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Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 17 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 6 mai 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 h 32, afin d'étudier, pour en faire rapport, l'importance de la région Asie-Pacifique pour le Canada (aspects touchant la sécurité de la région Asie-Pacifique).

Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, nous allons poursuivre notre étude sur l'importance de la région Asie-Pacifique pour le Canada. Aujourd'hui, nous passons à des aspects bien différents de ce renvoi -- les aspects touchant la sécurité de la région Asie-Pacifique. Comme vous le savez, nous nous sommes attardés jusqu'ici sur des questions commerciales et financières, ainsi que sur des questions relatives aux droits de la personne.

Aujourd'hui, nous allons passer quelque temps sur les questions de sécurité. Nous avons pour ce faire trois témoins. Tout d'abord, nous allons entendre Mme Shannon Selin, associée de recherche à l'Institute of International Relations de l'Université de la Colombie-Britannique, où elle fait des recherches sur les questions relatives à la sécurité, à la prolifération des armements et aux relations civilo-militaires dans la région de l'Asie-Pacifique.

En outre, elle conseille des clients sur les risques politiques et économiques liés à l'investissement industriel et d'infrastructure sur les marchés de l'Asie-Pacifique et de l'Amérique latine. Elle donne aussi des renseignements et rédige des rapports techniques sur les projets internationaux, industriels et d'infrastructure. Elle a une expérience considérable dans le domaine du contrôle des armements et du désarmement.

M. James Boutilier, conseiller spécial (politique), Forces maritimes, quartier général du Pacifique, est notre deuxième témoin. Officier navigant de la réserve de la Marine royale canadienne, il a servi au sein de la réserve de la Marine royale de 1964 à 1969.

Sa carrière universitaire est considérable. Il a enseigné à l'Université du Sud-Pacifique, à Suva, Île de Java, de 1969 à 1971, avant d'accepter une nomination au Royal Roads Military College, à Victoria, où il a passé 24 ans comme chef de département et doyen de la faculté de lettres. Il a joué un rôle important dans l'élaboration du programme d'études militaires et stratégiques du collège. Il a également été professeur auxiliaire des études du Pacifique à l'Université de Victoria, et président de la South Pacific Peoples Foundation of Canada. Il est spécialiste en matière de défense et de sécurité de la région Asie-Pacifique.

M. David B. Dewitt, du Centre for International and Security Studies, de l'Université York, à Toronto, où il est professeur de sciences politiques, est notre troisième témoin. Il a écrit plusieurs livres dans ce domaine dont: Building a New Global Order: Emerging Trends in International Society, conjointement avec David Haglund et John Kirton, et Canada's International Security Policy, conjointement avec David Leighton Brown. Il est actuellement codirecteur d'un programme pluriannuel de recherche sur le développement et la sécurité en Asie du Sud-Est, programme financé par l'ACDI.

Je vais demander à Mme Selin de commencer.

Mme Shannon Selin, associée de recherche, Institute of International Relations, Université de la Colombie-Britannique: Merci, monsieur le président et honorables sénateurs de m'inviter à comparaître. Mon exposé se compose de trois parties. Je viens d'apprendre que l'on vous a remis un excellent document de référence. Ce que je vais dire risque d'être redondant, car la première partie de mon exposé est un survol de la situation de l'Asie-Pacifique en matière de sécurité, que vos attachés de recherche ont je crois très bien traitée. Je parlerai ensuite brièvement de la raison pour laquelle les questions de sécurité de l'Asie-Pacifique sont importantes pour le Canada avant de conclure par certaines observations sur ce que le Canada peut ou devrait faire au sujet de la sécurité en Asie-Pacifique.

Je commence par un survol de la situation de la région en matière de sécurité. J'ai déjà entendu quelqu'un définir la sécurité comme la paix et la prévisibilité. Sachant que très peu de gens avaient prévu la récente crise financière asiatique, je modifierais cette définition en disant que la sécurité signifie la paix et la capacité de réagir. En ce qui concerne l'homme, il est très difficile d'arriver à une situation de prévisibilité. Ce que l'on recherche, c'est une situation où, même s'il est impossible de prévoir ce qui va se passer, on peut être assez certain que cela ne mènera pas à la guerre ou à d'autres actes de violence.

Il est possible de définir le concept de sécurité de façon plus vaste. La paix et la prévisibilité -- voire même la capacité de réagir -- ne sont alors pas suffisantes. La sécurité doit vouloir dire autre chose que l'absence de violence; elle doit englober certains éléments comme un niveau de vie minimum pour tous, ainsi que le respect des droits de la personne et des libertés politiques fondamentales. Nous avons été témoins de certaines tensions entre ces divers points de vue au sommet de l'APEC, à Vancouver, en novembre dernier.

Il y a une autre façon de voir la différence qui existe entre d'une part, les soi-disant questions traditionnelles de sécurité, qui sont en général des questions relatives aux armées et aux différends à propos de territoires ou de ressources, ou d'autres menaces armées pour le pouvoir et, d'autre part, les questions non traditionnelles de sécurité, qui englobent la dégradation de l'environnement, le trafic de drogues et le mouvement des réfugiés. On les appelle parfois questions de sécurité humaine, car elles touchent la sécurité des particuliers autant que celle des États.

À mon avis, il ne sert strictement à rien de choisir entre les définitions traditionnelles ou non traditionnelles de la sécurité. Les questions soi-disant non traditionnelles relèvent en général de la sécurité, et non des préoccupations de nature économique ou environnementale ou autres -- dans la mesure ou elles pourraient déclencher le recours à la force, ou la menace d'un tel recours, au sein d'États ou entre États, à un moment donné. Autrement dit, elles devraient être préoccupantes, puisqu'elles risquent de se transformer en questions traditionnelles de sécurité. Vous aurez sans doute du mal à trouver un Bosniaque ou un Cambodgien prêt à dire que la guerre n'est pas une question de sécurité humaine.

C'est à cause de toutes ces définitions qu'il est difficile de faire des généralisations au sujet de la sécurité en Asie-Pacifique. Ces définitions nous amènent à la question de la Chine, de Taiwan et de la péninsule coréenne qui font de la contrebande le long de la frontière thaïlandaise. Elles donnent également une image diversifiée de la situation. D'un côté, on peut dire que la paix existe en Asie-Pacifique, vu que les points traditionnellement chauds n'ont pas connu de soubresauts depuis un an. Il n'y a pas eu non plus de confrontations majeures dans la mer de Chine méridionale, ni de crise au sujet de Taiwan ou de Hong Kong, ni non plus d'explosion ou d'implosion en Corée du Nord.

Les relations entre grandes puissances s'améliorent en général, notamment entre les États-Unis et la Chine. La probabilité de conflit entre les grandes puissances reste faible; par contre, il est fort probable que les problèmes de sécurité au sein des États asiatiques empirent. La Chine est confrontée à des problèmes dans ses provinces occidentales, la Thaïlande connaît des troubles en raison de la crise financière, ainsi qu'en raison de la campagne des séparatistes musulmans dans le sud du pays, qui causent des problèmes avec la Malaysia. Une autre campagne de séparatistes musulmans est menée dans les Philippines sur l'Île du Mindanao; les opérations de guérilla sont très actives au Myanmar et l'an passé, le Cambodge a failli retomber dans l'anarchie armée.

Les plus gros problèmes se posent en Indonésie où des groupes se battent pour l'autonomie dans le Sumatra septentrional, au Timor oriental et à Irian Jaya, sans compter les révoltes de plus en plus nombreuses causées par la hausse des prix, le chômage et la main mise de la famille Suharto sur le pouvoir. Les actes de violence visent souvent les membres de la communauté chinoise qui détiennent un pourcentage disproportionné de la richesse de l'Indonésie. Le danger, c'est que les troubles localisés risquent de s'aggraver et de s'étendre.

Il ne faudrait pas sous-estimer les répercussions des problèmes de sécurité en Indonésie. Il s'agit en effet du plus grand pays musulman de la région, également chef diplomatique de l'ASEAN, généralement considérée comme une force de stabilité dans la région. Les troubles en Indonésie pourraient se traduire par l'émergence de millions de réfugiés qui, pour échapper à la violence ou simplement chercher du travail, arriveront à Singapour, en Malaysia et peut-être en Australie.

Singapour et la Malaysia ont presque déclaré la guerre à l'Indonésie lors des grands bouleversements de 1963 à 1965, juste avant l'arrivée au pouvoir de Suharto. Ces pays prévoient déjà des plans d'urgence pour un afflux de réfugiés. En fait, depuis janvier, la Malaysia garde en détention plus de 18,000 immigrants illégaux, des Indonésiens pour la plupart, contre 9000 l'année dernière.

Si les victimes de la violence qui sévit en Indonésie sont essentiellement des membres de la communauté chinoise, il est possible que la Chine intervienne d'une façon ou d'une autre pour les protéger. Dans les années 50, lorsque l'Indonésie avait serré la vis à ses ressortissants chinois, Pékin avait envoyé des navires pour récupérer ceux qui étaient obligés de rentrer en Chine. Le déploiement de la marine chinoise dans les eaux indonésiennes pour aller chercher des réfugiés et pour inciter Jakarta à ne plus se montrer aussi anti-chinoise, serait une grande menace pour la stabilité de l'Asie orientale. Cela intensifierait également les soupçons relatifs au rôle et à la loyauté des membres de la communauté chinoise qui vivent dans d'autres pays de l'Asie orientale, y déclenchant peut-être des affrontements raciaux.

Au plan économique, une guerre civile en Indonésie pourrait entraîner une fuite massive de capitaux de la région et couper les routes maritimes locales, ce qui serait catastrophique, puisque près de 40 p. 100 du transport maritime mondial passe par les eaux territoriales de l'Indonésie.

Au-delà de ces problèmes de sécurité, toute une série de différends territoriaux dans la région ne sont toujours pas réglés et pourraient exploser sans beaucoup de préavis. Taiwan en particulier, risque de devenir un point chaud cet automne, au moment des élections parlementaires; la Corée continue de retenir l'attention; les recettes en devises étrangères de la Corée du Nord ont été durement touchées par les problèmes financiers du Sud; tout ceci rapproche probablement la Corée du Nord davantage du gouffre, mais la Corée du Sud est maintenant moins capable que jamais d'absorber les coûts d'un effondrement de la Corée du Nord.

De nouvelles questions de sécurité méritent également notre attention. Je vais n'en faire mention que de deux: la première, c'est la croissance des intérêts commerciaux des armées asiatiques. Il ne s'agit pas d'un nouveau phénomène -- l'armée chinoise est en affaires depuis les années 20 -- mais on assiste ces 10 à 15 dernières années à un changement qualitatif et quantitatif: les armées qui auparavant se contentaient de subvenir à leurs besoins s'intéressent maintenant à grande échelle aux secteurs non militaires de l'économie. Cela déforme les économies locales, puisque les armées bénéficient de subventions, d'allégements fiscaux et de traitements juridiques particuliers contrairement aux autres entreprises. Ce phénomène amplifie la corruption et la criminalité et le fait que les armées disposent d'autres sources de revenu ont des répercussions sur l'importance des budgets de défense et la capacité de combat des militaires. Si la moitié de vos unités passent la plupart de leur temps à fabriquer des réfrigérateurs ou à construire des routes, il se peut fort bien qu'elles soient un peu rouillées lorsqu'il s'agit de conduire des chars d'assaut.

La croissance du terrorisme en Asie du Sud-Est est une autre question qui mérite notre attention; le terrorisme s'explique en grande partie par les campagnes séparatistes menées dans ces pays, mais il est également relié au terrorisme international des extrémistes islamiques, ce qui augmente pour la région le risque d'être touchée par des conflits à l'extérieur de l'Asie. La violence terroriste sape les droits de la personne, le bien-être économique et la règle du droit; elle peut également déclencher la guerre intestine et les conflits entre États, lorsque les terroristes prennent la fuite dans d'autres pays.

Tous ces problèmes se posent, alors que la région a toujours été animée de sentiments d'animosité et de rivalité, toujours prêts à faire surface, sans compter la prolifération des armes classiques perfectionnées dans toute la région.

À cause de la crise financière, la Corée du Sud, l'Indonésie et la Thaïlande ont dû reporter beaucoup d'achats prévus, mais ces pays récoltent déjà le fruit de l'augmentation des dépenses de défense au cours des 10 à 15 dernières années. Taiwan et la Chine qui ont été beaucoup moins touchées par le récent ralentissement économique continuent d'augmenter leur arsenal. En fait, le budget chinois de la défense aurait augmenté de quelque 12 p. 100 l'an passé et la Chine aurait également acheté un ancien porte-avions soviétique qu'elle se propose de démonter pour savoir comment en fabriquer elle-même.

