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Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 23 - Témoignages


OTTAWA, le mardi 9 juin 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui, à 16 h 20, avec une délégation du Conseil de la nation d'Algérie.

Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Monsieur le président, le comité permanent des affaires étrangères du Sénat du Canada vous souhaite la bienvenue. Notre comité est composé de membres du gouvernement et de membres de l'opposition. Je sais que votre emploi du temps, à Ottawa, est fort chargé. Les fonctionnaires chargés d'organiser votre visite ont établi un horaire assez serré.

Le comité s'est presque exclusivement occupé de questions commerciales au cours des huit ou dix dernières années. Nous nous intéressons beaucoup à ce qui se passe en Europe et dans la région Asie-Pacifique. Nos échanges commerciaux -- du côté de l'Ouest canadien notamment -- avec le Japon et les pays asiatiques sont très importants. Les problèmes financiers que connaît cette région nous préoccupent beaucoup, en raison de l'impact qu'ils ont non seulement sur notre propre économie, mais aussi sur celle de nos partenaires commerciaux. Nous nous intéressons également de près à ce qui se passe en Afrique.

Mais je ne veux pas trop m'éterniser sur cet aspect de notre travail, étant donné que notre temps est limité. Vous êtes notre invité, et je compte sur vous, monsieur le président, pour aborder les points qui vous intéressent au cours de nos discussions.

[Français]

M. Bachir Boumaza, Président du Conseil de la Nation d'Algérie: Monsieur le président, j'ai peur, en prenant la parole, de déborder un peu sur les prérogatives qui sont les miennes. En réalité, je suis venu vous saluer. J'aurais voulu qu'il puisse y avoir une discussion entre la présidence du comité sénatorial des affaires étrangères et les responsables qualifiés de notre Conseil de la Nation. Je piétine quelque peu sur leur plate-bande. J'ai bien peur qu'on m'accuse de ne pas pratiquer la démocratie comme il se doit, mais puisque vous m'y avez autorisé, je crois que je vais essayer de le dire à leur place.

Nous visitons un pays ami. Ce sont des termes que l'on utilise beaucoup pour la commodité du langage, mais je crois qu'entre le Canada et l'Algérie il y a des relations confiantes qui s'instaurent depuis très longtemps et qui sont en train de se consolider. Je l'ai dit à plusieurs reprises, nous sommes le premier partenaire du Canada en Afrique et au Moyen-Orient au niveau des échanges. Nous avons l'ambition de multiplier ces échanges, nous disant que le Canada comme l'Algérie a des potentialités pour multiplier ces échanges et consolider donc d'avantage les relations.

Je crois que les relations entre le Canada et l'Algérie ne doivent pas s'apprécier au niveau des échanges commerciaux et des chiffres que nous donnent les chambres de commerce, mais au niveau de la politique, de la qualité des relations humaines qui sont entretenues depuis longtemps et qui se traduit au niveau politique par une certaine concordance sur le plan international. Je ne crois pas du tout, dans ce monde dominé par les intérêts matériels, que cela puisse se faire sans des relations humaines. Nous sommes ici davantage à ce titre.

S'il y a une chose que nous disons, en passant, à nos amis canadiens, c'est que nous sommes en train de dominer les événements que nous vivons. Ce n'est pas seulement une clause de style. Nous sommes en train de les dominer, non pas par les actions militaires qui sont indispensables contre ces groupes qui versent dans la violence dans notre pays, mais nous sommes en train de les dominer tout simplement en construisant nos institutions, en les mettant en place; en faisant en sorte que ces institutions et la population puissent régler les problèmes et faire participer la population au règlement de ces problèmes. Nous sommes donc ici plutôt pour vous rassurer et pour vous dire que nous sommes dans la bonne voie. La bonne voie, c'est la construction d'une démocratie moderne et pluraliste, parce que lorsque nous avons pris les armes, forcés malgré tout en 1954 pour nous libérer du colonialisme, nous l'avons dit et cela a été le leitmotiv pendant sept ans et demi, c'était pour construire une république algérienne démocratique et sociale.

Il est possible qu'en cours de route nous ayons quelque peu manqué à cet engagement; qu'il n'y ait pas assez de démocratie, mais cela nécessiterait un long commentaire. Nous corrigeons. C'est beaucoup plus par conviction et non pas par des tactiques que nous sommes en train de construire cette société moderne. Nous avons l'ambition qu'elle soit, à ce niveau, une sorte de modèle en Afrique et dans le monde.

