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Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 18 - Témoignages


OTTAWA, le mardi 12 mai 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 17 h 48 pour étudier les conséquences pour le Canada de l'émergence de l'Union monétaire européenne et autres sujets connexes en matière de commerce et d'investissement.

Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, nous allons passer à notre second ordre de renvoi qui traite des conséquences pour le Canada de l'émergence de la politique monétaire européenne. Le comité s'est beaucoup intéressé à la question quand nous étudiions les relations du Canada avec l'Union européenne dans la perspective des changements. Nous recevons aujourd'hui M. John D. Murray de la Banque du Canada.

M. Murray est diplômé de l'Université Queen's et détient un doctorat en économique de l'Université Princeton. Il a enseigné à l'Université de la Colombie-Britannique et à l'Université de la Caroline du Nord, et il a également été maître de conférences à Princeton.

En 1980, il s'est joint à la Banque du Canada à titre d'économiste principal au département d'analyse financière et monétaire. Il a travaillé comme conseiller de recherche au département international d'analyse financière et monétaire de 1984 à 1987, avant d'y être promu sous-chef en 1987. Il est maintenant chef de ce département, poste qu'il occupe depuis 1990.

Comme il a déjà comparu devant le comité, je sais que sa présence parmi nous aujourd'hui sera des plus utiles. Nous voulons savoir comment l'Union monétaire et économique européenne a progressé et aussi obtenir une analyse à jour des conséquences pour le Canada du passage à l'UME. Monsieur Murray, nous sommes prêts à vous écouter attentivement.

M. John D. Murray, chef, département des relations internationales, Banque du Canada: Vous le savez sans doute, il s'est tenu le week-end dernier en Europe une importante réunion à l'occasion de laquelle certaines questions importantes ont été réglées. Notre rencontre tombe donc à point nommé.

J'ai fourni une analyse détaillée de l'initiative de l'Union monétaire européenne, qui la place également dans une perspective historique. Comme vous le savez, il s'agit vraiment de la prochaine étape d'un processus entamé avec le Traité de Rome en 1957. Il s'est véritablement agi d'une progression logique et très révolutionnaire.

Je me rends compte que vous avez déjà reçu un grand nombre de témoins, et que vous connaissez les questions et que vous êtes donc déjà assez bien renseignés sur le sujet. J'ai cependant estimé qu'il serait utile de faire un bref rappel et de passer en revue certaines des décisions qui ont été prises. N'hésitez pas à m'interrompre à tout moment ou à me ramener à des sujets qui correspondent à vos besoins.

D'un point de vue canadien, si vous considérez les choses en termes économiques que je qualifierai d'étroits, c'est peut-être beaucoup plus simple que cela en a l'air. Je ne dis pas cela pour diminuer l'importance de cette initiative d'un point de vue européen, ou peut-être d'un point de vue canadien à long terme. Seulement, à court terme, il se peut que vous ne remarquiez pas de grands changements sur le plan de nos relations avec l'Europe et de l'impact que cette initiative est susceptible d'avoir sur des événements en Europe.

Il existe certains dangers que je vais signaler, mais, d'un point de vue canadien, les aspects plus importants de toute cette initiative concernent réellement le débat qu'il peut raviver au pays. Ce débat portera tout d'abord sur les autres arrangements en matière de devises en Amérique du Nord si l'euro voit le jour en Europe. L'euro servira de cas type ou de modèle important. En second lieu, le débat portera sur l'influence que cette initiative pourrait avoir à long terme, en ce qui concerne notre présence sur la scène internationale. À l'heure actuelle, par exemple, nous sommes membres du G-7/G-8. Nous participons aux sommets. Nous sommes l'un des membres émérites de la communauté mondiale; nous figurons sur la liste A -- tout juste, mais nous y sommes.

L'intégration croissante de l'Europe, comme vous le savez, encouragée par cette union monétaire, pourrait quelque peu changer cet état de chose. Il pourrait être plus raisonnable de parler d'un G-3: États-Unis, Japon et Europe. Le seul pays en surnombre dans ce cas, si nous considérons le G-7, serait le Canada. Nous pourrions nous retrouver encore plus imbriqués dans un contexte nord-américain; pour d'autres raisons, cela se produit déjà, dans une certaine mesure. Ce sont là les deux éléments importants.

Le Canada pourrait tirer des leçons en ce qui concerne les arrangements en matière de devises. D'abord, si nous avions une monnaie commune avec les États-Unis, la même logique que certains ont utilisée en Europe s'appliquerait-elle en Amérique du Nord? Il faudrait également se demander ce qu'une telle situation signifierait, au sens politique, pour notre influence sur la scène internationale.

Le week-end dernier, à la réunion du Conseil européen, trois importantes décisions ont été prises. Premièrement, et ce qui est le plus important, 11 pays ont été sélectionnés pour faire partie de la première vague. L'Union européenne compte 15 pays, mais seulement 11 ont été admis ou ont voulu l'être, à ce stade. Les quatre qui sont restés derrière -- soit de leur propre gré ou parce qu'ils ne respectaient pas les critères de Maastricht -- étaient la Grèce, qui ne respectait pas les critères, la Suède, le Royaume-Uni et le Danemark.

Le sénateur Grafstein: Et la Norvège.

M. Murray: La Norvège n'est pas membre, donc elle n'a jamais été dans la course. Il se peut qu'elle demande à être admise un jour, comme il se pourrait que bien d'autres pays de l'Europe centrale et de l'Est demandent à être admis à l'Union européenne, avant de l'être à l'UME.

Le sénateur Grafstein: Le Danemark?

M. Murray: Oui.

Le sénateur Di Nino: Si la Grèce a échoué, je me demande si les autres ont échoué eux aussi. Le hautcommissaire britannique nous a donné certains renseignements qui, je dois l'admettre, sonnaient quelque peu diplomatiques.

M. Murray: Le Royaume-Uni était l'un des rares pays à se qualifier, en fait, sur tous les plans, sauf un, à savoir qu'un pays devait avoir été membre du MCE, le mécanisme de change, depuis au moins deux ans. Il aurait pu intégrer le groupe s'il l'avait voulu, mais de toute évidence, il ne le voulait pas. La Grande-Bretagne s'est retirée en 1992, et a maintenu un taux de change flottant par rapport aux autres devises européennes. J'ai l'impression, cependant, que si le Royaume-Uni avait voulu se joindre au groupe, cette exigence aurait été levée. Ce que j'appellerai un traitement «tolérant» ou «flexible» a été accordé à de nombreux autres pays. Je pourrais donner l'exemple de l'Allemagne qui, techniquement, ne respectait pas le ratio de la dette au PIB. Son rendement était bon pour ce qui est de l'inflation, ses taux d'intérêt, bas, et son déficit par rapport au PIB, sous les 3 p. 100. Sa dette brute par rapport au PIB était inférieure à 60 p. 100.

Le sénateur Grafstein: Le change était dans la limite de la fourchette?

M. Murray: Pas dans le cas du Royaume-Uni.

Il y avait d'autres pays, comme l'Italie et la Belgique, qui, de toute évidence, ne respectaient pas les critères. Pour vous donner un exemple, le ratio de la dette brute au PIB de ces deux pays dépassait les 100 p. 100 -- c'est très loin de la cible. C'était encore pire dans le cas de la Grèce. Elle a échoué pratiquement à tous égards.

Le sénateur Di Nino: Il vaudrait probablement mieux permettre au témoin de faire son exposé. Je vous remercie de votre réponse.

M. Murray: La deuxième grande décision prise le week-end dernier a été la plus contestée. Il avait été décidé que Duisenberg, un Hollandais, présiderait la nouvelle Banque centrale européenne, la BCE. Son nom avait été proposé il y a plus d'un an, et les gens pensaient qu'il y avait eu entente commune à ce sujet.

