Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères
Fascicule 37 - Témoignages
OTTAWA, le mardi 11 mai 1999
Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 h 31 pour examiner les ramifications pour le Canada de la modification apportée au mandat de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et au rôle du Canada dans l'OTAN depuis la dissolution du pacte de Varsovie, de la fin de la guerre froide et de l'entrée récente dans l'OTAN de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque et du maintien de la paix, surtout la capacité du Canada d'y participer sous les auspices de n'importe quel organisme international dont le Canada fait partie.
Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Honorables sénateurs, je déclare la séance ouverte.
Nous accueillons cet après-midi Dale Herspring, professeur au Département des sciences politiques de l'Université Kansas State. Il est en fait le directeur de ce département. M. Herspring a été pendant plus de 20 ans agent du Service extérieur au Département d'État des États-Unis. Il a eu de nombreux contacts avec les militaires de l'Union soviétique, aussi bien à titre de diplomate qu'à titre de capitaine de la marine des États-Unis.
En consultant la liste de ses publications, je vois qu'elle comporte pour l'instant huit ouvrages. Celui qui a attiré tout particulièrement mon attention porte le titre suivant: «NATO at Fifty: Perspectives on the Future of the Atlantic Alliance».
Monsieur Herspring, nous sommes prêts à écouter votre exposé. Vous avez la parole.
M. Dale Herspring, professeur, chef du Département des sciences politiques, Université Kansas State: Merci, monsieur le président. La dernière fois que je me suis trouvé au Canada, c'était en 1991; je revenais tout juste de Moscou. On m'avait averti que la température serait froide ici. Mais après tout, j'avais déjà vécu à Moscou. Pourtant, je n'ai jamais eu aussi froid de ma vie.
Tout d'abord, j'ai passé une grande partie de ma vie à traiter avec les militaires russes à tous les niveaux. Je me suis efforcé de regarder le monde comme ils le voient et non pas nécessairement comme je le vois. Pour commencer, une bonne partie de leur négativisme et de leurs grands discours vis-à-vis de l'expansion de l'OTAN est attribuable au fait qu'ils ont perdu la face et leur statut de puissance mondiale. Ils ont été humiliés et ils répliquent.
Ensuite, pour ce qui est de leur réaction à long terme, elle dépendra en grande partie de l'issue de la lutte de pouvoir au Kremlin. Si la droite ou la gauche radicale l'emporte, l'OTAN deviendra le mal incarné et nous ne pouvons guère y changer quoi que ce soit. Si ce sont les modérés qui l'emportent, toutefois -- et rien n'est moins sûr -- j'estime que la Russie elle-même pourrait un jour adhérer à l'OTAN, ou à tout le moins, accepter de collaborer de plus près avec l'organisme.
Troisièmement, nous ne pouvons déterminer l'issue des tractations politiques internes de la Russie. C'est une difficulté à laquelle se heurtent constamment les décideurs des États-Unis, leurs électeurs estimant qu'il nous suffit de claquer du doigt pour que tout se déroule comme nous le voulons. Il est important de ne pas oublier que l'ensemble de l'OTAN peut exercer une influence importante sur les événements. C'est pourquoi j'estime qu'il est essentiel d'éviter d'isoler Moscou. Au contraire, nous devrions faire tout ce que nous pouvons, au moment opportun, pour collaborer avec les autorités et leur laisser savoir que nous nous préoccuperons véritablement de leurs opinions. J'estime que cela s'applique aux autorités militaires et civiles.
Je vais maintenant parler de la situation politique. Il est difficile pour qui vit en Amérique du Nord, nos différences étant assez négligeables, de bien saisir l'ampleur de la dégringolade des Russes depuis l'effondrement de l'Union soviétique. Le pays a non seulement une partie de la taille qu'il avait autrefois, mais son économie et son système politique sont dans un état lamentable. La longévité des hommes n'a jamais été aussi faible. L'alcoolisme sévit, le taux de natalité est à la baisse, le système de soins de santé est un véritable désastre, la criminalité échappe à tout contrôle, le tissu social du pays s'est détérioré et les structures éthiques et morales de la Russie sont loin d'être ce qu'elles étaient il y a 15 ans.
De même, l'économie du pays est un véritable gâchis. Les travailleurs ne sont pas payés à temps, la moitié des usines ne fonctionnent pas, les lois du pays ne facilitent toujours pas les affaires, la confusion règne dans le domaine agricole et la corruption est monnaie courante. Parlez-en à quiconque a tenté de faire des affaires en Russie au cours des derniers mois. Je ne suis pas économiste, mais tous ceux avec qui j'ai parlé sont très pessimistes quant à l'avenir du pays, malgré l'abondance des ressources naturelles.
Qui plus est, le système politique du pays est également un désastre. Eltsine pourrait bien devenir le premier grand leader à «tomber» en cours de mandat. Actuellement, il se préoccupe surtout de congédier quiconque semble avoir le courage d'agir. Chaque jour, la rumeur veut que M. Primakov soit la prochaine victime. Les relations entre Moscou et les provinces semblent également se détériorer, à tel point que certains observateurs ont commencé à laisser entendre qu'un autre fractionnement du pays n'est pas à exclure, la Russie orientale étant probablement la zone visée.
Les parties politiques sont tout jeunes encore. Le système juridique n'est pas encore véritablement établi. La corruption semble être un mode de vie. La politique semble être axée fortement sur la personnalité des intervenants. Le président et la Douma sont en guerre et l'antisémitisme est latent. De plus, peu de citoyens russes perçoivent un quelque rapport entre l'urne électorale et la vie quotidienne, un élément essentiel au bon fonctionnement de toute entité démocratique. La tentation de voter pour un sauveur pourrait devenir irrésistible. Le fait pour nous d'être perçus comme trop hostiles ne ferait qu'exacerber la situation.
La situation chez les militaires russes est aussi peu reluisante. Le moral n'a jamais été aussi bas, les soldats sont littéralement affamés parce qu'ils manquent de nourriture, et le harcèlement sexuel et physique est répandu. Contrairement à ce qui se passait autrefois, les généraux sont politisés et très actifs dans le processus politique. Il n'y a jamais eu autant de réfractaires. Même chez ceux qui acceptent de s'enrôler, un grand nombre de candidats sont rejetés pour des raisons physiques et mentales, sans parler du nombre croissant de ceux qui ont un dossier criminel. Le nombre de suicides est en hausse, particulièrement chez les officiers, qui savent que la mort est la seule façon de s'assurer que leur famille sera payée à temps. Les jeunes officiers, les plus essentiels à l'avenir militaire de la Russie, quittent en masse.
En plus des problèmes personnels, les militaires russes perdent de plus en plus de terrain par rapport à l'Occident au chapitre des armes et de l'équipement, surtout parce que la situation financière se détériore sans arrêt. En 1997, par exemple, les militaires n'ont reçu que 56 p. 100 de leurs crédits budgétaires. Les coupures budgétaires ont fait en sorte que l'armée a pu acquérir très peu d'armes ou d'équipements nouveaux. En 1998, 30 p. 100 seulement de toutes les armes russes pouvaient être considérées comme modernes, tandis que pour les pays de l'OTAN, cette proportion s'établissait entre 60 et 80 p. 100. Si la tendance actuelle se poursuit, seulement 5 à 7 p. 100 de l'armement russe sera neuf en 2005, et l'armée russe sera reléguée au rang d'armée du tiers monde.
Les forces armées russes n'ont pas tenu un seul exercice de niveau divisionnaire pour les forces terrestres depuis 1992. De même, les pilotes russes s'estiment chanceux s'ils accumulent 25 heures de vol par année, alors que la norme pour les pays de l'OTAN se situe entre 150 et 200 heures par année, ce qui nous permet de comprendre pourquoi les pilotes russes établissent de nouveaux records en ce qui a trait au nombre d'appareils qui s'écrasent au sol.