Si vous prenez Alger, par exemple, lorsque je parle à mes amis français, je leur dis: «Comparez Paris et Alger, ni le nombre de la population, ni le niveau de vie n'autorise Alger à avoir cinq fois plus de quotidiens que Paris.» Nous avons cinq fois plus de quotidiens à Alger qu'à Paris. C'est vous dire comment la démocratie est en train d'avancer, d'exploser littéralement dans notre pays et c'est surtout cet aspect des choses que nous avons voulu vous montrer.

Pour le reste, nous avons des contacts et nous allons continuer à les entretenir. Nous allons essayer d'encourager nos amis canadiens à visiter notre pays, à voir sur place tous les efforts que nous faisons pour reconstruire et pour faire redémarrer notre pays. Je l'ai dit au premier ministre et à d'autres: nous avons énormément de difficultés sur le plan économique et sur le plan social. Nous connaissons ces difficultés et nous sommes prêts à les affronter avec toute notre force de conviction, comme nous affrontons la violence.

C'est un pays jeune. Qui peut mieux que le Canada comprendre les difficultés d'un pays jeune? C'est un pays qui fait face à des situations tout à fait nouvelles. Je vais vous citer un exemple: les revendications ou les aspirations de l'homme algérien de 1998 ne peuvent pas être et ne sont pas celles de 1954, lorsque nous avons commencé notre guerre de libération. Il me suffit de citer un chiffre. En 1962, lorsque les Français sont partis, il y avait 9 p. 100 d'Algériens lettrés. Il y avait une seule université à Alger. Les Français étaient moins d'un million; nous étions huit millions et demi. Il y avait une seule université et dans cette université il y avaient 3 000 universitaires français et seulement 500 universitaires algériens. Aujourd'hui, nous avons 20 universités. Nous construisons une école à une école et demie par jour. L'analphabétisme recule à pas de géants et il est évident que l'homme algérien d'aujourd'hui n'est plus le même que celui d'avant. Il a des exigences et nous devons y répondre. Voilà un peu ces informations que nous voulions vous donner.

J'ai accaparé un peu la parole, mais si vous avez à votre tour des questions à nous poser sur la situation dans notre pays, nous avons pour devoir de vous éclairer, d'éclairer nos amis, et nous répondrons à toutes les questions que vous voudrez bien nous poser.

Le sénateur Joyal: Monsieur le président du Conseil de la Nation, je dois m'excuser, je suis le plus jeune sénateur autour de la table, mais lorsque j'étais étudiant à l'Université de Montréal, au début des années 60, j'étais parmi le groupe des personnes qui appuyaient le mouvement d'indépendance en Algérie. En 1982, lorsque je suis devenu ministre dans le gouvernement canadien, l'un de mes premiers objectifs à été de me rendre à Alger et de signer un accord de coopération et d'échange avec le ministre de l'Éducation et de la Recherche scientifique de l'époque, de façon à rapprocher les échanges et de stimuler la reconnaissance de part et d'autres des capacités algériennes et de la disponibilité des ressources canadiennes.

Je dois vous dire que lorsque nous avons pris connaissance des difficultés qui frappaient votre pays, nous étions tous profondément peinés de voir autant d'efforts et autant de ressources qui étaient gaspillés, alors que le potentiel du pays est si énorme et que son avenir est aussi prometteur.

Je me souvenais à l'époque du nombre de firmes canadiennes qui travaillaient à Alger. Je n'avais pas eu suffisamment des cinq jours que j'avais passés chez vous pour les visiter toutes et rencontrer tous les travailleurs et approfondir les échanges entre les représentants canadiens, les ingénieurs et les architectes algériens.

Notre seul objectif est d'essayer de faire en sorte que ces niveaux d'échange qui avaient été mis sur pied et entamés au début des années 80, puissent redémarrer aujourd'hui avec autant d'espoir et autant de conviction que nous en avions à l'époque. Croyez bien que tous mes collègues qui sont ici aujourd'hui, autant ceux du Québec que ceux des autres provinces -- je pense à mon collègue, le sénateur Corbin du Nouveau-Brunswick -- sont extrêmement sensibles aux besoins que vous pourriez exprimer et auxquels nous pourrions correspondre.