Il y a six à huit mois, à la grande surprise de tous, Chirac de la France a soudainement annoncé qu'il aimerait que la candidature de M. Trichet, actuellement gouverneur de la Banque de France, soit considérée. À l'époque, les gens ont été surpris, parce que tout avait été arrangé, mais ils croyaient que cela serait résolu longtemps avant le week-end dernier. Finalement ce ne l'a pas été, et c'est devenu quelque chose comme la résolution de la 11e heure et le ton était très acrimonieux. Un compromis est intervenu, mais au prix de beaucoup d'accusations et de mauvaise volonté.

C'est maintenant chose faite. Duisenberg sera président, mais sans doute pas pour son plein mandat de huit ans. Il est entendu qu'il assumera ses fonctions pendant quatre ans. Voici les autres membres: six membres siègent au conseil exécutif et, avec les 11 autres représentants, qui seront les gouverneurs de leurs banques centrales respectives, ils formeront le conseil de direction de la BCE.

J'ai parlé d'un mandat de huit ans. Pour assurer une certaine continuité, ces nominations étaient à l'origine de différentes durées. Officiellement, Duisenberg a un mandat de huit ans, mais Noyer en a un de quatre. Les autres mandats sont de cinq, six, sept ou huit ans, et ils seront graduellement éliminés. Ce qu'il faut retenir, c'est qu'une fois la structure en place, le mandat régulier de chacun sera de huit ans. Les nominations seront donc décalées, ce qui accroîtra encore davantage la protection contre toute ingérence politique. En effet, les gouvernements nationaux ne sont pas au pouvoir pendant plus de huit ans.

On a également décidé de choisir les parités centrales qui lieront les 11 devises, une fois l'euro en place le 1er janvier 1999. Encore une fois, ce qui n'a surpris personne, ils ont choisi d'établir ces parités bilatérales à égalité avec les actuelles parités centrales au sein du mécanisme de change. Cela n'avait rien de surprenant, si bien que cela a été adopté.

Quelles sont les autres questions en suspens? Certaines d'entre elles sont purement d'ordre opérationnel, et elles intéressent davantage quelqu'un comme moi qui s'occupe d'une banque centrale, que quiconque. Je vais vous en donner la liste, cependant, parce qu'une ou deux d'entre elles font partie des dangers dont je parlerai plus tard.

Tout d'abord, il devra y avoir transfert des responsabilités en matière de politique monétaire entre les banques centrales nationales et la BCE le 1er janvier 1999. Cela ne devrait pas poser de problème. Ils doivent sélectionner les derniers taux de conversion pour l'euro, mais cela ne peut être fait avant le 31 décembre 1998. C'est compliqué et je vais vous en parler si vous le voulez. Même si le week-end dernier ils ont déterminé les parités bilatérales qui lieraient les devises des 11 pays participants, cela ne suffisait pas pour établir une valeur pour l'euro vis-à-vis du dollar et des devises des autres pays, comme le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède, qui ne participeront pas parce que leurs devises continueront de flotter.

Il faut qu'un écu, qui est actuellement l'unité de compte en Europe, égale un euro. Certains des pays dont les devises font partie du panier de l'écu, comme le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark, ne participeront pas à l'euro; les choses devront être reconfigurées le 31 décembre sur la base des taux de change actuels. Donc, même si certaines des parités ont été fixées pour les 11 pays participants, il reste encore certains autres taux non déterminés, et ceux-ci ne seront connus que la veille.

Les problèmes de logiciel et d'autres problèmes techniques liés à l'introduction de l'euro doivent également être réglés. C'est une tâche énorme, et le coût de cette conversion ne sera pas publicisé en Europe. Je ne fais pas seulement allusion à l'impression et à la distribution de la nouvelle monnaie, bien que le coût en sera élevé, ou au coût ou à l'affichage de prix en double libellé jusqu'en l'an 2002, parce que les devises nationales et l'euro fonctionneront en parallèle. Des éléments comme les programmes informatiques, les systèmes de facturation et de comptabilité représenteront une dépense énorme. Dans d'autres exposés, j'ai qualifié cela de problème de l'an 2000 au carré. Je parlerai plus tard de ce que cela suppose pour nous.

Étant donné qu'elles transigent en utilisant ces devises, nos banques devront faire face au problème de l'an 2000 un an plus tôt. Le 1er janvier 1998 sera une date importante pour elles. Elles devront mettre au point tous leurs programmes pour qu'ils puissent reconnaître cette nouvelle devise.

Il y a la sélection d'une cible immédiate pour la politique monétaire. La BCE va être créée, mais jusqu'à présent rien n'a été fixé concernant la façon dont la politique sera orientée. La Bundesbank veut qu'elle tienne compte des agrégats monétaires, comme elle le fait elle-même actuellement. D'autres veulent des cibles précises en matière d'inflation -- nous en avons, tout comme le Royaume-Uni. Cela reste à être déterminé.

La BCE a un mandat très clair, qui est d'assurer une stabilité des prix. C'est son seul objet, mais ce qu'on entend par «stabilité des prix» reste à définir. On s'attend qu'elle le sera dans une fourchette d'entre 0 p. 100 et 2 p. 100, mais cela n'a pas été confirmé.

Il faut également fixer les réserves minimales obligatoires des banques commerciales. L'Allemagne tient beaucoup à ce que toutes les banques commerciales d'Europe soient assujetties à une réserve minimale commune. De telles réserves n'existent même pas dans certains pays, donc cette question est une source de tensions.

Enfin, pour ceux qui s'intéressent à l'or, combien la BCE en conservera-t-elle? C'est un grand sujet de préoccupation pour le marché de l'or, parce qu'il y a tellement d'or dans les banques européennes. Si la BCE décide de ne pas en conserver une grande quantité, beaucoup d'or pourrait être mis en circulation sur le marché à brève échéance. Les banques nationales n'auraient pas intérêt à s'en défaire tout de suite et à provoquer des prix qui leur nuiraient. Toutefois, cette offre d'or excédentaire aurait quand même l'effet de ralentir le marché. Nous sommes des producteurs d'or et cela nous concerne, mais nous avons su tirer notre épingle du jeu. Le Canada, comme vous le savez, a commencé à vendre de l'or lorsque le prix de celui-ci était le plus fort, en 1980, et il a suivi la vague jusqu'au bout. C'est l'une des choses pour lesquelles nous pouvons nous féliciter.

Examinons le risque à court terme pour l'UME. Le dossier va bon train et il y a certainement beaucoup plus d'enthousiasme que j'aurais cru possible il y a un an. Tous les gens se sont dit que c'était inéluctable parce que l'on y attachait tellement d'importance politique. Même sur le plan économique, cependant, la mesure semble plus viable et souhaitable que les gens l'auraient pensé. Il y a néanmoins des risques à court terme. Je ne veux pas les exagérer, mais il pourrait y avoir des manoeuvres spéculatives à partir d'aujourd'hui et jusqu'au 31 décembre/1er janvier de l'année prochaine, lorsque tout devra être finalisé. Il se peut que les gens s'élancent sur ces parités bilatérales qui ont été établies; tant qu'il n'y aura pas eu conversion et fixation du taux de change, si vous vous adonnez à la spéculation, vous pourrez certainement faire de bons coups si vous réussissez à faire bouger ces cours.

Le sénateur Di Nino: Dans un sens ou dans l'autre?

M. Murray: Oui. Toutefois, personne ne croit vraiment qu'il va y avoir des difficultés, donc je n'attacherais pas trop d'importance à cette question. L'alignement entre les pays semble être raisonnable. Compte tenu des cours à terme que l'on voit aujourd'hui sur les marchés financiers, il ne semble pas y avoir beaucoup de tension.

Il y a toutefois entre certains des pays membres des déséquilibres macro-économiques sous-jacents ou vestigiaux. L'Allemagne, la France et l'Italie ont une offre excédentaire considérable; le chômage et la capacité excédentaire dans ces pays s'élèvent à environ 1,5 à 2 p. 100 de leur PIB. Cela correspond au taux de croissance qu'ils doivent connaître pour parvenir au plein emploi. Comme vous pouvez le voir, il y a une coïncidence remarquable entre trois grands partenaires, de sorte qu'il y a eu convergence de ce côté-là -- du moins en ce sens qu'ils prennent tous le virage au même moment du cycle économique.