En conséquence, les militaires russes ne sont pas en mesure de mener une guerre conventionnelle. Moscou a menacé d'envoyer six navires de combat dans l'Adriatique. On ne peut évidemment pas écarter le fait qu'il y a des raisons diplomatiques de s'en abstenir. Il n'en reste pas moins que je suis monté sur la plupart de ces navires et qu'ils sont particulièrement dépassés. D'un point de vue technique, s'ils se rendaient dans l'Adriatique et s'il y avait des pannes d'équipement, cela pourrait embarrasser Eltsine, les militaires et le pays tout entier. De plus, si les militaires étaient appelés à défendre le pays, ce pourrait être désastreux. Ils ne sont même pas capables de faire face à une province sécessionniste comme la Tchétchénie, sans parler d'un pays comme la Chine.
Quel rapport tout cela a-t-il avec l'OTAN? C'est fort simple: que nous le voulions ou non, c'est le chaos en Russie, et même si le pays parvenait à établir un semblant d'ordre, il pourrait difficilement projeter une image de puissance. Pour un peuple fier comme les Russes, l'humiliation est cruelle. Ce peuple, qui était une des deux grandes puissances du monde, est devenu un pays relativement peu important, presque un pays du tiers monde. Pour compliquer les choses, l'OTAN -- un ennemi de longue date -- prend de l'expansion au sein de l'ancienne sphère d'influence du pays. Les Russes sont faibles et ils le savent. Ils se sentent profondément humiliés par la situation dans laquelle ils se trouvent.
À cet égard, il importe de garder à l'esprit qu'il a fallu près de 30 ans à la Grande-Bretagne, une grande puissance mondiale, pour devenir un pays de second rang. On pourrait dire la même chose de la France. Et pourtant, ni l'un ni l'autre de ces pays n'est tombé aussi bas que la Russie. Tous deux ont de petites armées très professionnelles et très compétentes. Quand vient le temps de traiter des problèmes du monde, on prend ces pays au sérieux.
Pour les Russes cependant, la situation s'est transformée presque du jour au lendemain. Ils parlent ouvertement de l'horrible situation du pays et des militaires. C'est pourquoi je ne prends pas au sérieux ceux qui tentent d'expliquer les réserves de la Russie face à la situation en Serbie par un rappel de liens historiques ou culturels. Il ne fait aucun doute que de tels liens existent, et qu'ils jouent un rôle important dans l'esprit de certains Russes.
J'estime que la susceptibilité des Russes est exacerbée. Ils n'aiment pas ce qui leur est arrivé et chaque fois qu'on leur parle de l'élargissement des cadres de l'OTAN, cela leur rappelle leur véritable impuissance.
Que faut-il penser d'une menace militaire? Les Russes croient-ils vraiment que l'OTAN représente une menace militaire pour eux? L'homme d'église et philosophe irlandais bien connu, l'évêque Berkeley -- c'est de lui que tient son nom la ville de Berkeley, mal prononcée cependant -- a dit un jour que «percevoir, c'est d'être perçu». La perception de la réalité est souvent plus importante dans la détermination de l'action que ne l'est la situation réelle. Peu importe qu'il pleuve, si l'autre partie est convaincue que le soleil brille. Pour moi, le soleil brille quel que soit le temps qu'il fait dehors -- sauf bien entendu, si je suis à Ottawa à la mi-décembre.
Il n'est guère surprenant qu'un important leader qui se nourrit de la machine de guerre de l'OTAN continue de percevoir l'OTAN comme un ennemi, même si l'organisation a beaucoup changé. Après tout, l'OTAN demeure pour la Russie une organisation militaire en guerre contre la Serbie. Pourquoi continuerait-elle d'exister si ce n'est pour affronter la Russie? Il reste beaucoup à faire pour la réforme militaire en Russie. Aux yeux de certains Russes, la situation est simple: l'Ouest profite de la faiblesse de la Russie pour prendre de l'expansion et ainsi contenir ou menacer la Russie. L'Ouest, et plus particulièrement les États-Unis, cherchent à s'arroger le rôle de policier du monde et de sert de l'OTAN comme moyen de discipliner tous les autres pays.
Il importe aussi de noter que dans l'évaluation d'un élargissement des cadres de l'OTAN, les Russes font la distinction entre des pays comme les pays baltes, l'Ukraine et les pays d'Europe de l'Est. Si l'OTAN décidait d'inclure les pays baltes, elle aurait une présence militaire à l'intérieur de ce qui était autrefois soumis à l'impérialisme russe. Les États d'Europe de l'Est comme la Hongrie, la Pologne et la République tchèque n'ont jamais cadré dans ce rôle. De plus, la question de l'adhésion des pays baltes ou de l'Ukraine fait aussi ressortir l'humiliation russe. Non seulement le Kremlin a-t-il perdu le contrôle de ces trois républiques, mais si ces pays se joignaient à l'OTAN, ils deviendraient alors des membres de l'ancienne alliance impérialiste. Comment l'embarras pourrait-il être plus grand?
Cela m'amène à un autre point que bon nombre de technocrates semblent avoir ignoré. J'exposerai cette question en détail, car elle est intéressante. À cause de l'état catastrophique dans lequel se trouve l'armée russe, Moscou estime n'avoir aucune autre solution militaire que de se fier davantage à son armement nucléaire. De fait, il se publie presque tous les jours des articles sur les efforts du Kremlin pour moderniser ses forces nucléaires. Malheureusement, ces forces sont affligées de très graves problèmes qui, faute d'intervention, pourraient faire des ravages en Russie et partout au monde. Il y a aussi autre chose. Ce sont les seules armes utilisables du Kremlin à l'heure actuelle. Et nous en revenons à la question de perception. Permettez-moi d'avancer ce qui suit: plus les décideurs russes sont convaincus que l'OTAN représente une véritable menace militaire, plus grandes sont les chances que le Kremlin décide d'utiliser ses armes nucléaires en cas de crise.
Comprenez-moi bien. Je ne dis pas que Moscou est à la veille de déclencher une guerre nucléaire à cause de l'expansion de l'OTAN. Loin de moi cette intention. Je fais bien plus confiance que cela au leadership des Russes. Toutefois, je me préoccupe de leur comportement possible en cas de crise. Ceux d'entre nous qui ont occupé des postes au sein du gouvernement savent qu'en temps de crise les personnes prennent beaucoup d'importance, particulièrement si l'information qui permet d'agir est incomplète et ambiguë. Si Moscou estime que l'OTAN constitue une menace sérieuse, et si l'OTAN se mettait en état d'alerte en cas de crise, le Kremlin pourrait estimer qu'il n'a pas d'autre solution que d'utiliser ses armes nucléaires à titre préventif. Par conséquent, nous avons tout intérêt à améliorer nos relations avec la Russie dans toute la mesure du possible, ne serait-ce que pour éviter une situation de crise dans le futur.
Supposons, pour les besoins de la cause, que les attitudes de la Russie vis-à-vis de l'OTAN posent problème. Que pouvons-nous faire pour les convaincre du contraire? Pour commencer, il importe de se rappeler que certaines personnes ne pourront jamais être convaincues de nos intentions pacifiques, peu importe ce que l'OTAN fasse. Pour ces personnes, il s'agira toujours d'une organisation belliqueuse.
Il importe aussi de noter que certains politiciens et généraux russes se serviront cyniquement de la menace de l'OTAN à leurs propres fins. Si le fait de s'opposer à l'OTAN leur permet d'obtenir des votes, il ne fait aucun doute qu'ils joueront cette carte. Des politiciens comme Vladimir Zhirinovskiy ou Gennadii Zyganov sont reconnus pour de tels agissements.
Compte tenu de ces problèmes, j'estime que certaines choses peuvent et devraient être faites. Premièrement, il est essentiel de ne pas isoler les Russes. À ce chapitre, je crois que l'OTAN a fait du bon travail en vue de maintenir la participation des Russes aux efforts conjoints pour trouver une solution au problème du Kosovo. Non seulement les Russes pourraient-ils être utiles comme médiateurs, mais cela montre bien que malgré nos divergences d'opinion concernant le Kosovo, nous apprécions leurs points de vue et leur aide diplomatique.
