Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères
Fascicule 19 - Témoignages
OTTAWA, le mercredi 13 mai 1998
Le comiité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 16 heures pour examiner les conséquences pour le Canada de l'émergence de l'Union européenne et d'autres sujets connexes en matière de commerce et d'investissement.
Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Nous allons entendre deux témoins aujourd'hui, qui viennent tous deux du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international.
Monsieur Lysyshyn, veuillez commencer je vous prie.
M. Ralph Lysyshyn, directeur général, Bureau de la sécurité internationale, ministère des Affaires étrangères et du Commerce international: J'aimerais vous mettre à jour sur l'élargissement de l'OTAN et sur la position du Canada à cet égard. J'aimerais discuter également de ce que l'avenir réserve à ce processus d'élargissement.
Le point de départ de toute discussion sur cette question doit être l'article 10 du Traité de Washington, le traité qui a créé l'OTAN. Celui-ci stipule que les parties au traité peuvent, sur décision unanime, inviter tout pays européen qui adhère aux principes du traité et peut contribuer à la sécurité de la région de l'Atlantique Nord, à entrer dans l'alliance.
La dernière vague d'élargissement faisait suite à la fin de la guerre froide, aux changements fondamentaux intervenus dans la sécurité de l'Europe avec l'effondrement du pacte de Varsovie, et à la transformation du régime en Russie. Diverses mesures ont été prises pour créer une ambiance de coopération en Europe où il avait jusqu'alors régné une atmosphère de confrontation. Parmi ces mesures il convient de noter la création du Conseil de coopération de l'Atlantique Nord ainsi qu'une ouverture vers les pays de l'ancienne union d'Europe de l'Est et vers les pays qui avaient fait partie du pacte de Varsovie.
Après une période de coopération dans le cadre du Partenariat pour la paix, les pays membres ont commencé à envisager un élargissement de l'OTAN dans le contexte de cette coopération. En 1995, une étude a été publiée qui établissait quatre grands principes qui allaient servir à guider la réflexion de l'alliance pour juger quels pays étaient prêts à devenir membres.
Jamais les membres de l'alliance n'ont décidé d'établir des critères rigides, en partie parce qu'ils estimaient que cela risquait de créer des difficultés lorsqu'il serait nécessaire ou souhaitable de prendre des décisions rapidement. Ils pensaient en outre que l'utilisation de tels critères aurait pu donner lieu à une situation où un pays pourrait satisfaire aux critères de manière générale, mais ne pas répondre aux exigences du traité lui-même, selon lesquelles un pays membre doit contribuer à la sécurité de la région de l'Atlantique Nord.
En gros, il a été décidé que pour poser sa candidature, un pays devrait être une démocratie respectant les libertés individuelles, la primauté du droit et le contrôle des civils sur les forces armées. Il devrait en outre respecter les normes de la CSCE sur la résolution pacifique des différends concernant les frontières ethniques et les conflits de compétence, et le traitement des minorités. Il devrait adhérer au principe du libre marché en matière de développement économique et accepter d'assumer la totalité des rôles et responsabilités des membres de l'alliance.
Aucun calendrier précis n'a été déterminé à ce moment-là, cela ne s'est fait qu'au milieu de l'année 1996. Les pressions pour commencer à élargir l'alliance étaient venues au début des Etats-Unis, de pays candidats et de certains pays européens qui estimaient que le fait d'adhérer tôt à l'OTAN contribuerait à stabiliser les pays qui se préparaient à entrer dans l'Union européenne. Le Canada faisait également partie des pays en faveur d'un élargissement de l'OTAN, bien que nous n'ayons jamais fixé de date précise. L'échéance du mois d'avril 1999, soit la date du 50e anniversaire de la création de l'OTAN, s'est finalement imposée, et nous travaillons tous sur la base de cette échéance.
Très tôt, on semble s'être entendu de façon informelle pour reconnaître que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque réunissaient les conditions voulues pour devenir membres rapidement. A la fin de 1996 et en 1997, cependant, on discutait toujours pour savoir s'il conviendrait d'inviter d'autres pays à entrer dans l'alliance. La Slovénie et la Roumanie avaient l'appui de neuf pays de l'alliance, dont la France, l'Italie, la Grèce, la Turquie, l'Espagne et le Portugal. Cet appui était influencé par des critères comme la langue, les antécédents de contacts militaires et également le désir de préserver un équilibre Nord-Sud après l'élargissement.
L'Allemagne, le Royaume-Uni, le Danemark et la Norvège étaient plus réservés dans leur appui à l'élargissement de l'OTAN. Finalement, la conclusion des Etats-Unis selon laquelle il serait moins difficile d'inviter un petit groupe à entrer dans l'alliance dans un premier temps, a servi de base au consensus qui a été formé par la suite.
Il avait été décidé qu'il serait plus facile de commencer avec un petit groupe parce qu'on voulait préserver la crédibilité de la garantie de sécurité de l'alliance et que l'on ne savait pas au juste dans quelle mesure les pays invités à adhérer auraient en fait les moyens de devenir membres de l'alliance et de contribuer à ses objectifs. Dans le cas des Américains, cette décision s'expliquait également par l'appui limité du Congrès à l'élargissement.
À Madrid, l'été dernier, l'invitation a été présentée aux trois pays: la Pologne, la Hongrie et la République tchèque. L'OTAN s'est engagée, à ce moment-là, à admettre d'autres pays, mais sans fixer de date pour la prochaine série. Elle a reconnu officiellement que la Roumanie et la Slovénie avaient bien progressé et étaient bien placées pour faire partie du prochain tour.
L'alliance a également noté les progrès réguliers des pays baltes, dont certains ont manifesté leur intérêt. Un certain nombre des pays de l'alliance, notamment les pays scandinaves, ont fait de gros efforts pour s'assurer que les pays baltes ne seraient pas relégués dans une zone d'influence grise. Aucun pays cependant n'a appuyé l'inclusion ou l'invitation des pays baltes, à Madrid.
L'élargissement de l'OTAN doit également être envisagé dans le contexte global de son adaptation interne et externe. Notre effort d'adaptation externe a notamment consisté à créer un nouveau cadre pour les relations entre l'OTAN et la Russie, la Loi fondatrice et le Conseil permanent mixte OTAN-Russie. Un arrangement semblable, mais moins élaboré, a été mis au point pour nos relations avec l'Ukraine. Pour sa part, le Conseil du partenariat euro-atlantique a été créé afin de servir de cadre obligatoire aux discussions sur les questions de sécurité entre 44 pays, et faciliter la mise en oeuvre du Partenariat pour la paix. En gros, l'alliance a réalisé les premières étapes du Conseil de coopération de l'Atlantique Nord. À cela s'est rajouté le Partenariat pour la paix, qui a eu tendance à fonctionner en parallèle. Grâce à la création du Conseil de partenariat euro-atlantique, ces deux démarches parallèles ont été amalgamées en une seule, ce qui a permis de créer une plus grande synergie entre elles.
L'OTAN a également entrepris un certain nombre de réformes sur le plan interne, la plus notoire étant, bien sûr, la réorganisation de la structure du commandement militaire, destinée à lui donner davantage de souplesse pour répondre aux nouveaux défis en matière de sécurité, notamment les opérations liées au maintien de la paix. Jusqu'à récemment, l'OTAN n'avait jamais imaginé qu'elle pourrait être appelée à participer à autre chose qu'une vraie guerre. Elle n'avait jamais envisagé ni planifié des opérations de maintien de la paix comme celles que nous avons réalisées en Yougoslavie. Depuis la modification des structures de l'OTAN, les militaires peuvent prévoir ce genre d'action. L'organisation politique également a été modifiée de manière à nous permettre de planifier et préparer de telles opérations.
Depuis longtemps, un certain nombre de pays, les militaires en particulier, avaient été en faveur d'une approche qui consistait à empiler les diverses fonctions, c'est-à-dire à élargir le rôle de l'OTAN au fur et à mesure des nouvelles fonctions qui lui étaient attribuées. D'autres pays, dont le Canada, ont fortement manifesté leur opposition à ce principe, et nous avons réussi à faire accepter une approche intégrée et donc une complète réorganisation de la structure de notre commandement militaire. Il en est résulté une diminution du nombre de quartiers généraux et de commandements de 60 à 22. La nouvelle structure est considérablement réduite.
Plus récemment, l'OTAN a entrepris de réviser son concept stratégique, son plan d'opération fondamental. Cette révision a eu lieu en 1991 afin de prendre en compte la fin de la guerre froide, mais le climat de sécurité de 1991 était très différent de celui qui prévaut actuellement. Aujourd'hui, il faut tenir compte du contexte de coopération qui existe avec la Russie, avec les autres pays d'Europe centrale et de l'Est, et du genre d'opérations que nous avons réalisées dans l'ancienne Yougoslavie. Nous espérons que cette nouvelle stratégie, que nous nous efforçons de mettre en oeuvre et de faire accepter à tous en même temps que l'élargissement de l'OTAN, servira à orienter clairement le rôle de l'alliance en matière de sécurité internationale au cours des dix prochaines années, ou plus.