Dans certains pays plus petits, comme les Pays-Bas, la Finlande et l'Irlande, c'est la demande excédentaire qui prévaut. Les pays alignent leurs monnaies, mais ils sont à des étapes différentes du cycle économique, d'où les politiques monétaires différentes qu'il leur faut. L'Irlande, la Finlande et les Pays-Bas ont besoin d'une politique monétaire resserrée. L'Allemagne, la France et l'Italie auraient encore besoin de stimulants pour les aider à parvenir au plein emploi. Quel sera le bilan de tout cela? Sans doute que les pays plus petits s'en tireront moins bien.

Il y a des divergences d'opinion quant aux modalités qu'emploiera le groupe appelé l'EuroConseil des 11 pour exercer la surveillance politique nécessaire de la BCE. Le Traité de Maastrich comporte des dispositions visant à soustraire la BCE à l'influence politique: un mandat clair, une affectation à long terme pour les administrateurs, et cetera. La France elle aussi a fait savoir clairement au cours de l'année dernière qu'elle tient toujours à avoir certains pouvoirs de surveillance politique de la CBE; l'Allemagne, bien sûr, s'y oppose vivement, et c'est là un point de tension. Reste à voir quelle sera l'issue.

Enfin, il va y avoir un remaniement de fond en comble du milieu bancaire européen et cela présente un risque à court terme pendant la période menant à l'UME. Cette situation prévaudra non seulement au cours des six ou sept prochains mois mais également au cours des prochaines années. Il y a beaucoup trop de banques en Europe et le système financier là-bas est extrêmement inefficace et fragmenté. L'union monétaire va accélérer la rationalisation, qui était inévitable de toute façon. L'Italie, par exemple, a 900 banques. On dit qu'il n'en restera plus qu'une centaine après deux ou trois ans, et leur nombre diminuera toujours. Témoin la vague de fusions en Amérique du Nord. La même chose va se produire en Europe, mais au centuple. Tout cela peut être très pénible et il peut en résulter des pertes. Le consommateur en sortira gagnant à long terme, mais il y aura beaucoup de déplacements, et beaucoup de gens se retrouveront au chômage. Il pourrait en résulter une certaine malhabilité financière à l'intérieur de l'Europe.

Examinons maintenant les avantages à long terme pour l'Europe. Vous êtes tous bien au courant des principaux avantages, notamment l'intégration politique. C'était là bien sûr la vraie motivation, la monnaie devise commune étant un autre moyen de cimenter encore plus solidement l'Europe sur le plan politique. L'aspect économique était presque auxiliaire; non pas qu'il était sans importance, mais il était secondaire.

L'autre aspect à considérer ici, bien sûr, est celui de la réduction des coûts des transactions, de l'augmentation de l'efficacité et de la réduction des risques associés aux cours de change. Différents calculs ont été effectués, mais les plus optimistes situent les économies à environ 1 p. 100 du PIB. Des estimations plus raisonnables mais toujours assez optimistes situent les économies à environ 0,4 p. 100 du PIB, sous la forme de frais de transaction moins élevés, car il ne sera plus nécessaire de convertir les monnaies entre les 11 pays. Ces chiffres représentent des sommes importantes, surtout au fil des ans. Si des économies de cet ordre sont réalisées chaque année, le montant cumulatif est très important.

Troisièmement, une plus grande discipline sur le plan de la politique budgétaire et monétaire, qui n'est peut-être pas aussi importante pour des pays comme l'Allemagne, est très importante pour l'Italie, qui a été un très ardent aspirant au club de l'UME. Il s'agit en quelque sorte d'une certification pour ce pays; on reconnaît ainsi qu'il fait partie de la première équipe. D'ailleurs, il y a eu tellement de bouleversements politiques et tellement de problèmes économiques que les Italiens veulent tout simplement que quelqu'un -- si vous me permettez une analogie assez forte -- passe les menottes à leurs dirigeants. Les conditions de l'union comprennent certaines restrictions qui devraient favoriser un meilleur rendement économique dans bon nombre de ces pays.

Mon quatrième point est plus positif, du moins du point de vue de l'Europe. Je ne suis pas sûr si c'est positif du point de vue de l'Amérique du Nord. La fin de l'hégémonie américaine et l'émergence d'une nouvelle monnaie de réserve créeront un meilleur équilibre économique mondial. Du point de vue du Canada, ce ne sera peut-être pas une mauvaise chose que de pouvoir compter sur un contrepoids vis-à-vis des États-Unis.

Comme vous le savez, il pourra y avoir certains coûts économiques et politiques. Surtout, il faudra désormais qu'une seule politique monétaire convienne à tous les pays, et l'adaptation pourra être très difficile à certains moments. Nous avons fait beaucoup de travail là-dessus à la Banque du Canada. Nous nous sommes penchés sur une notion appelée le «concept de la zone monétaire optimale», où l'on examine une région économique en posant les questions suivantes: «Cet ensemble de régions, de territoires se tient-il en tant qu'unité monétaire? Devrait-il avoir une monnaie commune?» Nous avons soumis le Canada à un tel examen. Nous avons examiné les régions à l'intérieur du Canada, nous avons examiné les régions à l'intérieur de l'Amérique du Nord et nous avons examiné l'Europe. D'après ce que nous enseigne l'histoire, franchement, de nombreux pays européens ne devraient pas songer à faire partie de l'Union. La Norvège et le Royaume-Uni sont les deux premiers pays de cette liste.

Le Royaume-Uni a décidé d'attendre et il faut l'en féliciter pour plusieurs raisons. La Norvège ne pouvait pas adhérer, mais même s'il lui était loisible de le faire, elle devrait s'abstenir. Nous avons également mis les Pays-Bas dans cette catégorie. Ce sont des pays où le pétrole a toujours joué un rôle très important et c'est ce qui les a amenés à adopter des orientations très différentes. Même à l'intérieur du Canada, le cas de l'Alberta saute aux yeux. S'il est une région au Canada qui aurait voulu avoir sa propre monnaie au cours des 20 ou 30 dernières années, c'est bien l'Alberta, à cause de ses particularités. Une autre région qui présente des particularités aussi fortes est les Maritimes.

Les différences entre le Canada et l'Europe sont considérables, mais pas au point où nous ne pouvons profiter l'un l'autre de nos expériences. Les Européens nous voient faire et constatent que nous parvenons à nous tirer d'affaire, même si la Colombie-Britannique vend du bois, l'Alberta vend du pétrole, les Prairies vendent du blé, l'Ontario vend des automobiles et les provinces de l'Atlantique, historiquement, vendent du poisson. L'Europe peut ainsi se sentir rassurée. Plus tard, c'est peut-être nous qui pourrons tirer des enseignements de l'Europe.

Les problèmes structuraux et le manque de souplesse du marché du travail sont profondément enracinés. Les différences qui existent en Europe ne constitueraient pas un problème si les marchés du travail, les salaires et les prix étaient caractérisés par la même souplesse que l'on retrouve aux États-Unis et également chez nous, dans une certaine mesure. L'Europe ne peut pas compter là-dessus, donc elle arrive au bâton avec déjà deux prises contre elle: une politique monétaire commune qui doit convenir à ce groupe assez hétéroclite et des marchés du travail rigides. L'Europe sera plus limitée que dans le passé même dans son recours à la politique budgétaire parce que les pays doivent suivre les modalités de ce qui s'appelle le Pacte de la stabilité et de la croissance.

L'Allemagne refusait d'adhérer à ce club tant qu'il n'y avait pas des assurances que les autres sauraient se comporter sur le plan budgétaire. Des conditions budgétaires à long terme ont donc été imposées. On a eu raison de procéder ainsi, mais il s'agit là d'une autre contrainte imposée à ces pays européens et toute la démarche peut devenir pénible, même si elle n'est pas impossible. Il y a toutefois une différence entre une région monétaire réalisable et une région monétaire souhaitable.

