tout cela peut-il avoir sur la situation actuelle dans laquelle se trouvent les Japonais?

Le président: Je vais demander à M. Donnelly de répondre à cette question parce qu'il a déclaré tout à l'heure qu'il pensait que les Japonais n'étaient pas prêts à accepter une société réglementée par les lois du marché. Les Japonais estiment que leurs façons traditionnelles ne suffisent plus aujourd'hui mais ils n'ont pas encore exploré d'autres possibilités.

M. Donnelly: Vous avez posé une des énigmes les plus profondes que pose le Japon. D'une façon générale, cela soulève la question de l'influence de la culture sur les décisions économiques et sur la vie quotidienne, qu'il s'agisse d'achat ou de troc. Il n'est pas facile de généraliser. Les Japonais sont un peu peuple divisé. Ils ne sont pas nécessairement divisés selon des clivages qui nous sont familiers. Un Canadien demanderait peut-être: «Comment peuvent-ils être divisés alors qu'ils parlent la même langue et étudient les mêmes sujets?» Tous les étudiants, qu'ils se trouvent sur Kyushu ou sur Hokkaido, apprennent la même chose: le Japon est différent des autres pays. En fait, ils sont divisés et cette division concerne en partie le pouvoir, en partie l'économie, et en partie la géographie du pays, ce qui est assez surprenant.

Les Japonais n'ont pas tous la même opinion. Il y a beaucoup de partisans du marché libre au Japon. Les gens croient souvent que l'on pourrait résoudre les problèmes du Japon en peu de temps si seulement ce pays était prêt à adopter une conception concrète de l'économie, comme l'ont fait les Américains et les Canadiens.

Il y en a toutefois d'autres qui soutiennent le contraire. M. Sakakibara, un fonctionnaire du ministère des Finances, n'hésite pas à dire ce qu'il pense, à la différence de ses collègues. Il estime que l'histoire, la culture et les sensibilités japonaises sont différentes et que leurs structures sociales sont différentes. Il a déclaré aux Américains que les Japonais ne seraient jamais comme eux.

Je ne peux pas répondre à la question pénétrante que vous avez posée. Je suis d'accord avec vous lorsque vous dites que les différences culturelles ont des répercussions sur l'économie. Les économistes doivent en tenir compte, mais comment? Comment démontre-t-on cet effet? Cela est très difficile.

M. Ursacki: Je ne suis pas un économiste même si j'ai beaucoup étudié ce domaine au cours de mes études universitaires. J'ai obtenu mon doctorat de la faculté de commerce et d'administration des affaires.

Les deux aspects de cette question comportent des dangers. J'ai toujours été fasciné par la façon dont l'économie et la culture sont reliées. Je crois que nous avons constaté nous-mêmes le danger qu'il y a à accepter trop largement l'argument suivant: «Nous sommes différents et toutes vos règles ne s'appliquent pas à nous.» Cela explique, dans une large mesure, la crise asiatique. Ils pensent avoir adopté de solides valeurs asiatiques, supérieures à celles des sociétés occidentales. Ils pensent que nos travailleurs sont mous, gras et négligents. Ils n'écoutent pas ce que propose le FMI parce qu'ils ne veulent pas perdre la face. Lorsqu'une société va trop loin dans l'acceptation de ses différences et dans l'idée que les règles de l'économie ne s'appliquent pas à elle, cela donne quelque chose comme la crise asiatique et l'éclatement de la bulle de l'économie japonaise.

Par contre, en particulier, à court terme, les économies sont différentes et les gens y réagissent de façon différente. Au Canada, s'il y avait une réduction des impôts, les gens se précipiteraient peut-être pour dépenser cet argent. Au Japon, il est possible qu'ils réagissent différemment. Les gens ne réagissent pas nécessairement de la même façon aux facteurs culturels ou économiques et ces facteurs ne peuvent être mis de côté. Cependant, nous ne pouvons accepter l'argument fondé sur la «différence» sous sa forme extrême, sans courir un risque.