Lorsque nous avons formulé notre concept stratégique en 1991, nous avons reconnu que nous avions affaire à une situation en pleine évolution. Nous savions également que cela ne durerait pas, mais en même temps nous pensions qu'il était important, politiquement, de modifier notre ancien concept stratégique qui était fondé sur la confrontation, pour le remplacer par un concept neuf fondé sur la gestion des risques. Nous voulions remplacer un concept basé sur les menaces par un concept qui, tout en reconnaissant l'existence de risques, était axé également sur un rôle positif pour l'OTAN. Nous espérons que ce nouveau concept stratégique ira plus loin encore; nous espérons passer de la notion de sécurité contre quelque chose à la notion de sécurité pour quelque chose, de protection de certaines valeurs et d'intérêts communs.
Nous sommes en train de songer à ce qui va se passer après la première phase d'élargissement de l'OTAN. Y aura-t-il une deuxième phase? Nous supposons qu'il y en aura une à un moment donné, mais la question est de savoir quand. Il est déjà acquis qu'au Sommet de Washington d'avril 1999, qui célébrera le 50e anniversaire de l'OTAN, nos discussions porteront en grande partie sur un nouvel élargissement de l'OTAN. Il est trop tôt, pour l'instant, pour se prononcer sur les résultats de ces discussions.
La position du Canada à cet égard est fondée sur le principe général selon lequel cet élargissement est une bonne chose, et nous avons été les premiers à ratifier le protocole d'adhésion pour les trois nouveaux invités, plus tôt cette année. Bon nombre des alliés considéraient cette démarche comme extrêmement positive. Plus récemment, le Sénat américain a voté, à raison de 81 voix contre 19, en faveur de ces protocoles d'adhésion, et nous en sommes très heureux. Nous nous attendons à ce que la plupart des autres pays les ratifient au cours des prochains mois.
Nous continuons à être en faveur d'une politique d'ouverture de l'OTAN à de nouveaux membres et avons toujours favorisé un élargissement encore plus grand. Vous vous souviendrez que notre premier ministre a déclaré publiquement que le Canada aurait approuvé un élargissement bien plus important que celui qui a eu lieu. Il a cependant reconnu également que l'on ne réussirait probablement pas à obtenir de consensus là-dessus à Madrid, et que puisqu'il était impossible de se passer de consensus, il faudrait adopter une approche pratique en ce domaine.
Nos critères en ce qui concerne les nouvelles candidatures demeurent inchangés. Ce sont les suivants: il doit s'agir de gouvernements démocratiques stables dont le respect des droits de la personne et des principes de bon gouvernement est prouvé, où l'armée est sous le contrôle des civils, ayant réglé de façon durable tout conflit avec ses voisins, et susceptible de contribuer aux objectifs de l'OTAN et à la sécurité de l'Europe en général.
Lorsque nous envisagerons une deuxième série d'adhésions, il faudra nous pencher sur un certain nombre de questions également. La Roumanie et la Slovénie ont déjà leurs ardents défenseurs, et le Canada s'est déjà déclaré en leur faveur. Mais d'autres pays également ont leurs défenseurs, les pays baltes notamment. Plusieurs membres de l'alliance ont indiqué qu'ils aimeraient bien éviter un second tour d'élargissement qui n'inclurait pas les pays baltes, et il nous faudra donc examiner la question. Il faudra en discuter davantage.
Tous les pays susceptibles d'être candidats continuent à faire des progrès pour réaliser les réformes que l'OTAN désire souhaitables. Bien sûr, lorsque nous prenons une décision, il nous faut examiner la situation au moment même. Il est bien possible que de nouveaux candidats se présentent, ou que d'anciens améliorent leur situation. Lorsque nous avons commencé à parler d'élargir l'OTAN, la Slovaquie était un candidat très sérieux. Elle a disparu de la liste depuis, et bien que sa candidature semble peu probable pour l'instant, il se pourrait que des réformes politiques aient lieu dans cette région.
Il faut noter que les partis politiques de la Suède, l'Autriche et la Finlande ont tous évoqué la possibilité d'entrer à l'OTAN. Nous avons eu des discussions avec certains de ces pays qui songeaient même à un moment donné à faire partie de la première vague d'élargissement de l'OTAN. A mesure que nous progressons dans notre démarche, il nous faut veiller à continuer à bâtir et à renforcer nos partenariats, surtout avec la Russie et l'Ukraine.
L'aspect financier de cet élargissement de l'OTAN doit être pris en considération. Nous reconnaissons qu'il entraînera des coûts, mais les chiffres avancés jusqu'à présent sont excessivement élevés. À mon avis, certains de ces chiffres cachaient des motifs politiques et servaient à défendre certains points de vue particuliers. Nous avons noté le genre de changements qui ont été apportés à la structure militaire. Le nombre de commandements a en fait diminué et nous estimons qu'en poursuivant notre réorganisation et en redéfinissant les priorités de nos activités nous pourrons absorber la majeure partie des coûts associés à cet exercice. Nous admettons toutefois qu'il faudra s'attendre à de nouveaux coûts raisonnables auxquels il faudra faire face.
Il faudra s'assurer que ces nouveaux coûts seront engagés pour de bonnes raisons et que les alliés et les nouveaux membres pourront se les permettre. J'estime que nous aurions l'air tout à fait ridicules si nous commencions à organiser un élargissement que nous n'aurions pas les moyens de payer. Nous devons penser aux coûts de l'opération à mesure que nous progressons.
Pour l'instant, les coûts prévus semblent raisonnables et seront acceptables pour le gouvernement canadien. Nous pensons que la facture supplémentaire totale des activités politiques et civiles de l'OTAN sera de l'ordre de 7 à 10 millions de dollars seulement par an. La fourchette est large, car nous n'avons pas décidé encore si nous allons construire de nouveaux bureaux à Bruxelles.
Du côté militaire, nous envisageons un budget d'environ 100 millions par an. Cela devrait coûter au Canada aux alentours de 5 millions par an. Nous sommes prêts à accepter cette importante différence.
Les préparatifs pour le Sommet de Washington de 1999 placeront le sujet d'un nouvel élargissement de l'OTAN à l'avant scène des discussions. Le Canada a pour objectif d'accueillir la Roumanie et la Slovénie au sein de l'alliance aussi rapidement que possible après le sommet de l'année prochaine, sans pour autant fixer d'échéance précise. Certains alliés estime qu'il sera peut-être trop tôt à Washington pour lancer des invitations pour le second tour, et ils affirment que l'alliance aura besoin de temps pour s'habituer aux changements intervenus au cours de l'année écoulée.
Notre position en ce qui concerne l'élargissement de l'OTAN est très semblable à notre position sur la réforme de l'OTAN. Lorsque le Canada a avancé l'idée d'une coopération avec d'anciens alliés au cours d'une discussion de l'OTAN en 1991, nous avons défini un certain nombre d'éléments susceptibles de faire partie de cette démarche. Nombreux sont ceux qui nous ont dit que cela ne se ferait jamais. Lorsque nous avons fait notre première déclaration au conseil pour décrire comment nous envisagions les choses, la réaction d'un certain nombre de personnes a été de dire «jamais». Quand on voit nos relations actuelles avec la Russie et notre Conseil de partenariat, nos propositions initiales ont l'air bien timides.
On nous trouvait radicaux et très à l'avant-garde. Or la voie suivie par l'alliance au cours des sept dernières années nous a menés bien au-delà de ce que nous avions prévu à l'époque. Il convient d'envisager l'élargissement de l'OTAN avec la même ouverture d'esprit. La situation en matière de sécurité en Europe est en train d'évoluer et nous devons veiller à ce que l'alliance demeure adaptée à ces changements. L'OTAN doit participer à la gestion de ces changements, elle ne doit pas se contenter de les subir.
Le président: Lorsque notre comité s'est penché sur la question de l'élargissement de l'OTAN, il y a deux ans environ, nous étions quelque peu hésitants. Nous nous demandions ce que la Russie penserait d'une ouverture de l'OTAN sur l'Est. Peut-être étions-nous influencés, dans une certaine mesure, par ce que nous avaient dit les représentants de pays qui cherchaient à devenir membres de l'OTAN. Ceux-ci insistaient sur le fait que cela les aiderait à assurer leur sécurité, et bien qu'ils soient restés très discrets sur la provenance de la menace, il ne fallait pas beaucoup d'imagination pour comprendre ce qu'ils disaient.
Vous avez l'air de dire que les appréhensions que nous avions eues à l'époque n'ont pas été justifiées jusqu'à présent. Est-ce exact?
M. Lysyshyn: L'OTAN dans son ensemble a travaillé très fort avec la Russie, l'Ukraine et les autres pays d'Europe centrale qui ne font pas actuellement partie de l'alliance, tout comme les pays membres de l'OTAN individuellement. L'objectif a été de faire comprendre que nous envisagions l'élargissement de l'alliance dans le cadre d'une approche coopérative pour la sécurité en Europe. Il est dans notre intérêt à tous de travailler dans ce sens.