Aucun mécanisme ne permettrait de venir à bout d'une crise en matière de sécurité dans la région. Cela nous ramène à la question de la capacité de réagir. Le Forum régional de l'ASEAN est le seul forum où l'on parle de questions de sécurité; il s'agit essentiellement d'un forum de discussion qui permet d'instaurer la confiance, mais qui est tout à fait incapable de régler les problèmes de sécurité les plus urgents de la région. Les États-Unis représentent le seul véritable mécanisme de sécurité dans la région -- grâce à leurs alliances bilatérales et à leurs garanties implicites ou explicites en matière de sécurité à l'égard du Japon, de la Corée du Sud et d'autres pays de la région. L'administration Clinton s'est montrée quelque peu incohérente en Asie, ce qui n'inspire pas trop la confiance si jamais une crise éclatait.

En février, le Washington Post a révélé que l'ancien secrétaire américain à la Défense, M. William Perry, aurait dit aux chefs de l'opposition de Taiwan de ne pas compter sur l'appui militaire américain s'ils déclaraient officiellement l'indépendance de Taiwan. Les États-Unis sont toujours restés fort ambigus à ce sujet, avec raison, d'après certains. Faire savoir à Taiwan qu'elle ne va pas bénéficier d'un tel appui n'est peut-être pas la meilleure des choses à faire.

D'après un rapport publié par le secrétariat américain de la Défense, les points de vue exprimés par des officiers chinois invités et paraissant dans des publications militaires chinoises récentes indiquent que Beijing a quelques idées fausses, susceptibles de provoquer des frictions politiques ou un conflit militaire avec les États-Unis. Selon ce rapport, la faiblesse des forces américaines, telle que perçue par la Chine, pourrait influer sur la décision de cette dernière d'attaquer Taiwan. Ce rapport signale que ce problème empire malgré des contacts militaires sans précédent entre les forces américaines et chinoises.

Si nous revenons à la définition de sécurité, l'Asie-Pacifique connaît la paix entre les États, mais non au sein de ces derniers, la prévisibilité est minimale et la capacité de réagir n'est pas très forte. Pour l'instant, les choses semblent aller bien, mais on ne peut s'empêcher de s'inquiéter que, comme dans le cas de la crise financière, la situation pourrait devenir explosive, les conséquences imprévues d'un tel éclatement étant de grande portée.

Pourquoi les questions de sécurité en Asie-Pacifique sont-elles importantes pour le Canada? Cette question est au coeur du mandat du comité. Je vais vous donner huit raisons, lesquelles pourraient d'ailleurs vous venir naturellement à l'esprit. Tout d'abord le commerce. Les échanges et l'investissement sont prioritaires pour le gouvernement et sa politique actuelle d'incitation active à l'égard du Pacifique. L'Indonésie et la Corée illustrent parfaitement qu'il est futile d'essayer de séparer les questions de sécurité des questions économiques. Si l'Asie n'est pas sûre, les affaires que peut faire le Canada dans cette région en souffrent.

Deuxièmement, l'engagement militaire. Le Canada a pris part à la guerre de Corée, a envoyé des gardiens de la paix au Cambodge. Si la situation devait exploser en Asie, de très fortes pressions seraient exercées sur le Canada pour qu'il appuie peut-être des interventions militaires américaines ou qu'il participe à une mission des Nations Unies de maintien ou de consolidation de la paix. Cela coûte de l'argent et éventuellement des vies humaines.

Troisièmement, les fonds publics. Des pressions s'exerceront sur le Canada pour qu'il participe financièrement à la reconstruction de toute société déchirée par la guerre en Asie. Nous intervenons déjà pour empêcher toute aggravation des problèmes de sécurité, en Corée et dans la mer de Chine méridionale.

Quatrièmement, la diplomatie. Le Canada insiste beaucoup sur le multilatéralisme dans ce contexte et en Asie, il a fait un véritable travail de Romain à cet égard; l'échec d'une approche multilatérale «à la canadienne» dans cette région desservirait la diplomatie du Canada ailleurs.

Cinquièmement, les questions globales. Les questions de sécurité de l'Asie-Pacifique influent sur les questions globales dont le Canada se fait le défenseur. Par exemple, l'exportation par la Chine de sa technologie de missiles en Iran et au Pakistan influerait sur le processus de non-prolifération à l'échelle de la planète ainsi que sur la sécurité d'autres régions où le Canada a certains intérêts.

Sixièmement, les répercussions intérieures. La sécurité canadienne est directement menacée par ce qui se passe dans le Pacifique. Cela comprend les filières asiatiques au Canada des réseaux de trafic de drogue en Amérique du Nord. En fait, la plupart des quelque 300 personnes qui meurent chaque année de surdose en Colombie-Britannique seraient les victimes d'héroïne provenant du triangle d'or du Myanmar. Il faut également faire mention de l'intrusion de gangs asiatiques dans des villes canadiennes et du nombre apparemment croissant d'immigrants asiatiques illégaux au Canada. Non seulement le nombre de Canadiens d'origine asiatique augmente, mais encore le Canada risque d'être soumis à de plus fortes pressions pour participer à des conflits dans les pays d'origine de ces ressortissants. Des conflits régionaux ou ethniques peuvent déborder au Canada, lorsque divers groupes manifestent leur animosité sur le territoire canadien.

Septièmement, les valeurs. La promotion des valeurs canadiennes à l'étranger est l'une des priorités du Canada en matière de politique étrangère. Une telle promotion est très difficile dans un environnement de guerre, d'insécurité et d'instabilité.

Huitièmement, les apparences. Même si le Canada ne s'intéresse qu'à faire de l'argent dans la région, il doit faire croire, à tout le moins, qu'il s'intéresse réellement aux questions de sécurité s'il veut être pris au sérieux en Asie-Pacifique. Le Canada serait -- à juste titre -- taxé d'opportunisme s'il se mettait à claironner les réussites de l'Asie-Pacifique au plan commercial tout en ne prêtant pas attention aux questions de sécurité qui se posent dans la région.

Cela dit, il est clair que les problèmes de sécurité en Asie ne menacent pas tous la sécurité du Canada. Il faut se poser la question suivante: comment le Canada décide-t-il où il doit concentrer ses efforts? Je dirais que le Canada ne peut pas faire grand-chose à propos des problèmes de sécurité dans la région Asie-Pacifique car il n'a pas réussi à y imposer sa présence. Il frappe à la porte depuis 1991 et même s'il n'a pas vraiment été éconduit, on l'a généralement salué de façon polie et relégué à l'arrière-plan.

Il sera encore plus difficile pour le gouvernement de continuer à concentrer ses efforts dans la région maintenant que l'année de l'Asie-Pacifique est terminée. Les ressources sont limitées et sont maintenant axées vers d'autres régions. Les entreprises canadiennes préfèrent se tenir à l'écart de cette région. Donc, l'incitatif commercial n'est pas là. Le public canadien ne réclame pas à grands cris que le gouvernement joue un plus grand rôle en Asie. Les Asiatiques eux-mêmes mettront davantage l'accent sur leurs préoccupations intérieures et n'auront pas beaucoup de temps à consacrer au Canada qui n'a d'ailleurs pas vraiment d'importance dans la région tant sur le plan économique que politique.

Si le Canada veut avoir une certaine influence dans la région, il doit établir clairement ses objectifs. Il doit planifier. Il doit s'assurer de la coordination entre le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, le MDN, l'ACDI et d'autres organismes intéressés. Il doit surtout consacrer les ressources nécessaires à l'exécution de la tâche qui l'attend et soutenir cette politique avec cohérence et conviction pendant de nombreuses années.

IL ne m'appartient pas de dire ce que le Canada peut ou devrait faire. Je dirais plutôt que le gouvernement doit mettre davantage l'accent sur sa politique de sécurité concernant la région Asie-Pacifique. Il doit alors se poser la question suivante: Le Canada mettra-t-il l'accent sur l'Asie du Nord-Est ou sur l'Asie du Sud-Est? Nous avons tout à fait intérêt à jouer un rôle en Asie du Nord-Est et nous sommes tout à fait en droit de le faire, mais la plupart des activités canadiennes, particulièrement les activités de l'ACDI, se sont concentrées en Asie du Sud-Est peut-être parce que les Asiatiques du Sud-Est ont été les plus réceptifs. Nous devons également déterminer si les questions de fond concernant la sécurité en Asie, qu'elles soient traditionnelles ou non traditionnelles, sont des questions où le Canada possède un savoir-faire particulier -- le vieil argument du créneau diplomatique. Je dirais que nous ne devrions pas essayer d'occuper trop de créneaux à la fois.

Existe-t-il des domaines où les intérêts du Canada seront mieux servis en ayant recours aux mécanismes de la deuxième voie? Il s'agit de mécanismes non officiels et non gouvernementaux. Parmi ceux-ci, le CSCAP est le plus important. M. Dewitt connaît bien cette organisation. Parfois, le gouvernement semble à peine conscient des efforts déployés dans le cadre de la deuxième voie et n'en tient pas compte dans sa politique officielle. Pour prendre simplement un exemple, le groupe de travail international sur les mesures d'instauration de la confiance et de la sécurité s'est réuni chaque année à Washington depuis octobre 1994. Je crois comprendre qu'aucun représentant de l'ambassade canadienne n'a assisté à ces réunions et que le représentant non gouvernemental du Canada ne s'est jamais vu demander de renseigner qui que ce soit aux Affaires étrangères sur les activités du groupe.

À titre d'indication de la valeur de la deuxième voie, songez que déjà en 1992 et en 1993, un document avait été présenté à une réunion de la deuxième voie à Kathmandu sur les incidences en matière de sécurité d'une crise économique en Asie du Sud-Est. Ce document prévoyait un certain nombre des problèmes actuels y compris l'utilisation des Chinois d'origine ethnique comme boucs émissaires. Le problème, c'est que la crise financière a soumis les principaux participants et groupes de réflexion de la deuxième voie à une certaine contrainte dans la région. On ne sait donc pas qu'elle sera l'orientation de la deuxième voie au cours de l'année qui vient.

Le Canada continuera-t-il de consacrer de l'énergie et de l'attention au multilatéralisme comme il l'a fait par le passé ou mettra-t-il davantage l'accent sur les relations bilatérales? Les Asiatiques sont susceptibles de consacrer moins de temps et d'argent au processus multilatéral en raison de leurs priorités économiques intérieures.

Existe-t-il des façons dont le Canada peut mieux profiter de ses liens avec les États-Unis pour promouvoir ses intérêts en matière de sécurité dans la région Asie-Pacifique? Enfin, existe-t-il des domaines où le Canada peut laisser d'autres pays jouer le premier rôle -- c'est-à-dire ne rien faire -- parce que les mesures prises seront de toute façon dans l'intérêt du Canada? Si la réponse à cette question est oui, je dirais «Ayez le courage de ne rien faire.»

Le président: Je vous remercie. Nous passerons maintenant à M. Boutilier.

M. James A. Boutilier, conseiller spécial (Politique), Forces maritimes, quartier général du Pacifique, ministère de la Défense nationale: Je tiens à vous remercier de cette occasion de comparaître devant vous cet après-midi. Cet exercice même marque un important changement. Il y a dix ans, ce genre d'initiative n'aurait pratiquement jamais eu lieu. Notre présence ici avec vous aujourd'hui indique que nous avons effectivement fait de grands progrès pour ce qui est de profiter des débouchés que nous offre la région de l'Asie-Pacifique.

Comme vous le savez, j'ai eu la chance d'agir à titre de conseiller en matière de politique auprès du commandant des Forces maritimes du Pacifique sur la côte Ouest. Je suis donc un employé du ministère de la Défense nationale. Comme vous pouvez le comprendre, je suis soumis à certaines contraintes.

Je suis ravi d'être accompagné aujourd'hui par le colonel John Roeterink, qui est le directeur de la politique pour l'Asie-Pacifique au quartier général de la Défense nationale. Ici encore, l'existence d'une unité consacrée à la formulation de liens en matière de défense dans la région de l'Asie-Pacifique témoigne des progrès que nous avons accomplis au MDN.

Je commenterai la structure et la culture qui, à bien des égards, reflètent ce que Mme Selin vient de dire. Je suis frappé par un aspect pervers de l'ordre mondial d'après-guerre froide. Au moment même de la chute du mur de Berlin et maintenant que l'Union soviétique ne représente plus la menace qui motivait une bonne part de notre politique de défense étrangère, nous pourrions considérer que le monde se divise en deux parties -- l'ancien monde de l'Euro-Atlantique et le nouveau monde du Pacifique.