Nous savons tous qu'il ne faut pas s'acharner sur un homme qui est par terre. Ne l'oublions surtout pas. Nous savons aussi que la Russie est presque par terre. De fait, les Russes le savent bien mieux que nous. Les déclarations des gouvernements ou des politiciens de l'Ouest au sujet de la mauvaise situation de la Russie ne nous sont guère utiles. Il est essentiel d'ignorer les déclarations idiotes que semblent affectionner certains leaders russes -- des déclarations aussi absurdes que «l'OTAN est à la veille d'attaquer la Russie» ou «l'OTAN fait tout en son pouvoir pour maintenir la Russie en état d'infériorité». Tout cela n'est qu'une manifestation du complexe d'infériorité qu'éprouvent actuellement ces personnes. Comme la plupart d'entre nous, les Russes sont devenus leurs propres ennemis. L'OTAN ne représente plus le danger. Le danger réel est plutôt l'instabilité politique et économique créée par les Russes eux-mêmes. C'est pourquoi ils se retrouvent aujourd'hui dans une situation aussi difficile.
En plus d'intervenir aux plans diplomatique et politique, il nous faut prendre quelques mesures importantes au plan militaire. Actuellement, je soupçonne que cela est controversé, mais il est juste de prétendre que la situation au Kosovo ne durera pas éternellement. Dès qu'une solution aura été trouvée, la Russie cherchera à rétablir des liens plus étroits avec l'Ouest. La Russie a obtenu un prêt du FMI et lorsque la crise du Kosovo aura été réglée, je crois sincèrement que nos relations prendront une tournure beaucoup plus positive dans ce domaine également.
Vous vous demandez sans doute où je veux en venir? Premièrement, je suis d'avis que nos armées devraient rester en contact. J'ai personnellement participé à chacune des visites de navires américains et russes et il ne fait aucun doute que ces visites ont eu un effet positif, non pas pour convaincre les Russes que nous sommes meilleurs -- bien qu'ils aient toujours été impressionnés par notre pays d'abondance -- mais plutôt pour permettre aux marins de se parler. Comme le disait Churchill, «Il est toujours préférable de parler sans arrêt que de se quereller sans arrêt».
Quand j'étais professeur au National War College, j'ai eu des étudiants russes. Au cours d'une période de dix mois, ces étudiants ont vécu toute une transformation. Ils ont appris à nous comprendre et à mieux connaître nos drôles de manières. En soi, cela est une réussite importante.
Deuxièmement, je suggère vivement que le Canada envisage très sérieusement des activités de coopération pour le maintien de la paix. J'ai participé à l'exercice États-Unis-Russie «Peacekeeper 95», à Fort Riley, au Kansas. Cette expérience m'a appris deux choses. Premièrement, les Canadiens, qui agissaient comme arbitres, sont des spécialistes de ce genre d'activités. Manifestement, ils connaissaient très bien leur travail. Deuxièmement, il était aussi manifeste, à cette époque, que les Russes connaissaient le processus beaucoup mieux que nous. L'expérience a été un enseignement profitable pour nos troupes lorsqu'elles ont été envoyées en Bosnie. Selon moi, les deux parties y ont trouvé leur compte.
J'aimerais aussi vous faire remarquer que mon gendre, qui est capitaine dans l'armée des États-Unis et qui est un Canadien originaire de Kamloops, en Colombie-Britannique, est rentré d'un séjour de six mois en Bosnie. Il a travaillé en étroite collaboration avec les Russes et a constaté que ce sont des professionnels. J'ai constaté la même chose dans mes rapports avec les officiers de la marine russe. À la lumière de ses observations et de celles d'autres personnes, je ne vois pas pourquoi notre collaboration dans ce domaine ne pourrait pas être élargie, dans la mesure où le climat politique le permet.
Je suis également d'avis que plus nos liens seront importants dans ce rapport de coopération avec les Russes, particulièrement pour ce qui est de l'aspect militaire, plus il nous sera facile d'exercer une influence modératrice sur les tendances extrémistes au sein du gouvernement russe. Je ne sous-estime aucunement les problèmes en cause. Il peut être très difficile de travailler avec les Russes. Je peux en témoigner. Tout dépendra dans quelle mesure nos intérêts politiques coïncideront.
Cela étant dit, pourquoi ne pas créer des écoles conjointes de maintien de la paix ou des installations de formation où l'OTAN serait l'organisation cadre? Le Canada est assurément un leader dans ce domaine, et je m'attendrais à ce qu'il joue un rôle majeur. Nous avons constitué des unités États-Unis-Canada au cours de la Deuxième Guerre mondiale et je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions étendre à nos pays et à la Russie le type de relations de coopération déjà établies en Bosnie.
La véritable question à laquelle nous sommes confrontés est la suivante: Avons-nous la patience et la volonté d'aller dans ce sens? La frustration sera constante et nous devrons engager les fonds nécessaires, qui sont toujours limités dans tous les pays de l'OTAN. Il pourrait s'écouler plusieurs années avant que nous n'assistions à des progrès réels. Il est ici question d'établir les fondations et non de bâtir la maison. Cela viendra plus tard. Entre-temps, de telles actions donneraient un nouveau souffle à l'OTAN et contribueraient à réduire un peu la crainte et l'hostilité qu'entretiennent les Russes vis-à-vis de l'Alliance atlantique.
Troisièmement, je crois qu'il est temps que les armées des pays de l'Ouest en fassent un peu plus et offrent au ministère russe l'aide humanitaire dont ils ont tant besoin. Je suis bien conscient des problèmes que cela comporte, mais je crois très sérieusement que nous pouvons faire quelque chose dans ce domaine. Après tout, les militaires russes ont toujours été beaucoup plus disposés à interagir avec d'autres militaires qu'avec des civils, y compris leurs propres civils. Pourquoi ne leur enverrions-nous pas des repas-minute en sachet, pourvu qu'il existe des garanties appropriées? Les États-Unis comptent des centaines d'officiers à la retraite qui ont passé beaucoup de temps en Russie et qui connaissent aussi bien que les Russes les dessous de la corruption. Les Russes se souviennent encore aujourd'hui de l'aide que nous leur avons fournie au cours de la dernière guerre. Je ne saurais vous dire combien de fois j'ai entendu des références aux «Villies» ou aux «spam» lors de rencontres avec des Russes plus âgés. Ils s'en souviennent.
Je soutiens qu'il est préférable de tendre la main que de montrer le poing. Même s'ils refusent notre aide, nous aurons au moins fait des efforts.
Permettez-moi de conclure sur une note personnelle. Ma fille est également officier dans l'armée américaine. Dans deux semaines, mon fils recevra son diplôme de la U.S. Naval Academy, à Annapolis, et j'assisterai à la cérémonie. Comme tout père, je me préoccupe du monde que nous lui laisserons en héritage. Bien que je ne puisse prédire l'avenir, j'aimerais que les confrontations du passé soient remplacées par un esprit de coopération où les soldats russes, canadiens, américains et d'ailleurs fassent partie de la solution, plutôt que du problème.
Le président: Je vais me référer au titre de l'ouvrage que j'ai évoqué tout à l'heure: «NATO at Fifty: Perspectives on the Future of the Atlantic Alliance».
Comme je vois les choses, la guerre froide a largement contribué à écarter l'isolationnisme dont ont fait preuve les États-Unis d'Amérique au début de la Première et de la Deuxième Guerres mondiales. La guerre froide a mis aux prises les États-Unis avec l'ennemi communiste et l'opinion publique s'est montrée prête à lutter contre les communistes aux États-Unis comme au Canada. La guerre froide est terminée.
La situation étant ce qu'elle est, est-ce que l'OTAN a un avenir? Il semble que l'OTAN se soit dotée d'une nouvelle stratégie qui consiste à avancer l'idée du maintien de la paix. Ce que l'on voit en Yougoslavie, au Kosovo, comme dans d'autres situations antérieures, c'est la volonté de mettre en pratique cette notion de «maintien de la paix».
Que se passera-t-il si la situation en Yougoslavie et au Kosovo, qui éveille un grand intérêt en Amérique du Nord -- tourne mal? Certains événements nous laissent supposer que tout ne va pas pour le mieux. Si cela tourne mal, est-il possible que l'opinion publique -- j'englobe le Canada, mais je m'intéresse particulièrement à votre analyse de l'opinion des États-Unis -- se disent en Amérique du Nord: «Le maintien de la paix par l'OTAN ne donne aucun résultat. Nous avons vu des exemples qui nous montrent que de manière générale le maintien de la paix ne donne pas de très bons résultats, même sous l'égide des Nations Unies. Pensons à la Somalie. Pensons à nos hésitations face à certains événements terribles en Afrique. Oublions donc le maintien de la paix et l'OTAN.»