Je vois que dans l'ensemble des échanges que vous avez, beaucoup d'emphase est mise sur l'économie. Et comme vous le dites vous-même si bien et si éloquemment, l'économie n'est pas le seul élément des dimensions que nous voulions explorer et développer en commun. Le rapprochement des personnes, l'échange que nous pourrions faire au niveau institutionnel, le développement de projets conjoints au niveau des recherches, le jumelage entre les universités canadiennes et les universités algériennes que vous avez vous-même mentionnées tantôt, le rapprochement entre les agences du gouvernement canadien et celles du gouvernement algérien qui peuvent avoir une technologie ou une capacité que nous pourrions mettre en commun, tout cela nous préoccupe au plus haut point.

Nous avons pleinement confiance, en autant que personnellement je suis concerné, que les autorités algériennes ont pris le parti de la démocratie. C'est le parti le plus difficile mais le plus sûr, finalement. Votre courte histoire, comme la nôtre, nous démontre que c'est la voix du peuple qui s'exerce librement qui est celle qui garantit les meilleurs niveaux de liberté et de dignité humaine. Cela, nous l'avons expérimenté à travers les âges. Si nous pouvons vous être de quelque assistance pour faire en sorte que la démocratie algérienne, non seulement se maintienne mais se développe et fleurisse, croyez que j'en serais un des plus ardents défenseurs.

Les membres de la délégation qui vous accompagnent ont une responsabilité importante de rapporter à vos collègues du Conseil de la Nation et des instances démocratiques de votre pays, la grande ouverture et la grande disponibilité des Canadiens à partager avec vous l'aventure démocratique et la grande priorité que nous mettons au rapprochement des institutions démocratiques et des institutions de haut savoir.

Nous croyons que c'est dans l'exercice de la liberté de pensée que les hommes et les femmes peuvent se retrouver librement. C'est là où, à mon avis, le meilleur terrain d'entente existe. Et croyez moi, s'il y a un des parlementaires canadiens qui a pu sur place constater l'étendu des efforts qui avaient été faits et qui continuent d'être faits en Algérie, je suis vraiment l'un de ceux-là. Je ne suis pas le seul, je peux vous l'assurer. Tous mes collègues partagent les opinions que j'ai exprimées.

[Traduction]

Le président: Je voudrais vous dire un mot au sujet du sénateur Bolduc, qui est originaire du Québec. Avant que le sénateur Bolduc n'arrive au Sénat, il était le principal fonctionnaire de cette magnifique province.

[Français]

Le sénateur Bolduc: Monsieur le président, distingués invités de l'Algérie, je n'ai pas eu le plaisir de visiter votre pays. Je suis allé en Tunisie, mais j'ai quand même une idée de votre pays parce que plusieurs de mes amis canadiens ont fait des affaires dans votre pays.

Au Canada, nous avons eu une période de décolonisation qui s'est faite en deux étapes. On était d'abord une colonie française, c'était à l'époque des guerres impériales, et finalement, les anglais ont gagné il y a 200 ans. Après cela nous sommes devenus une colonie britannique et tranquillement l'évolution constitutionnelle s'est faite. Il y a eu des petites périodes un peu houleuses du côté des Canadiens français et du côté des Canadiens anglais. Les institutions parlementaires britanniques nous ont apporté beaucoup, et nous avons aussi apporté quelque chose à l'évolution du système britannique. Cela est assez important.

Par exemple, en 1832, nous avions déjà des comportements démocratiques alors que l'Angleterre était encore une monarchie très aristocratique, soit un système très aristocratique. Donc, il y a eu une évolution et on a passé à travers nos difficultés. Aujourd'hui, on peut dire que le Canada est un pays assez bien évalué, d'après ce qu'on peut lire dans les rapports des Nations Unies.

Je dois dire que nos relations avec l'Angleterre en particulier, qui est la dernière puissance impériale qui régentait le Canada, sont demeurées très bonnes. Nous avons beaucoup en commun avec les Britanniques. Leur civilisation incroyable nous a influencés sur plusieurs plans. Les français aussi, à certains égards, mais disons, les Britanniques encore plus, je crois.

Je me demandais si maintenant que vous avez passé à travers votre période houleuse avec la France, si vos relations quand même sont dans un état tel qu'il soit intéressant pour vous de continuer de fonctionner avec eux, mais aussi d'avoir une sorte de contre-pied ou une alternative en Amérique. J'aimerais avoir votre point de vue là-dessus, si possible.

M. Boumaza: Elle n'est pas mauvaise cette question. Je pense qu'elle est intéressante parce que tous les observateurs ont pu constater que dès le cessez-le-feu les Algériens avaient oublié cette guerre. L'éducation politique qui avait été donnée, c'était qu'on ne se bat pas contre la France mais contre un système -- le système colonial -- qui est une perversion des idées de 1789 et des grandes idées républicaines.