L'UME pourra être soit un catalyseur de la réforme économique, soit une source de friction politique. Selon certains observateurs, dont Marty Feldstein des États-Unis, l'UME va créer plus de tensions politiques qu'on aurait pu l'imaginer; de plus, elle sera une source de difficultés plutôt qu'un élément d'intégration au sein de l'Europe dans l'avenir.

Examinons maintenant les conséquences pour l'économie mondiale. Si les optimistes ont raison, il y aura en Europe une croissance économique plus rapide, la productivité s'améliorera, les risques diminueront, les frais de transaction aussi, et il faut s'en réjouir. Nous en bénéficierons également; il n'y aura que des gagnants. S'ils améliorent leur sort, cela ne veut pas dire que le nôtre se détériorera. S'il y a croissance là-bas, il faut espérer qu'il y en aura ici aussi.

L'euro pourrait devenir une nouvelle monnaie de réserve et il pourrait en résulter un meilleur équilibre. Comme nous le savons tous, il n'est pas toujours facile d'être le voisin du pays le plus puissant au monde. Lorsque la monnaie américaine subit des revers, la nôtre est souvent entraînée dans son sillage. Nous sommes souvent bousculés sur le passage des autres monnaies qui s'élancent sur le dollar américain. Après tout, à leurs yeux, nous ne sommes qu'une autre forme, plus faible, du dollar américain.

Francfort ou Paris pourraient-ils devenir de grands centres financiers, au détriment de Londres? Comme vous le savez, c'est quelque chose que Londres craint. Il n'en sera peut-être rien, mais il faut y penser.

Examinons le problème du chômage endémique en Europe. Les taux sont déjà très élevés. La semaine dernière, l'Allemagne a publié ses statistiques sur le chômage pour le mois d'avril et elle était heureuse d'annoncer que le taux de chômage avait baissé à 11,4 p. 100. La France se réjouit que son taux de chômage, qui a atteint 12,5 p. 100, a cessé de grimper. Si ma mémoire est bonne, ce taux se situe aujourd'hui à environ 12,1 p. 100. Ces pays sont sur la bonne voie mais ces nombres sont encore trop élevés. J'ai parlé tout à l'heure des rigidités et des tensions qui peuvent se produire. On ne peut savoir avec exactitude où tout cela aboutira, et il y a encore beaucoup de chemin à faire.

Sans des politiques monétaires indépendantes, un marché du travail ouvert, des prix et des salaires intérieurs souples, et compte tenu des politiques budgétaires restrictives qui sont appliquées, le danger est que l'on se replie sur le protectionnisme commercial, la forteresse Europe. Nous en sortirions égratignés. Ils ne s'en porteraient pas mieux à long terme, et nous en subirions certainement les contrecoups. C'est toutefois une tentation qui pourrait se présenter.

L'Europe continuera à se concentrer sur elle-même et il y en a qui craignent qu'il en résultera une plus grande volatilité des taux de change. Je ne partage pas cet avis.

Il se peut qu'il y ait une intervention plus agressive sur les marchés de change de la part des pays européens, mais nous savons que cela ne mène nulle part à long terme. À maintes reprises, les Français ont préconisé ce que j'appellerai une résurrection de BrettonWoods. On reviendrait ainsi à un système de taux de change indexé, devenu plus attirant du fait qu'il n'y a maintenant que trois grandes monnaies: l'euro, le dollar américain et le yen. Il y a d'autres monnaies à la périphérie, par exemple le dollar canadien et le dollar australien, mais ce sont des intervenants secondaires. Un tel régime peut paraître intéressant. Au Canada, toutefois, où nous nous sommes assez bien tirés d'affaire avec des taux de change flottants, il faut être méfiant et se demander comment cette bataille de titans au sein d'un système dirigé de taux de change pourrait se solder et nous nuire.

Enfin, examinons les conséquences pour le Canada. Il y a des raisons de croire que l'impact sur le Canada pourrait être minime. En premier lieu, le flux de nos échanges commerciaux avec l'Europe est très limité, du moins si l'on le compare avec nos courants commerciaux vers les États-Unis ou d'autres zones. Il s'agit quand même d'exportations de l'ordre de 40 à 45 milliards de dollars, et ce n'est certainement pas négligeable.

Comme je l'ai dit plus tôt, l'UME a pour but d'unir des devises et de faire diminuer les frais de transaction. Selon une évaluation optimiste, cela pourra faire économiser à l'Europe 0,4 p. 100 de son PIB. En soi, cela ne se traduira pas par beaucoup plus d'exportations pour le Canada par suite de la croissance.

Il y a d'autres considérations. Certains pensent, et j'ai tendance à être de leur avis, que la création d'une monnaie commune pourrait fort bien alimenter la concurrence dans toute l'Europe, et favoriser une meilleure répartition des ressources, ce qui revient à dire que 0,4 p. 100 ne rend pas vraiment compte des avantages potentiels. Nous espérons que tel sera le cas. Même si la croissance en Europe est beaucoup plus rapide, par suite de l'UME, nous n'en sentirons pas beaucoup les effets; cette croissance va nous aider, sans nous faire de tort.

Nous sommes en Amérique du Nord, et, avec le temps, les États-Unis deviennent de plus en plus importants pour nous, et non pas moins importants. À cause du système de libre-échange en vigueur dans notre hémisphère, nos échanges vont se faire de plus en plus dans le sens Nord-Sud, et non plus dans le sens Est-Ouest, et nous pouvons même parler ici de l'Asie. Avant la dernière campagne de presse négative, nous entendions beaucoup parler de la croissance asiatique. L'Asie va avoir plus d'importance pour nous, mais je crois que nous allons nous tourner de plus en plus vers l'hémisphère occidental. C'est naturel, et ce n'est pas une mauvaise chose. L'UME est une expérience intéressante, mais dans une stricte perspective économique canadienne, et à court terme, elle n'a probablement pas beaucoup à nous offrir.

Une autre raison qui permet de croire qu'elle n'aura peut-être pas beaucoup d'influence au Canada, c'est la nature évolutive de la transition vers l'UME. Nous ne parlons pas ici d'un grand bond. Les pays européens prévoient ce mouvement, comme je l'ai dit, depuis 40 ans, et ces 30 dernières années, à des degrés divers, ils ont déjà aligné leurs devises les unes sur les autres. Certains pays vont à l'occasion descendre du train et dévaluer leur monnaie, mais, généralement parlant, adopter une devise commune n'est pas pour beaucoup d'entre eux un bien grand pas en avant. Cela est particulièrement vrai de l'Autriche, des Pays-Bas et de la Belgique, qui sont arrimés au deutsche mark depuis des années.

À court terme il y aura pour nous des coûts et des problèmes, de même que des questions de droit et de comptabilité. Vous avez peut-être entendu parler de la «continuité des contrats». Quand ces devises vont disparaître en l'an 2002, que va-t-il arriver des contrats qui ont été établis en fonction du deutsche mark? Ce ne sera pas un problème, nous a-t-on dit, mais on ne peut écarter la possibilité qu'il y en ait.

Chose plus importante, nos institutions financières devront s'adapter à la transformation des programmes dont j'ai parlé, tout comme leurs homologues européens. Les cambistes seront aussi moins en demande, quoique certaines personnes ne verront peut-être pas cela d'un mauvais oeil. On estime en effet qu'il y aura 50 000 cambistes de moins en Europe à cause de l'UME. Cela viendra s'ajouter à l'économie de 0,4 p. 100 dont j'ai parlé plus tôt. À plus long terme, il y aura aussi un réaménagement au sein des négociateurs d'obligations du marché monétaire.

Examinons maintenant les avantages à long terme et les coûts éventuels. Nous commerçons avec l'Europe, et il est beaucoup plus avantageux de commercer en une devise plutôt qu'en 11. Cela nous est utile. Nous serons plus efficaces et courrons moins de risque monétaire, mais ce n'est pas si important que cela. Ce qui pourrait être important, comme je l'ai dit au début, c'est le fait que le débat sur la conclusion d'ententes monétaires en Amérique du Nord et au Canada pourrait reprendre.