Malgré la crise économique dont je me réjouis jusqu'à un certain point puisqu'elle nous a obligés à tourner notre attention vers cette région, il n'en reste pas moins qu'arrivés à la moitié de notre carrière, nous constatons que le centre de gravité économique s'est déplacé vers le Pacifique et y restera malgré les difficultés actuelles. L'une des questions que nous devons étudier soigneusement, c'est comment faire face à cette nouvelle réalité.

Permettez-moi de revenir à la division hémisphérique de l'ancien monde et du nouveau monde. Paradoxalement, presque toutes les crises auxquelles nous avons dû faire face dans les années 90 se sont produites dans ce soi-disant ancien monde: Haïti, la Bosnie, la Somalie, le Rwanda et le golfe Persique. Ce sont des crises qui, de par leur nature même, sont extrêmement conformes aux horizons à court terme des décideurs et des politiciens et dont le caractère européen ou méditerranéen est rassurant. En d'autres mots, elles ont simplement renforcé l'«atlantisme» profond qui a tendance à motiver une bonne part de notre politique.

Nous avons tous grandi dans un monde «atlantiste», axé sur le centre de l'Europe, phénomène accentué sur le plan structurel par la présence de l'OTAN et nos engagements dans ce domaine.

Par comparaison, comme le premier ministre de la Colombie-Britannique l'a souligné, la Colombie-Britannique est la province où finit le Canada, et pour l'Asie, c'est la province où commence le Canada. Nous devons trouver un moyen quelconque de contrer l'opinion mondiale selon laquelle après Tunney's Pasture il n'y a plus rien. La période de l'après-guerre froide présente la particularité d'être axée non pas sur le Pacifique mais sur l'Atlantique.

Comme Mme Selin l'indique, il existe une foule de problèmes qui n'ont toujours pas été réglés dans la région du Pacifique, mais qui ne semblent jamais avoir atteint un stade critique. Inconsciemment, il est très rassurant de croire que la région du Pacifique demeure peu importante et que nous n'avons donc pas à nous en occuper. Notre commerce avec la Chine représente moins de 2 p. 100 de nos échanges commerciaux. Nous n'avons pas vraiment besoin de nous en préoccuper.

Il faudrait aussi songer à ce qu'on entend exactement par région «Asie-Pacifique». Il est bizarre que nous utilisions deux mots pour désigner à peu près la moitié du monde. Nous n'utilisons jamais simplement deux mots pour désigner l'Afrique, l'Amérique du Sud, l'Europe ou l'Amérique du Nord. Parallèlement, nous n'avons aucun problème à désigner la moitié du globe par l'expression «Asie-Pacifique». Qu'est-ce que cela signifie? Ce n'est pas simplement une notion théorique. Aujourd'hui, de plus en plus, la région de l'Asie-Pacifique inclut le versant Pacifique de l'Amérique du Sud, ce qui a des incidences pratiques et politiques très profondes.

De même, où l'Inde se situe-t-elle dans cette définition? En général, notre horizon culturel englobe le pourtour du golfe Persique jusqu'à Singapour tout en laissant de côté la totalité du sous-continent indien. Or, il s'agit d'une région qui revêtira une importance énorme pour nous à long terme.

Nous devons tenir compte de l'ampleur de la région de l'Asie-Pacifique. Beaucoup de gens ne se rendent pas compte de son immensité et de sa diversité. La Chine pourrait contenir l'ensemble de l'Europe de l'Ouest, depuis l'Oural jusqu'au Portugal. Un État insulaire comme l'Indonésie s'étend sur une superficie semblable à celle de Victoria à Halifax et compte de 14 000 régions. Lorsque nous voyageons par bateau de Victoria à Hawaii, nous voyageons sur une distance équivalente à la totalité de l'Atlantique et nous arrivons à peine au Pacifique. Si nous avons des problèmes à garder notre pays uni, imaginez les difficultés auxquelles font face les dirigeants à Jakarta.

L'ampleur et la diversité de la région Asie-Pacifique sont absolument sidérantes. C'est une réalité que nous devons admettre car nous avons tous eu tendance à considérer l'Asie uniquement comme un bloc. Comment pouvons-nous définir une politique qui porte sur une foule de régions susceptibles de poser des problèmes de sécurité, et non sur une seule région?

Comme vous pouvez sans doute tous le constater, nous faisons face à un problème structurel urgent. Au moment même où nous découvrons l'«Asie», nous sommes obligés de faire plus avec moins, non seulement dans le domaine de la politique étrangère mais aussi dans le domaine de la défense.

Comment faisons-nous pour nous occuper simultanément des nouveaux débouchés qui se présentent en Europe de l'Est, en Amérique du Sud et en Asie? Comment établissons-nous les priorités? Je vous dirais qu'ici encore, nous avons tendance à nous replier sur cette zone rassurante. Lorsque nous parlons de l'Europe, nous nous demandons comment. Lorsque nous parlons de l'Asie-Pacifique, nous nous demandons pourquoi. Le mot «paradigme» a été utilisé à toutes les sauces, mais c'est vraiment ce à quoi nous devons songer. L'Asie ne disparaîtra pas. Elle prendra encore plus d'importance sur la scène mondiale et nous devons trouver un moyen de composer avec cette réalité.

Permettez-moi d'aborder brièvement certaines des circonstances qui existent dans la région du Pacifique. Je vous dirais qu'en fait il s'agit de circonstances quasi extraordinaires. Les États-Unis, peut-être par défaut, ont défié les critiques et sont devenus, grâce à une économie robuste, l'unique superpuissance dans la région de l'Asie-Pacifique. Il existe des superpuissances potentielles, mais seuls les États-Unis sont capables de projeter cette image de puissance et d'affirmer leur présence. Nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas tenir compte, en raison de notre nature même, des liens étroits sur les plans commercial, diplomatique et militaire qui nous unissent aux États-Unis.

Malgré les déclarations du Pentagone, de la Maison-Blanche et du département d'État, je vous dirais que les États-Unis se sont fermement engagés envers la région du Pacifique. Toute cette région se demande avec beaucoup d'inquiétude si c'est réellement le cas. Bien des gens qui examineraient la politique américaine des 25 dernières années y verraient non seulement un désarmement budgétaire, mais une moins grande détermination. Cette inquiétude est réelle et influera notre comportement dans la région du Pacifique.

La situation de la Chine est unique. Pour la première fois de son histoire, la Chine est unie, ses frontières sont sûres et son économie est florissante. Elle maîtrise pleinement sa destinée et, ce qui est d'autant plus important pour nous, elle le sait. Je compare toujours la Chine à un lutteur sumo assis sur votre poitrine. Vous pouvez négocier la couleur du pagne, mais c'est à peu près tout.

Les Chinois sont tout à fait conscients de leur influence et du chantage qu'ils peuvent exercer sur nous tous en ce qui concerne leur adhésion à des organisations internationales, les relations commerciales et ainsi de suite. Même si le Congrès fait le fanfaron, tous les présidents américains céderont devant la perspective de vendre une seule bouteille de Coke à chaque femme, homme et enfant en Chine. C'est pourquoi il faut d'abord et avant tout nous occuper de la Chine.

La Chine est unique. Je vous dirais que le communisme est pratiquement mort. Le Chinois moyen n'a rien à faire du communisme. Cependant, la région se caractérisera par un nationalisme de plus en plus farouche et plein d'assurance. Les Chinois sont tenaces, pragmatiques et de plus en plus habiles en matière de diplomatie internationale.

La situation de la Corée aussi est unique. On y trouve encore des vestiges de la Guerre froide. Je peux vous assurer que nous en savions plus sur ce qui se passait au Kremlin en 1953 que nous en savons sur ce qui se passe à Pyongyang et en Corée du Nord à l'heure actuelle. À bien des égards, c'est une terra incognita, mais nous savons que la situation pourrait sérieusement s'envenimer. Personne ne sait vraiment ce qui va se passer.

Mme Selin a parlé de possibilités d'explosion ou d'implosion. Nos connaissances au sujet du nord augmentent lentement, mais très lentement. Nous pourrions nous trouver mêlés à des situations très désagréables sur la péninsule à cause de nos liens avec le commandement de l'ONU, ce vestige des années 50, et notre présence dans la péninsule coréenne. L'instabilité politique et militaire aura des répercussions sur l'un de nos principaux partenaires commerciaux en Asie du Nord-Est, puis sur le Japon et la Chine, des pays dont l'importance aussi est capitale pour notre sécurité et notre bien-être économique à long terme.

Quelle est la situation au Japon? Je dirais ici encore qu'elle est très particulière. Il est difficile d'imaginer qu'au Japon, dont la superficie correspond au tiers de la Colombie-Britannique et dont la population est quatre fois plus élevée qu'au Canada, les gens en étaient réduits à manger de l'herbe dans les années 40. Dans les années 80, c'est-à-dire en 40 ans, et sans pratiquement aucune ressource, le Japon est devenu la deuxième économie en importance au monde.

À l'heure actuelle, le Japon est comme un super-pétrolier dans des mers houleuses; ballotté par la récession, incapable de relancer sa propre économie malgré les dizaines de milliers de dollars injectés dans des programmes de stimulation. Le Japon et sa vitalité économique sont d'une importance capitale pour le Canada et pour le bien-être de l'Asie. Au cours des 35 dernières années, le Japon a été le modèle et la locomotive des économies asiatiques qui ont cherché à l'égaler. Nous devons songer très sérieusement aux incidences à long terme de l'impasse économique dans laquelle se trouve le Japon à l'heure actuelle.

Enfin, je parlerai de l'Indonésie, qui a été mentionné plus tôt. De tous les pays de l'Asie du Sud-Est, c'est celui qui présente le plus de risque d'implosion. Le drame est loin d'être fini et la situation risque de s'envenimer. Il est fort possible que l'agitation étudiante, et l'agitation des classes moyennes ou inférieures, provoquées entre autres par les augmentations de prix, se transforment en révolte contre le régime de Suharto. Suharto avait inspiré un profond respect car il avait réussi au cours des 35 dernières années à unir ce pays extrêmement disparate avec ses 300 groupes ethniques et linguistiques distincts. Je dirais que ce respect est pratiquement chose du passé, malgré les différentes valeurs culturelles qui existent en Indonésie. Nous devons suivre de près ce qui se passe là-bas car cela aura des ramifications pour l'ensemble de l'Asie du Sud-Est, où nous possédons divers intérêts.

Permettez-moi de parler du Canada. Notre crédibilité dans le Pacifique laisse nettement à désirer. Pour de nombreux Asiatiques, nous donnons «sur» le Pacifique mais nous ne sommes pas «du» Pacifique. Nous avons lancé l'année canadienne de l'Asie-Pacifique, une initiative qui en soi a eu beaucoup de succès. J'estime toutefois que nous devons sérieusement nous préoccuper de notre capacité à continuer sur notre lancée. C'est un peu comme si d'une certaine façon, consciemment ou inconsciemment, nous avons l'impression de nous être acquittés de notre dette envers l'Asie et de pouvoir maintenant passer à autre chose.

Nous devons nous démarquer en Asie par notre cohérence et notre persistance. Nous ne pouvons pas faire dans l'amateurisme, car nous parlons de la moitié du monde. Nous devons établir des priorités.

Nous commençons lentement à faire notre chemin en Asie, et les Asiatiques sont de plus en plus disposés à accepter notre engagement envers la région. Auparavant, malgré leur politesse sans faille, ils doutaient sérieusement du sérieux de nos intentions.

Nous avons eu l'hyperbole d'Équipe Canada. C'est merveilleux. L'un des problèmes de l'Asie, c'est qu'elle exige beaucoup de patience, un portefeuille bien garni et une stratégie à long terme. J'estime qu'un certain nombre de ces facteurs ont été absents.

Les valeurs sont centrales à notre politique étrangère et à bien des égards, sont incontestables. Correctement appliquées, elles peuvent être très utiles mais dans bien des milieux, elles sont considérées moralisatrices, arrogantes et déplacées.

Tous les 20 mois, la population de la Chine grossit à un rythme équivalent à la population totale du Canada. Imaginez les problèmes structurels internes qui se posent au niveau de l'emploi, de l'éducation, du logement et du contrôle dans ces seules circonstances. C'est pourquoi, je vous en implore, nous devons tenir compte très sérieusement de la diversité culturelle et de la complexité de la région avant d'envisager des solutions simplistes. Ces solutions peuvent paraître raisonnables à la population de notre pays mais il faut soigneusement évaluer comment elles seront accueillies en Asie. Nous vivons dans une ère interventionniste, qu'il s'agisse de la Bosnie ou du Cambodge. Nous devons penser à la structure, à la façon dont l'intervention est présentée car dans bien des cas, elle peut être utile mais dans d'autres, elle peut être mal perçue.