Nous avons créé un Conseil permanent mixte OTAN-Russie, qui se réunit dans le bâtiment de l'OTAN où la Russie, ainsi que d'autres pays d'Europe de l'Est ont des bureaux. Nous avons fait bien des progrès, mais nous pouvons faire beaucoup plus encore. Nous faisons tous de sérieux efforts pour instaurer un dialogue sérieux et efficace avec la Russie sur les questions de sécurité. Nous essayons d'établir un ordre du jour pour ce dialogue qui ne néglige aucun sujet et ne tolère aucun tabou. Nous tenons à avoir un dialogue franc et ouvert, et nous travaillons dans ce sens.
Il doit s'agir d'un processus qui fonctionne dans les deux sens. Nous devons dire aux Russes ce qui nous préoccupe et ce que nous faisons, et nous espérons que les Russes nous feront part de leurs préoccupations et de leurs actions. Nous sommes très contents de la façon dont les choses se déroulent jusqu'à présent. Il y a encore matière à bien des progrès, mais nous croyons que nous sommes sur la bonne voie et que cela répond aux inquiétudes que vous avez soulevées.
Le président: Lorsque vous dites la Russie, je suppose que vous entendez le gouvernement russe actuel.
M. Lysyshyn:. C'est exact.
Le président: Et que dites-vous à ceux qui n'appuient pas le gouvernement actuel? Certains d'entre nous se sont occupés de politique intérieure au Canada. Y a-t-il un risque pour que l'opposition se serve de la menace de l'OTAN, qu'elle soit réelle ou perçue, pour ses propres objectifs de politique intérieure?
M. Lysyshyn: J'hésite à me prononcer à propos de politiciens, monsieur le président, car je ne suis qu'un humble fonctionnaire. Il y a un risque pour que certains politiciens se servent des déclarations et intentions de l'OTAN à mauvais escient, ou déforment les actions de l'OTAN. On court toujours ce risque, et c'est l'avantage de notre dialogue avec le gouvernement russe, qui garantit une transmission claire de nos opinions.
Notre dialogue avec la Russie ne se limite pas à un dialogue avec le gouvernement russe. Un bureau d'information de l'OTAN est en place à Moscou, qui a pour mission de s'assurer que les médias et politiciens ont accès aux informations sur l'OTAN et ses activités. Nous invitons également les leaders d'opinion, que ceux-ci appartiennent à des groupes de réflexion ou soient journalistes, à visiter l'OTAN. Nous organisons des séances d'information à leur intention.
Il y a peu de temps, un groupe de journalistes russes est venu visiter notre pays. Ils étaient très intéressés par l'OTAN et son élargissement. Il est important de s'assurer que l'on comprend bien de quoi il s'agit et que les informations sur les activités de l'OTAN circulent.
Le sénateur Grafstein: La mission de l'OTAN a changé. A l'origine, elle consistait à contenir la menace expansionniste de l'Union soviétique, mais maintenant vous parlez de sécurité coopérative en Europe. Je ne sais plus très bien où se situent les frontières de l'Europe.
Je ne comprends pas très bien la nouvelle mission. De toute évidence, il n'y a pas de menace avouée. Un des sénateurs qui a participé au débat du Congrès américain, le sénateur Moynahan, a fait remarquer que c'était la première fois que des pays démocratiques avaient tenté d'amoindrir une démocratie, soit la Russie. C'était un argument intéressant car les autres pensaient qu'une démocratie ne déclare jamais la guerre à une autre démocratie. En fait, des démocraties étaient en train de déclarer implicitement la guerre à une démocratie naissante en invoquant l'OTAN pour leur sécurité. Alors, quelle est la nouvelle mission?
Physiquement, le Canada s'est considérablement retiré de l'OTAN, et sa présence sur le continent européen n'est plus très importante. Je vous le demande encore une fois, quelle est notre mission?
M. Lysyshyn: Je ne pense pas du tout que nous soyons en train d'amoindrir la Russie. Le genre de programmes bilatéraux et de relations bilatérales que nous avons avec la Russie ont l'effet contraire, tout comme le partenariat de l'OTAN avec la Russie.
Quant à notre présence physique, la participation du Canada aux forces de sécurité dans l'ancienne Yougoslavie a été assez importante. Nous avons un effectif de 1 000 soldats là-bas. Comme nous l'avons toujours fait remarquer, nous ne pouvions pas avoir des troupes en Yougoslavie et également le long de la frontière franco-allemande. Cela est bien compris.
Nous avons une présence physique. Nous jouons un rôle important dans la Force de mise en oeuvre du plan de paix et notre participation a été relativement constante. Nous sommes également présents politiquement, et cela est important. Le rôle de l'OTAN est important et la coopération existe.
L'OTAN ne mesure plus la contribution d'un pays à la sécurité de l'Europe en fonction du nombre de soldats en poste en Europe. L'OTAN et le rôle qu'elle est appelée à jouer dans l'avenir doivent être évalués en tenant compte de l'ensemble des organisations de sécurité européennes et des développements qui ont lieu en Europe. Je vois que vos audiences aujourd'hui portent sur l'Union monétaire européenne et sur d'autres aspects de l'évolution de la situation en Europe.
Dans cet éventail d'organisations, il y a de la place pour une organisation qui soit en mesure de réunir une force armée en cas de besoin. Les forces militaires font davantage, le public canadien le sait très bien, que de simples troupes de combat. Le rôle que nous avons joué dans l'ancienne Yougoslavie illustre bien le genre d'action que nous pouvons mener. Nous pouvons jouer un rôle militaire dans d'autres contextes et nous voulons garder cette possibilité. Comment ce rôle va-t-il évoluer à l'avenir? Je ne le sais pas.
Lorsque je suis arrivé à l'OTAN en 1990, les gens ne pouvaient imaginer le Conseil de coopération que nous avons maintenant, ni la possibilité d'envoyer des forces de l'OTAN dans l'ancienne Yougoslavie. Tout cela ne relevait pas de sa compétence. Il est certain que cette compétence n'est plus clairement définie.
Et notre présence ne se limite pas au cadre de l'OTAN. Nous opérons avec des forces russes et ukrainiennes à nos côtés. Une petite unité des pays baltes est avec nous, les Tchèques sont là, nous nous servons des installations hongroises et bon nombre d'autres pays sont là également. L'OTAN ne sera pas seule à déployer des troupes; l'OTAN sera probablement appelée plutôt à être le centre, le cadre organisationnel d'une gamme d'activités plus large. À quel point, je ne le sais pas pour l'instant; on peut tout imaginer.
Le sénateur Andreychuk: La dernière fois que nous nous sommes penchés sur la question, il y avait lieu d'être relativement optimistes. L'effort d'expansion était fondé sur cet optimisme. On estimait qu'en accordant aux pays le bénéfice du doute en matière de démocratie, de stabilité et de sécurité, on donnerait à l'OTAN une importance accrue dans le processus de stabilisation et de maintien de la paix. Compte tenu du communisme rampant que l'on voit se profiler en Hongrie et dans d'autres pays, l'OTAN a-t-elle réévalué ou devrait-elle réévaluer ses projets d'élargissement?
Il y a eu des problèmes d'infrastructure qui ont largement dépassé ce qui avait été envisagé et il nous faut tenir compte également des problèmes de transparence, de corruption et de trafic de drogue. Devrions-nous changer de vitesse en ce qui a trait à l'expansion de l'OTAN ou est-ce la CSCE qui devrait changer?
M. Lysyshyn: Les deux organisations sont en train de changer et d 'évoluer. Sans aller jusqu'à une répartition officielle des responsabilités de l'OTAN et de la CSCE, je crois que les choses évoluent de façon informelle dans cette direction. La CSCE s'occupe beaucoup plus de tout ce qui concerne les élections; elle s'assure que celles-ci se déroulent de façon démocratique et aide les gouvernements à les organiser et à respecter les principes de bon gouvernement.
L'OTAN s'est concentrée davantage sur les aspects de sécurité, bien que de toute évidence nous assumions d'autres rôles également. Dans l'ancienne Yougoslavie, nous assistons à une coopération entre les forces de l'OTAN, les activités de la SCCE et les activités réalisées sous l'autorité du haut-représentant pour assurer une transition efficace. Nous verrons davantage de choses de ce genre à l'avenir.
Personne ne prévoyait que les transformations qui ont eu lieu dans l'ancienne Union soviétique et dans les anciens pays du pacte de Varsovie se passeraient aussi facilement. En fait, les transitions, aussi difficiles qu'elles aient pu être, ont probablement été plus simples que la plupart d'entre nous qui nous occupions de relations Est-Ouest ne l'avions anticipé. Nous avons toujours été fort prudents.
Bien sûr il y a des problèmes dans ces pays, je pense par exemple aux problèmes de drogue et de corruption que vous avez mentionnés. Mais en même temps, ces pays ont fait de grands progrès dans leur instauration d'un régime démocratique. Même les partis qui se disent communistes maintenant sont nettement favorables au processus démocratique. Nous sommes toujours sur la bonne voie et dans l'ensemble, je crois qu'il y a lieu d'être optimistes. Personne ne dit que nous nous sommes trompés.