Si l'expérience européenne est concluante, pourquoi ne pas avoir une devise commune en Amérique du Nord? Nous sommes très ouverts à la discussion. Comme vous le savez, de 40 à 45 p. 100 de notre PIB est exporté. Nous sommes l'un des pays les plus ouverts du monde -- plus ouverts que bien des pays européens qui adhèrent à l'UME. Entre 80 et 85 p. 100 de nos exportations s'en vont aux États-Unis, et ce chiffre augmente. Cela représente une bonne partie de notre PIB, et plus de 30 p. 100 de notre produit national brut. C'est davantage que tout ce que les gouvernements au Canada contribuent au PIB. Voilà entre autres pourquoi nous sommes le plus ardent défenseur des taux de change flottants.

Nous avons été les premiers à opter pour les taux de change flottants dans les années 50. De fait, nous avons été le seul pays industriel à le faire. Nous avons ralenti temporairement dans les années 60, pendant la crise du «Diefen-dollar», mais nous sommes repartis de plus belle en 1970. Nous flottons depuis lors, et selon nous pour de bonnes raisons. Non pas seulement pour l'indépendance de notre politique monétaire, mais aussi à cause de la protection que cela donne à l'économie de notre pays, grand producteur et exportateur de marchandises Nous sommes susceptibles de subir des secousses différentes de celles que subissent les États-Unis, et cela nous a parfois aidés.

L'Europe cherche à promouvoir l'intégration politique. À mon avis, le Canada ne peut pas suivre cette voie. Nous ne voudrions pas évoluer vers une union monétaire, parce que cela pourrait nous mener à une union politique. Notre point de départ serait aussi très différent. En Europe, il y a un certain nombre de grands pays qui sont des partenaires égaux, et qui acceptent de donner voix au chapitre à de petits pays.

La situation au Canada et aux États-Unis serait très différente. Nous ne serions pas comme l'Italie, la France et l'Allemagne, qui ont décidé de former un club monétaire, puis ont invité d'autres nations à s'y joindre. Nous serions davantage comme la Belgique et l'Allemagne des dernières années, la Belgique n'ayant absolument rien à dire au sujet de la politique monétaire allemande. Il serait très peu probable qu'on nous fasse asseoir à la table. Le succès de l'euro pourrait rallumer le débat sur une devise nord-américaine, mais je ne crois pas qu'il irait très loin.

Au Canada, la monnaie commune a suscité beaucoup d'intérêt à cause de la possibilité de la séparation. Dans cette éventualité, nous aurions un modèle. Nul doute que certains groupes au Québec ont été rassurés par l'initiative européenne, qui leur a donné à penser qu'un partenariat monétaire pourrait fonctionner en cas de séparation.

J'ai mentionné le déclin du rôle du Canada au sein du G-7/G-8. C'est là une possibilité. Ici aussi toutefois je serais circonspect à ce sujet. Même si cela arrive, ce ne sera pas du jour au lendemain. Les pays européens ont très clairement affirmé qu'ils veulent encore s'asseoir à la table. Ils ne sont pas disposés à se faire représenter par le président de la Communauté européenne ou du Parlement européen. Ils veulent avoir voix au chapitre. Quand ils insisteront pour s'asseoir à la table, je crois que nous pourrons nous y asseoir aussi.

Si jamais notre position internationale s'affaiblit, je ne crois pas que ce sera à cause de l'UME. Ce sera plutôt parce que d'autres pays sont en pleine expansion et que certains des groupes plus anciens n'ont plus la même raison d'être.

Pendant la crise asiatique, des gens ont appris avec surprise que l'Indonésie comptait plus de 200 millions d'habitants. Nous parlons de pays qui croissent très rapidement, et cette croissance va se poursuivre, ce qui va leur donner une énorme base démographique. Au cours de la prochaine décennie cette situation va modifier la dynamique d'une façon plus importante que l'Europe.

D'aucuns ont dit que commercer en dollars canadiens comportera davantage d'instabilité, parce qu'il y aura moins de devises avec lesquelles commercer. Presque par ennui, le commerçant oisif jouerait avec d'autres devises. Je ne prends pas cette possibilité très au sérieux.

Selon le rapport population/PIB, commerce extérieur/PIB, et la part des exportations et importations mondiales de marchandises, le tableau 3 de mon mémoire montre comment les différents groupes se compareraient. Les données sont quelque peu dépassées, car elles remontent à 1996. Comme vous pouvez le constater, la population avec laquelle nous traitons s'établit à 373 millions de personnes, ce qui est supérieur à celle des États-Unis. Le PIB est de 8,6 billions de dollars, comparativement à 7,3 billions pour les États-Unis. Étant donné le rapport commerce extérieur/PIB, l'Europe serait à peu près aussi ouverte que les États-Unis. Une fois exclu le commerce intra-européen, l'Europe disposerait de cela en tant qu'entité.

Si l'on tient compte de la part européenne des exportations mondiales de marchandises, à l'exclusion du commerce intra-européen, cela serait encore plus important. Le Japon est la troisième grande entité économique -- un peu loin derrière, mais toujours importante. La Communauté européenne est environ 16 fois plus grosse que le Canada pour ce qui est du PIB, et est plus de 10 fois plus peuplée. Ils sont gros -- mais ils sont déjà gros. Et je vais terminer sur ce point.

Tout ce dont il s'agit ici, c'est de convertir des devises nationales en une monnaie commune. En tant que représentant d'une banque centrale, je suis plein d'enthousiasme à ce sujet, mais nous devons nous rappeler que ces pays existent déjà, et qu'ils vont se comporter après le 1er janvier plus ou moins comme ils le font à l'heure actuelle. Ce pourrait être une expérience positive, du moins en ce qui concerne les questions micro-économiques, la réduction des frais de transaction, etc. Mais ce n'est pas époustouflant. Il y a des risques macro-économiques qui s'appellent hausse du chômage et contre-performance à long terme, à moins que les pays européens ne s'engagent dans une réforme structurelle sérieuse.

Le président: Le Royaume-Uni reste à l'écart, et nous commerçons encore beaucoup avec lui, et nous y avons fait beaucoup d'investissements. Le reste de l'Europe occidentale adhère à l'UME, mais nous avons toujours des liens avec le Royaume-Uni. Quelles seraient en l'occurrence pour le Canada les conséquences de l'exclusion du Royaume-Uni?

Voici mon autre question: vu que l'Irlande adhère à l'union, cela aura-t-il des conséquences pour le Canada, parce que nous y avons fait beaucoup d'investissements?

M. Murray: Voilà deux bonnes questions, reliées entre elles.

Tout d'abord, je ne crois pas que le fait que le Royaume-Uni n'adhère pas à l'union devrait poser un gros problème. D'aucuns ont dit que les gens vont maintenant être davantage portés à investir en Europe continentale plutôt qu'au Royaume-Uni parce que la Grande-Bretagne reste à l'écart et présenterait davantage de risques. Si vous examinez où investir votre argent, vous seriez davantage enclin à le faire en Europe continentale. En conséquence, l'importance du Royaume-Uni va diminuer tant qu'il restera à l'écart. Selon certains, cela serait particulièrement vrai sur le plan financier, étant donné la position prééminente de Londres en tant que centre financier. Cela pourrait même ne pas s'arrêter là. En effet, les investisseurs canadiens au Royaume-Uni pourraient être désavantagés parce qu'ils ne seraient plus au bon endroit.

Cela ne me préoccupe pas trop, et ce, pour deux raisons. Le Royaume-Uni a déclaré qu'il va probablement adhérer à l'union, et je crois qu'il va le faire. Deuxièmement, il peut y avoir des avantages à rester à l'écart. L'une des choses qui ont vraiment aidé le Royaume-Uni ces dernières années, c'est son taux de change flottant. Il n'a pas eu à s'adapter à la charte sociale exigeante et à la situation du marché du travail que les autres pays européens ont connues. C'est pourquoi les Japonais ont choisi d'investir au Royaume-Uni plutôt qu'en Europe continentale. Ne pas faire partie de l'UME pourrait représenter un avantage net. Pour mettre cela en contexte, le taux de chômage au Royaume-Uni est inférieur à 6 p. 100, soit moins de la moitié du taux en France.