Permettez-moi de passer à la question de la défense puisque c'est un domaine où je traite quotidiennement avec l'Asie. Le même type de problèmes structurels dont je vous ai parlé plus tôt se pose en matière de défense -- c'est-à-dire comment faire plus avec moins et ce, à un moment où nous devons nouer de nouveaux liens avec l'Europe de l'Est et établir une présence en Amérique latine. Comment allons-nous procéder en ce qui concerne l'Asie?

Permettez-moi de vous donner un exemple positif. Ce que j'ai dit jusqu'à présent a été un peu sombre ou démoralisant. Je considère, et pas uniquement parce que je travaille dans la marine, que la marine sur la côte Ouest s'y prend bien. Elle a élaboré un plan quinquennal continu de déploiements en Asie. Elle a opté pour la cohérence et la persistance. La marine canadienne est très petite mais extrêmement professionnelle et extrêmement mobile. Elle connaît intimement la marine américaine mais n'en fait pas partie, ce qui lui est énormément utile lorsqu'elle rencontre des membres de la marine asiatique.

Aussi dur à avaler que cela puisse sembler pour nous Canadiens, faire partie des forces militaires ouvre des portes en Asie. Dans bien des régions d'Asie, les militaires jouent un rôle important. Les liens que nous avons établis lors de nos visites maritimes sont très importants et les diplomates canadiens ont commencé à se rendre compte de la valeur énorme de ce genre de visites.

Sans vouloir prêcher pour ma paroisse ou privilégier un service par rapport à un autre, il est impossible d'envoyer un tank à Beijing mais il est possible d'envoyer un navire à Shanghai. Un navire peut aussi bien servir à accueillir une mission diplomatique qu'à assurer l'application d'un embargo américain. Aucun autre véhicule n'en est capable. Dans ce cas particulier, nous essayons de combler ce déficit de crédibilité. Nous tâchons d'établir une présence cohérente, du moins dans le domaine maritime où nous pouvons partager les nombreuses choses que nous avons en commun de part et d'autre du Pacifique, que ce soit au niveau des patrouilles de pêche, de la souveraineté ou de la circulation illégale de personnes. Heureusement pour nous, c'est un exemple positif.

Nous devons établir des priorités, et ce sera une tâche difficile, et nous devons prendre un engagement. L'Asie n'est pas facile. Inconsciemment, nous préférons nous tourner vers Houston, Milwaukee, Bonn ou Londres. C'est là où se situe notre zone de confort -- c'est là où nous avons atteint notre majorité. L'Asie semble très loin. J'ai toujours comparé notre attitude face à l'Asie à celle de gestionnaires d'âge moyen obligés d'apprendre à se servir d'un ordinateur. Nous espérons d'une certaine façon arriver à terminer notre carrière sans devoir vraiment apprendre comment fonctionne le logiciel.

L'Asie est très loin. Les langues sont impénétrables et la nourriture est exotique. Il est beaucoup plus facile de traiter avec les marchés ou les gens que nous connaissons déjà. Le message, c'est tout simplement que l'Asie est là et que nous devons nous en occuper. Elle ne disparaîtra pas. Le visage de plus en plus asiatique de villes comme Toronto et Vancouver fait partie de cette nouvelle réalité. Nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre d'être absorbés par l'Atlantique. Il y a des défis et il y a des possibilités. Nous devons faire preuve d'une réelle détermination, ce qui exige un engagement et des priorités à long terme.

Le président: Merci.

M. David Dewitt, directeur, Centre for International and Security Studies: Je vous remercie de m'avoir invité à comparaître devant vous.

Lorsqu'on m'a demandé de parler des problèmes de sécurité dans la région Asie-Pacifique, j'ai immédiatement songé à ce qui est, d'après ce je crois comprendre, l'une des principales responsabilités du Sénat, c'est-à-dire assurer un second examen objectif. Puis je me suis demandé, un second examen objectif de quoi? Où est cette politique? L'inquiétant, à mon avis, c'est qu'il est très difficile de trouver une politique intégrée, cohérente et soigneusement définie du Canada comme pays de l'Asie-Pacifique.

Il y a exactement huit ans, on m'a chargé de donner une présentation dont l'hôte était Joe Clark, alors secrétaire d'État aux Affaires extérieures. On m'avait demandé de communiquer mes réflexions sur les incidences de la fin de la guerre froide pour la politique étrangère du Canada en matière de sécurité et de défense dans l'Asie-Pacifique. Ma collègue, Wendy Doubloon, avait été chargée d'en aborder l'aspect économique. C'était, selon moi, une réalisation remarquable qui témoignait, de la part de nos collègues à Ottawa, d'un sérieux effort de réflexion sur les incidences pour le Canada d'assumer effectivement ses responsabilités comme pays bordé par trois océans.

Nous avons vécu et nous continuons de vivre dans l'ombre de notre engagement envers l'Atlantique, particulièrement l'Atlantique Nord. Au cours des 20 dernières années, nous avions examiné la réalité de notre appartenance à la communauté arctique, et au Conseil de l'Arctique. Nous n'avions pas encore vraiment abordé ce que signifie le fait d'être un partenaire responsable dans la région Asie-Pacifique.

Nous avions participé avec succès à diverses initiatives ponctuelles car nous croyions aux possibilités et aux responsabilités des Nations Unies. Nous étions en Indonésie, et nous étions en Corée. Nous avons vécu avec le legs d'un mythe, le mythe de notre héritage, et de notre lien spécial avec la Chine -- qu'il s'agisse de Norman Bethune ou de missionnaires. Mais nous n'avions pas examiné l'envers de ce mythe, c'est-à-dire le traitement que nous avions réservé aux nouveaux Canadiens d'origine asiatique lorsqu'ils sont arrivés dans ce pays au XIXe siècle.

Il y a huit ans, lorsque le ministre Clark m'a demandé de partager mes réflexions, cela a effectivement marqué un tournant.

Il y a un autre moment décisif dont j'aimerais parler. Comme Shannon Selin l'a exprimé de façon si éloquente dans ses commentaires, cette réunion est une initiative dont nous nous réjouissons. Si vous aviez convoqué cette réunion il y a huit ans, vous auriez trouvé très peu de gens au Canada capables de témoigner sur cette question. Il y a huit ou dix ans, il n'y avait pratiquement personne dans ce pays capable de traiter des problèmes de sécurité dans la région de l'Asie-Pacifique.

C'est donc un domaine relativement nouveau. Nous avons une longue tradition d'érudits dans les domaines des sciences humaines, de l'histoire, des langues, de l'anthropologie et de la religion, qui se sont penchés sur les cultures de l'Asie et de l'Asie de l'Est. Pratiquement rien ne nous a préparés aux incidences de la fin de la guerre froide, ou à notre rôle dans les domaines généraux de la sécurité et de la politique dans la région Asie-Pacifique.

J'irais même jusqu'à dire que notre compréhension des aspects économiques était plutôt incomplète et superficielle. La plupart de nos relations bilatérales manquaient de maturité puisqu'elles ne portaient pratiquement que sur un aspect: le commerce. Ce qui m'amène directement à exprimer ma profonde opposition aux déclarations du gouvernement selon lesquelles la politique commerciale et économique est le fer de lance de la politique étrangère.

Je considère qu'un engagement solide sur les plans économique, commercial et financier passe par la garantie d'une stabilité politique et sociale, et d'une sécurité entre états. Cela ne signifie pas nécessairement que nous faisons affaire avec des pays qui nous plaisent. Cela ne signifie pas nécessairement la démocratie, mais cela signifie que nous nous occupons d'abord des principes à suivre dans les rapports avec l'organisation politique et sociale, après quoi nous examinons les questions de développement économique.

Lorsque je lis et que je séjourne en Asie, je suis troublé de devoir répondre aux arguments de mes collègues asiatiques qui se demandent ce qui se produira après Équipe Canada.

Permettez-moi de souligner que pour ce qui est d'éveiller l'intérêt du Canada sur les questions de sécurité dans la région Asie-Pacifique, j'ai eu beaucoup de chance. À l'issue de ma réunion de 1990, le gouvernement de l'époque m'a chargé de diriger le Dialogue sur la sécurité coopérative dans le Pacifique Nord. Avec mon collègue, Paul Evans, j'ai passé trois ans à faire en sorte que les sept principaux pays du Pacifique Nord, qui ne s'étaient pour la plupart jamais rencontrés, puissent se réunir et discuter de questions générales de sécurité.

Je suis le premier à être allé en Corée du Nord. Depuis, j'ai visité la majeure partie de l'Asie du Sud-Est et du Nord-Est, y compris la Mongolie. Sans vouloir porter trop ostensiblement la feuille d'érable, je peux dire qu'au cours des sept ou huit dernières années, nous avons tous vécu une expérience remarquable, car le Canada a reçu un accueil chaleureux.

J'aimerais revenir au grand problème abordé par Mme Selin et M. Boutilier. Une fois que nous avons ouvert la porte, nos collègues de l'Asie-Pacifique ont accepté d'aborder avec nous les questions générales de politique et de sécurité. Pourquoi? Parce que même si nous sommes une nation modeste tant par notre comportement que par notre capacité, nous sommes considérés uniques parce que nous pouvons traiter avec les Américains, les Européens et les Chinois. N'oubliez pas que nous sommes ceux qui ont gardé la porte ouverte.

En 1993, ils ont commencé à se demander si nous pouvions soutenir cet intérêt. Pouvions-nous maintenir l'engagement que nous avions pris ou étions-nous un pays ou un gouvernement qui se contentait de faire des déclarations? C'est une question sur laquelle nous devons revenir.

Si vous visitez toute l'immensité de l'Asie-Pacifique à l'heure actuelle et vous intéressez à la sécurité dans cette région, que ce soit au sein du gouvernement ou à l'extérieur du gouvernement, le Canada est maintenant un participant reconnu. Ce n'était pas le cas il y a 10 ans, à l'exception de notre histoire et du legs de l'Indochine et des commissions de contrôle, et de notre place en Corée.

À une époque, on partait du principe que l'ascension des pays asiatiques était liée à la prospérité, à la démocratisation et à la paix. Mais de toute évidence, cette idée est maintenant remise en question, tant en Asie du Sud-Est qu'en Asie du Nord-Est. C'est pour nous une évidence, mais les incidences sont moins évidentes.

Je dirais que le nom «Asie-Pacifique» est mal approprié, non seulement pour les raisons invoquées par M. Boutilier, à savoir utiliser deux mots pour désigner la moitié du monde. Ce que je veux dire, c'est que lorsque nous parlons de l'Asie-Pacifique, nous ne parlons pas vraiment de l'Asie-Pacifique. Nous parlons de l'Asie de l'Est. Nous ne parlons pas souvent de la partie Pacifique Est de l'Asie-Pacifique.

Sauf dans le cadre de l'APEC, l'Amérique Latine ne fait pas partie du discours sur la sécurité dans la région Asie-Pacifique. Les États-Unis et le Canada y sont inclus, puis nous nous dirigeons vers l'Asie de l'Est. Nous passons à l'Asie du Sud qui ne fait pas partie du Pacifique. Nous passons à la Mongolie, et nous nous dirigeons de plus en plus vers l'Asie centrale qui ne fait pas partie de l'Asie-Pacifique mais qui y est intimement liée à cause de questions de sécurité, de développement économique, de ressources et de liens ethniques. À un certain niveau analytique, c'est une toile sans couture. C'est pourquoi nous devons être très prudents lorsque nous parlons de l'Asie-Pacifique et dans notre façon d'établir des frontières. Il y a beaucoup d'autres aspects à prendre en compte outre les simples liens géopolitiques.

Pour bien mettre ce point en évidence, je souligne que, quand on commence à parler de l'Asie-Pacifique, il ne faudrait pas oublier deux très importants acteurs de cette scène, soit la Russie et l'Europe. Manifestement, parce qu'elle se trouve en Extrême-Orient, la Russie fait aussi partie de l'Asie-Pacifique, bien que sa partie extrême-orientale se distingue par son histoire unique, y compris par la très grande concentration d'armes stratégiques qui s'y trouve.

Si vous avez suivi les questions de sécurité en Asie-Pacifique ainsi que les dossiers politiques et économiques de la région, vous savez qu'il existe maintenant une nouvelle tribune, soit le Sommet Asie-Europe, qui prend de plus en plus d'importance. Les Asiatiques commencent en effet à beaucoup s'y intéresser, et non seulement les Européens y parlent-ils beaucoup d'économie, mais ils y déploient aussi tous les efforts en vue d'amorcer un dialogue en matière de politique et de sécurité. À mon avis, nous avons intérêt à y réfléchir avec soin.