Le sénateur Andreychuk: Il ne faut ni accélérer ni ralentir -- nous continuons sur notre lancée?
M. Lysyshyn: Nous avançons régulièrement. Nous aurons peut-être un jour des raisons de ralentir ou d'accélérer.
Le sénateur Andreychuk: Pour l'instant il n'y a pas de raison de changer?
M. Lysyshyn: A ce stade-ci, non.
Le sénateur Andreychuk: Le démantèlement des réseaux d'armement et de l'arsenal nucléaire de l'ancien pacte de Varsovie est un sujet qui, bien qu'omniprésent, a toujours été gardé en arrière plan. En partie parce qu'il s'agit d'un problème délicat et en partie à cause des répercussions financières qu'il suppose. Ce que vous allez faire ensuite nous intéresse évidemment grandement. Dans quelle mesure cette technologie et cet armement ont-ils été détournés vers d'autres zones d'influence?
Certains affirment que si nous n'évitons pas la crise actuelle, la course au nucléaire continuera à s'intensifier en Inde, au Pakistan et en Chine, et aura des effets sur la Russie, et donc sur l'OTAN. Compte tenu de cette situation, quel rôle le Canada ou l'OTAN devraient-ils jouer?
M. Lysyshyn: Nous reconnaissons tous qu'il faut faire quelque chose. La sortie des armes de ce pays, les armes légères surtout, a créé des problèmes ailleurs dans le monde. Nous en sommes tous conscients. Nous sommes en train de chercher comment enrayer cette situation, non seulement dans le cadre de l'OTAN et de la CSCE, mais également dans le cadre du Sommet du G-8 et de notre collaboration avec les Russes.
Le Canada et ses alliés ont investi de l'argent dans des projets ayant pour but de garantir que l'expertise nucléaire n'ira pas là où il y a de l'argent. C'est un sujet d'inquiétude. Nous avons travaillé là-dessus et nous pouvons dire que c'est un des domaines de coopération avec le gouvernement russe qui a porté fruit. Celui-ci a fait preuve de sérieux et de responsabilité face au contrôle de son expertise nucléaire.
Le sénateur Bolduc: L'OTAN a-t-elle l'intention de nous protéger contre d'autres dangers comme le trafic international de la drogue et des armes?
M. Lysyshyn: Pour l'instant il n'y a pas de raison pour que l'OTAN se mette à jouer un rôle de police. La drogue est une responsabilité qui relève de la police, pas des militaires. Tenter de mélanger les deux créerait toutes sortes d'autres problèmes, dont des problèmes de société. De fait, nous demandons entre autres choses à nos nouveaux membres de séparer les fonctions militaires des autres domaines.
Ceci dit, il faut admettre que tous les aspects de la sécurité sont liés, d'une manière ou d'une autre. Il nous faut trouver une façon de créer une synergie et une coopération entre les diverses organisations. De sorte que lorsque nous voyons une carence dans un domaine particulier, nous puissions y remédier.
Depuis un certain temps déjà, le Canada s'appuie, en matière de sécurité, sur la croyance selon laquelle une bonne coopération dans un domaine contribue à favoriser la coopération dans d'autres domaines. Prenons l'exemple de la drogue, qui fait déjà l'objet d'une grande coopération. J'estime que si nous arrivons à bien coopérer du côté militaire, cela pourra nous aider indirectement mais sérieusement à renforcer la coopération dans d'autres domaines. Cette conviction a constitué un aspect important et fondamental de l'approche retenue en matière de sécurité par bon nombre de gouvernements canadiens.
Le sénateur Bolduc: L'espionnage est un sujet plus délicat. Avec la fin de la guerre froide, les sommes consacrées à l'espionnage dans le monde ont dû diminuer, ou peut-être a-t-on mis davantage l'accent sur l'espionnage industriel.
Le président: Hier soir on nous a dit que l'Union monétaire européenne amènerait une rationalisation du secteur bancaire. Peut-on se demander s'il y a une rationalisation dans le secteur de l'espionnage?
Le sénateur Bolduc: Il y a toujours autant d'argent disponible; il ne diminue pas. Sert-il davantage à l'espionnage industriel à présent?
M. Lysyshyn: Il faut savoir que les objectifs des opérations de renseignement des gouvernements ont probablement été modifiés. La coopération en est l'une des conséquences. Si nous avons relativement bien réussi à contenir les substances nucléaires de la Russie, c'est en bonne partie grâce à la coopération qui a eu lieu entre les agences de renseignement dans ce domaine. Ces agences qui avant ne coopéraient pas et se considéraient comme des ennemis, collaborent à présent dans bon nombre de domaines. Quant à savoir si cela fera faire des économies au Trésor public, cela ne dépend pas de moi. Les activités de coopération ont toutefois nettement augmenté. Les modes d'opération ont changé et je suppose que les cibles ont changé également.
Le président: Dans votre présentation initiale vous avez dit que la gestion du risque était un objectif primordial de l'OTAN telle qu'elle existe actuellement. Dans mon esprit, ces mots ont évoqué l'image de frictions locales -- peut-être à caractère ethnique -- qui ont recueilli l'appui de divers groupes. Ce qui au début ne constitue que des frictions petit à petit se transforme en conflit, qui finit par exploser. Je ne sais pas grand-chose de l'Europe centrale et des Balkans, mais j'ai l'impression que les frictions sont endémiques dans certains endroits de cette région. Vous dites qu'un des rôles de l'OTAN actuellement devrait être de gérer les risques. Ces frictions constituent-elles le genre de risques dont vous parlez?
M. Lysyshyn: On court bien sûr le risque de voir ces conflits ethniques gagner en importance et en violence. L'OTAN pourrait envisager de jouer un rôle utile dans la gestion de tels conflits.
L'un des développements les plus positifs et quelque peu surprenants des dix dernières années a été la mesure dans laquelle la Hongrie et la Roumanie ont travaillé ensemble pour gérer le conflit ethnique qui les opposait. L'importance de la population hongroise en Roumanie était inquiétante. Le désir d'appartenir un jour à l'OTAN a encouragé ces deux gouvernements à coopérer pour tenter de régler leurs problèmes.
La guerre dans l'ancienne Yougoslavie était manifestement une guerre ethnique et nous aimerions certainement faire en sorte que nous puissions mettre derrière nous ce genre de problèmes. Mais en même temps, il faut reconnaître que l'OTAN ne pourra pas résoudre ces problèmes à elle seule. La façon de penser à l'OTAN a changé radicalement au cours des dix dernières années. Jusqu'à la fin de la guerre froide, on pensait que l'OTAN pourrait faire ce genre de chose. Les gouvernements et politiciens pensaient par exemple qu'en cas de guerre avec la Russie, ils pourraient demander au commandement militaire de l'OTAN de résoudre le problème.
Les activités de planification et de réflexion de l'OTAN ne sont plus limitées aux opérations elles-mêmes. Elles portent beaucoup sur la coopération avec la CSCE, l'ONU ou qui que soit qui participe à un projet donné, et sur les relations avec les ONG. La façon dont nous travaillons avec les ONG sur le terrain ne faisait pas partie de la doctrine de l'OTAN auparavant, mais les choses ont changé et la situation continue à évoluer.
Bien sûr nous devons tenir compte des tensions ethniques. Mais l'OTAN ne saurait travailler seule à la résolution de ces problèmes. Nous devons travailler en partenariat.
Le sénateur Grafstein: Revenons à la question de la Russie. D'un côté nous voulons rassurer la Russie et la convaincre que l'OTAN ne constitue pas une menace, mais d'un autre côté nous voulons également nous assurer que nos relations bilatérales avec la Russie n'annulent pas la capacité de l'OTAN à réagir à une menace. C'est une position ambivalente.
Je viens tout juste de lire le livre de Brezezinski, dans lequel il avance une intéressante proposition. Selon lui, afin de garantir la sécurité et l'indépendance des pays frères de la Russie, comme l'Ukraine, l'OTAN devrait accepter de ne pas déployer de troupes ni d'armes stratégiques à l'intérieur d'une zone démilitarisée dans l'aire d'expansion de l'OTAN. Par la même occasion, la Russie devrait s'engager pour sa part à ne pas déployer de troupes dans une zone démilitarisée de l'autre côté de la nouvelle ligne. Il s'agit, dit-il, d'une technique mutuellement rassurante qui garantirait un certain équilibre et calmera les inquiétudes de l'Ukraine et des autres pays qui craignent d'être plus près de la ligne menacée. Est-ce une position valide?
M. Lysyshyn: L'OTAN a indiqué qu'elle ne voit pas de raison pour l'instant de placer ses troupes plus près de la Russie qu'actuellement, ni de mettre des armes nucléaires dans les nouveaux pays membres.