Votre deuxième question concerne l'Irlande. C'est là que les choses pourraient se corser quelque peu, parce que l'Irlande commerce en bonne partie avec le Royaume-Uni, qui ne fait pas partie de l'union. Imaginons une situation où l'euro s'apprécie par rapport à toutes les autres devises, notamment la livre irlandaise, et, ce qui est plus important, où l'Irlande verrait sa nouvelle devise s'apprécier par rapport à la livre anglaise. La livre était très forte jusqu'à il y a deux semaines, où elle a commencé à chuter. Les industries irlandaises pourraient être désavantagées sur le plan concurrentiel vis-à-vis des industries du Royaume-Uni, et cette situation influerait nécessairement sur les investissements canadiens en Irlande et modifierait la force d'attraction de ce pays. Je ne dis pas que cela va se dérouler de cette façon, mais il y a un risque, parce que l'Irlande a reçu beaucoup d'investissements canadiens.

Le sénateur Bolduc: Grâce à ses politiques macroéconomiques et à son potentiel, notamment son économie monétaire ou sa politique de taux d'intérêt, la Grande-Bretagne peut s'occuper de son marché intérieur, où il peut fort bien y avoir une plus grande stabilité économique que partout ailleurs en Europe.

Prenons le cas de l'Italie, où le Nord est riche et le Sud pauvre. La même politique monétaire va s'appliquer partout. À mon avis, il y aura des tensions si la rigidité du marché persiste. Je crois que cette rigidité va disparaître. Sinon, nous aurons une crise sociale. Il n'y a aucun doute à ce sujet.

En France, par exemple, ils n'ont pas été capables de se comporter d'une façon civilisée. Je parle des camionneurs et de beaucoup d'autres groupes. Le gouvernement avait à sa disposition divers instruments pour faire face aux situations sociales, mais il ne les aura plus maintenant. La capacité des États nationaux de régler les tensions sociales sera passablement limitée. C'est ce que je crois, et à ce sujet le Royaume-Uni sera dans une très bonne position.

M. Murray: Je partage beaucoup de ces préoccupations. Comme vous l'avez dit, l'Europe a sciemment mis la charrue avant les boeufs. Elle a décidé de prendre cette initiative en partie parce que les pays vont alors être obligés de s'engager dans une réforme structurelle plus sérieuse pour libéraliser leur marché du travail. Si toutefois cela ne fonctionne pas, s'il n'y a pas là une force motrice assez puissante, l'Europe pourrait faire face à une terrible situation.

Cela dit, l'Italie, par exemple, éprouve déjà des difficultés parce qu'elle doit adapter sa politique monétaire à la fois au Nord et au Sud.

Le sénateur Bolduc: Mais elle peut se servir de sa monnaie?

M. Murray: De sa politique budgétaire. Cela peut sembler contredire ou atténuer quelque chose que j'ai dit plus tôt, mais il est important de noter que même si ces pays devront se plier à l'avenir au Pacte de la stabilité et de la croissance, celui-ci n'est pas trop rigide.

Les pays peuvent actuellement appliquer des mesures budgétaires discrétionnaires, et le monde ne devrait pas être trop différent après le 1er janvier 1999. Ils n'auront pas le genre de moyens dont le Canada ou les États-Unis disposent pour transférer de grosses sommes d'argent de New York à l'Idaho, ou de l'Ontario à Terre-Neuve. C'est un problème. Mais ils ne les ont jamais eus. L'Allemagne n'a jamais envoyé beaucoup d'argent en Italie, premièrement, et, par conséquent, leur situation n'est pas pire qu'avant.

Vous comparez la capacité actuelle de l'Italie de prendre des mesures budgétaires incitatives à sa capacité future de le faire. Les choses ne seront peut-être pas très différentes, quoiqu'un plus limitées à cause du Pacte de la stabilité et de la croissance. L'Italie ne connaîtra pas les transferts budgétaires à grande échelle que nous avons eus en Amérique du Nord, notamment au Canada, mais d'aucuns diraient que ce n'est pas une mauvaise chose.

Le sénateur Grafstein: Nous devons envisager deux phases. La première est la volatilité à court terme, qui s'applique au Canada. Ce qui m'inquiète, c'est que nous avons des taux d'intérêt vulnérables, et il est frappant de voir que cette évolution en Europe va modifier les taux d'intérêt. La livre va en subir les contrecoups à court terme. Cette situation va évidemment s'atténuer, et on va essayer de faire grimper les taux d'intérêt.

Sur le plan commercial, nous sommes vulnérables aux taux d'intérêt. Cette volatilité ne va-t-elle pas se répercuter ici? Nous ne sommes pas vulnérables uniquement aux taux d'intérêt américains. Nous devons aussi tenir compte des taux d'intérêt européens, car les gens cherchent des endroits où investir. N'est-ce pas inquiétant? Vous dites qu'il s'agit là d'un problème à court terme, mais je crois qu'il s'agit d'un problème permanent.

M. Murray: Je ne suis même pas sûr que c'est un problème à court terme. Je suis peut-être un peu désinvolte, mais il me vient deux idées à l'esprit. Premièrement, je ne crois pas que la naissance de l'euro et la création de l'UME vont modifier dramatiquement le monde dans notre perspective à nous. Nous avons déjà le deutsche mark, qui donne le ton en Europe. Nous avons déjà des mouvements de capitaux massifs dans tous les sens. Je crois que nous parlons ici de changements marginaux.

Deuxièmement, même si les gens sont souvent déçus par les mouvements des taux de change et les mouvements des taux d'intérêt, en général les taux d'échange ont tendance à se diriger dans la bonne voie. Par exemple, jusqu'a récemment, en Grande-Bretagne, la livre était à la hausse, de même que les taux d'intérêt, au moment où son économie s'approchait rapidement du plein emploi, tandis que l'Europe traversait une très mauvaise passe. Un deutsche mark affaibli et une livre forte avaient beaucoup de sens, parce que ce resserrement monétaire en Grande-Bretagne a permis de faire un atterrissage en douceur.

On craint maintenant que le Royaume-Uni n'atteigne une demande excédentaire. Son économie commence à ralentir, ce qui est une bonne chose. La véritable question, c'est de savoir si la Grande-Bretagne a connu un resserrement monétaire suffisant, ou exagéré. Sans révéler tous les détails et prévisions de la banque, ces six derniers mois nous pensions que la Grande-Bretagne avait subi un resserrement un peu trop fort. Si l'on envisage l'avenir, les choses pourraient ralentir au Royaume-Uni un peu plus rapidement que les gens ne le prévoient.

Le fait que la livre est actuellement à la baisse est probablement une bonne chose, précisément au moment où la croissance s'améliore en Allemagne, en France et en Italie. Les prévisions s'annoncent très bonnes pour eux l'année prochaine. Les taux de change évoluent souvent dans la bonne direction.

Notre devise était faible par rapport au dollar américain, mais c'est parce que notre économie était plus faible que celle des États-Unis. De fait, à l'exception de la livre anglaise et du dollar américain, notre devise était probablement au troisième rang dans le monde. Elle s'est appréciée par rapport à toutes les autres devises, sauf la livre anglaise et le dollar américain, parce que notre croissance est encore bonne. Nous avons toujours du chômage et nous réduisons l'écart, mais nous aimons les taux de change flottants. À notre avis, cette indépendance contribue à stabiliser l'économie. Sans elle, la livre anglaise ne se serait peut-être pas appréciée plus tôt, pour ralentir la croissance, et les devises européennes n'auraient peut-être pas pu s'affaiblir par rapport au dollar américain, ce qui leur a permis de restimuler la croissance de leur économie. Le dollar américain aurait pu être plus faible, et les États-Unis auraient pu connaître une croissance encore plus rapide, de même qu'une poussée inflationniste incroyable.

Les taux d'intérêt et les taux de change peuvent sembler évoluer d'une façon anormale à court terme, mais en général ils font ce qu'ils ont à faire.