Où cela m'entraîne-t-il? Je tiens tout d'abord à vous parler de l'incertitude qui entoure la transition. Les exposés de Mme Selin et de M. Boutilier ont tous deux bien fait ressortir les changements remarquables qui se sont amorcés vers la fin des années 80 en Europe et qui se sont étendus au reste du monde, sur le plan de la stratégie et de la sécurité. Ces bouleversements ont eu bien des répercussions. Ils n'ont pas, toutefois, abouti à une structure qui puisse remplacer l'ancienne, sur le plan de la sécurité. Cette question demeure ambiguë.

De plus, en dépit d'efforts comme le Dialogue sur la sécurité coopérative dans le Pacifique Nord et la création de tribunes comme le Forum régional de l'ASEAN qui essaient de lancer un dialogue régional et multilatéral, le bilatérisme demeure le principal outil, et la perception d'une menace demeure une réalité. Je parle de perception de menace tant dans son sens classique que dans des domaines nouveaux.

Ensuite, en dépit de l'initiative de coopération en matière de sécurité introduite par le Canada et de sécurité globale lancée tant par les Indonésiens que par les Japonais, tout gravite encore autour des quatre grandes puissances. Quelles sont les relations entre la Chine, le Japon, la Russie et les États-Unis? Quelle en sera l'issue? Ce n'est pas que les préoccupations des autres sur le plan de la sécurité ne soient pas importantes, ni qu'une mauvaise gestion de ces relations n'ait des conséquences tragiques sur le plan humain. Au bout du compte, si vous parlez avec des Asiatiques de politique, de sécurité et de sécurité de leur bien-être, ce qui inclut leur développement économique, on en revient toujours, d'une certaine façon complexe, à la position adoptée par les États-Unis, la Chine, le Japon et la Russie.

Bien qu'il soit peut-être trop tôt pour parler avec assurance d'une entente entre les puissances, on en entend parler. On en parle parfois dans le contexte de la péninsule coréenne. On en parle aussi quelquefois dans un sens plus général, en termes de gestion d'un nouvel arrangement en matière de sécurité, mais ce discours se concentre sur la gestion des relations entre les quatre grandes puissances régionales, voire mondiales. Il conviendrait peut-être d'y ajouter un cinquième joueur: l'Inde.

Autre point lié à cette incertitude qui entoure la transition, il faut se demander vers quoi nous nous dirigeons depuis la fin de la guerre froide. Bien qu'on l'attende depuis longtemps, le dividende de la paix ne semble pas exister actuellement. En fait, si vous vous fiez aux budgets de défense, l'Asie-Pacifique est le pôle d'attraction des armes tant nouvelles que vieilles, recyclées et dernier cri. Que ce soit en Asie du Sud-Est ou en Asie du Nord-Est, toutes les sortes d'armes conventionnelles et d'armes de destruction massive, des petites armes jusqu'à la technologie avancée des missiles, finissent par aboutir, que ce soit par transferts, par achats ou par vols, en Asie-Pacifique, particulièrement en Asie de l'Est. Ces armes sont achetées à coup de narcodollars, d'argent blanchi. On a peut-être recours au troc pour les payer, mais on les paie.

Les armes de destruction massive, les budgets de défense élevés, les déploiements de forces classiques, les litiges territoriaux permanents, les craintes concernant les projets à long terme des grandes puissances -- toutes ces questions classiques continuent d'être des problèmes gênants en Asie du Nord-Est comme en Asie du Sud-Est. S'ajoutent à cela l'actuelle crise économique, une insécurité alimentaire qui est profondément perturbante, les pénuries d'eau potable, la dégradation de l'environnement, le chômage massif, la désorganisation du marché du travail, les clivages ethniques et l'insécurité résultant de l'afflux dans les grands centres urbains de populations rurales incapables de s'en tirer, sans parler d'importantes migrations internes sur lesquelles on n'exerce aucun contrôle. Les 100 millions à 130 millions de Chinois qui affluent vers les grandes villes en sont l'exemple le mieux connu.

Dans cette période de transition incertaine, ni les institutions nationales ni les institutions internationales n'ont la confiance de l'élite ou des masses dans la région d'Asie-Pacifique.

Par contre, il faut dire que des efforts concertés sont faits en vue de réunir une brochette imposante de personnes très talentueuses venues d'un peu partout en Asie-Pacifique, si l'on se fie à la qualité des personnes envoyées à New-York ou à Genève. De la Mongolie et de la Chine en passant par les Philippines et l'Indonésie, on envoie les meilleurs éléments à l'école de la diplomatie internationale. On ne sait trop toutefois si c'est pour apprendre à s'en servir, à se faire prendre en charge par elle ou à gérer sa propre situation.

Un point que Mme Selin et M. Boutilier n'ont pas mentionné est la révolution survenue dans la conduite des affaires militaires. L'évolution remarquable de la technologie des communications est en train de changer de fond en comble non seulement la façon dont on fait la guerre, mais aussi la façon dont on pourrait peut-être maintenir la paix. Nous n'en savons pas assez à ce sujet. Nous savons encore moins comment l'Asie y réagit. Les Chinois ont eu une réaction remarquable, une révélation presque, quand ils ont analysé comment les Américains avaient livré la guerre du Golfe. Cela a complètement changé leur façon de voir la modernisation des forces chinoises.

Il existe un point qui mêle beaucoup les cartes sur le plan de la transition. Quel effet aura sur les pays ou joueurs non gouvernementaux, où qu'ils soient dans le monde, la possibilité, au cours de la prochaine année, si ce n'est auparavant, de pouvoir acheter sur le marché des images photographiques de satellites offrant une définition allant de six mètres à six pouces? Savoir ce que fait son voisin ne veut plus dire la même chose. Cela accroît-il la sécurité ou la mine-t-il? Se sent-on plus vulnérable ou plus en sécurité? Ce n'est là qu'une partie infime de la révolution survenue dans la conduite des affaires militaires.

Qu'entend-on actuellement par sécurité? Voilà un thème important. Selon moi, comme l'ont fait remarquer avec raison Mme Selin et M. Boutilier, la nature de la sécurité est en train de changer du tout au tout. Cette notion recouvre bien des réalités. Sans vouloir verser dans le discours théorique, je propose qu'un moyen simple de savoir ce qui relève de la sécurité et ce qui n'en relève pas est de reconnaître que la sécurité revient essentiellement à contrôler les entrées et sorties à la frontière. Le fait que les gouvernements aient le pouvoir de contrôler les entrées et les sorties à la frontière des États laisse croire que, dès qu'ils en perdent le contrôle, la sécurité est compromise.

Jusqu'ici, on a toujours considéré le déploiement de troupes comme une menace. Les militaires menacent votre frontière et vous envahissent. Vous avez une armée pour vous défendre. Par contre, que faites-vous quand ce sont des drogues? Que faites-vous quand l'ennemi est la technologie de l'information? Que faites-vous des idées? Quelles mesures pouvez-vous prendre pour empêcher l'entrée au pays du sida ou d'autres virus ou bactéries, ou encore les migrations illicites? Les militaires ne sont pas compétents pour régler ce genre de problème de sécurité.

Les gouvernements occidentaux ne savent pas encore comment s'attaquer à ces problèmes avec efficacité. Si nous, qui sommes censés disposer de moyens extraordinairement efficaces, ne savons pas comment nous y prendre, imaginez un peu les difficultés avec lesquelles sont aux prises les pays d'Asie de l'Est. Voilà le véritable problème de sécurité. Il ne s'agit pas simplement d'une question théorique, de lui trouver une nouvelle définition. Dans les faits, l'enjeu consiste à savoir quels sont nos moyens d'action.

Jusqu'ici, les gouvernements et les organismes internationaux ont été tout simplement incapables non seulement de suivre l'évolution de ces problèmes, mais aussi, quand ils disposent de tous les renseignements voulus, d'y trouver une solution efficace.

Dans les sphères plus traditionnelles de la sécurité, c'est-à-dire du côté de la défense, les Occidentaux ont essayé de convaincre les Asiatiques de discuter avec eux de questions militaires et de sécurité. Nous avons apporté à ces discussions notre propre terminologie et nous avons emprunté celle dont nous nous sommes servis pendant 20 ans pour construire l'OSCE. Nous avons non seulement supposé que le multilatérisme était bon, ce que la plupart des Asiatiques étaient disposés à un certain stade à accepter comme complément au bilatérisme, mais nous y avons ajouté deux idées maîtresses, soit l'établissement de la confiance et la transparence. La confiance se gagne. Elle aide à réduire la menace et à établir de bonnes relations avec ses voisins. En y ajoutant la transparence, on inspire confiance et on rassure quant à ses intentions.

Les petits États n'embarquent pas. Les frontières de bien des pays d'Asie de l'Est continuent d'être menacées. L'avenir semble s'inscrire dans la droite ligne du passé, qu'il s'agisse des relations entre le Viêtnam et le Cambodge, le Viêtnam et la Chine, la Corée du Nord et la Corée du Sud, les Coréens et les Japonais ou encore les Japonais et les Chinois. Ces pays se méfient énormément de ces deux expressions -- de l'établissement de la confiance et de la transparence. Ils souhaitent être rassurés. La transparence n'est pas forcément ce qui leur fait le plus peur. C'est donc un autre problème que pose la définition de la sécurité. Comment l'améliorer et éliminer l'incertitude qui l'entoure?

J'ai quelques observations à faire au sujet de questions qui préoccupent actuellement l'Asie de l'Est. Les Chinois sont vivement préoccupés par de nombreuses questions, entre autres par la révolution survenue dans la conduite des opérations militaires que j'ai déjà mentionnée. L'arrangement en matière de défense qui existe entre les États-Unis et le Japon et que les Chinois considèrent comme étant ciblé contre des tiers les inquiètent. En effet, le seul tiers menaçant est la Chine. Pour elle, une définition et une interprétation nouvelles de l'arrangement nippo-américain est un moyen de permettre aux Américains, avec l'aide des Japonais, d'intervenir dans le détroit de Taiwan. Comme vous pouvez facilement l'imaginer, elle trouve cela très troublant.

Vue sous un autre angle, la Chine est elle-même source du problème. Demandez à quiconque en Asie du Sud-Est quelle est la principale source de problème. Il vous parlera de conflits frontaliers, de clivages ethniques et de sécurité du régime, mais il reviendra immanquablement au facteur chinois -- à cette inconnue qu'est la Chine, à la mobilisation des Chinois, à leur force navale, à leurs intentions passées. Comment gérer le problème de la Chine, quand on sait fort bien que, même si l'on réussit à former une coalition des forces du reste de l'Asie, aucune d'entre elles ne pourrait, à elle seule, affronter la Chine sans l'aide des Américains. L'une ne va pas sans l'autre. On veut bien parler de sécurité avec la Chine, mais seulement si les États-Unis s'y engagent de façon durable.

Parfois, on le dit uniquement en coulisse, mais tout le monde le sait. Même les Nord-Coréens l'ont dit. Ils prétendent vouloir que les Américains quittent la péninsule coréenne, mais ils ne voudraient pas qu'ils s'en aillent trop loin, parce que seule la présence américaine peut stopper un Japon remilitarisé et une Chine rêvant d'hégémonie. Si les États-Unis se retirent du secteur, le Japon se dotera à nouveau d'une puissance militaire parce qu'il craint la Chine. Nous craignons à la fois les Chinois et les Japonais. Seuls les Américains peuvent arrêter les deux à la fois. On en revient donc toujours aux grandes puissances.

Mes dernières observations portent sur la diplomatie de la deuxième voie. Par deuxième voie, on entend le bassin de compétences représenté par une vaste gamme de spécialistes, du secteur privé comme du secteur public. Les fonctionnaires y travaillent à titre particulier, et c'est ainsi que se créent les possibilités d'amorcer le dialogue sur des questions extrêmement délicates que les gouvernements estiment devoir régler, mais qu'ils ne peuvent pas aborder officiellement.

J'ai la chance de coprésider, avec Thomas Bata, le comité canadien du Conseil de coopération pour la sécurité dans l'Asie-Pacifique. Le sénateur Andreychuk en fait partie, tout comme Joe Clark et certains autres. Il s'agit d'un comité international regroupant 17 pays, y compris la Corée du Nord, la Mongolie, la Chine, le Japon, les États-Unis, la Russie et l'Europe. C'est une des nombreuses tribunes.