Le sénateur Andreychuk: M. Ursacki a abordé le genre de sujets que je voulais soulever. Le comité a pour mandat d'examiner et de faire rapport sur l'importance de la région Asie-Pacifique et, en particulier, du Japon d'aujourd'hui. Notre rapport provisoire se fondait sur le témoignage de personnes qui nous avaient recommandé de tenir compte des différences culturelles et de ne pas juger les autres d'après nos valeurs culturelles. Nous avons toutefois noté dans notre rapport que nous n'avions pas suffisamment étudié le Japon. Heureusement qu'il ne s'agissait que d'un rapport provisoire.

Quelle sorte de conseils pouvez-vous nous donner aujourd'hui? Nous étudions les moyens d'accroître les échanges commerciaux avec la région de l'Asie-Pacifique et les espoirs que le Canada pouvait entretenir à l'égard d'un marché comprenant les trois cinquièmes de la population mondiale. M. Ursacki nous a mentionné que les entreprises canadiennes n'avaient guère tendance à persister dans leurs efforts. Quels conseils devrions-nous donner au gouvernement canadien pour ce qui est des mesures et des orientations qu'il pourrait prendre? Devrait-on constituer d'autres Équipes Canada? Devrions-nous modifier nos stratégies? En d'autres termes, que devrions-nous dire au gouvernement canadien au sujet de l'importance de la région Asie-Pacifique pour le commerce et les investissements canadiens, et en particulier du Japon, compte tenu de la crise actuelle et des problèmes internes que connaît ce pays?

M. Ursacki: Il est important de rappeler deux choses. La première est qu'il existe certainement de grandes différences entre les pays asiatiques. Mais, s'il y a un point commun entre toutes les cultures asiatiques, c'est l'importance des relations personnelles. Il est essentiel que nous saisissions cette occasion pour démontrer aux gouvernements et aux entreprises que nous ne sommes pas là seulement quand les choses vont bien. J'ai mentionné tout à l'heure qu'il y a des entreprises qui ne se comportent pas de cette façon. À titre d'exemple, je citerais un de mes anciens étudiants qui est président d'une société qui a placé une grosse commande à l'avance auprès d'un de ses clients coréens pour l'aider financièrement, et pour lui faire savoir qu'il était convaincu que cette société et ce pays arriveraient à résoudre leurs problèmes. Il est important de prendre ce genre de décisions. Si nous décidons d'envoyer une autre mission commerciale, il faut être sûr que les gens y participeront pour ne pas avoir à l'annuler faute d'intérêt.

La crise crée elle-même des opportunités pour les entreprises canadiennes parce qu'elle va entraîner une restructuration importante de nombreux secteurs de ces pays, et il est toujours plus facile de profiter de ces opportunités lorsqu'on les saisit dès le début. Par exemple, si l'on considère les secteurs financiers, il existe aujourd'hui des possibilités qui ne s'étaient jamais présentées jusqu'ici. On autorise maintenant les étrangers à exercer des activités et à faire des investissements qu'on ne leur aurait peut-être pas permis de faire auparavant. Même lorsqu'il n'est pas question d'investissement, il y a, par exemple, un secteur financier qui est en train de se moderniser et qui a besoin de toutes sortes de logiciels financiers. Les Canadiens sont capables de fournir ce genre de services. Les crises sont riches en opportunités.

Je dirais qu'il faudrait combiner ces deux éléments, à savoir, l'idée de préserver nos relations, démontrer que nous ne sommes pas des lâcheurs, tout en choisissant certaines opportunités qui apparaissent à cause de la crise, et en faire les deux axes de l'action des entreprises et du gouvernement canadiens.

Le sénateur Andreychuk: Certains soutiennent que notre présence au Japon est déjà solide puisque nous y avons bâti des liens et qu'il faudrait peut-être plutôt essayer de pénétrer le marché chinois. Certains soutiennent que le gouvernement canadien devrait s'intéresser davantage à ce pays parce que c'est là que sont en train de se créer de nouvelles opportunités commerciales.

D'autres soutiennent, bien sûr, que c'est sur le Japon qu'il faut centrer nos efforts parce que c'est une économie plus importante qui est davantage imbriquée avec les autres économies, en particulier avec celle des États-Unis, comme vous l'avez signalé.