Le sénateur Grafstein: Quand nous étions en Europe, nous avions l'impression que la rigidité du marché et la compétitivité représentaient pour les Allemands un bon moyen pour éviter de faire face à leurs problèmes politiques, c'est-à-dire la rigidité du marché, le contrat social, les problèmes de main-d'oeuvre et la force du deutsche mark. C'est une façon pour l'Allemagne de dévaluer le deutsche mark, pour qu'il soit plus compétitif, et de s'attaquer aux rigidités du marché du travail. Autrement dit, l'Allemagne peut ainsi s'appliquer d'une façon subtile à rendre son marché davantage compétitif sans avoir à régler ses problèmes politiques.

Si cela est vrai, nul doute que les produits européens seront beaucoup plus compétitifs. En effet, les pays européens peuvent envahir les marchés où nous sommes présents à cause de notre faible dollar. Quand nous nous sommes entretenus avec Otto Pöhl, cela ne semblait pas être leur objectif.

M. Murray: En effet.

Le sénateur Grafstein: Cela ne vous préoccupe-t-il pas? Une dévaluation massive et habile des devises européennes rend leurs produits à valeur ajoutée beaucoup plus compétitifs. Par exemple, une BMW coûterait moins cher qu'une Lincoln. Ce n'est pas le cas à l'heure actuelle, parce qu'il y a entre les deux une différence d'environ 25 000 $ à 30 000 $.

M. Murray: Vous avez raison, cela ne me préoccupe pas beaucoup, et ce, pour les raisons que j'ai données plus tôt. Premièrement, je ne suis pas convaincu que c'était là un objectif que poursuivaient les Allemands. Deuxièmement, le deutsche mark a déjà été dévalué par rapport au dollar américain, et ce, pour de bonnes raisons, comme je l'ai expliqué. Troisièmement, vous ne pouvez pas améliorer continuellement votre position concurrentielle au moyen de la dévaluation, et je vais expliquer pourquoi. Si l'Allemagne individuellement, ou l'Europe collectivement, décidait de réduire la valeur de sa devise par rapport au dollar américain, cela pourrait fonctionner à court terme, mais il faut envisager ce qu'il y a derrière cette décision.

Pour maintenir votre devise à la baisse, vous faites la même chose avec vos taux d'intérêt, et vous injectez beaucoup d'argent dans votre économie, de sorte que, chaque fois que votre devise essaie de grimper, vous inondez d'argent votre économie, et vous maintenez les taux d'intérêt aussi bas que possible. Cela fonctionne aussi longtemps que vous avez une capacité excédentaire que vous pouvez utiliser. Si vous aviez toutefois une capacité excédentaire et un chômage excédentaire pour commencer, votre taux de change aurait été faible de toute façon; vous n'auriez pas eu à favoriser cela, car vous auriez appliqué une politique incitative à cette fin.

Dès que vous vous approchez du plein emploi et que vous heurtez cette barrière structurelle, vous avez éliminé le facteur cyclique. Vous avez atteint essentiellement le plein emploi, mais c'est important parce que vous avez beaucoup de rigidités structurelles, et vous allez avoir une inflation intérieure très élevée. Par conséquent, même si votre taux de change est faible, votre inflation va être élevée, et vos produits vont devenir hors de prix sur les marchés mondiaux. Pourquoi? Il est vrai que le dollar américain est élevé, mais le taux d'inflation aux États-Unis est d'environ 1 ou 2 p. 100, comme le nôtre. À long terme, vous mettez en jeu votre compétitivité si vous essayez de maintenir votre devise à la baisse.

Votre véritable position concurrentielle se raffermit toujours elle-même; vous avez la compétitivité que vous méritez à long terme, seulement dans ce contexte, très péniblement, sous la forme d'une inflation intérieure élevée. Le message est le suivant: si vous avez besoin d'un stimulant et que vous devez réduire le chômage, cela va arriver de toute façon. Sinon, vous allez créer beaucoup d'inflation, et vous expulser vous-même des marchés mondiaux.

Le problème en Europe est double: beaucoup de pays ont des taux de chômage qui se situent entre 10 et 12 p. 100, à l'exception des Pays-Bas et du Royaume-Uni. Nul doute que cela est en partie cyclique; ils ont une capacité excédentaire. Toutefois, en partie cela n'est pas non plus cyclique; 8 ou 9 p. 100 est d'ordre structurel. Cela fait partie de leur système à cause de ces rigidités du marché du travail et de leurs généreux programmes d'aide sociale. Par exemple, si l'Allemagne n'est pas disposée à réformer ces structures, elle ne pourra pas faire baisser son taux de chômage sous la barre des 8 ou 9 p. 100 pendant un bon bout de temps, peu importe ce qu'elle fera de sa politique monétaire ou de son taux de change. Si elle essaie de le faire, elle va tout simplement créer de l'inflation, et encore une fois s'expulser elle-même des marchés mondiaux.

S'ils suivaient ces stratégies cela pourrait leur causer à court terme des ennuis, à eux et à nous. Nous nous inquiétons s'ils appliquent une mauvaise politique, mais à long terme cela ne va pas fonctionner. Leur situation ne s'améliorera pas même s'ils décident de dévaluer leur devise et de soutenir cette dévaluation au moyen d'une politique monétaire excessivement expansionniste.

Le sénateur Di Nino: C'est très intéressant. La langue aride et habituellement inintelligible des économistes est très différente aujourd'hui.

M. Murray: Cela signifie probablement que je suis un mauvais économiste.

Le sénateur Di Nino: Je crois que les effets de cette situation sur le Canada en particulier, et peut-être même sur l'Amérique du Nord, seront plus importants que vous ne le prévoyez. Vous dépeignez un groupe de nations qui marchent à l'unisson, l'homogénéité et des objectifs identiques à l'esprit. Je ne suis pas sûr qu'on a tenu compte du facteur humain dans tout cela. Vous venez de parler des changements ou des perturbations qui ont eu lieu à deux ou trois reprises ces derniers temps à cause de la position de la France sur différents sujets.

Je ne suis pas tout à fait sûr que le Royaume-Uni n'a pas d'autres raisons pour ne pas adhérer à l'union cette fois-ci. Le facteur humain pourrait chambarder quelque peu le beau tableau que vous venez de nous peindre. Je ne suis pas certain qu'on en a tenu compte; pourriez-vous nous en dire quelques mots?

M. Murray: Je suis heureux que vous posiez cette question, parce que j'ai peut-être brossé un tableau plus optimiste que je n'en avais l'intention. Ma meilleure évaluation, c'est que les choses n'iront pas mal. Par conséquent, du point de vue canadien, cela ne représentera pas beaucoup de changements. Ils ont une devise commune, mais ils sont déjà stabilisés. Il y a déjà des tensions à divers degrés; par conséquent, le monde n'est pas dramatiquement différent. La situation pourrait être légèrement meilleure en Europe, et les prédictions des partisans de l'euro pourraient se confirmer, ou les prédictions des euro-sceptiques pourraient se réaliser, mais je crois que même les inconvénients sont moins graves que certains ne le prétendent.

À tout prendre, j'ai moi aussi tendance à me préoccuper davantage des inconvénients: les frictions, certaines des tensions qui peuvent survenir, qui pourraient entraver la croissance de l'Europe au lieu de la stimuler. Ce serait dommage. Même dans ce cas, toutefois, je ne sais pas si je serais à ce point pessimiste. Notre commerce serait touché, parce que la croissance de l'Europe ne serait pas aussi rapide, et il y aurait peut-être plus souvent des perturbations et de la volatilité sur le marché des changes. Pour le meilleur ou pour le pire, cependant, les États-Unis sont de loin notre plus important partenaire commercial, et le Japon est le deuxième. L'Europe est importante, mais nous ne sommes pas dans la même situation que l'Irlande face au Royaume-Uni, ou la Belgique ou les Pays-Bas face à l'Allemagne.