Le sénateur Grafstein: Cet engagement a-t-il donné lieu à un engagement réciproque de la Russie de ne pas faire la même chose?
M. Lysyshyn: La Russie a retiré ses armes nucléaires tactiques de ses régions frontalières et les négociations sont en cours. Nous avons également les Forces armées conventionnelles en Europe ainsi que l'Accord sur le contrôle des armements, et des négociations sont en cours à Vienne afin de le mettre à jour.
L'ancien accord était fondé sur l'existence de deux blocs. Or ceux-ci ont disparu. Nous sommes en train de travailler très fort avec la Russie et les autres pays européens pour trouver un règlement satisfaisant de cette question. Il y a eu des déclarations unilatérales qui visaient à donner davantage confiance et nous avons également négocié. Le Conseil mixte permanent Russie-OTAN créé avec la Russie fournit un cadre aux discussions de ces questions également. L'une des dernières réunions de ce conseil a porté sur la question des armes nucléaires, tactiques et autres, et sur ce que l'on comptait en faire. Ces discussions et négociations sont importantes dans la mesure où elles servent à donner confiance et il faut s'assurer qu'elles demeurent aussi ouvertes que possible.
Le sénateur Grafstein: Les Russes sont-ils revenus à la table des discussions sur START II?
M. Lysyshyn: La Douma russe a reçu l'autorisation de ratifier START II. Selon mes dernières informations, on s'attend que la Douma ratifie l'accord avant la fin juin. Ce serait une très bonne nouvelle.
Les Russes et les Américains se sont plus ou moins entendus sur les grandes lignes de l'accord de START III. Une fois l'accord START II ratifié, le rythme des discussions et négociations devrait s'accélérer. C'est pour cela que les actions de l'Inde nous inquiètent tant. On nous a mis une donnée supplémentaire sur la table.
Le président: J'ai été surpris par le vote du sénat américain. Quels sont les facteurs qui l'ont amené à voter à raison de 81 voix contre 19 en faveur de l'admission des trois pays?
M. Lysyshyn: Personnellement, je n'ai pas été étonné, mais je faisais partie d'une poignée de gens au ministère qui croyaient que cela ne poserait pas de problème. Les autres ont été surpris.
Divers facteurs ont joué. Un certain nombre de personnes ne savaient pas trop de quel côté pencher. Une fois qu'elles se sont rendu compte que la proposition avait suffisamment d'appuis pour être ratifiée, elles se sont rangées du côté de ceux qui allaient remporter le vote. Par contre, bien des gens nous ont dit qu'il s'agissait d'un vote précis sur une proposition d'expansion précise et qu'il n'indiquait en rien le sort qui serait réservé à de futures propositions d'expansion. C'est probablement un sage conseil.
Deux administrations américaines successives ont été fortement en faveur d'un élargissement de l'OTAN, et du recours à l'OTAN pour établir un partenariat. À mon avis ceci a toujours été un indice que l'appui du Congrès américain était en réalité plus fort. L'élargissement de l'OTAN a toujours joui d'un appui bipartisan au Congrès américain.
Le sénateur De Bané: Beaucoup de gens ont mis en doute la sagesse de cette expansion. Pouvez-vous nous donner leurs arguments? Pourquoi peut-on penser qu'il s'agit d'une opération hostile? Si la politique en matière de défense est fondée sur une analyse des menaces potentielles, et qu'il n'y a de menace ni d'un côté ni de l'autre, comme vous l'avez dit, comment expliquer cette attitude?
M. Lysyshyn: Vous m'invitez à débattre avec moi-même.
Ceux qui étaient contre l'élargissement de l'OTAN avaient un certain nombre de réserves. Tout d'abord -- et nous en avons déjà parlé ici -- ils craignaient que le gouvernement russe ne considère cela comme une menace et réagisse en conséquence. Certains sont allés jusqu'à suggérer qu'il pourrait déclencher une intervention armée contre ses voisins immédiats qui n'entreraient pas dans l'alliance. On a suggéré également que cette expansion pourrait être utilisée pour jouer avec les émotions des gens dans le débat politique russe, et créer une atmosphère de confrontation alors qu'il régnait une bonne ambiance de coopération. C'était un argument fort. Bon nombre de gens invoquaient les deux arguments et il était vrai que les russes auraient certaines inquiétudes. En Russie, à la fois ceux qui voulaient s'en servir pour des raisons politiques et les analystes sérieux craignaient que l'élargissement de l'OTAN ne constitue une menace pour eux.
Un certain nombre de pays ont indiqué que l'efficacité de l'OTAN était due à sa taille. Contrairement à l'ONU ou au CSCE, nous sommes un petit groupe et il est plus facile de prendre des décisions. On craignait que l'admission de nouveaux pays ne complique les prises de décisions en raison du plus grand nombre et ne rende l'alliance plus difficile à gérer.
Certains ont avancé l'argument selon lequel les nouveaux pays ne partageaient pas entièrement nos valeurs. Je ne suis pas d'accord avec eux. D'autres ont simplement dit qu'en l'absence de menace ou de danger particulier, l'élargissement de l'OTAN reviendrait cher et entraînerait des coûts supplémentaires, et qu'il faudrait chercher à éviter ces coûts.
Nous avons répondu aux inquiétudes sur les coûts. Comme je l'ai dit, ceux-ci seront modestes car nous allons élargir l'OTAN et la restructurer en même temps. L'OTAN qui accueillera les nouveaux pays l'année prochaine ne sera plus la même organisation que celle de 1989. Nous avons réduit et réorienté la structure militaire.
Voyons plutôt la cohésion de l'alliance, et sa capacité d'action. Au cours des années, et surtout durant son intervention dans l'ancienne Yougoslavie, nous avons travaillé très fort pour établir de nouveaux modes d'opération, et nous avons démontré que nous pouvons intervenir dans des contextes divers, avec des partenaires divers et de façons diverses.
L'idée qui veut que nous ne partagions pas les mêmes valeurs n'est plus un problème. Les trois pays qui entrent dans l'alliance ont prouvé leur engagement envers ces valeurs et envers les objectifs de l'alliance avec beaucoup d'efficacité.
Concernant la Russie, nous avons créé le Conseil de partenariat. Nous nous sommes efforcés de démontrer à la Russie que notre expansion n'était pas dirigée contre elle mais que c'était plutôt un moyen de préserver une entité précieuse et de lui trouver d'autres usages. Le commandement militaire intégré de l'OTAN et sa capacité à opérer efficacement de manière intégrée est un atout considérable. Il ne faut pas le perdre, ni le laisser s'affaiblir. Dans l'ancienne Yougoslavie, nous avons vu la différence d'efficacité entre les FORPRONU et les forces de l'OTAN. Ceci illustre très bien le fait que l'OTAN possède quelque chose qui vaut la peine d'être préservé et utilisé. La réduction de notre structure et de nos forces militaires, notre changement en faveur des opérations de maintien de la paix, toutes ces choses ont servi à rassurer la Russie, et nous continuerons sur cette voie.
Pourquoi faut-il élargir l'OTAN plutôt que de maintenir le statu quo? La philosophie de l'OTAN n'a jamais été de défendre une région ou un groupe de gens particuliers; elle a toujours donné priorité aux valeurs et aux intérêts. Fermer la porte à ces autres pays européens qui partageaient ces valeurs et ces intérêts aurait été contre-productif et aurait probablement conduit à la disparition de l'OTAN. Dans un pays où les gens qui portent des noms semblables au mien sont nombreux, l'appui populaire à une alliance aussi réduite aurait considérablement diminué. Si nous voulons préserver notre crédibilité, nous devons montrer que notre alliance est une organisation ouverte. La situation de sécurité évolue, et nos devons nous y adapter.
M. R.J. Brooks, directeur adjoint, Ukraine, CEI, Division de l'Europe de l'Est (REE), ministère des Affaires étrangères et du Commerce international: Pour commencer, j'aimerais formuler quelques commentaires sur l'ex-Union soviétique. Il s'agit d'une région complexe où les valeurs et les perceptions traditionnelles de l'Occident ne tiennent pas toujours. C'est une vaste région, dont la population dépasse les 250 millions d'habitants. Elle compte maintenant 15 pays différents, et encore plus de langues. La Russie seule prétend posséder plus de 100 groupes linguistiques.
Sur le mur de mon bureau, j'ai une carte du Caucase qui provient du National Geographic. Selon cette carte, il y a 51 groupes linguistiques distincts seulement dans la petite région du Caucase. C'est simplement comme Toronto.
La politique étrangère du Canada s'appuie sur trois piliers -- la paix et la sécurité, les emplois et la prospérité, l'éducation culturelle et la promotion des valeurs canadiennes à l'étranger -- c'est-à-dire la démocratie, le bon gouvernement, les droits de la personne et la primauté du droit.
Depuis 1945, notre politique de sécurité s'articule autour du besoin de mettre en place un moyen de dissuasion militaire crédible par rapport à l'expansionnisme soviétique en Europe. Nous avons adhéré à l'OTAN, nous avons maintenu des forces armées aux frontières situées entre l'OTAN et le pacte de Varsovie, et nous avons fait tout ce à quoi nous pouvions penser pour nous protéger. Tout cela a changé il y a sept ans.