M. Ursacki: Tout d'abord, lorsqu'il s'agit de décider où les entreprises canadiennes devraient investir ou ce que devrait faire le Canada dans l'ensemble, il faut savoir que la Chine et le Japon sont deux pays complètement différents. Les produits qui peuvent intéresser le Japon sont, à cause du revenu des consommateurs, tout à fait différents des produits que nous pourrions vendre en Chine. Avec une différence de revenu individuel allant de 1 000 $ à 20 000 $, le genre des produits que l'on peut vendre dans ces pays est complètement différent.

L'autre aspect est que, s'il est difficile d'accéder au marché japonais, la population de ce pays est prospère et capable de payer les produits qu'elle achète. En Chine, la plupart des produits que nous pouvons leur vendre, compte tenu de leur développement économique et des choses qui les intéressent, sont des produits que nous sommes obligés de financer à des conditions avantageuses. L'attrait pour les entreprises est la présence d'un milliard de consommateurs et elles se disent que si chacun d'entre eux achetait 10 cents de son produit, cela les mettrait en première place et c'est ce qui amène les entreprises à faire des concessions. Les Chinois savent très bien cela et ils usent et abusent de cet argument. Bien souvent, il est plus rentable pour les entreprises d'investir au Japon qu'en Chine même si la population de ce dernier pays est beaucoup plus nombreuse. J'ai peut-être des préjugés mais c'est la façon dont je vois la situation.

M. Donnelly: Les sénateurs ont-ils le droit de donner des conseils aux Canadiens? Je ne dis pas ça pour être drôle. Je souscris à tout ce qui vient d'être dit mais il ne s'agit pas uniquement du gouvernement. Cela va plus loin que ce que peut faire le ministère de Mme Huber. D'une certaine façon, nous n'essayons pas de faire les choses autrement parce que nous avons une vision trop étroite. Vous devriez vous adresser aux universités et leur dire qu'elles peuvent faire des choses qui ne coûteront pas un dollar de plus aux contribuables. La région de l'Asie-Pacifique jouera un grand rôle pour l'avenir du monde où nous vivons. Nous devons établir des réseaux différents qui relieraient le secteur privé, les universités, les gouvernements, le gouvernement fédéral, et les gouvernements locaux.

Par exemple, il serait excellent d'organiser des stages pour les étudiants qui ont terminé leurs études universitaires ou qui ont obtenu une maîtrise pour qu'ils puissent passer un peu de temps en Asie, pas seulement au Japon. Je vous invite à prendre du recul et à considérer que cette question est plus vaste, qu'elle dépasse ce que peut faire le gouvernement.

Le sénateur De Bane: Y a-t-il une part de vérité dans la croyance largement répandue selon laquelle les Japonais ne sont pas créateurs, qu'ils sont par contre très bons lorsqu'il s'agit d'améliorer et de copier les inventions des autres? Avez-vous des données sur le nombre des brevets qu'ils enregistrent? C'est la deuxième économie au monde, après les États-Unis. Évidemment, l'industrie de la défense est moins développée que celle des États-Unis. Avez-vous des données concernant les brevets?

Mme Huber: Les Japonais sont souvent très sensibles à cette question: Manquent-ils d'originalité et de créativité? Même s'ils reconnaissent qu'ils sont sans égaux lorsqu'il s'agit de prendre les idées ou les façons de voir des autres, de les assimiler, et souvent de les améliorer pour ensuite les exporter ou les utiliser de façon créatrice, ils se demandent: «Si nous sommes si bons, pourquoi ne recevons-nous pas davantage de prix Nobel? Pourquoi n'avons-nous pas découvert de produits révolutionnaires comme l'ont fait les Chinois ou les Américains?»

Ils ont tenté de remédier à ce problème en créant des cités des sciences aux environs de Tokyo et de Kyoto. Auparavant, on ne récompensait pas les étudiants qui remettaient en cause leur professeur ou les valeurs établies. C'est une société qui est en train de se transformer progressivement en une société fondée sur la connaissance, connaissance qui va être à la base de leur compétitivité internationale et c'est une question à laquelle les Japonais s'attaquent.