M. Herspring: Aux États-Unis, il y a un phénomène intéressant. Lorsque je travaillais au Département d'État sous le gouvernement de Jimmy Carter, nous avions institué un Bureau des droits de la personne. Nous étions nombreux, moi-même, Henry Kissinger, à soutenir que ce n'était pas l'affaire de la diplomatie. Nous sommes marqués par notre histoire. Je me souviens que lorsque j'étais à l'école, en sixième année, nous nous cachions sous nos bureaux pour nous protéger contre une attaque nucléaire. Nous avons grandi avec la lutte contre le communisme. C'était la droite qui aux États-Unis poussait à la lutte contre le communisme, ou du moins les gens du centre droit.
Tout cela a disparu, il y a eu une montée des droits de la personne. Le grand paradoxe, aujourd'hui, c'est que le complexe missionnaire des États-Unis est axé désormais sur les droits de la personne. C'est la gauche, et non plus la droite, qui milite pour le respect des droits de la personne. La droite s'est placée en retrait. Je pourrais nommer des gens au Kansas qui sont isolationnistes. On dit que les libéraux veulent toujours avoir une petite armée qu'ils utilisent partout et les conservateurs une grosse machine militaire qu'ils n'utilisent jamais.
Ce qui nous motive à l'heure actuelle, ce sont les droits de la personne. Nous ne savons pas en quoi ils consistent; nous ne savons pas ce qu'est le maintien de la paix; nous ne savons pas ce que signifie faire la paix. Il est déjà bien difficile de maintenir la paix. Faire la paix, c'est encore plus dur. C'est ce que nous essayons de faire au Kosovo.
Je reste songeur lorsque je lis tous les grands auteurs qui ont traité de la guerre. Ils sont nombreux. Je me pose la question: qui a écrit quoi que ce soit au sujet du maintien de la paix? La réponse, c'est «personne». Le maintien de la paix, on peut le dire pour les Américains, c'est quelque chose que nous faisons au jugé en espérant que cela va marcher. J'ai parlé à des quantités de gens qui y ont pris part; à des officiers de blindés, par exemple, c'est là que se trouve mon gendre. Lorsqu'il a été envoyé en Bosnie, que pouvait-il faire avec un tank M-1A? Rien. Ils ne sont pas formés pour agir. Ils ne reçoivent aucune formation dans ce domaine.
Le Kosovo, à mon avis, est un cas différent. L'affaire a été mal engagée, d'une façon inepte, et il est attesté que le Collège des chefs d'état-major s'est opposé à la façon dont nous nous sommes engagés au Kosovo. On ne les a pas écoutés pour des raisons politiques.
Vous vous demandez s'il faut que l'OTAN ait une nouvelle mission. Le problème, c'est que nous avons fait ce que font la plupart des gouvernements; en l'occurrence, se contenter de réagir à la dernière crise plutôt que de chercher à penser deux crises à l'avance et de nous demander où cela nous mène.
Si j'ai proposé que l'on institue une académie du maintien de la paix, c'est entre autres parce qu'il faut que quelqu'un s'efforce d'étudier la chose de manière rationnelle. Les Russes se sont dotés d'une école sur le maintien de la paix. Autant que je le sache, personne d'autre ne l'a fait. L'OTAN n'a pas cherché à examiner toutes ces questions pour voir ce qui marche et ce qui ne marche pas.
Les États-Unis ont toujours eu une armée axée principalement sur la défense dans les cas les plus graves, parce que c'est un grand pays doté d'une grosse machine militaire. Ils considéreront toujours le maintien de la paix comme une occupation secondaire. Cela nous causera toujours de nombreuses difficultés.
Il faut maintenant que quelqu'un relève le défi et nous dise: «Nous allons devenir les chefs de file. Nous allons faire en sorte que cela fonctionne. Nous allons étudier la chose de façon rationnelle pour bien la comprendre.» Il faut que l'orientation soit donnée par l'OTAN. Je ne pense pas que la plupart des membres de l'OTAN souhaitent que l'oncle Sam leur tienne la main. S'ils ne trouvent pas leurs propres solutions, c'est exactement ce qui va se produire.
Le président: Nos ministres, notamment le ministère des Affaires étrangères, ont défendu résolument notre intervention en Yougoslavie et au Kosovo au nom du maintien de la sécurité des personnes, des droits de la personne. En écoutant cet exposé, nous avons la réaction suivante: n'y a-t-il pas des êtres humains au Timor oriental? N'y a-t-il pas des êtres humains au Soudan? N'y a-t-il pas des droits de la personne pour les Kurdes?
Nous avons reçu les fonctionnaires du ministre des Affaires étrangères la semaine dernière, et ils semblaient justifier notre intervention en Yougoslavie et au Kosovo non pas au nom des droits et de la sécurité des personnes -- même si je suis persuadé qu'ils diraient que ce sont là des préoccupations importantes -- mais plutôt au nom de la sécurité. Comment considérez-vous la situation en Yougoslavie et au Kosovo? Est-ce avant tout au nom de la sécurité des membres de l'OTAN que nous nous retrouvons là-bas? Est-ce surtout au nom de la sécurité et des droits de la personne?
M. Herspring: Je suis la politique aux États-Unis, et je m'en tiendrai donc aux raisons pour lesquelles je crois que les États-Unis sont intervenus là-bas. Il est bien difficile pour moi de le dire de manière diplomatique. Le président des États-Unis a éprouvé des difficultés personnelles. Lorsque des difficultés de ce genre se présentent, on ne peut s'intéresser suffisamment aux grandes questions du jour. L'une des règles de l'administration c'est que si l'on veut que les choses avancent, il faut que le président secoue les esprits. Sinon, les différents services de l'administration partent dans tous les sens.
Le 19 janvier 1999, il y a eu une rencontre à la Maison- Blanche. Le président avait peur d'être destitué. Madeleine Albright insistait pour que l'on bombarde le Kosovo, disant qu'il suffisait de quelques bombes pour faire reculer Milosevic. Nous savions que ce n'était pas ainsi que les choses se passeraient. Les militaires ont dit que cela ne se passerait pas ainsi.
Les États-Unis se sont enferrés dans cette affaire. On peut soutenir à bon droit, du point de vue européen, que ce qui se passe au Kosovo -- et nous connaissons tous l'histoire de Sarajevo, de la Première et de la Deuxième Guerres mondiales -- est important. C'est extrêmement important. Si l'OTAN ne parvient pas à remédier à la situation, que fait-elle? Et même, à quoi bon conserver l'OTAN? Pour ce qui est des États-Unis, tout est imbriqué dans la politique interne. Personne n'était à la barre lorsque nous avons pensé à nous en mêler. Je pense aussi que tout est faussé par le fait que l'Europe était quelque peu gênée de ne pas pouvoir régler le problème. Elle n'arrivait pas à voir comment elle pouvait y remédier. C'est lié à l'effondrement de l'Union soviétique et de la Russie. C'est lié à l'effondrement de la Yougoslavie et à ses problèmes internes bien particuliers, à la question des ethnies, qui ne se pose pas ici au même point.
Je ne peux pas vous donner une seule réponse. C'est parce que le problème comporte de nombreuses dimensions. Ce qui est dommage, c'est que nous nous soyons laissés enferrer plutôt que de bien réfléchir à ce que nous allions faire.
Colin Powell a posé une excellente doctrine. Tous les militaires à qui j'en ai parlé sont d'accord. Il a déclaré: «Ne nous engagez que si vous êtes en mesure de nous dire où nous allons, pourquoi nous y allons et ce que nous sommes censés faire. Dites-nous comment nous saurons si nous avons réalisé ce que nous avons à faire pour que nous puissions repartir ensuite.» Il s'est passé la même chose au Viêtnam. C'est le souvenir qui hante l'armée américaine à l'heure actuelle, parce que personne ne lui a dit ce qu'elle était censée faire. Il n'y a personne qui va vous dire que l'on peut mener de manière rationnelle ce type de guerre, si l'on veut vraiment la mener, en recourant uniquement aux frappes aériennes.