Au sein même du Canada, nous avons mis en place une tribune de la deuxième voie qui tente d'aider les Canadiens à comprendre ce que signifie la sécurité dans l'Asie-Pacifique et à y contribuer. Il s'agit de CANCAPS, soit du Consortium canadien sur la sécurité en Asie-Pacifique. J'ai apporté des exemplaires de son bulletin trimestriel. Si vous souhaitez obtenir d'anciens numéros, je les enverrai avec plaisir au comité. Nous rendons aussi publics des documents de travail et nous avons des commissions d'étude. Shannon Selin est notre chef de la rédaction. Je suis moi-même président de CANCAPS qui compte approximativement 100 membres des quatre coins du pays. Nous tenons des conférences annuelles et nous contribuons aux débats sur la politique canadienne.

Cela m'amène, par conséquent, à la question que j'ai posée au début de mon allocution: sur quoi le Sénat est-il censé se pencher? Sur la question de savoir quelle devrait être la politique du Canada à l'égard de la sécurité dans la région Asie-Pacifique?

Le sénateur Andreychuk: Je tiens à féliciter les trois témoins pour leur exposé. On nous a donné un aperçu général des problèmes de sécurité dans la région Asie-Pacifique. Or, nous n'avons pas encore déterminé quel rôle devrait jouer le Canada pour assurer la sécurité de la région, et la nôtre bien entendu.

Seul M. Dewitt a fait allusion au Japon dans son exposé. Est-ce que les autres intervenants ont quelque chose à ajouter à ce sujet?

Les gens se demandent si nous avons une idée précise de la stratégie militaire à long terme de l'Asie. Vous y avez fait brièvement allusion. Vous avez dit que quelques pays ont modifié leur stratégie, et que certains sont en train de s'armer. On a l'impression que nous savons aujourd'hui moins de choses sur l'Est. Il fut un temps où nous en savions beaucoup plus que ne le pensaient les gens. Savons-nous quelle est la stratégie militaire actuelle des pays de la région Asie-Pacifique?

Cela m'amène à ma deuxième question. L'OTAN se demandait comment composer avec les pays du Pacte de Varsovie, ou les pays du Pacte de Varsovie se demandaient comment composer avec l'OTAN, selon que vous faites partie d'un camp ou de l'autre. Nous semblons avoir opté pour la coopération en matière de sécurité. Vous avez évoqué la possibilité d'utiliser le modèle de la CSCE, mais je crois qu'il faut plutôt miser sur le commerce pour renforcer la confiance. Il faut essayer de trouver un moyen d'appréhender les problèmes de sécurité dans la région Asie-Pacifique. Est-ce que cette stratégie est la bonne? Devrions-nous envisager une approche qui met davantage l'accent sur la coopération pour accroître la confiance? Nous arriverons peut-être, avec le temps, à trouver une formule adaptée aux besoins de l'Asie-Pacifique, qui nous permettra de bénéficier d'une certaine sécurité. Autrement, est-ce qu'il faut chercher à renforcer la confiance sur le plan régional? Est-ce qu'il faut laisser à la Chine, au Japon et à l'Indonésie le soin de décider des mesures de coopération et de sécurité qu'il convient de prendre dans cette région, et les aider plutôt à jeter les bases du régime de sécurité qui sera institué dans cette partie du Pacifique?

M. Boutilier: Je pourrais peut-être répondre à la première question, et un de mes collègues pourrait se charger de répondre à la deuxième.

Jetons un coup d'oeil sur les stratégies. Connaissons-nous vraiment la nature des stratégies militaires adoptées en Asie? Sans vouloir éviter de répondre à la question, je dois dire que ce problème est très complexe. Dans une large mesure, il existe un lien très étroit entre croissance économique et armement. Nous avons vu dans les journaux et les rapports que, en raison de la crise économique, plusieurs pays d'Asie ont été obligés de réduire considérablement leurs efforts d'armement. Au cours des années 90 et jusqu'à la fin de l'année dernière, les pays pouvaient faire l'acquisition d'armes à des prix dérisoires, et l'Asie du Sud-Est a été en mesure d'utiliser sa viabilité économique pour se moderniser.

Certains n'ont pas hésité à qualifier ce phénomène de course aux armements. Ce n'était pas nécessairement le cas. Toutefois, le fait est que les arsenaux asiatiques se sont nettement améliorés. Dans le cas de la Chine, c'est surtout l'évolution atypique de sa stratégie navale qui a constitué une source de préoccupation. La Chine a toujours regardé vers l'intérieur. De nombreuses personnes se demandent maintenant quelles sont les véritables visées de la Chine.

Je devrais préciser que l'appareil militaire chinois accuse, à bien des égards, de sérieux retards. Il est énorme. Seuls quelques éléments sont à la fine pointe de la technologie. Personne ne sait dans quelle mesure la Chine va faire appel à ces nouveaux éléments pour essayer de renforcer sa présence en dehors de ses frontières. Elle s'est interposée dans la mer de Chine méridionale et refuse d'abandonner ses revendications sur cette région. La question qu'il faut se poser est la suivante: va-t-elle utiliser ses forces armées pour essayer d'exercer une sorte de domination militaire sur d'autres États voisins?

Prenons l'exemple d'un petit pays comme Singapour, qui possède des armes perfectionnées et une force militaire reconnue pour son professionnalisme. On appelle souvent les habitants de Singapour les Israéliens de l'Asie du Sud-Est. Cette petite ville-État de 240 milles carrés est coincée entre deux grands États musulmans animés depuis longtemps de sentiments anti-Chinois. Elle a adopté une stratégie très différente, soit la stratégie de la crevette empoisonnée: elle est peut-être petite, mais elle est toxique. Quiconque essaie de la mordre subira des douleurs atroces.

Dans le cas de l'Indonésie, qu'il s'agisse de l'armée, de la marine ou des forces aériennes, il existe des divergences au sein des forces armées sur la façon dont elles doivent se conduire. De manière générale, les armées en Asie ont tendance à exercer une très grande influence politique. Toutefois, en Corée du Sud, en Indonésie, en Malaysia et même en Thaïlande, la marine a tendance à jouer un rôle de plus en plus important, en partie parce qu'il existe un grand nombre de conflits maritimes non réglés. Reste à savoir dans quelle mesure ces forces navales vont effectivement être utilisées.

Votre question est intéressante. Dans de nombreux cas, les rumeurs l'emportent sur la réalité. Comme l'a indiqué M. Dewitt, les visées de la Chine suscitent beaucoup de préoccupations en Asie du Sud-Est. Personne ne semble savoir quelles sont ses intentions. La Chine, elle, éprouve de fortes inquiétudes au sujet du Japon. À mon avis, on accorde trop d'importance à la question de la remilitarisation du Japon, même si c'est une réalité avec laquelle il faut désormais composer.

Les perceptions varient beaucoup. Il n'y a aucune unanimité sur la question de savoir qui constitue l'ennemi en Asie. Il y a peut-être une seule exception: on s'accorde de plus en plus pour dire que la Chine est en quelque sorte une menace virtuelle. Reste à savoir comment cela va se concrétiser dans les faits. Mon collègue, le colonel Roeterink, pourrait peut-être vous dire quelques mots au sujet des stratégies militaires en Asie.

Le colonel John Roeterink, ministère de la Défense nationale: Je pense, comme M. Boutilier, que la récente crise économique a eu pour effet de freiner la modernisation de certaines forces militaires dans la région. Les pays doivent maintenant investir leurs ressources ailleurs. C'est une bonne nouvelle pour nous, sur le plan militaire, car cela nous donne l'occasion d'élaborer de nouvelles politiques et stratégies.

M. Dewitt: Revenons à la question des mesures de coopération, au régime coopératif de sécurité. Jusqu'à tout récemment, les pays d'Asie de l'Est n'étaient pas à l'aise avec l'idée de participer à des forums multilatéraux et n'avaient pas souvent traité des questions de sécurité. Les Américains, suivis des Japonais, étaient fortement opposés à toute multilatéralisation, puisqu'elle implique, par définition, une forme de coopération. Ils avaient des vues bien précises, et tout ce qui les intéressait, c'était les questions navales et les mesures de contrôle des armements.

Les choses ont beaucoup changé au cours des cinq dernières années. On continue de reconnaître que les relations bilatérales servent de fondement à la diplomatie internationale. Toutefois, on est de plus en plus conscient de l'importance que revêt le multilatéralisme à la fois régional et global, et du fait aussi que de nombreuses questions ne peuvent être réglées de façon soit unilatérale, soit bilatérale. Elles exigent des mécanismes de coopération.

Le sida et la consommation de drogues posent en Asie du Sud-Est, et de plus en plus en Chine, de sérieux problèmes. La question des armes, entre autres, prend elle aussi de l'ampleur. Les diverses mesures de contrôle des armements ne peuvent être appliquées que par la voie multilatérale et par la coopération. Or, ce processus est non seulement relativement nouveau, mais il n'existe aucune institution multilatérale formelle en Asie du Nord-Est ou en Asie du Sud-Est, sauf peut-être l'ASEAN, qui s'est montrée plutôt discrète sur les questions de haute et de faible sécurité. L'ASEAN a connu quelques difficultés au Cambodge et, bien sûr, en Birmanie, qui fait maintenant partie de l'organisme, quoique le Cambodge n'en est pas membre.

Il n'existe aucun mécanisme institutionnel et les pays n'ont aucune expérience avec ce genre de processus. Par ailleurs, à la suite de pressions exercées par le Japon, l'Australie et le Canada, l'ASEAN a créé, au début des années 90, ce qui est maintenant connu sous le nom de Forum régional de l'ASEAN. Il s'agit d'un mécanisme régional informel qui ne dispose d'aucun secrétariat, d'aucun programme de rencontre formel, sauf une réunion annuelle des ministres des Affaires étrangères, et qui ne fait l'objet d'aucun sommet. Il y a des réunions de hauts fonctionnaires, quoique pas beaucoup, et des groupes de travail qui souvent participent à des initiatives de la deuxième voie, sauf qu'elles regroupent 21 pays qui ne partagent pas les mêmes idées. L'ARF s'appuie sur le principe qu'on peut réunir autour de la même table des Russes, des Chinois, des Européens, des Américains, des Canadiens, des Indonésiens, ainsi de suite. Il y a donc des progrès de ce côté-là.

Vous voulez savoir si nous devrions choisir -- s'il serait préférable de choisir un mécanisme plutôt qu'un autre. Les deux sont nécessaires. L'incertitude qui existe sur le plan de la sécurité et les changements qui se produisent à ce chapitre font qu'il est essentiel de maintenir et de renforcer les relations bilatérales à tous les niveaux. Le commerce, les investissements économiques et les échanges culturels sont toutes des stratégies qui visent à établir la confiance. Elles sont toutes reliées entre elles. Ne pas tenir compte du volet multilatéral peut entraîner des problèmes. Notre participation à l'OTAN nous a permis d'apprendre, entre autres, que le «multilatéralisme» favorise le dialogue, la prise d'engagements, le respect envers les autres et la recherche de solutions.

C'est quelque chose que l'on observe de plus en plus chez les Chinois. Au cours des trois dernières années, on a remarqué une nette différence dans la qualité des gens que la Chine envoie aux réunions multilatérales. Qu'il s'agisse de réunions de la deuxième voie comme la table ronde Asie-Pacifique, ou de réunions à Genève, à New York ou aux Nations Unies, ou encore de comités spécialisés, la Chine envoie des gens très talentueux et compétents. Elle ne possédait pas ces ressources humaines il y a cinq ans. Ou si elle les possédait, elle se gardait bien de les envoyer.

Le sénateur Carney: J'aimerais revenir aux affaires internes. Vous avez dit que les questions de sécurité sont plus importantes que les questions commerciales. C'est comme l'histoire de la poule et de l'oeuf. Certains soutiennent que la sécurité repose sur l'existence d'une économie forte où les revenus ne cessent d'augmenter et que, en l'absence de ces éléments, vous tombez dans le terrorisme, l'insécurité, les problèmes que nous abordons aujourd'hui.

Vous avez parlé de terrorisme, d'immigration illégale, de trafic de stupéfiants, toutes des questions qui intéressent le Canada en tant que membre de la région Asie-Pacifique. Le Canada est directement visé par ces questions, puisqu'il fait partie des pays de la région Asie-Pacifique.