D'autre part, il se trouve qu'en France, et ce depuis longtemps, depuis la Première Guerre mondiale, il y a une forte immigration algérienne, donc un fort mouvement des hommes et des marchandises. Je peux dire qu'aujourd'hui les relations avec la France ne sont pas mauvaises. Elles ne sont pas ce que nous voudrions qu'elles soient. Il nous semble que nos amis français n'ont pas mentalement décolonisé leur regard sur notre pays. Nous sommes de ceux qui pensons que l'on ne construit pas l'avenir en regardant constamment vers le passé. La France est un partenaire important et de choix. Mais la France doit faire l'effort d'une reconversion mentale pour que nous puissions continuer à travailler sur un plan égalitaire.

Comment qualifier les relations avec la France? Elles ne sont pas mauvaises mais elles ne sont pas ce qu'elles devraient être, eu égard aux possibilités. Mais, il n'y a aucune rancune. Lorsque nous parlons de notre histoire, de l'histoire de la colonisation, des massacres nombreux et tout, ce n'est pas la France que nous incriminons, c'est le système colonial.

Mais les Français sont quelque peu jaloux sur ce plan. Ils n'aiment pas être critiqués. Ils aiment recevoir des louanges mais ils n'aiment pas être critiqués. C'est tout. Voilà ce que je peux vous dire. Nous considérons toujours que la France est un partenaire avec lequel il faut traiter, mais bien sûr, dans une perspective d'égalité. Nous sommes un pays indépendant et nous voulons donc traiter en pays indépendant.

[Traduction]

Le président: Le sénateur Corbin est originaire du Nouveau-Brunswick.

[Français]

Le sénateur Corbin: Monsieur le président et membres de la délégation, je ne vous surprendrais certes pas si je vous disais que l'ensemble des Canadiens ont peut-être une fausse image de l'Algérie. C'est l'image qui a été colportée par les grands médias, la télévision, entre autres. Les médias ont fait le point sur les massacres chaque fois qu'un événement s'est produit. Pour nous Canadiens ce sont des événements inexplicables envers des personnes innocentes. C'est aussi, si je comprends bien, une situation qui a touché certains de vous personnellement. Nous ne sommes pas insensibles à la tension nationale que cela crée chez vous. Nous voulons cependant être rassurés, en ce sens que le gouvernement a été, selon certains médias, accusé de laxisme. Les forces armées auraient été affichés d'un certain laxisme dans la lutte contre ce terrorisme qui vous gruge de l'intérieur.

Quelles sont les mesures actuellement en place pour contrer ce terrorisme? Pourriez-vous nous rassurer à ce sujet?

M. Boumaza: Je crois que depuis quelques mois nous avons essayé d'expliquer et, je dirais, de dénoncer une campagne médiatique qui ne correspond pas du tout à la situation que nous vivons en Algérie. Nous avons expliqué, à plusieurs reprises, et démontré que l'Algérie n'était pas un pays fermé sur lui-même. Nous avons donné les chiffres aux journalistes et aux personnalités qui visitaient l'Algérie. Nous avons dit aussi que nous étions ouverts à recevoir, non pas des enquêteurs, c'est-à-dire des gens qui viendraient chez nous nous dicter la manière dont nous devrions travailler, mais tous simplement des amis soucieux de voir et d'être éclairés sur la réalité des choses.

Je peux vous dire aujourd'hui que dans les prochains jours, par exemple, il y aura une réunion de la Commission des droits de l'homme, à Genève, qui aboutira sur certains résultats. Je dis seulement en passant que nous sommes partie prenante dans toutes les organisations, dans toutes les institutions internationales des droits de l'homme. L'Algérie a adhéré à toutes ces institutions. En adhérant à ces institutions, elle s'est fait un devoir de rendre compte à ces institutions et de répondre aux questions qui sont posées par les membres de ces institutions. Mais, l'Algérie n'accepte pas que telle ou telle organisation s'arroge le droit d'être un enquêteur international, surtout lorsque ces organisations ont démontré toute leur partialité dans certaines situations que traverse notre monde.

Je peux vous dire que cela part d'une conviction absolue chez nous. Dans la guerre que nous menons à ces groupes, et dans un pays qui se présente comme le nôtre, il peut y arriver ici ou là un dépassement. Mais je peux vous assurer que c'est une conviction absolue que ces choses ne peuvent pas ne pas être réprimées. Je peux vous dire que chaque fois qu'on nous a fait une représentation avec des listes et tout, nous avons répondu et qu'il a été démontré constamment que cela ne correspondait pas à la réalité. Nous avons démentis les procès en sorcellerie faits sur le pays et nous continuerons à les démentir. Comment? En conservant la liberté à nos amis, à ceux qui viennent vraiment imbus de bonnes intentions, voir sur le terrain et constater sur le terrain la réalité des choses.