Le sénateur Grafstein: Vos commentaires éveillent un écho chez nous étant donné les préoccupations qu'ont soulevées les membres de notre comité lors de nos études antérieures. Je tiens à vous confirmer que j'ai rencontré Vladimir Zhirinovskiy et Gennadii Zyganov. Je peux confirmer vos déclarations. Ce sont des politiciens assez démagogues. Ils profiteront au maximum de la situation si cela peut leur rapporter quelque chose dans l'opinion publique. Ils n'ont aucune position de principe. Ils sont bien difficiles à saisir. C'est un énorme danger.
Le premier danger que vous évoquiez ici, un danger évident et bien présent, provient du fait que la Russie est, sinon la première, la deuxième grande puissance nucléaire au monde. Nous avons entendu dire qu'il y a là un grave problème, surtout parce que les militaires chargés de garder les bases et les sites de missiles nucléaires ne sont pas toujours payés. Cela augmente les risques de vols qui risquent de placer ces missiles entre les mains de personnes plus dangereuses.
Pouvez-vous nous le confirmer ou nous aider à comprendre la situation? J'ai cru comprendre -- et je l'ai entendu dire en Europe -- que lorsque le président Clinton a rendu visite la dernière fois au président Eltsine, qui est très critiqué par le peuple américain, l'une des ententes annexes passées avec le gouvernement russe consistait à assurer le paiement des soldes, en quelque sorte, ou éventuellement à apporter une certaine aide afin de garantir la sécurité des installations nucléaires pour qu'au minimum elles ne présentent pas de danger et pour que les militaires les tiennent sous bonne garde.
M. Herspring: Je ne fais plus partie du gouvernement des États-Unis. J'habite au Kansas. Je peux vous dire qu'il est indéniable que depuis un certain temps, nous payons des scientifiques pour qu'ils restent en Russie, pour qu'ils n'aillent pas travailler ailleurs. Traditionnellement, les armements nucléaires russes sont mieux gardés, plus étroitement protégés, que les armes nucléaires américaines. Traditionnellement, les contrôles sont plus stricts.
J'ai assisté en novembre dernier à une conférence à Washington. J'ai parlé à des amis à moi, à des gens de la CIA que je connais depuis des années, et ils m'ont confirmé qu'à leur connaissance, jamais une tête nucléaire n'était sortie du pays. Il y a l'exemple du garde-frontières polonais dont le compteur Geiger s'affole au moment du passage d'une Lada. Il constate alors que le conducteur a de l'uranium dans le coffre de sa voiture. On a déjà vu ce genre de choses, mais à ma connaissance, aucune tête nucléaire n'a jamais été sortie du pays.
Presque toutes les armes nucléaires sont gardées par les fusiliers marins. Si vous voulez faire l'expérience, montez sur un navire de la marine lorsqu'on procède à une alerte nucléaire. Quel que soit votre rang, les fusiliers marins vont vous consigner sur place pour aller faire cet exercice. Les Russes ont fait appel au KGB. Les militaires eux-mêmes n'ont aucun contrôle sur ce genre de choses.
On s'est beaucoup inquiété à ce sujet, et bien souvent c'est parce qu'on ne sait pas exactement ce qui se passe. Tout ce que nous savons c'est que jusqu'à présent, tout ne s'est pas écroulé. Lorsque j'étais là-bas en 1991, j'ai déclaré que le système conservait une marge de manoeuvre suffisante pour les quatre ou cinq années suivantes. Nous sommes maintenant en 1999, il reste une marge de manoeuvre et l'on ne sait pas exactement dans quel sens on va s'orienter.
Lorsque, durant la crise, j'étais chargé des affaires polonaises au Département d'État, on me demandait souvent si je pensais que l'économie polonaise allait s'écrouler. J'ai constaté depuis que les économies ne s'écroulent pas. Elles se contentent de se dégrader et d'aller de mal en pis.
Je pense que c'est la même chose ici. Les gens s'inquiètent, se préoccupent, mais ce n'est pas ma grande préoccupation. Ma grande préoccupation, c'est que les systèmes eux-mêmes se dégradent à un tel point que l'on risque un accident nucléaire majeur. Ainsi, leurs radars associés à leur système de contrôle et de commandement ne fonctionnent pas. Dans un premier temps, lors de la rupture de l'Union soviétique, le pays a perdu la moitié de ses radars. Ensuite, nous connaissons l'histoire du missile météorologique norvégien. Les Russes ont cru qu'il se dirigeait vers Moscou. Ils n'ont pas su l'interpréter. Ils auraient dû être en mesure de le faire.
Lorsque nous étions, en 1989, sur les navires russes, ils avaient 10 ans de retard sur nous sur le plan de la technologie. Ils avaient des ordinateurs de la première génération alors que nous utilisions des ordinateurs de la troisième génération. Ils se servaient de crayons électroniques. Je me suis rendu compte qu'ils étaient en difficulté lorsque j'ai demandé au responsable du centre de commandement et de contrôle: «Que faites-vous pour faire face à une triple menace pour le navire, une menace à la fois sous-marine, en surface et aérienne?» Ils m'ont répondu: «Nous communiquons entre nous.» Si vous communiquez avec quelqu'un, vous êtes coulés. Les ordinateurs communiquent entre eux, c'est la façon dont on détermine qu'un missile arrive. Ils avaient tout ce retard à l'époque.
Ils éprouvent maintenant des difficultés pour entreposer les armes nucléaires. Les différents éléments doivent être entreposés à certaines températures. Les Russes nous disent maintenant que ces bâtiments réfrigérés et dont la température doit être contrôlée, ne le sont plus. Les Russes ne font plus les contrôles nécessaires des systèmes sur leurs MX.
Je m'inquiète davantage d'une mauvaise interprétation accidentelle d'une situation que du vol d'armes par certaines personnes. Je n'en pense pas moins que Eltsine et Clinton ont agi sagement en passant cette entente. Ce n'est pas ma grande préoccupation pour l'instant.
Le sénateur Grafstein: Nous avons eu tout un débat ces derniers mois au Parlement concernant la position stratégique de l'OTAN en matière de première frappe et pour ce qui est de désactiver les armements nucléaires. Il s'agissait de revoir la stratégie de l'OTAN considérée comme un cheval de Troie, si vous voulez, sans se contenter de désarmer ou de réduire nos stocks d'armements nucléaires, mais en revenant par ailleurs sur la notion de première frappe et en allant plus loin en désactivant les missiles. Les tenants de cette thèse étaient le secrétaire MacNamara, qui s'est présenté devant un comité mixte du Parlement, appuyé par le général Butler et l'ambassadeur Graham, je crois.
Que pensez-vous de cette question, de la stratégie nucléaire de dissuasion et des arguments de ceux qui estiment que l'on devrait cesser d'y recourir? Si je vous dis cela, c'est parce que vous nous avez démontré de manière très convaincante que les Russes, à partir du moment où leurs armes classiques s'affaiblissent, vont être tentés du point de vue stratégique de recourir davantage à leurs forces nucléaires.
M. Herspring: À l'heure actuelle, au risque de passer pour un vieux fonctionnaire désabusé, je dirais que nous avons d'autres chats à fouetter. Nous devons nous retirer du Kosovo. Une fois cela fait -- et je félicite votre comité pour la tâche qu'il entreprend, si je la comprends bien -- nous devons décider ce que représente l'OTAN. Je ne veux pas que l'on entreprenne de régler la question des bijoux de famille, des armements nucléaires, par exemple, tant que nous ne saurons pas ce que nous faisons. Nous ne voulons pas ouvrir la boîte de Pandore et que chacun parte dans 18 directions à la fois.
Il faut tout d'abord que notre alliance décide ce qu'elle veut être à l'issue de la guerre froide. Le problème, c'est que lorsqu'on retire à l'OTAN le principe de la première frappe, on place les États-Unis dans une position bien plus privilégiée, parce qu'au sein de l'OTAN il y a -- non pas un contrôle -- mais un certain mécanisme permettant d'influer sur ce que les États-Unis font en matière d'armement nucléaire. Lorsqu'on ne joue pas la carte de l'OTAN, il appartient alors aux États-Unis de décider où et quand vont être utilisées les armes nucléaires, et il ne reste en jeu que la Grande-Bretagne et la France, qui ne comptent pas vraiment dans l'ensemble de l'équation.