J'ai été ministre du Commerce il y a quelques années. En tant que députée de la circonscription de Vancouver-Centre, j'ai appris qu'il y avait de plus en plus de gangs qui se livraient à des activités criminelles à Vancouver, et que tous ces éléments, y compris l'immigration illégale et le trafic de stupéfiants, constituaient une source de préoccupation. Lorsque je suis allée à Hong Kong à titre de ministre de la Couronne, le haut commissaire de l'époque, Anne-Marie Doyle, a organisé une rencontre au cours de laquelle j'ai pu m'entretenir avec les responsables de la sécurité à Hong Kong et discuter des mesures prises pour protéger le Canada.

Au cours de la réunion, on m'a dit, à la surprise de Mme Doyle, que non seulement le Canada ne subissait aucune influence négative de la part de Hong Kong, mais que Hong Kong elle-même était blanche comme neige. On m'a dit que le trafic de stupéfiants, l'immigration illégale ou les activités criminelles des gangs n'avaient aucun impact négatif sur le Canada.

Ce qui m'amène à poser la question suivante: comment surveillons-nous ces activités? Vous nous avez expliqué ce que font les autres pays et les rapports qu'ils entretiennent entre eux. Je veux toutefois savoir comment nous surveillons ces activités entre les autres pays de la région Asie-Pacifique et le Canada, et quelles sont les lacunes qui existent en matière de sécurité? Est-ce que notre sécurité est menacée en raison de l'impact qu'ont ces activités sur le Canada? Quelles mesures de surveillance prend-on? Quelles sont les lacunes que présente le système de sécurité?

M. Boutilier: Je ne peux vous répondre qu'en termes généraux. Je crois que vous avez, par inadvertance, rencontré les responsables de l'office du tourisme de Hong Kong et non les responsables de la sécurité. Les gangs de crime organisé sont de plus en plus présents en Chine, comme vous l'avez indiqué. Les journaux en provenance de Vancouver laissent entendre que les crimes commis par des gangs asiatiques sont à la hausse et que le nombre de décès liés à la consommation de drogues, comme l'a mentionné Mme Selin, montrent l'existence d'un lien entre les deux.

L'élargissement de l'ASEAN a ceci de curieux: quand vous arrivez à Singapour, on vous remet une carte de débarquement sur laquelle on peut lire, au bas de celle-ci, en grosses lettres rouges, ce qui suit: l'importation ou la consommation de drogues signifie la mort. Or, ce même organisme accepte en son sein la Birmanie, un des plus gros producteurs de drogue au mode, et le Cambodge, qui est peut-être l'un des pays de transit les plus importants au monde.

Le sénateur Carney: Êtes-vous en train de dire que nous devrions inscrire la même chose sur nos cartes de débarquement? Je m'intéresse avant tout au Canada.

M. Boutilier: Je le sais. J'allais ajouter que la présence de plus en plus importante de la Chine en Birmanie du Nord, ce qui pose certains problèmes de sécurité, signifie qu'une quantité accrue de drogues quitte la Birmanie du Nord et de Laos et passe par le Yunan et Hong Kong avant d'arriver à Vancouver et sur la côte Ouest. Il est vrai qu'il y a une coopération de plus en plus étroite et constructive entre la marine, la Garde côtière et d'autres organismes, y compris les États-Unis, qui surveillent de plus près les navires qui transportent des marchandises de ce genre. Nous essayons d'unir nos efforts dans le Pacifique et de surveiller les navires qui s'approchent des côtes du Canada.

Comme vous le savez, nous avons également des policiers, quoiqu'ils soient peu nombreux, qui sont détachés auprès de nos ambassades en Asie du Sud-Est. Leur travail consiste à surveiller ce genre de trafic.

M. Dewitt: Le groupe de travail sur la réforme de la politique d'immigration du Canada a déposé récemment son rapport. Il a formulé des recommandations très précises à ce sujet. Reste à savoir si le gouvernement va y donner suite.

Les questions que vous abordez ne peuvent manifestement pas être réglées par la voie bilatérale. Elles doivent être réglées par la voie multilatérale. Or, il existe quelques petits problèmes au chapitre du renseignement.

Le sénateur Carney: D'autres pays règlent ces problèmes par la voie bilatérale. Ils jettent les criminels en prison, les pendent ou les punissent. Ils n'utilisent pas la voie multilatérale.

J'aimerais savoir quelles sont les lacunes que présente notre système de sécurité. Êtes-vous en mesure de les cerner? Le fait d'avoir quelques policiers de suffit pas. Je ne veux pas me montrer irrespectueuse envers les forces maritimes, mais ces gens seraient bien les derniers à dire qu'ils sont en mesure de surveiller adéquatement la côte de la Colombie-Britannique, même avec l'aide de la Garde côtière.

Êtes-vous en train d'affirmer, tous les trois, que vous êtes incapables de cerner les lacunes que présente notre système de sécurité? Peut-être que cela ne relève pas de votre compétence.

M. Dewitt: Je ne tiens pas à entrer dans les détails, parce que je ne suis pas spécialisé dans ce domaine. Plusieurs groupes de travail sur la criminalité transnationale se penchent actuellement sur ces questions, et ils comptent parmi eux des Chinois, des Américains, des Canadiens, ainsi de suite. Toutefois, ils ne bénéficient pas d'un très grand appui. Ces groupes comptent également des représentants de la GRC et des services de sécurité et du renseignement, mais, d'après ce que j'ai compris, ils ne reçoivent pas beaucoup d'aide financière du Canada.

Le sénateur Carney: Madame Selin, avez-vous quelque chose à ajouter?

Mme Selin: Ce n'est pas mon domaine d'expérience, et mes principales sources d'information ne proviennent pas du service de sécurité. Comme je l'ai déjà dit, vous pouvez consulter l'Internet et souvent tomber sur des rumeurs qui peuvent être fondées ou non.

Le sénateur Carney: La communauté sikh s'est trouvée aux prises avec un problème. Une personne, qui n'est pas un citoyen exemplaire, est restée cachée dans le temple sikh pendant deux ans parce qu'elle était perçue comme une menace par la communauté. On se pose de sérieuses questions au sujet de ce que fait le Canada. Quelles mesures avons-nous prises pour protéger les membres des communautés ethniques contre les actes de terrorisme?

Mme Selin: Dans ce cas-là, je pense qu'il s'agit d'un problème de surveillance policière.

M. Dewitt: L'examen législatif de la Loi sur l'immigration aborde bon nombre de ces questions. Il faut plutôt se demander s'il existe une volonté politique, si nous disposons des ressources nécessaires pour appliquer, par exemple, les mesures d'expulsion? Il y a d'énormes lacunes dans notre système, et pour plusieurs raisons. J'accepterais volontiers d'en discuter avec vous à un autre moment, car je crois que cela nous éloignerait trop de notre discussion aujourd'hui.

Le sénateur Grafstein: Je tiens à préciser que, en 1923, nous avons tenu un débat sur la politique maritime du Canada, et, en 1935, sur la politique aérienne. En 1925, nous avons tenu, à Toronto, un débat sur nos relations économiques avec la Chine. Je ne veux pas que les témoins aient l'impression que nous n'avons jamais tenu de débat sur le rôle du Canada en Asie, et sur nos intérêts nationaux. Au contraire.

En fait, en 1935, les forces aériennes ont été obligées, en raison des compressions budgétaires qui avaient été décrétées, de laisser aller 350 pilotes. Bon nombre d'entre eux ont décidé de se joindre aux forces aériennes chinoises. Le gouvernement a presque été renversé à la suite d'une motion de censure. Ces questions ne datent pas d'aujourd'hui. Cela n'enlève toutefois rien à la complexité des problèmes que vous nous avez exposés.

Nous allons devoir, dans notre rapport, prioriser ces problèmes et déterminer, si possible, quels sont les intérêts nationaux que nous devons protéger à court, à moyen et à long termes. Nous avons très peu de ressources à notre disposition, comme vous l'avez signalé, et nous devons trouver un moyen de venir à bout de ces problèmes, des problèmes qui sont tous très fascinants.

J'aimerais poser une série de questions et vous faire une suggestion. D'abord, connaissant les limites de notre budget, il nous serait très utile de savoir où, à votre avis, nous devrions nos efforts. Nous ne pouvons pas tout faire à la fois, mais nous avons avec l'Asie des liens très intéressants.

Cela dit, j'aimerais revenir à la question principale. Il existe ici aussi des analogies historiques. Nous avons été saisis de ce même problème immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale: que devions-nous faire avec l'Europe, qui était déchirée par la guerre et qui se trouvait dans un état de désarroi? M. Pearson, qui a dirigé le débat sur cette question, a été très précis. Vous commencez par créer des conseils multilatéraux et essayez de favoriser l'émergence d'un multilatéralisme où le Canada pourra exercer une influence plus grande que par la voie bilatérale. Si l'on empruntait la voie bilatérale, nous serions perdus. La voie multilatérale, elle, nous donne une certaine marge de manoeuvre.

Pourquoi ne commencerions-nous pas avec le Conseil de l'Atlantique Nord, qui a mené à la création de l'OTAN, et qui s'est ensuite transformé en système de défense multilatéral plus structuré qui s'occuperait de contrer les menaces? Nous avons beaucoup d'alliés là-bas. Il y a l'Australie et les États-Unis, avec tous les problèmes qu'ils ont. Il y a l'Inde. Il y a un groupe de pays de langue anglaise avec lesquels nous partageons des intérêts communs. Je crois aussi que nous partageons les mêmes idées que la Russie sur certaines de ces questions. Laissons de côté la Chine et le Japon. Je vous dis ceci: indiquez-nous comment orienter et enrichir le débat.

Il n'y a pas de débat national à la Chambre des communes sur le sujet; nous vous demandons donc de nous aider.

Mme Selin: Où affecter nos ressources? Personnellement, j'appuie le sénateur Carney; autrement dit, nous devrions commencer par nos propres frontières et prévoir le maintien de l'ordre face aux menaces directes à la sécurité du Canada qui proviennent de l'Asie, comme le trafic de drogue. Je conviens avec M. Dewitt qu'une telle approche exige une coopération internationale -- qu'elle soit bilatérale ou multilatérale -- avec d'autres organismes du maintien de l'ordre.

Deuxièmement, je crois que nous devrions mettre l'accent sur des relations bilatérales avec les pays de l'Asie du Nord-Est, essentiellement le Japon, la Corée et la Chine.

Troisièmement, je crois qu'il est important, comme vous l'avez suggéré, sénateur Grafstein, de maintenir le processus multilatéral. Nous avons consacré beaucoup d'efforts à ce processus qui a bien commencé mais dont l'exécution prend beaucoup de temps. À mon avis, il est risqué d'essayer de combler le fossé -- de passer d'un système de sécurité essentiellement bilatéral dans la région à un système multilatéral. Cela prendra beaucoup de temps et d'efforts; ce sont donc mes trois priorités.

M. Dewitt: J'ajouterais un point. À l'heure actuelle, nous ne savons pas clairement qui est l'ennemi. Par conséquent, nous parlons de multilatéralisme, domaine dans lequel nous devons, à mon avis, investir, mais il reste que le bilatéralisme est le processus qui semble le plus naturel pour ce qui est de nos relations commerciales, de notre investissement économique, de nos échanges culturels, et cetera. Au bout du compte, l'investissement crée une communauté de sécurité -- non pas une alliance, non pas une structure fondée sur la menace, non pas une structure défensive, mais une communauté de sécurité. Je pense que cela prend du temps, mais il s'agit d'un investissement considérable. La meilleure façon de procéder consiste à admettre que nos priorités -- en tant que pays du Pacifique Nord -- se trouvent dans les pays asiatiques du Pacifique Nord, mais que nous avons des liens particuliers avec l'Asie du Sud-Est, puisque la plupart des pays qui la composent sont maintenant anglophones.

Nous jouissons d'une très bonne réputation en ce qui concerne les liens entre l'aide et le développement, qu'il s'agisse du développement économique ou de l'aide sociale et politique. Tous ces pays, à l'exception de l'Indonésie, sont petits et modestes et représentent des alliés ou des partenaires naturels. Il y a au Canada une communauté de l'Asie du Sud-Est qui est forte et positive et qui prend de l'ampleur. Elle ne ressemble pas tout à fait à la communauté de l'Asie du Sud -- qu'il s'agisse des Tamouls, des Sri-Lankais, des Indiens ou des Pakistanais -- ni non plus à la communauté de l'Asie du Nord-Est, les Chinois en particulier.

M. Boutillier: Je ne suis pas d'accord sur un ou deux points; en effet, la présence des États-Unis est bien marquée et tous les problèmes que nous connaissons dans le Pacifique découlent du réseau de relations bilatérales que les Américains ont construit dans la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale. Elles peuvent sembler multilatérales, mais sont en fait bilatérales. Au Canada, nous sommes très enclins au multilatéralisme, ce concept nous permettant de nous hisser à des niveaux supérieurs parmi les grandes puissances et permettant également de répartir plus largement la responsabilité, et cetera.