Napoléon disait: «La politique d'un pays est dans sa géographie». Il faut un peu imaginer la géographie de l'Algérie, son étendue, et voir comment dans un pays comme celui-là, et contre un phénomène comme celui auquel nous avons affaire, il est excessivement difficile d'y venir à bout dans les délais que nous aurions souhaités. Beaucoup l'ont dit: nous avons une armée qui n'est pas une armée aux traditions de carrière que nous connaissons dans certains continents. Nous avons une armée qui est restée quand même très populaire et très proche du peuple. Nous avons un certain nombre de traditions nées de notre guerre de libération, de solidarité. C'est vraiment une insulte que de penser un instant que cette armée puisse se lancer dans des opérations telles que suggérées. Qu'ici ou là, dans une guerre comme la nôtre, comme celle que nous menons à ces groupes, il y ait un dépassement, je ne l'affirmerai pas, je ne le dirai pas. Mais ce que je peux affirmer, c'est que tout dépassement est sanctionné et lourdement sanctionné.

C'est par conviction que nous disons que c'est par la construction démocratique de nos institutions que nous mettrons fin à ce phénomène. Il est évident que par les institutions démocratiques on ne peut pas ignorer les droits de l'homme et le respect des hommes. Comment peut-on faire adhérer la population à ces institutions, amener la population à se fondre avec ces institutions, à défendre un modèle de société qui est le nôtre, qui n'est pas celui des intégristes si nous laissions faire cette situation ou cet état de chose?

C'est vraiment un procès auquel il est très difficile de répondre parce qu'il procède de la malveillance. Ce que nous avons seulement à répondre, c'est que nous sommes un pays ouvert. Nous donnons les chiffres aux centaines et aux centaines de journalistes qui visitent notre pays, ainsi qu'aux personnalités. Tout le reste n'est qu'un procès d'intention.

On nous a donné des listes, par exemple, où figuraient les noms d'une trentaine de disparus. Nous avons fait un rapport où il a été prouvé qu'un seul nom sur cette liste était considéré disparu. Cela a été fourni aux Nations Unies, à la Commission des droits de l'homme. On nous donne une trentaine de noms; on répond de 29 et le trentième, on ne sais pas où il est. Il a disparu. Comment a-t-il disparu? Dans une situation confuse telle que nous vivons dans certaines régions, à moins de vouloir coûte que coûte nous faire un procès, il est difficile de répondre à cette question. Mais la réalité est ainsi. Nous avons un observatoire des droits de l'homme, nous avons des institutions, nous avons le souci absolu de faire en sorte que ces tares qui sont la négation des droits de l'homme disparaissent.

Je m'excuse, je ferai preuve d'immodestie, j'ai amené quelques livres qui datent de la guerre de libération nationale. C'est pour vous dire qu'au niveau des hommes qui sont à la tête de ce pays, j'ai fait faire un petit livre sur la guerre de libération nationale qui s'appelle La Gangrène, qui fait état des tortures dont j'ai été l'objet de la part de l'armée française. Vous pensez que des hommes -- et ils sont nombreux comme cela -- qui ont vécu cette situation puissent se transformer en bourreaux? Ce sont des pensées absolument impossibles à accepter de la part des Algériens. En tout état de cause, l'Algérie vous surprendra. Elle surprendra heureusement ses amis, aux Nations Unis et à la Commission des droits de l'homme par la justesse des positions qu'elle amènera et défendra. Je m'attends même à des initiatives très intéressantes sur ce point.

[Traduction]

Le président: J'ai mentionné trois de mes collègues du Sénat. Je voudrais maintenant vous parler des autres membres du comité pour que vous puissiez vous rendre compte de la grande diversité de notre pays. Notre comité se compose également du sénateur Grafstein, du sénateur Andreychuk -- ces noms ne sont pas d'origine britannique -- du sénateur Di Nino et du sénateur Prud'homme. Nous avons également parmi nous, cet après-midi, une invitée de la Chambre des communes, Mme Hélène Hilary.

Le sénateur Stollery, un de mes collègues, était en Algérie pendant la guerre de libération. Il n'a pas pu se joindre à nous cet après-midi, mais il m'a demandé de vous transmettre ses bons souhaits de mêmes que ses voeux de succès pour l'avenir.