Je n'ai pas les statistiques concernant le nombre des brevets qu'ils ont enregistrés. Je vois toutefois que M. Ursacki en sait davantage.

M. Ursacki: En 1994, les Japonais ont déposé 353 000 de demandes de brevets, dont 320 000 provenaient d'entreprises japonaises. Le nombre total des brevets accordés s'élève à 82 400. Le nombre total des brevets accordés à des Japonais s'est élevé à environ 72 800.

J'ai également le pourcentage des brevets enregistrés aux États-Unis. Malheureusement, je n'arrive pas, malgré mes efforts, à trouver le pourcentage réel. Il est représenté sur un graphique. Il semble que le pourcentage des brevets accordés au Japon soit passé de moins de 10 p. 100 à près de 15 ou 20 p. 100 du total des brevets accordés aux États-Unis.

M. Donnelly: Les façons de définir et d'accorder les brevets varient énormément. Malgré les accords internationaux, les Japonais et les Américains n'appliquent pas les mêmes lignes directrices que les Canadiens, c'est du moins ce que je pense. Ces statistiques sont peut-être trompeuses.

M. Ursacki: L'impression générale est que les Japonais ont tendance à obtenir un grand nombre de brevets d'importance relativement mineure. Par exemple, si un Américain enregistre un brevet, les Japonais enregistrent ensuite toute une série de brevets connexes et il arrive que la personne qui a enregistré le brevet original ne soit pas en mesure de l'exploiter parce qu'il enfreint les autres brevets connexes.

Le sénateur De Bané: Est-il vrai que la population du Japon représente la moitié de celle des États-Unis mais qu'ils produisent autant d'ingénieurs que les États-Unis?

M. Donnelly: C'est quelque chose du genre. Je ne sais pas quel est le pourcentage exact mais la différence est très importante.

Le sénateur De Bané: Les renseignements que m'a communiqués l'ambassade du Canada au sujet des brevets diffèrent sensiblement des chiffres qui viennent d'être cités.

Mme Huber: Leur système d'éducation accorde une très grande importance aux sciences. Les entreprises et les institutions gouvernementales consacrent beaucoup moins de fonds dans à la recherche pure qu'à la recherche appliquée. C'est parce qu'ils ont privilégié la recherche appliquée qu'ils ont très bien réussi jusqu'ici.

M. Ursacki: Il faut être prudent lorsqu'on parle de créativité, parce que c'est une notion qui fait appel à des valeurs. Nous pensons que la créativité est une bonne chose. Nous pensons peut-être également que c'est une caractéristique personnelle et individuelle. Les Japonais semblent parfois également le penser. J'ai visité des établissements de recherche, par exemple, où certains disaient: «Les salariés japonais portent toujours des costumes bleus et ne sont pas créateurs. Les étrangers sont plus libres, plus créateurs et nous allons donc dire à nos salariés de s'habiller différemment et de s'asseoir par terre, ils seront alors plus créateurs.» Il faut être très prudent lorsque l'on essaie de cerner le sens du mot «créativité».

L'une des grandes questions est que la créativité est beaucoup plus favorisée et beaucoup mieux récompensée dans le contexte nord-américain; les créateurs ont davantage de moyens à leur disposition pour développer leurs idées parce qu'ils ont plus facilement accès aux capitaux de risque. Dans son pays, un Japonais créateur n'aurait tout simplement pas les mêmes possibilités ou les mêmes motivations pour développer sa créativité que s'il vivait en Amérique du Nord.

M. Donnelly: Comme le sénateur Stollery est en train de le découvrir, le Japon est un pays très varié, excitant, magnifique, surprenant, inquiétant. C'est une société profondément artistique. En fait, c'est l'aspect de la culture japonaise que j'apprécie le plus, le mélange surprenant d'arts chinois, japonais et nord-américain que l'on retrouve là-bas. Cela est très différent. Cet aspect culturel et dynamique du Japon constitue toujours une expérience magnifique et stimulante.

Le président: Nous avons beaucoup apprécié l'aide que vous nous avez apportée cet après-midi et, au nom de tous, je remercie les témoins.

La séance est levée.


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