Dans certaines régions du Pacifique, le multilatéralisme n'est pas au goût du jour. Comme l'ont indiqué mes collègues, nous devons adapter nos relations aux attentes des pays visés. La distinction en matière de sécurité entre l'Asie du Nord-Est et l'Asie du Sud-Est est très marquée et très profonde; il ne faut surtout pas l'oublier. Je suis toutefois d'accord avec M. Dewitt -- ces cinq dernières années, le multilatéralisme a fait de gros progrès, alors que ce n'était pas le cas au début de la décennie. Les parties visées se montrent beaucoup plus ouvertes aujourd'hui.

En tant qu'employé du MDN, ce n'est pas à moi de rendre un jugement sur la politique actuelle. En pratique toutefois, je crois qu'il est tout à fait sensé de mettre l'accent sur l'Asie du Nord-Est, puisque c'est là que se trouvent nos principaux partenaires commerciaux -- le Japon, la Corée et la Chine. Ce sera d'ailleurs le point de convergence de la lutte du pouvoir entre les États-Unis, la Chine, le Japon et la Russie.

L'Inde, comme je l'ai dit plus tôt, a toujours été une zone grise à de nombreux égards. Nous nous sommes appuyés sur une sorte de mythologie ancienne et n'avons déployé aucun effort pour faire de l'incitation active auprès de l'Inde et ce, pour diverses raisons. Nous devons cependant penser très sérieusement non seulement au fait que des Canadiens d'origine indienne pourraient combler le fossé entre le Canada et l'Inde, mais aussi à l'incitation active que nous voulons faire auprès de l'Inde.

Tout cela sous-entend qu'aucune autre ressource n'est disponible. S'agit-il de demander davantage de ressources ou acceptons-nous simplement qu'il n'y en ait pas? En tant que Canadiens, je dirais que nous ne sommes pas vraiment téméraires. La prudence est notre grande qualité, mais à de nombreux égards, c'est également une faiblesse. Devrions-nous insister pour avoir davantage de ressources pour le rôle que nous jouons dans cette région? Nous faisons pas mal de choses avec très peu de ressources. Cherchons-nous à fixer une priorité entre l'Amérique latine et l'Asie, l'Europe de l'Est et l'Amérique latine? Nous ne l'avons jamais fait. Ce que nous faisons en Asie doit être placé dans le contexte plus vaste de l'affectation de nos ressources -- relativement limitées -- afin de savoir si nous voulons accorder plus d'attention à une région en particulier.

Le sénateur Grafstein: Dans quelle région de l'Asie-Pacifique affecteriez-vous ces ressources supplémentaires?

M. Boutilier: Je les affecterais en Asie du Nord-Est.

Le sénateur Grafstein: Dans quels secteurs -- soutien naval supplémentaire ou appui dans le domaine de la diplomatie et du commerce?

M. Boutilier: Appui diplomatique et commercial.

Le président: Il est facile d'expliquer les raisons des grands engagements militaires en Europe au cours de l'histoire de ce continent. Ils ont eu lieu tout d'abord pour des raisons socio-économiques et d'instabilité politique intérieure et aussi à cause du modèle d'État garnison. On détourne l'attention de la population des problèmes internes en invoquant la présence d'un ennemi étranger. Deuxièmement, l'impérialisme à la recherche de la gloire -- l'émulation de la Rome antique. Troisièmement, l'impérialisme à la recherche des richesses. On se bat pour protéger le commerce ou pour acquérir des colonies. Quatrièmement, les différends frontaliers. Dans le cas de la région de l'Asie dont nous parlons, monsieur Boutilier, quels sont d'après vous les problèmes de cet ordre auxquels nous risquons le plus d'être confrontés?

M. Boutilier: L'insécurité interne, je crois. Plutôt que l'insécurité entre États, ce sera l'insécurité à l'intérieur des États.

Le président: Cela s'explique-t-il par les difficultés économiques ou les rivalités politiques intérieures?

M. Boutilier: En termes très vastes, je dirais que cela relève de l'économie. Permettez-moi de nuancer ce propos. Ces 40 dernières années, l'Asie a réussi à extraire un nombre considérable de gens de la pauvreté absolue. On peut bien sûr discuter de la définition de pauvreté, mais il reste que cela s'accompagne d'un phénomène inverse, à savoir que le fossé entre riches et pauvres ne cesse de se creuser. Au moment où les États s'engagent dans la communauté internationale, ils vont être soumis à de très fortes tensions internes en ce qui concerne la répartition de l'emploi, des ressources, de la richesse, et cetera, ce qui pourrait mettre à rude épreuve la structure de certains États asiatiques. C'est ce qui est en train d'arriver en Indonésie et qui pourrait parfaitement se produire en Chine.

Le président: Monsieur Dewitt, pourriez-vous répondre à la même question?

M. Dewitt: Je conviens en règle générale que les questions internes relatives à l'instauration du régime, à l'affermissement du pouvoir ainsi qu'à la contestation du pouvoir en place sont fort importantes. Comme nous l'avons vu ces 50 dernières années, l'évolution du système étatique en Asie du Sud-Est et du Nord-Est -- la capacité des pays d'assurer le bien-être de leur peuple -- a été un élément essentiel. Cela dit, les répercussions des rivalités ou des différences entre États restent importantes.

J'ai une autre observation à faire au sujet des pays de l'Asie orientale et de la politique du Canada. Je dirais que nous avons connu d'excellentes opportunités ces 10 dernières années du fait que la politique américaine -- d'une manière frappante -- a été désorganisée et assez floue.

Nous faisons maintenant face à deux changements. Le premier, c'est que nous devenons de plus en plus renfermés ou intégrés dans le système politique et économique de l'Amérique du Nord. Le deuxième, c'est que les États-Unis vont mettre de plus en plus l'accent sur le rapport qui existe entre leur bien-être et la performance politique et économique des régions et des pays avec lesquels ils ont créé des liens solides et où ils ont fait de gros investissements. Je me hasarderais à dire que des pays comme le Canada pourront de moins en moins se tailler un rôle indépendant ou visible en Asie-Pacifique, à moins qu'ils ne le fassent avec sagesse et -- systématiquement -- en partenariat avec d'autres. C'est ce qui explique encore davantage que des efforts multilatéraux ou régionaux naissants complètent naturellement le bilatéralisme et qu'ils servent aussi, d'après moi, notre intérêt national. Je pense que ces éléments nous permettront certainement d'atténuer certains des problèmes qui pourraient être à l'origine de conflits en Asie orientale.

Le sénateur Andreychuk: La Chine a parfaitement conscience des problèmes et vous avez vous-même indiqué qu'elle a parfaitement conscience de son influence. Il n'y a pas grand-chose que nous puissions faire au sujet de cette supériorité dans certains de ces domaines et, par conséquent, elle va user de son influence, j'imagine, dans les cercles des Nations Unies et de l'OMC. Aux Nations Unies, nous avons déjà vu qu'il ne fallait pas soulever la question de Taiwan, il ne faut pas non plus soulever la question du Tibet dans le contexte des droits de la personne.

On craint de plus en plus que la Chine ne fixe l'ordre du jour de l'OMC. Alors que nous disons que nous allons tous être assujettis aux mêmes règles et bénéficier d'un statut d'égalité et que les négociations ne vont pas être menées par un seul pays, ne sommes-nous pas déjà en train de céder du terrain à la Chine, du seul fait que nous reconnaissons sa force et sa puissance?

M. Dewitt: Très juste. Il y a deux réalités; la première est celle de la Chine au sein de l'Asie. Dans ce contexte, la Chine n'a pas traditionnellement été une puissance expansionniste, mais une puissance qui a affermi sa place, indépendamment de la façon dont on peut qualifier ce système. Il y a actuellement un débat en Asie orientale au sujet du degré d'expansionnisme de la Chine. Officiellement, elle dit qu'elle se contente de consolider ses assises, d'entretenir de bonnes relations avec ses pays voisins, d'assurer la coexistence pacifique, et cetera. L'Asie orientale s'inquiète en fait depuis longtemps à ce sujet et essaie de savoir où se trouvent ces limites.

Il ne sert à rien de ne pas vouloir admettre que d'ici 25 ans -- même d'après les prévisions les plus conservatrices -- la Chine sera la force dominante de l'Asie orientale, au plan économique et militaire.

Sur la scène internationale toutefois, et pour revenir à votre exemple des Nations Unies, je dirais qu'il faut surveiller la situation de près, et pas uniquement dans notre propre intérêt. Nous avons la responsabilité et l'obligation de défendre des principes et d'être prêts à tirer parti de notre savoir-faire diplomatique -- qui est loin d'être négligeable -- dans des forums multilatéraux pour interpeller les pays concernés et inculquer la notion de certaines normes et règles auxquelles la Chine doit apprendre à se soumettre. Je sais que cette approche n'est pas nécessairement populaire, mais je crois qu'il est possible de jouer sur les deux tableaux: il est possible d'être présent en Asie-Pacifique, mais aussi d'intervenir avec intégrité sur la scène internationale.

M. Boutilier: Il est très important, à mon avis, de se souvenir des 150 dernières années de l'histoire de la Chine. J'ai parlé de la situation unique dans laquelle se retrouve la Chine aujourd'hui. Les Chinois ont hérité de sentiments d'impuissance et de culpabilité tout en ayant un grand sentiment de fierté. Ces deux phénomènes s'opposent dans le psychisme chinois. Au cours des 150 dernières années, la Chine a été envahie, humiliée, diminuée et occupée comme une colonie, pratiquement. Elle a maintenant l'ambition de récupérer des territoires comme Hong Kong, Macao, le Tibet et Taiwan, afin de prouver légitimement au monde qu'elle est maintenant une nation à part entière.

De nombreux pays d'Asie, dont la Chine, certainement, s'opposent farouchement à cet interventionnisme qui les oblige en quelque sorte à souscrire à des normes internationales. Ils vont le faire, mais ils se heurtent à des problèmes herculéens lorsqu'il leur faut moderniser leur économie étonnamment dépassée afin de pouvoir faire face à ces nouvelles réalités. Leur résistance -- et celle des États voisins -- au rythme de la libéralisation et de la globalisation du commerce est enracinée dans toute une série de facteurs historiques et économiques; ils vont certainement essayer d'orienter l'ordre du jour afin que l'on tienne compte des préoccupations qu'ils considèrent légitimes. Tandis qu'ils acquièrent plus de confiance et que leurs délégations internationales deviennent plus subtiles -- ce qui est en train de se produire -- il deviendra plus difficile de les critiquer en ce qui concerne leur respect des normes internationales.

Le sénateur Grafstein: Je ne peux pas laisser passer un point de vue auquel je ne souscris pas, si bien que je vais faire une déclaration au lieu de poser une question.

En ce qui concerne la Chine, nous avons parfois un point de vue nord-américain ou eurocentriste et pensons que ce pays ne s'engage pas sur la voie de la démocratie. Il nous a fallu 400 ans pour passer d'un état de barbarie à un état de common law. Il a fallu 400 ans à la common law pour s'implanter. En Chine, la démocratie a beaucoup plus progressé à la base ces dix dernières années qu'au cours de 200 années en Europe, de 1500 à 1700.

Si je le souligne, c'est parce que tout en cherchant à prévoir la menace que représente la Chine, il faut aussi je crois voir l'autre côté de la médaille; en effet, de 40 000 à 120 000 villages en Chine sont démocratiques, à la base. À certains égards, leur gouvernement municipal est plus démocratique que celui que l'on retrouve au Canada. Je crois donc que nous sommes en train de sous-estimer cette contrepartie. Beijing n'est même pas au courant de ce qui se passe dans ces villages qui progressent plus rapidement qu'elle ne le voudrait et qu'elle ne peut pas contrôler.

Si je fais ces observations, monsieur le président, c'est parce que j'ai passé pas mal de temps en Chine et que la croissance que j'y ai découvert m'a abasourdi. Je n'y suis pas allé ces cinq dernières années, et je parle de l'époque préalable au soulèvement de la place Tiananmen. D'après les amis que j'ai là-bas, cette croissance s'est depuis multipliée par dix.

Je cherche en quelque sorte à équilibrer le débat.

M. Boutilier: Je suis complètement d'accord.

Le président: Sur cet accord, nous allons suspendre la séance. Honorables sénateurs, vous conviendrez que les témoins ont été des plus utiles grâce à leur sincérité et leur précision.

Nous vous remercions d'être venus parmi nous. Merci beaucoup.

La séance est levée.


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