C'est donc une chose qui ne laissera pas de m'inquiéter tant que je ne saurai pas où l'on va avec l'OTAN, tout simplement parce que l'on va renforcer l'influence des États-Unis ce qui, à mon avis, va avoir des effets négatifs sur les relations.
Le sénateur Forrestall: Je suis aussi d'accord pour dire que les seuls armements militaires vraiment dangereux qui restent en possession des Russes sont leurs derniers équipements nucléaires, notamment leur système centralisé qui se trouve sous les glaces. C'est quelque chose qui me préoccupe. Les bâtiments sont restés tellement longtemps sans subir de contrôle, sans revenir à terre, sans que l'on examine leur mécanisme de guidage et de commande. S'ils devaient réapparaître un jour au-dessus des glaces, même pour faire des tirs d'essai, une catastrophe pourrait se produire. J'aimerais que vous nous en parliez.
Je vous pose la question parce que d'une certaine manière, alors qu'ils se trouvent en possession de toutes ces munitions déstabilisantes et que le temps passe, ils se lient de plus en plus sur le plan économique et commercial à l'Union de l'Europe de occidentale. Il est indéniable qu'il va leur falloir relancer ce cycle des échanges de biens et d'argent. Cette région du monde ne risque pas d'intéresser les investisseurs si elle décide, par peur, de faire usage de ses armes. Quand va-t-on voir s'ouvrir de nouvelles perspectives? Je ne vous demande pas de nous dire avec précision, mais c'est bien évidemment un sujet qui nous préoccupe fortement.
Vous nous indiquez dans votre mémoire qu'une frappe préalable est une possibilité parce que c'est la seule façon pour eux de dire non ou de véritablement pouvoir négocier. Ils n'ont plus la grande flotte qu'ils possédaient. Ils n'ont pas non plus la même capacité sous-marine. Ils n'ont plus la capacité aérienne. On ne voit plus les appareils russes, les Bear, survoler le nord du Canada, ce qui était courant auparavant. On ne voit plus de sous-marins au large des côtes de Terre-Neuve ou de la Nouvelle-Écosse.
J'aimerais que l'on explore davantage ces deux questions, parce que vos préoccupations portent sur des problèmes bien réels. Nous ne manquons pas de les partager en ces lieux.
J'aimerais savoir ce que vous pensez des opérations conjointes de maintien de la paix, de la création d'une académie du maintien de la paix, de la façon dont tout cela pourrait se faire, mais nous n'aurons pas l'occasion d'en discuter aujourd'hui. Le Canada, vous ne l'ignorez pas, s'est fait le grand défenseur de ce genre de projet ces dernières années. Le problème, c'est que tous les autres pays veulent dépenser cet argent chez eux, ce qui est bien compréhensible.
Pourriez-vous cependant nous donner quelques précisions au sujet des armes nucléaires et de cette situation déstabilisatrice?
M. Herspring: Il y a des choses sur lesquelles on peut agir et d'autres auxquelles on ne peut rien faire. Nous ne pouvons pas faire grand-chose au sujet de la dégradation des armements nucléaires. Nous ne pouvons pas faire grand-chose en soi au sujet du fait que les Russes leur font confiance. Ce qui pour nous est particulièrement important, c'est de lutter contre une école de pensée très répandue aux États-Unis et qui consiste à dire: «Pratiquons la politique du pire. Laissons-les s'enfoncer et croupir dans leur misère. Qui s'en soucie?»
Je soutiens le contraire, en l'occurrence qu'il ne faut pas les laisser s'enfoncer. Nous devons les aider à se relever, travailler avec eux, pour qu'ils ne se retrouvent pas dans une situation qui les oblige à recourir à ces armes. Dans la mesure où ces armes fonctionnent, ils les utiliseront; nous ne pouvons pas y faire grand-chose. Tant que Tchernomyrdine fait des navettes diplomatiques, c'est positif. Le jour où des officiers supérieurs de l'armée russe entretiendront des relations avec nous, ce sera positif. Ils ont tendance à en conclure qu'il n'y a pas de situation de crise et qu'ils gagnent à collaborer avec nous plutôt que de rester à l'écart et de tomber dans le piège. Qu'ils décident ou non de pousser le bouton, on ne peut rien y faire. On peut cependant influer sur l'environnement et sur les mentalités qui font qu'ils vont appuyer ou non sur ce bouton.
Vous évoquez le maintien de la paix. Je ne connais pas suffisamment les politiques administratives internes de l'OTAN en matière d'affectation des ressources. Ma simple réaction de profane c'est de dire que si l'on décide de s'engager dans cette voie, il nous faudra disposer d'un terrain. Il n'est pas nécessaire d'être fils d'instituteur pour comprendre qu'on ne peut dispenser une formation de maintien de la paix sur le territoire du Luxembourg. C'est le Canada qui possède les grands espaces et les montagnes que l'on peut escalader. Il y a aussi les compétences au Canada. Je ne sais pas si les Danois sont allés au Cambodge. Je ne sais pas si les Norvégiens sont allés partout où l'on a vu aller les Canadiens. En parlant avec les gens, j'ai été impressionné par la somme d'expériences que possèdent les Canadiens. Il faut que quelqu'un prenne la chose au sérieux.
Toutes les armées ont actuellement une double fonction. La première est de protéger leur pays et les intérêts vitaux de ce pays. D'un autre côté, selon Henry Kissinger, une force militaire n'est rien d'autre qu'un véhicule de la politique étrangère. On veut pouvoir s'en servir pour faire avancer au maximum les intérêts de son pays sur la scène internationale.
Je présume peut-être de vos forces, mais le Canada a la possibilité, en dépensant un minimum d'argent, d'avoir un maximum d'influence sur la scène internationale. C'est aussi simple que cela. À l'heure actuelle, personne d'autre ne le fait vraiment. Une fois que quelqu'un d'autre va se mettre à le faire, les Suédois ou tout autre pays décidant d'entreprendre quelque chose, cette opportunité disparaîtra.
J'espère avoir répondu à vos questions.
Le sénateur Forrestall: Gardez à l'esprit Cornwallis et envoyez des troupes.
M. Herspring: Je viens de finir un chapitre d'un livre que je suis en train d'écrire, et je parle de Cromwell. Je ne sais pas si cela peut vous aider.
Le sénateur Stollery: Professeur Herspring, vous avez fait intervenir un élément important, en l'occurrence, le problème russe. Ce n'est pas tant de m'être caché sous les tables dont je me souviens, parce que je suis né avant la Deuxième Guerre mondiale. Ce dont je me souviens, c'est de la période allant de 1945 à la guerre de Corée, qui a présidé à la création de l'OTAN. Lorsque je lis les livres des historiens à ce sujet, je vois qu'ils nous donnent des renseignements de seconde main. Je me souviens très bien de la crise de Trieste, du pont aérien de Berlin, de l'équipée du canal de Suez, de l'effondrement de la livre, du retrait de la Grande-Bretagne de l'Inde, de l'organisation Stern en Palestine.
Ce dont je me souviens de cette période terriblement importante de ce siècle, c'est de la confusion totale qui a régné. Dean Acheson nous en parle dans son magnifique ouvrage Present at the Creation: My Years in the State Department. Personne ne savait ce que l'on faisait. On apprenait au fil des crises. Cela me suivra vraisemblablement pendant toute ma vie, le sentiment de confusion absolue. Ainsi, le sénateur Vandenberg et les isolationnistes, le sénateur Taft, qui se sont opposés à l'OTAN au cours des années 40. Taft était un opposant de l'OTAN. C'est particulièrement pertinent parce que l'OTAN a été créé.
Ce que vous nous décrivez, le renversement total de l'équilibre des pouvoirs en Europe, est intéressant. La dissuasion nucléaire s'expliquait par le fait que les Russes avaient l'immense avantage du territoire et pouvaient envahir l'Europe de l'Ouest. Il aurait été impossible de les arrêter. C'est pourquoi on a beaucoup disserté au sujet des armes nucléaires tactiques et de toutes sortes de dispositifs de ce genre.