L'éclatement de l'Union soviétique en 1991 a donné lieu aux dernières réjouissances de la guerre froide. L'Occident a clamé la victoire, et ceux qui contrôlaient les pièces détachées de l'empire soviétique se sont vite éloignés du communisme soviétique tout en cherchant à solidifier leurs propres portions. Le président Eltsine à Moscou a entrepris d'édifier une base indépendante de pouvoir, ce que d'autres ont fait aussi dans d'autres capitales.
Aujourd'hui, la politique canadienne de sécurité en Europe est édifiée sur la prémisse que la fin de la guerre froide était une bonne chose, et qu'une transition efficace des économies des ex-États communistes peut constituer le meilleur rempart contre le rétablissement de la domination impériale en Europe centrale et en Europe de l'Est, et le début d'une autre guerre froide. Nous avons investi pour orienter la transition de cette région vers des sociétés de marchés fortes, démocratiques et libres, qui représentent les valeurs qui nous sont chères.
Comme dans tous les bons plans, il y a un bénéfice autogénéré. Nous espérons créer de nouveaux marchés pour les biens et services canadiens. Notre approche fondamentale demeure:
la poursuite d'une stratégie à long terme pour soutenir la réforme politique et économique dans les ex-États communistes et assurer au Canada un rôle actif et fructueux dans le commerce, l'investissement et la croissance technologique dans cette région.
Au cours des sept dernières années, nous avons appuyé activement les réformes et encouragé le changement. Nous avons utilisé de nombreux outils, dont certains investis à cette fin, comme l'accroissement de l'aide technique de l'ACDI, le Programme Renaissance Europe de l'Est, ou la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, et d'autres qui existaient déjà, comme le FMI et la Banque mondiale. Nous avons eu recours tantôt à l'ancienne diplomatie, tantôt à la nouvelle diplomatie de l'aide technique et de la facilitation des investissements.
La Russie continue de dominer toute la région. À titre de puissance impériale, la Russie a acquis un pouvoir sur la région. L'URSS a exercé ce pouvoir, souvent avec des conséquences dramatiques. La Russie demeure le point de référence en fonction duquel tout le reste est mesuré et défini.
Sur le plan géostratégique, la Russie représente une menace réduite. Ses ambitions de domination mondiale sont chose du passé, mais elle demeure une puissance nucléaire qui exige d'y prêter attention. La Russie continue d'éprouver des problèmes de sécurité régionale et mondiale, lesquels augmentent plutôt que de diminuer. Son partenariat historique avec l'OTAN, signé l'année dernière, a permis grandement d'éliminer certains de ces problèmes immédiats, y compris celui de l'empiétement d'une OTAN en croissance sur les frontières occidentales de la Russie.
Les problèmes de sécurité régionale sont importants pour la Russie d'aujourd'hui. La rébellion sécessionniste en Tchétchénie a été réglée en partie, mais non entièrement. La réintégration de la Tchétchénie dans la Fédération russe est loin d'être chose faite. En fait, la Tchétchénie jouit maintenant d'une autonomie virtuelle parce que l'armée russe est incapable d'exercer une force dans cette région, même si elle le désirait.
Une réforme militaire est requise de toute urgence. Les problèmes de l'armée russe et de sa structure sont cruciaux, et le soldat se trouve dans une situation très désespérée. Les soldats sont sous-payés, mal formés et mal équipés, et non motivés. Sans une réforme pour s'occuper efficacement des rangs inférieurs, l'armée russe pourrait s'effondrer.
Le crime organisé russe est une autre influence déstabilisante. L'influence de celui-ci s'étend à tous les coins du monde, devenant ainsi pandémique quant à sa présence et à son incidence. La mafia russe pose un grand défi sur le plan de l'application de la loi au Canada et ailleurs, et elle demeurera un problème de sécurité prioritaire.
En revanche, l'Arctique et le Nord font bonne presse. Nous avons accordé beaucoup d'attention pour établir une coopération internationale sur les questions cruciales auxquelles fait face l'Arctique, qui vont de l'environnement à la survie économique. La Russie est notre principal partenaire sur le plan du leadership dans cette région circumpolaire. En particulier, la Russie constitue un important marché éventuel pour la technologie canadienne en construction, les infrastructures nordiques, le pont de l'Arctique, une importante initiative économique pour établir des liens de transport nordique.
La Russie a fait beaucoup de progrès au plan économique. Elle a avancé sur la voie périlleuse de la stabilisation économique, et les réformes des marchés s'accentuent. La Russie est bien en avant des autres ex-États soviétiques en matière de propriété foncière, de privatisation, de réforme juridique et par rapport aux autres mesures nécessaires pour favoriser la transition économique. Cependant, de nouveaux problèmes se posent concernant les déficits budgétaires persistants, les faibles prix des marchandises, particulièrement le pétrole, et d'autres formes de fragilité financière qui pourraient mener à une crise des devises, et miner les modestes succès économiques connus jusqu'à ce jour.
Les activités commerciales canadiennes en Russie connaissent une croissance. Le commerce bilatéral atteint un milliard de dollars et permettra bientôt de réaliser l'objectif du premier ministre de le doubler d'ici à la fin du millénaire. Les exportations canadiennes connaissent une forte croissance cette année. La SEE met maintenant à disposition plus de financement pour la Russie que jamais auparavant, et les banques commerciales sont aussi d'excellents fournisseurs de financement. Malgré l'expérience touchant l'hôtel Aerostar, qui a fait la manchette il y a quelques semaines, l'investissement direct canadien se situe à plus de 800 millions de dollars en Russie, et de nombreuses entreprises canadiennes viennent nous dire qu'elles aimeraient établir des relations commerciales plus efficaces.
Passons maintenant à l'Ukraine. Selon la sagesse traditionnelle, l'Ukraine est la clé de la paix et de la sécurité en Europe. Elle occupe le centre géostratégique de l'Europe, au milieu des itinéraires d'invasion d'antan, et des voies commerciales des temps modernes. L'Ukraine a prêté une grande attention à la mise en place de sa sécurité, à la normalisation de ses relations avec la Russie, à la conclusion d'accords avec tous ses voisins, à son adhésion au Partenariat pour la paix de l'OTAN, et l'an dernier, à la conclusion d'une Relation distincte avec l'OTAN.
Il y a deux principaux aspects à l'Ukraine, sa performance concernant les dossiers économiques, et son dossier sur la sûreté nucléaire. Ce dernier est dominé par Tchernobyl et l'incendie et l'explosion de 1987 survenus au réacteur numéro quatre. La fermeture de Tchernobyl d'ici à l'an 2000 est une question émotive, qui évoque des images de la plus horrible catastrophe nucléaire au monde. Le sujet de l'énergie de remplacement -- notamment le financement de la BERD pour Khmelnitsky 2 et Rivne 4, K2R4 dans le jargon du ministère -- est également émotif, parce que l'Ukraine manque d'énergie et de liquidités. Cette question sera un important sujet lors du Sommet de Birmingham.
Également pressante est l'incapacité de l'Ukraine de réaliser une importante réforme économique. Cela fait en sorte qu'une attention sera prêtée à l'Ukraine lors d'importants forums économiques, comme le Sommet de Birmingham. Ce sera peut-être très déplaisant.
Un élément clé de l'approche du Canada à l'égard de l'Ukraine est son importante et active représentation au pays. Presque un million de Canadiens se considèrent comme des descendants de l'Ukraine, y compris M. Lysyshyn et le sénateur Andreychuk. Le Canada a accepté d'assumer une responsabilité spéciale à l'égard de l'Ukraine dans le G-7 et ailleurs, et il a consenti beaucoup d'efforts pour aider les réformes démocratique et économique de l'Ukraine.
Cela dit, dans le cadre de nos propres activités, nous prêtons une plus grande attention à l'Asie centrale. Les relations du Canada avec les cinq pays de l'Asie centrale se sont limitées foncièrement aux questions commerciales et aux questions d'investissement. Les importants enjeux liés au pétrole et au gaz naturel du côté est de la mer Caspienne et les vastes réserves d'or et d'autres minéraux ont attiré beaucoup d'attention à l'échelle internationale.
Le Canada a été un chef de file pour mettre en valeur ces réserves, à l'initiative de nos propres entreprises minières du secteur aurifère. La mine Kumtor au Kirghizistan, que Cameco Mining de Saskatoon possède en partie et exploite, compte pour 10 p. 100 du PIB de ce pays et assure au Canada une reconnaissance spéciale. Teck, Barrick Gold Corporation, Placer Dome, et de nombreuses autres sociétés minières et pétrolières oeuvrent dans cette région, ou ont exprimé fortement le désir d'y oeuvrer.
La principale limite au développement en Asie centrale est la géographie de cette région. Lorsqu'on jette un coup d'oeil rapide à la carte, on constate combien il est difficile de sortir des biens sur toute distance de l'Asie centrale. Ces pays n'ont aucune frontière internationale qui donne sur les océans.