Le sénateur Di Nino: Ce qui m'inquiète, c'est que nous allons avoir en face de nous une entité beaucoup plus grosse qui sera un concurrent, et peut-être un concurrent important -- beaucoup plus que quand il était divisé en pays distincts. Considérée globalement, l'UME pourrait s'emparer d'une partie du commerce nord-américain.

Je ne crois pas que nous devrions nous préoccuper uniquement du Canada. Dans l'UME, vous avez 337 millions de personnes; le Canada et les États-Unis ensemble comptent 300 millions d'habitants. Nous parlons ici de pays avancés sur le plan technologique, et qui ont une main-d'oeuvre compétente et bien formée; il y a aussi d'autres valeurs, d'autres raisons. Il y aura beaucoup plus de concurrence.

L'Europe pourrait-elle modifier la part de marché de l'Amérique du Nord -- ou de l'ALENA?

M. Murray: En bref, oui, mais je ne suis pas inquiet. Je vais vous expliquer pourquoi. On perçoit généralement la concurrence internationale comme un jeu à somme nulle; si quelqu'un fait mieux, quelqu'un d'autre doit sûrement faire pire. Toutefois, l'une des leçons fondamentales de la science économique et du commerce international, c'est que si quelqu'un d'autre fait mieux, il a davantage d'argent pour acheter vos produits.

Il y a peut-être des bouleversements dans certaines industries, mais quand les choses se règlent d'elles-mêmes, c'est une situation où tout le monde est gagnant. Chacun y gagne parce que le monde devient fondamentalement plus productif et plus riche. Cette situation entraîne un effet de ruissellement, et chacun y trouve sa part. À long terme, les taux de change et les prix s'ajustent, de façon à ce que les gens restent compétitifs. Un pays peut être devenu plus compétitif qu'auparavant, et cela peut modifier la relation au sein de différentes industries ou compagnies. En fin de compte, les choses vont se tasser d'elles-mêmes d'une façon qui, au pis aller, ne modifiera pas notre situation. De fait, il est fort possible qu'elles s'améliorent, parce que l'autre pays voudra se procurer davantage de nos produits.

L'aspect politique me préoccupe davantage que l'aspect économique. Je vois davantage de risques de faux pas dans le mauvais usage du pouvoir politique et la mauvaise orientation des politiques. C'est une chose de traiter avec la France, c'en est une autre de traiter avec la France multipliée par onze. L'UME sera une grosse entité, et il faudra l'écouter. Si elle veut des taux de change fixes, elle sera en mesure de les obtenir, que les États-Unis le veuillent ou non; unilatéralement, si telle est sa décision. Elle pourrait décider de stabiliser le dollar, même si c'était une mauvaise idée.

Cela vaudrait aussi pour d'autres secteurs. Si tous les pays décidaient qu'ils n'aiment pas ce qui se passe, ils pourraient imposer des tarifs plus élevés à n'importe qui. Bien entendu, cela est déjà possible au sein de l'union douanière créée par le Marché commun; par conséquent, il n'y a aucune différence. L'UME accroît la cohésion politique, toutefois, et par conséquent la volonté d'agir de cette façon. Les risques de faux pas sur la scène internationale pourraient donc s'accroître.

Le sénateur Bolduc: Nous n'avons pas analysé le rôle des entreprises multinationales, et je crois qu'il est important de le faire. Beaucoup d'entre elles sont américaines, et on les retrouve dans toute l'Europe actuellement. Par exemple, si Daimler-Benz se lie à Chrysler, les règles du jeu seront différentes pour les Allemands, mais elles le seront aussi pour les Américains. Je ne prévois pas de bataille. Il y aura bien sûr quelques escarmouches, mais, généralement parlant, les grandes politiques publiques sont le produit d'une révolution. Par exemple, nous avions des ententes commerciales internationales, tout en ayant aussi beaucoup d'entreprises transnationales prêtes à dire au gouvernement: «Oui, je crois qu'il est à peu près temps de régler cette question.» Ce sont les règles du jeu, je suppose.

M. Murray: Je suis d'accord, et je suis d'accord de plus pour dire que ce pourrait être une force susceptible de bien... d'établir une certaine discipline. La nature multinationale des entreprises modifie les décisions politiques; vous êtes obligé de devenir moins provincial. Quand il n'est pas évident que vos initiatives appuient nécessairement quelque chose que vous pourriez raisonnablement appeler une entreprise nationale, vous ne savez pas qui possède les actions. Tout le monde en possède. Les actionnaires se trouvent un peu partout dans le monde. Qui fait des profits?

Quand on parle d'un fabricant canadien d'automobiles au Canada, de quoi s'agit-il au juste? Nous avons l'habitude de penser qu'il s'agit d'une de ces entreprises qui appartiennent aux Américains.

Le sénateur Andreychuk: Je voudrais poser une petite question. Qu'en est-il des banques centrales nationales?

M. Murray: Les banques nationales seront toujours là, mais ce qu'elles vont faire n'est pas clair. Certaines d'entre elles ont un rôle de surveillance en matière de réglementation, ce qui va les occuper. D'autres, comme la Bundesbank, n'ont pas de responsabilité pour ce qui est des marchés financiers et de la réglementation des risques. Que feront-elles?

Elles vont participer à la distribution de la nouvelle devise. Elles contribuent à appliquer la politique monétaire dans un sens opérationnel, mais tout cela est assez vague. Elles auront voix au chapitre pour ce qui est de la politique monétaire commune en Europe.

Essentiellement, la politique monétaire sera fixée au centre, et les autorités nationales n'auront aucune influence à la table, à part leurs votes. Ce système ressemblera beaucoup à la réserve fédérale américaine, où les gouverneurs régionaux votent à tour de rôle. Comme vous le savez, toutefois, San Francisco ne peut pas avoir de politique monétaire indépendante; il n'y en a qu'une pour tous les États-Unis. Par conséquent, je ne suis pas inquiet au sujet des mauvais coups qu'ils pourraient essayer de faire en appliquant une politique monétaire indépendante.

Vous avez posé une bonne question. La Banque de France compte -- je vais essayer de deviner -- 16 000 employés. Si la banque n'applique pas de politique monétaire, que vont faire ces gens? Pour mettre cela en contexte, 1 400 personnes travaillent à la Banque du Canada, et cela comprend tous ceux qui s'occupent de notre devise, de même que de notre politique monétaire.

Beaucoup de banques centrales vont tourner au ralenti, de sorte qu'il va y avoir d'importantes compressions de personnel. Les banques nationales vont continuer d'exister, mais elles vont fonctionner beaucoup comme les succursales régionales de la réserve fédérale américaine.

Le président: Mes questions sont un peu différentes, mais ne vous sentez pas obligé d'y répondre en long et en large. Vous avez parlé plus tôt de la rationalisation des systèmes bancaires dans certains de ces pays. Première question: cela s'appliquera-t-il aussi à d'autres institutions financières?

M. Murray: Oui, bien sûr.

Le président: Là encore, des experts financiers seront en chômage?

M. Murray: Oh, oui.

Le président: Au Canada, nous comptons beaucoup sur le Bureau du surintendant des institutions financières. Ce nouveau régime va-t-il modifier la réglementation et la surveillance des institutions financières dans les pays européens, ou est-ce que ce sera le statu quo?

M. Murray: Pour l'instant, c'est le statu quo. Mais, comme votre question le laisse entendre, ce sera peut-être intenable.

La BCE a été vaguement chargée de la sécurité des marchés du système financier européen. On pourrait parler d'une macro-stabilité largement définie. Au sens habituel du terme, toutes les fonctions de surveillance et de réglementation seront assumées par les autorités nationales. Mais certains envisagent déjà de revoir un jour ce système. Au Canada, nous avons trouvé difficile d'avoir différentes réglementations provinciales en matière de sécurité, et bien sûr ce sera aussi le cas en Europe, mais à une bien plus grande échelle. Au Canada, au moins, nous n'avions qu'un seul surveillant du système bancaire.

Le président: Nous vous sommes très reconnaissants de votre témoignage, monsieur Murray. Cette réunion a été des plus utiles.

M. Murray: Permettez-moi de vous remercier encore de m'avoir invité.

La séance est levée.


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