Cette période est maintenant terminée. C'est intéressant, parce que vous parlez d'un renversement complet. Ce sont désormais les Russes qui n'ont plus la capacité de dominer l'Europe de l'Ouest alors que l'OTAN la possède. Les Russes ont perdu leur capacité de dominer le territoire de l'Eurasie. Le risque, désormais, c'est que les Russes -- et je ne veux pas me faire l'avocat du diable, mais l'on peut voir qu'il y a eu un renversement. Ils possèdent toutes ces armes nucléaires et rien d'autres. Ils ne disposent plus de l'Armée rouge.
M. Herspring: Leur armée est en si mauvais état que lorsqu'ils sont allés en Tchétchénie, les chaussures et les calots que portaient les soldats russes avaient été payés par une banque russe.
Le sénateur Stollery: Si j'interprète bien votre mémoire, toute votre argumentation porte ici sur le fait que l'OTAN devrait approfondir ses relations avec la Russie. Quelle importance accordez-vous à l'Acte fondateur des nouvelles relations entre l'OTAN et la Russie en tant que début d'engagement de l'OTAN sur les problèmes précis que vous avez évoqués dans votre mémoire?
M. Herspring: La guerre froide a toujours été bien plus simple qu'on le pensait. Le monde est très simple pendant la guerre froide. Nous maintenions l'équilibre, ils maintenaient l'équilibre. Nous nous battions à la périphérie, en Angola, dans les pays de ce genre.
Ce que vous dites me fait penser à ce qu'a dit un philosophe chinois: «Soyez condamné à vivre dans une période intéressante.» Nous vivons dans une période à la fois intéressante, confuse et instable.
On m'a demandé de présenter un exposé en juillet au sujet des intérêts de la sécurité américaine en Extrême-Orient. Je ne suis pas un spécialiste de l'Extrême-Orient, mais plus je travaille la question, plus je me rends compte que l'instabilité est grande dans cette région. Les choses ne sont plus comme elles devraient l'être, comme elles l'étaient il y a 15 ans.
Pour ce qui est de l'Acte fondateur des nouvelles relations entre l'OTAN et la Russie -- et certains de mes étudiants disent sur ce point que je suis un grand admirateur de Machiavel -- on s'en moque. Je suis prêt à le modifier et à le réorienter, si j'en ai besoin pour qu'il puisse donner des résultats. Je suis un diplomate, je cherche à résoudre les problèmes. Il nous faut trouver le moyen de faire entrer la Russie dans l'OTAN. Si c'est logique, adoptons un amendement, changeons les statuts pour que la Russie puisse faire partie de l'OTAN. Toute institution, toute organisation qui ne sait pas s'adapter et évoluer finit par mourir.
Le sénateur Stollery: Vous avez soulevé un nombre incroyable de questions dans votre mémoire de 12 pages. Je vous renvoie en particulier à la page 10, où vous nous dites: «Je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions étendre à nos pays et à la Russie le type de relations de coopération déjà établies en Bosnie». Je ne le dis pas de manière critique. J'aimerais savoir jusqu'à quel point l'Acte fondateur des nouvelles relations entre l'OTAN et la Russie répond à certaines des questions que vous avez soulevées dans votre mémoire.
M. Herspring: Je n'en sais rien. Je ne connais pas l'Acte fondateur des nouvelles relations entre l'OTAN et la Russie. Un diplomate est un spécialiste de l'art de noyer le poisson. Si je dois noyer le poisson pour amener les Russes à en faire partie -- parce que les troupes russes sont en Bosnie à l'heure actuelle, elles font partie de la force -- s'il faut pour cela modifier l'Acte fondateur des nouvelles relations entre l'OTAN et la Russie, pas de problème. Parfois il est préférable d'agir, de faire avancer les choses et d'apporter des changements aux documents officiels, ce qui peut avoir toutes sortes de ramifications et de retombées. Ils sont là. cela fonctionne. Laissons les choses en l'état. Continuons à travailler.
Une fois que l'on saura ce que va devenir l'OTAN, au bout du compte, lorsque la question du Kosovo sera derrière nous, la Russie aura la possibilité de collaborer avec l'OTAN, ce que font déjà les Polonais, les Tchèques, les Hongrois et tous les pays de l'Europe de l'Est. Agissons et voyons si cela fonctionne. Une fois que nous aurons vu ce que cela donne, nous pourrons revenir aux documents et nous en inquiéter. C'est la démarche que je préfère.
Le sénateur Meighen: J'ai été particulièrement frappé par votre analyse de toute évidence bien fondée de quelqu'un qui connaît la situation en Russie. Pour l'anecdote, quand vous nous décrivez la situation qui règne dans l'armée russe, les soldes versées en retard, le manque d'équipement, etc., cela me fait penser aux forces de réserve canadiennes, pour ne pas parler de nos forces régulières.
J'aimerais que vous nous disiez pourquoi nous n'avons pas fait participer davantage les Russes à cette dernière opération. Je voudrais que vous rapprochiez cela de l'importance que vous accordez aux interactions entre l'OTAN et les Nations Unies et au fait que cette fois, contrairement à ce qui s'est passé avec le président Bush pour la guerre du Golfe, si je ne me trompe, le Canada et d'autres pays de l'OTAN n'ont pas cherché à persuader le président des États-Unis qu'il était souhaitable d'obtenir en quelque sorte l'aval des Nations Unies avant de recourir finalement à l'intervention armée. Nous ne l'avons pas fait cette fois-ci. Quelle est l'importance de cette décision et quelles en seront les répercussions d'un point de vue général et plus particulièrement de la Russie.
M. Herspring: J'ai indiqué pour quelles raisons la Russie en était là où elle en est dans toute cette situation. Je ne sais pas si nous aurions pu faire mieux ou agir différemment vis-à-vis des Russes dans l'affaire du Kosovo, tout simplement parce que je considère avant tout la chose sous l'angle de la politique interne des États-Unis. Je ne pense pas que nous aurions pu faire grand-chose de plus au sujet des Russes. Pour ce qui est du recours à l'ONU, il n'en était pas question étant donné que les Russes et les Chinois auraient opposé leur veto.
À partir du moment où l'on décide de recourir à des frappes aériennes contre le Kosovo, la plus mauvaise solution est de s'adresser à l'ONU parce qu'elle va imposer son veto. Le recours à l'ONU, c'est comme le recours au droit international, il faut s'en servir lorsque cela sert nos intérêts. Sinon, il faut s'abstenir. Je l'ai appris à mes dépens, lorsque je travaillais pour Les Aspen. J'ai proposé un jour d'agir dans un sens donné pour une raison bien précise et M. Aspen m'a répondu: «Ce qui est juste, c'est ce qui est conforme aux intérêts américains; je vous conseille de vous en convaincre tout de suite.» Je l'ai appris à mes dépens et c'est un des grands architectes de la politique étrangère américaine, et bien évidemment de la politique américaine de sécurité, qui me l'a enseigné.
Avant tout grâce à Strobe Talbot, qui a été le principal architecte de notre politique russe, nous avons réussi à nous retirer dans une large mesure. Si j'étais conseiller -- et ce n'est pas le cas -- et si l'on me demandait de m'adresser à l'ONU dans une telle circonstance, compte tenu de la façon dont je comprends notre objectif, je dirais qu'il serait stupide de s'adresser à l'ONU. Ce n'est pas ainsi que l'on peut atteindre notre objectif.
Le cas du Golfe persique était différent. Il ne s'agissait pas d'un pays envahissant l'une de ses régions mais d'un pays envahissant un autre pays. Aux yeux de la plupart des nations membres de l'ONU, il s'agissait là de toute évidence d'un comportement inacceptable.
Vous venez aussi de soulever une question bien plus fondamentale au sujet de la souveraineté nationale. Si un pays décide de recourir à ses propres forces de sécurité internes, malgré le caractère horrible et sanglant de son action, est-ce que les autres doivent intervenir?
C'est une chose que les Chinois ne veulent pas accepter parce que cela soulève le problème du Tibet et toutes sortes d'autres difficultés propres à la Chine. Les Russes n'en veulent pas, pour bien des raisons.