Le Canada a connu beaucoup de succès au Kirghizistan. Celui-ci a réalisé une importante réforme économique, en partie grâce à l'aide de l'ACDI, et a fait beaucoup de progrès réels sur le plan de la réforme démocratique. En comparaison, le Turkménistan est dominé par le culte de personnalité qui entoure le président Niyazov, qui s'est décerné le titre cérémonial de Turkmenbashi, père de tous les Turcs.
Malgré que ces pays aient réalisé un certain progrès sur le plan de la réforme économique, leur situation sur les droits de la personne, la réforme juridique et la réforme démocratique accusent un retard lamentable. Le Kirghizistan est le seul pays qui a fait un progrès notoire quant à la démocratie. En comparaison, l'<#0000>Ouzbékistanet le Turkménistan sont gouvernés par les mêmes personnes qu'aux jours de l'Union soviétique.
Le «Grand jeu» était l'expression de Kipling pour la concurrence du XIXe siècle entre la Russie et la Grande-Bretagne vis-à-vis de l'Inde. Nous assistons au Grand jeu II ici et dans le Caucase. Cependant, le nombre de joueurs a augmenté et ce ne sont plus seulement les gros joueurs qui mènent le bal. Le champ de bataille est la course aux richesses pétrolières, et ceux qui contrôle le pétrole contrôleront aussi la région.
L'investissement étranger sera nécessaire pour la production du pétrole et d'autres minéraux. Le coût élevé des puits modernes de pétrole et de gaz naturel, et des mines qui exigent beaucoup d'immobilisations, excède les capacités de ces pays. De plus, l'investissement étranger demeurera la principale source des opérations de change jusqu'à ce qu'on tire réellement des recettes de l'exploitation du pétrole. Cette situation demeurera certes pour le reste de la présente décennie et probablement après le début de la prochaine.
L'investissement étranger servira surtout à construire des voies menant aux marchés. La construction d'oléoducs sera un important élément de la diplomatie internationale au cours de la prochaine année. Les oléoducs représentent l'accès aux marchés qui permettent d'obtenir des liquidités. Même si la Russie a un intérêt personnel à maintenir son actuel monopole, tous les autres ont un intérêt à briser celui-ci. Les oléoducs représentent aussi une vache à lait pour les pays qui ont la chance d'avoir ceux-ci à travers leurs frontières. Les droits de transport du pétrole seront une importante source de revenu pour la Géorgie et pour les autres qui se trouvent sur l'itinéraire entre les approvisionnements de pétrole et les marchés. L'existence des oléoducs est aussi une grande assurance d'un approvisionnement de pétrole. L'Ukraine a un intérêt particulier à cet égard.
Comme dans le Grand jeu, la version moderne de ce concours géopolitique met en opposition des ennemis impériaux. La Russie a exercé une domination sur la région durant un siècle et elle n'a pas abandonné l'espoir d'imposer à nouveau son contrôle. Par contre, les Américains désirent assurer l'indépendance de la région, autant pour protéger leurs intérêts commerciaux que pour faire contrepoids à la Russie.
La version moderne du Grand jeu est aussi complexe que la version originale. La Turquie, qui contrôle le Bosphore, l'Iran avec ses prétentions de domination régionale, et l'Inde, qui cherche à influencer cette région foncièrement musulmane, auront tous un rôle à jouer. Lorsque diminueront les approvisionnements en pétrole de la mer du Nord, l'Europe de l'Ouest cherchera du pétrole au cours de la prochaine décennie. Pour cette raison, cette combinaison devient encore plus fascinante.
Étudions la situation du Caucase. De vastes et nouvelles richesses pétrolières qui se situent sous la mer Caspienne sont grandement prometteuses de nouvelles richesses pour ce qui était un coin désavantagé sur le plan économique de l'AUS. Un excellent esprit d'entrepreneuriat et un milieu assez ouvert sur le plan commercial nous donnent l'assurance que cette région sera prospère.
Par ailleurs, des conflits territoriaux comme celui de Nagorno-Karabakh et de l'Ossetie du Sud menacent de miner la stabilité régionale et les difficultés en Tchétchénie du nord menacent de s'étendre à cette région.
Comme en Asie centrale, les grandes batailles économiques ne porteront pas sur la mise en valeur du pétrole et du gaz naturel, mais sur le transport de ceux-ci vers les marchés. La diplomatie relative aux oléoducs sera à l'avant-scène lorsque la Russie cherchera à maintenir son monopole. L'accès aux marchés payants, à savoir l'Europe de l'Ouest, sera essentiel pour assurer le développement économique de cette région. Tout comme l'Asie centrale, le Caucase demeurera la cible des grandes puissances.
La Communauté des États indépendants (CEI) est une chose étrange. Son historique remonte à l'effondrement de l'Union soviétique, et elle est d'abord considérée, à maints égards, comme une sécurité globale pour certains des pays récemment devenus indépendants.
Pour la Russie, le concept du «Près de l'étranger» persiste: la notion que les éléments très éloignés de l'empire soviétique ne faisaient pas en quelque sorte partie de la patrie, mais qu'ils étaient plus près que l'étranger. C'est même davantage le cas avec la CEI; la croyance veut que les pays de l'ex-Union soviétique ne soient pas étrangers, mais reliés par une certaine relation spéciale.
Les cyniques considèrent la CEI comme étant une tentative de la Russie de maintenir son empire, et comme un moyen de pouvoir exercer une domination continue, y compris des activités russes liées au maintien de la paix et le fait de fournir des gardes de frontières externes.
La Communauté des États indépendants a été marquée par la signature de divers accords -- surtout économiques -- qui auraient pour effet de remettre en vigueur les anciennes habitudes commerciales soviétiques, si ceux-ci étaient mis en application. À notre avis, ils ne seront jamais mis en application de manière significative. Sous l'ancien régime soviétique, toutes les décisions relevaient de Moscou, et toute la production passait par la Russie. La CEI est une tentative de remettre en vigueur ces habitudes.
En terminant, je désire parler brièvement de la transition économique. En 1992, nous fondions de grands espoirs que les pays de l'ex-Union soviétique se départiraient des vestiges du communisme et qu'ils accepteraient le marché libre avec enthousiasme. Nous avons consacré des ressources spéciales pour aider ces pays à résister et à renverser l'effondrement économique grave qui a suivi l'effondrement politique de l'URSS.
Mais en réalité, le progrès économique a été lent et inégal. Comme le montre le graphique derrière moi, seule l'Arménie a connu une croissance en 1994. Il ne faut pas oublier que cela a résulté du tremblement de terre de 1988 et de la guerre de 1992 du Nagorno-Karabakh, qui a entraîné un fléchissement de 56 p. 100 du PIB en 1993. L'an dernier, tous ces pays, à l'exception de l'Ukraine, le Turkménistan, le Tadjikistan déchirés par la guerre et la Moldovie ont connu une croissance économique. Même dans les cas des pays qui n'ont pas connu de croissance, le taux du fléchissement avait ralenti. Il y a une transition visible et apparente vers une reprise économique.
Par rapport à l'ensemble de la transition économique, le problème de loin le plus ennuyeux est l'Ukraine. L'absence de réforme économique est la pierre d'achoppement pour l'ensemble du G-7, et le fait que l'Ukraine n'a pas accepté la réforme continuera de poser un grave problème. Des grondements se font déjà entendre quant à la durabilité économique de l'indépendance de l'Ukraine, et ce n'est pas une pensée agréable. Le président Kuchma semble avoir l'intention de procéder à la réforme économique, et il peut même croire enfin que l'Ukraine doive établir un programme économique de concert avec le FMI, et mettre en oeuvre certains éléments législatifs de cette entente. Ce n'est rien de nouveau, et nous avons été déçus antérieurement. Nous pouvons espérer seulement qu'il est sincère et qu'il puisse vraiment livrer la marchandise. Avec un Rada anti-réforme et anti-Kuchma qui a été élu récemment, il aura beaucoup de difficulté à le faire.
En ce qui concerne les autres, nous avons constaté que l'Asie centrale a pris de graves mesures pour sa réforme économique. Elle s'est très bien préparée à définir son avenir. Nous pouvons espérer seulement qu'elle connaisse autant de succès pour apporter des réformes démocratiques. Également, le Caucase a en main un instrument de réussite économique, s'il peut régler ses différends.
Le sénateur Andreychuk: Vous avez insisté sur l'Ukraine. C'est la première fois que j'entends si bien préciser la position géopolitique de l'Ukraine et son importance pour nous tous. En même temps, vous avez souligné l'importance de la réforme économique. Je comprends que le FMI retient maintenant les crédits, et que le prochain versement ne sera pas fait. C'est la première fois qu'une telle mesure est prise dans cette région. Est-ce le signal d'un changement de la politique du FMI à l'égard de l'Ukraine? Devrions-nous tous changer? Y aura-t-il une incidence connexe sur la Hongrie, ou sur certaines de ces autres régions?