Est-ce que les honorables sénateurs ont d'autres questions à poser?

[Français]

Le sénateur Prud'homme: J'ai beaucoup de souvenirs sur l'Algérie. Je remonte au temps où je marchais dans les rues avec René Lévesque pour la libération de l'Algérie, il y a très longtemps.

Ma question sera brève mais le préambule sera un peu plus long. J'ai aussi assisté au premier congrès de la National Palestine Council, le Congrès national de la Palestine et représenté M. Trudeau à l'occasion de funérailles de M. Boumédiène. J'ai aussi présidé l'élection du premier conseil du groupe parlementaire Canada-Algérie, dont Mme Alarie est la vice-présidente. C'est la question embarrassante de Prud'homme! J'ai connu tous vos prédécesseurs et votre très diligent et très actif ambassadeur -- je vais le dire devant la délégation parlementaire -- il fait énormément pour l'Algérie par sa connaissance des dossiers difficiles.

C'est une question qu'on m'a toujours dit qu'il ne fallait pas poser, mais je ne serais pas moi-même si je ne la posais pas, elle m'a toujours troublé, avec ses prédécesseurs comme les autres: est-ce que nous serions où nous en sommes aujourd'hui si le développement normal de la première élection où le FIS était en avance, si le tout s'était déroulé selon ce que l'univers aurait pu décider, où en serions-nous aujourd'hui? Pourrions-nous avoir un début de réponse à cette question? Pouvez-vous nous dire plus tard, tout ce que vous pourrez accomplir? Nous voulons être utiles, mais nous sommes troublés, tout comme vous l'êtes. Nous ne sommes pas des agents qui profitent du trouble des pays amis pour compliquer leur vie. Donc, vous avez une responsabilité de nous informer. La première est de répondre à cette question, qui est la plus difficile j'imagine mais pour moi elle est importante.

M. Boumaza: J'aimerais bien avoir le temps de vous expliquer cela longuement. Non seulement vous expliquer, mais vous convaincre. J'en ai la possibilité. Je peux vous dire que c'est ma conviction absolue, si les choses s'étaient déroulées comme elles s'étaient déroulées, nous en serions aujourd'hui dans une sorte d'Afghanistan, et pas autrement. Il ne faut pas confondre démocratie et démocratisme, ultra-démocratisme. Il ne faut pas oublier que Hitler et d'autres ont été élus. Salazar est arrivé tout à fait démocratiquement au pouvoir. Il n'est parti que dans des conditions que vous connaissez.

Il s'est passé une chose chez nous. À un moment donné nous avons pris nos responsabilités et nous avons mis fin à un processus démocratique parce qu'il a été organisé dans des conditions qui travaillaient contre la démocratie. Si vous analysiez bien les résultats de 1990, vous auriez remarqué deux choses, au moins. Mais il me faudra beaucoup de temps pour vous expliquer cela. Plus de 50 p. 100 des électeurs n'ont pas participé aux élections. Ils étaient déroutés. Ils étaient mécontents d'un parti, d'une politique, d'un état qui était resté trop longtemps. Une partie des électeurs s'est donnée à des forces, qui au nom de l'Islam leur promettait monts et merveilles. Les 50 p. 100 qui n'étaient pas satisfaits par la politique ne se sont pas donnés à ce parti.

Deuxièmement, si vous étudiez la loi, qui était la loi électorale en ce temps, il fallait 20 000 électeurs pour élire un député du FIS. Il en fallait une centaine de milliers pour élire un député du parti au pouvoir. Il appartient à l'histoire de dire comment on a pu faire ce genre de loi qui favorisait littéralement le FIS.

Troisièmement, et c'est un élément très important, il n'est pas dit que si nous avions laissé se jouer ce processus démocratique et le FIS arrivant au pouvoir, que les politiques du FIS soient suivies par les autres. Il faut bien se souvenir que bien avant les élections, les attentats avaient commencé. C'était une lutte interne au sein de cette mouvance et certains se sont dit que les élections étaient un piège. S'ils étaient arrivés au pouvoir démocratiquement, d'autres FIS les auraient contestés. On le voit bien aujourd'hui au nombre de groupuscules et autres. Parce que chacun a sa république islamique dans la tête. Chacun de ces gens a sa république. Nous refusons fondamentalement cette formulation de république islamique de mêler la religion à la politique, parce que chaque fois dans le monde qu'on a mêlé la religion à la politique, il s'est passé ce que l'on sait.