M. Brooks: Si je prends votre question à rebours, il s'agit uniquement d'un problème ukrainien, qui n'aura pas d'effet d'entraînement. Le FMI et la Banque mondiale ont tous deux retenu des crédits destinés à l'Ukraine à plusieurs occasions dans le passé. Le FMI a eu un accord de confirmation.
Le sénateur Andreychuk: L'ont-ils annulé?
M. Brooks: On a retenu la deuxième et la troisième tranches prévues par l'accord de confirmation. On établit actuellement un mécanisme élargi de crédits, qui est une proposition à plus long terme. L'Ukraine et le FMI ont conclu une entente de base sur un programme visant à appuyer la transition économique de l'Ukraine, à l'aide des crédits du FMI. Il y a 91 ou 92 conditions. Par le passé, l'Ukraine n'a pas respecté les conditions qu'elle avait acceptées. Par conséquent, le FMI, comptant pleinement sur l'encouragement des États membres du G-7 et d'autres, a exigé fermement la condition que ces 92 conditions soient respectées avant d'octroyer d'autres crédits.
Nous avons maintenu longtemps que l'indépendance politique de l'Ukraine était essentielle à nos intérêts en matière de sécurité en Europe. La stabilité économique est une condition préalable nécessaire, ce qui a sous-tendu le programme d'aide technique, et tous les autres programmes que nous avons tenté de mettre en oeuvre en Ukraine.
Le sénateur Andreychuk: Nous établissons une distinction entre l'Ukraine et le Bélarus. Lorsque le Bélarus a pris un arrangement spécial avec la Russie, nous avons compris la différence, mais est-ce que les autres l'ont comprise?
M. Brooks: Nous ne relions pas du tout l'Ukraine et le Bélarus.
Le sénateur Andreychuk: Les Américains le font souvent.
M. Brooks: C'est exact, mais leur point de vue stratégique du monde diffère. La réalité américaine ne reflète pas une aussi grande population d'Ukrainiens. Les Canadiens d'origine ukrainienne représentent 3 p. 100 de la population au pays, mais les Ukrainiens représentent moins de 3 p. 100 de la population des États-Unis. À mon avis, personne n'établirait sérieusement un lien entre le Bélarus et l'Ukraine. À l'heure actuelle, il y a peu d'espoir au Bélarus. C'est un fouillis économique total, et son leadership politique est très douteux.
Le sénateur Grafstein: Nous aimerions en savoir davantage sur les intérêts stratégiques des États-Unis. Je conviens que les Américains ont tendance à regrouper le Bélarus et l'Ukraine. Ces pays sont toutefois séparés et distincts. Leur situation est différente.
Dans ce coin du monde, l'un de nos fondements est que nous ayons une Ukraine prospère et démocratique. Je veux aborder une question plus délicate, à savoir les régions névralgiques de la Russie; la partie qui va du sud de la Russie et qui inclut la Géorgie, l'Azerbaïdjan, le Turkménistan, l'Ouzbékistan, et cetera.
Revenons-en au Grand jeu, et au désir de la Turquie et de l'Iran d'accroître leur influence. Chose assez surprenante, le Kazakhstan est une force très positive, au sens où son gouvernement croit que la Turquie a été très utile pour lui permettre de demeurer sur sa lancée vers son indépendance de la Russie. Ils ont une bonne relation de travail et une bonne relation stratégique. L'Iran tente de faire la même chose avec l'État voisin du Turkménistan, ainsi qu'avec les autres «Stans».
Comment le gouvernement canadien voit-il ces incursions de l'Iran et de la Turquie? De toute évidence, les Européens ont pris une décision tout à fait stupide lorsqu'ils n'ont pas inclus ceux-ci dans l'UE, comme ils l'auraient dû. Cela dit, quel est toutefois notre intérêt stratégique dans ces questions, ou en avons-nous un?
M. Brooks: Notre intérêt en Asie centrale est surtout sur le plan commercial. Nous avons une ambassade dans la région à Almaty, qui couvre le Kirghizistan, le Kazakhstan et le Tadjikistan. Celle-ci vise à soutenir nos activités commerciales. Le Canada est le plus important investisseur au Kirghizistan, au Kazakhstan, au Ouzbékistan et au Tadjikistan. Les intérêts commerciaux canadiens sont très considérables dans cette région.
Le sénateur Grafstein: Pourquoi alors avons-nous seulement un petit bureau pour s'occuper de cette vaste région?
M. Brooks: Nous avons une ambassade à Almaty, qui couvre essentiellement les deux plus importants pays, le Kazakhstan et le Kirghizistan. Cela revient à avoir une ambassade à Ottawa pour couvrir Ottawa et Montréal. Les distances sont comparables. À part cela, bien entendu, c'est une question de coût. Les ambassades coûtent cher, et la taille totale du budget du ministère limite notre capacité d'établir des ambassades à l'étranger.
La Turquie s'est montrée intéressée à travailler avec des entreprises canadiennes en Asie centrale. Cependant, à vrai dire, la Turquie n'est pas en concurrence avec nous et elle n'est pas un allié éventuel au sens commercial. Nous sommes assez indépendants.
Les intérêts iraniens ne nous ont pas posé de problème particulier. Bien entendu, ils représentent beaucoup plus un problème pour nos voisins américains. Nous n'avons pas eu de collaboration des Iraniens, et nous n'avons pas eu non plus de conflit avec eux.
Le sénateur Andreychuk: Vous avez signalé que l'histoire de réussite était dans l'Arctique. Nous avons pu assurer à ce sujet la participation de la Russie, laquelle s'occupe sérieusement de l'Arctique, et commence à comprendre ses propres peuples autochtones, ce qui est reflété dans la politique.
La plus importante menace demeure les déchets nucléaires évacués dans les océans, qui donnent lieu à de l'infiltration, et c'est un grave problème pour l'environnement, et pour les voisins de la Russie. La Russie ne veut pas en assumer le coût. Je crois comprendre que nous avons tous indiqué notre préoccupation au plan universel et que nous avons promis des crédits, mais rien n'a été fait jusqu'à maintenant. Y a-t-il du changement?
M. Brooks: Je dois être en désaccord. Je ne suis pas un expert sur la Russie. Je m'occupe de toute la CEI, à l'exception de la Russie. Mon collègue, M. Chris Alexander, s'occupe de la Russie, mais il a dû s'absenter pour assister au Sommet de Birmingham.
Généralement parlant, il existe un excellent esprit de coopération au sein du G-7, et entre les pays qui établissent des partenariats avec le G-7, pour tenter de nettoyer un certain nombre de gâchis de l'ex-Union soviétique. Tchernobyl en est un, les déchets nucléaires évacués dans l'Arctique en sont un autre, et il y a un engagement véritable. Toutefois j'en ignore les détails. Lorsque nous serons réinvités, je m'assurerai que nous pourrons répondre très précisément à cette question.
Le sénateur Andreychuk: J'aimerais obtenir une réponse écrite. Comme nous l'avons indiqué antérieurement, l'Inde est maintenant une autre carte sur la table. Cette question pourrait être aussi explosive, et elle pourrait nous prendre par surprise. Je souhaiterais qu'on y prête attention.
M. Brooks: Je vais m'assurer de vous faire parvenir une réponse.
Le sénateur Grafstein: Pourrions-nous étudier la situation de la Géorgie. Je viens tout juste de lire que la vie de Shevardnadze a encore été menacée. Je sais qu'il s'est joint au Kazakhstan pour former une sorte de front indépendant contre l'ingérence russe dans leurs affaires. Quelles sont les dernières nouvelles à ce sujet? Que se passe-t-il en Géorgie? Ces régions sont situées à travers les oléoducs, ce qui est très stratégique.
M. Brooks: Il y a deux régions sécessionnistes, l'Ossetie du sud, qui se compose de la moitié de l'Ossetie, et de l'Abkhazie. La moitié septentrionale de l'Ossetie est le voisin de la Tchétchénie. Toutes les trajectoires d'oléoducs de Bakou, en Azerbaïdjan passent par la mer Noire jusqu'à la vallée de Tbilissi, et malheureusement l'Ossetie est située sur cette trajectoire. Il y a beaucoup d'instabilité dans cette région. Les Abkhaz sont presque indépendants, mais non aussi indépendants que les Tchétchènes peut-être, mais presque. À maintes reprises, on a attenté à la vie de Chevardnadze, et la communauté internationale tient en très haute estime le président Chevardnadze. Bon nombre à travers le monde, y compris le Canada, ont promis de lui accorder leur appui.
Le rôle des Russes en ce qui concerne les casques bleus fournis en Ossetie et en Abkhazie est une importante question, et la relation géopolitique entre l'Abkhazie, la Géorgie et les casques bleus de la Russie est très ténue.
Le président: Merci beaucoup, monsieur Brooks.
Honorables sénateurs, hier, nous avons vu des tableaux. Ai-je votre autorisation d'inclure ceux-ci dans le compte rendu de la réunion d'hier?
Des voix: Oui.
La séance est levée.