J'aurai le plaisir ce soir de discuter en aparté avec vous, et j'ai cette petite ambition d'en arriver à vous convaincre que ceux qui ont arrêté ce «processus démocratique» ont bien travaillé pour l'Algérie. Nous serions aujourd'hui dans une sorte de cocktail de l'Afghanistan, de Soudan et d'ancien Liban, mélangé «explosivement». Voilà, c'est ma conviction absolue. Aujourd'hui nous avons au sein de nos institutions des fondamentalistes qui sont venus par le libre jeu. Personnellement, je gère cette situation mais je suis attentif. Je suis attentif à la révolution et je me demande si réellement ils respecteront la démocratie. En tout cas, mon devoir c'est de les amener à partager cette culture démocratique, à arriver à quelque chose comme on l'a vu en Italie ou en France où ils ont une démocratie chrétienne. Pourquoi pas une démocratie musulmane? Mais ce sera une évolution très importante à laquelle nous devons participer, même si nous ne partageons pas ces convictions. La sensibilité musulmane existe.

En Algérie, il n'y a pas une lutte entre l'islamisme et l'athéisme, mais entre deux lectures de l'Islam. Il me suffit de vous dire, en tant qu'ancien combattant que je suis de la guerre de libération, qu'en sept ans et demi de guerre, vous ne pourrez pas trouver un seul curé assassiné par l'armée de libération nationale, ni un seul rabbin. Nous n'avons pas lutté contre les chrétiens ou les juifs d'Algérie; nous avons lutté pour libérer notre pays. Et ces messieurs, au nom de l'Islam, assassinent du curé à bout de champ. Ils salissent l'Islam, et en quelque sorte je le dis à nos amis musulmans, nous sommes, nous, les vrais défenseurs de l'Islam.

Au moment où chez vous dans le continent américain, on a essayé d'avancer l'idée que l'Union soviétique était détruite, nous refusons le spectre de l'Islam et la lutte des civilisations. Nous refusons cette formule de lutte des civilisations. Ces gens travaillent justement pour montrer un certain Islam qui n'est pas notre Islam. Notre Islam, c'est l'Islam universel, à la fois national, universel et humaniste.

Alors, j'espère que l'on parlera tout à l'heure de ce processus. Je suis convaincu qu'on n'aurait pas dû faire d'élections. Je vous dis que dans une situation comme l'Algérie, on aurait pu -- et la Constitution nous l'autorisait -- reculer d'une année ou deux. Nous ne l'avons pas fait. Nous sommes tombés dans ce piège, et il fallait très vite réagir pour empêcher l'Algérie de glisser cette fois dans une guerre civile.

Le sénateur Prud'homme: Vous aurez compris que pour les fins d'enregistrement que j'ai fait exprès de vous provoquer, parce que je voulais que ce soit inscrit. J'ai posé une question tout haut que beaucoup de gens pensent tout bas. Je vous ai trouvé très malin de m'avoir répondu comme cela.

M. Boumaza: Vous m'avez rendu service. Ce n'est pas une provocation. J'ai dit à nos amis que nous sommes ouverts à toutes les questions. Je n'ai pas pris cela comme une provocation, au contraire.

[Traduction]

Le sénateur Grafstein: Comme l'a mentionné le président, nous sommes au courant de ce qui se passe dans votre pays, mais malheureusement, nous tenons nos renseignements essentiellement des médias. L'honorable Don Boudria et d'autres se sont rendus en Algérie afin de nous faire rapport de la situation qui existe dans ce pays. Nous leur en sommes reconnaissants.

Vos dernières observations m'ont étonné, parce qu'elles font écho aux paroles d'un grand héros du libéralisme, un Algérien, Albert Camus. Aujourd'hui encore, ses paroles et ses idées sont souvent reprises dans les discours que nous entendons au Sénat. Nous applaudissons à l'idée que l'Algérie est une société libérale, universelle et démocratique.

Quand il s'est rendu en Algérie, en mars 1998, Don Boudria a fait un commentaire qui m'a beaucoup étonné. Cette question m'intéresse. Vous pourriez peut-être m'éclairer là-dessus. Il a dit que le virage difficile que constitue le passage d'une économie planifiée à une économie de marché crée de fortes tensions, d'où la nécessité d'établir des partenariats avec des pays alliés.

Est-ce que l'Algérie prévoit abandonner le régime d'économie planifiée qui est en place depuis la révolution? Est-ce qu'elle a entrepris des démarches en vue de passer à une économie de marché?

[Français]

M. Boumaza: D'abord le terme d'idéologie, vous savez, on est en train de bannir beaucoup de termes comme idéologie, révolution. Vous savez, cela prête à équivoque. J'ai une formule comme cela, vous savez, chez nous on parle avec des formules. Je peux me permettre de la rappeler, s'agissant justement du système de gestion économique. Je dis que pendant 25 ans, et c'est une manière de faire son mea culpa, nous avons nationalisé les propriétés et dénationalisé les têtes. Je propose que l'on renationalise les têtes, et alors le statut des propriétés importe peu. L'essentiel, c'est d'avoir des têtes pleines de civisme. On a dit qu'il n'y a qu'une seule propriété qu'il faut nationaliser. On m'a demandé ce que c'était et j'ai dit que c'était l'État. L'État gagnerait à être nationalisé. Qu'il ne dépende pas d'un parti ou d'un groupe, mais qu'il devienne l'État de tous les Algériens. Est-ce que cela peut traduire l'idée générale qui est la nôtre? L'idée générale qui est la nôtre est celle-ci: aujourd'hui, dans le monde qui est le nôtre, la liberté tout court, la liberté individuelle ne peut vivre et survivre que dans une liberté totale, y compris le droit de propriété et la liberté d'entreprendre. Le droit de propriété et la liberté d'entreprendre, avec ses caractéristiques spéciales pour l'Algérie, c'est également ma formule. J'aime redire que la démocratie algérienne sera sociale ou elle ne sera pas.

La liberté, ce n'est pas la liberté du riche pour écraser le pauvre; du fort pour écraser le faible. C'est la liberté qui organise aussi la solidarité entre les hommes. C'est un pacte social entre les hommes. Cela aussi, c'est important. Il n'est pas question pour nous, en parlant de liberté, de lire vos oeuvres du dix-neuvième siècle sur le libéralisme sauvage, mais je vois le libéralisme ici au Canada ou en Suisse, lorsqu'il avance un projet d'investissement. Ils ne posent pas en premier lieu les bénéfices qui résulteraient de cet investissement, mais le nombre d'emplois qu'il donne. Il résout des problème sociaux.

Nous sommes à la veille d'un siècle qui a vu la naissance d'un autre système qui s'est disputé à l'ancien pour s'accaparer le monde. Il nous faut lire, par exemple, et tirer une grande leçon de l'échec du socialisme, de cette manière d'abolir la propriété et de mettre de nouveaux propriétaires du pouvoir et autres. Il nous faut tirer toute une série de leçons aussi. Qui a permis la révolution de 1917, sinon les grandes injustices qui s'étaient passées auparavant. Alors, cet aspect social, cet aspect de justice, cet aspect de solidarité est inséparable de la notion de démocratie. La liberté, la justice, pour promouvoir un monde nouveau.

La première chose à développer, c'est l'homme algérien. Les richesses qui existent en Algérie ne garantissent pas son avenir. Ce qui garantit l'avenir, c'est la qualité de l'homme qu'elle aura formé. Cette qualité est indépendante de la forme de pouvoir et de la manière dont les Algériens s'organiseront entre eux. Voilà grosso modo les grandes idées qui guident notre action. C'est une conviction absolue; c'est une réflexion sur une série, peut-être, d'erreurs que nous avons faites, mais que nous avons faites avec beaucoup de générosité dans l'esprit. Notre ambition est de faire que notre pays accède à la civilisation universelle, à la modernité, tout en récupérant son patrimoine. Si vous voulez, se «réenraciner» dans son patrimoine mais s'ouvrir sur le monde et sur l'universel. Voilà globalement le sens de notre politique.

[Traduction]

Le président: Cette rencontre a été brève, mais fructueuse. Elle ouvre la voie à l'établissement de rapports durables et prospères au sein du groupe parlementaire Canada-Algérie. Je suis certain que les membres du Sénat auront souvent l'occasion de rencontrer les membres de votre groupe. Je vous remercie d'être venu. Ce fut un grand plaisir pour nous de vous accueillir.

[Français]

M. Boumaza: J'espère vous recevoir. J'ai transmis une invitation au Président du Sénat pour qu'il visite l'Algérie accompagné d'une délégation sénatoriale. Nous serons très heureux de vous recevoir. Pour nous votre visite est très importante sinon plus importante que les investissements monétaires que nous ferons.

[Traduction]

Le président: Je vous remercie beaucoup.

La séance est levée.


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