Bien d'autres pays des Nations Unies n'aiment pas du tout le fait qu'on dise à la Serbie qu'elle ne peut pas recourir à sa propre armée dans son propre pays -- en admettant l'existence des viols et des tortures. Je donne des cours sur l'Europe de l'Est et je suis très au courant de certaines choses qui ont été commises. Je m'intéresse à un grand nombre d'entre elles. Je ne justifie absolument pas ce que les Serbes ont pu faire. Toutefois, au sein de la communauté internationale, bien des pays sont très mal à l'aise lorsqu'on leur dit qu'ils ne peuvent pas normaliser leur situation interne en se débarrassant d'une minorité, en la maltraitant, etc.
Le sénateur Meighen: Est-ce que l'attitude des États-Unis concernant le paiement des prétendues cotisations relatives au maintien de la paix a changé ou évolué?
M. Herspring: Vous voulez parler des cotisations à l'ONU?
Le sénateur Meighen: Je crois qu'elles recouvrent en grande partie les frais correspondant au maintien de la paix.
M. Herspring: Je me contenterai de vous dire ce que ressent l'Amérique profonde, là où il y a des gens qui refusent de servir dans l'armée américaine pour jouer les Casques bleus. Ils préfèrent passer devant une cour martiale plutôt que d'accepter cela.
La mentalité américaine se refuse à l'idée que des troupes américaines puissent être commandées par d'autres. Il n'y a aucun problème dans une seule instance -- et c'est la raison pour laquelle on revient constamment sur la question. Personne ne soulève de difficultés au sein de l'OTAN. Si un colonel canadien commande des troupes américaines, les Américains ne s'en formalisent pas. En dehors de cela, en raison de la formation différente des militaires, de la qualité des officiers avec lesquels il faut traiter, on ne peut pas être sûr de ce qu'ils vont faire, des ordres qu'ils vont donner et les gens sont très réticents.
Pour ce qui est de la participation américaine au maintien de la paix, il est bien plus facile de le faire dans le cadre de l'ONU, en partie pour cette raison. La plupart des Américains ne s'opposent pas à ce que l'on verse des crédits à l'ONU. De nombreux Américains s'opposent à l'ONU pour des raisons de contrôle des naissances, des enjeux moraux et sociaux. Ces questions les inquiètent. Ils s'inquiètent par ailleurs parce qu'ils estiment que l'organisation de l'ONU est pléthorique, que l'on jette l'argent par les fenêtres. Ils ne sont pas d'accord. Ils ne sont pas d'accord avec bien des choses que fait l'ONU. Il y a des gens pour dire qu'il s'agit d'un gouvernement mondial et il est impossible de les contredire, puisqu'il s'agit là d'un argument irrationnel.
Le président: Ai-je raison d'en conclure que vous considérez que ce qui se passe en Yougoslavie, même si c'est horrible, est après tout l'affaire du pouvoir et de la population yougoslaves? S'il en est ainsi, qu'est-ce que cela implique pour les opérations de maintien de la paix?
Si, par exemple, le gouvernement turc décidait que ce que font les Kurdes est totalement inadmissible et procédait à un nettoyage ethnique -- que certains qualifieraient éventuellement de génocide -- est-ce que l'OTAN aurait une raison quelconque d'intervenir sur le plan militaire?
M. Herspring: Vous soulevez le genre de question à laquelle je n'ai pas de réponse, mais il nous faut prendre le temps d'y réfléchir. Les États-Unis ont 173 000 soldats d'infanterie de marine. On ne peut pas les envoyer au Timor oriental, au Kurdistan. Très vite, ils ne suffiront pas à la tâche.
Ce qui est indispensable, et ce que nous n'avons pas encore fait, c'est de chercher à voir quelles sont les batailles qu'il nous faut mener. Nous ne pouvons pas passer notre temps à faire la police dans le monde, à redresser tous les torts. Je ne suis pas en faveur des politiques chinoises envers les femmes ni du traitement accordé aux minorités par Jakarta. Nous devons décider quand la situation le justifie, quand il est dans notre intérêt d'intervenir -- et ce ne serait peut-être pas le cas pour les Kurdes.
Le président: Est-ce que vous nous dites qu'en fait nous n'aurions pas dû envoyer, sous quelque forme que ce soit, des forces militaires en Yougoslavie, un État souverain?
M. Herspring: Non. Tout d'abord, il y a bien des gens à l'ONU qui s'en tienne à ce principe. C'est ce que j'ai voulu dire au départ.
Je dis que si notre alliance décide d'envoyer des troupes, il faut qu'elle soit en mesure d'expliquer que ce conflit est différent de tel ou tel autre, qu'il n'est pas le même par exemple que celui du Rwanda ou de la Somalie. Il est différent pour «telle ou telle» raison. Je préférerais qu'on défende notre action non pas en nous référant uniquement aux droits de la personne, mais en disant que si l'on ne résout pas cette situation, les Turcs ou les Grecs vont s'en mêler, la Macédoine va s'écrouler, la Bulgarie va s'impliquer, l'OTAN va finir par se déchirer. Je me sens plus à l'aise avec cela qu'avec les droits de la personne, tout simplement parce que je ne peux pas vous dire pour quelle raison la vie d'un Albanais vaudrait davantage que celle d'un Rwandais. Pourtant, nous ne pouvons pas mener tous les combats. Nous devons nous débarrasser du complexe missionnaire de ceux qui se sentent «du bon côté».
Lors de la guerre du Golfe, on a vu apparaître à Washington une affichette célèbre à l'arrière des voitures. J'aimerais en avoir une. Vous vous souvenez de ce que pensait George Bush de certains légumes. On pouvait lire sur cette affichette: «Si la principale exportation du Koweit était le brocoli, est-ce que nous serions en guerre dans le Golfe?» Le fait est que le pétrole est plus important. Les gens n'aiment pas reconnaître que le pétrole est plus important que la vie d'une personne au Brésil, à Jakarta ou ailleurs.
Le sénateur Andreychuk: Vous nous avez dit au départ que les Américains avaient pris leur décision et que le fait de recourir à des frappes aériennes à l'exclusion de tout autre moyen était surtout une décision politique.
M. Herspring: Oui.
Le sénateur Andreychuk: Par conséquent, quelles que soient les solutions qu'ils aient adoptées, les Américains ont ensuite englobé les pays de l'OTAN et ces derniers sont aujourd'hui impliqués dans cette dispute?
M. Herspring: Oui.
Le sénateur Andreychuk: La justification a été la modification de notre mandat à partir de 1991. Pensez-vous que c'est cet élargissement de la définition de l'OTAN qui a permis aux Américains de prendre plus facilement le contrôle de l'OTAN que ce n'était le cas auparavant?
M. Herspring: Non. Que peut-on faire face à un gorille de 200 livres? La réponse, c'est «Ce qu'il veut bien faire.» C'est le problème face aux États-Unis, quelle que soit la façon dont on l'aborde, parce qu'il n'y a pas d'autres superpuissances que les États-Unis. Si nous n'étions pas allés au Kosovo, nous aurions eu d'énormes problèmes en Europe du fait des Allemands ou d'autres parties prenantes, qui se seraient plaints du fait que l'on n'est pas capable de nettoyer devant notre porte. Ces mêmes inquiétudes se sont exprimées au sujet de la Bosnie. Il faut entrer en Bosnie, de là on pourra contrôler la situation au Kosovo.
Ceux que je critique, ce sont les responsables au sein de l'administration américaine qui ont agi dans leur propre intérêt et par stupidité. Ainsi, Al Gore, qui a soutenu qu'il était exclu d'envoyer des troupes au sol, quelles que soient les circonstances, parce que «non seulement il me faudra faire campagne en assumant l'héritage sexuel de Clinton, mais en outre, je devrais me justifier lorsque les cercueils nous ramèneront les morts du Kosovo.» Ce n'est pas sur cette base qu'aurait dû être prise cette décision.
Je suis fermement convaincu que le pouvoir civil doit contrôler le pouvoir militaire. J'estime aussi que lorsqu'on envisage une action militaire, il est stupide de ne pas écouter les conseils des militaires. Je me suis laissé dire que le vote s'était passé comme suit. Le chef des opérations navales a déclaré: «Non, n'y allons pas s'il n'y a que des frappes aériennes.» Le chef d'état-major de l'armée a dit: «Non, n'y allons pas.» Le commandant de la marine a répondu: «Non.» Le général Shelton a dit: «Non.» Seul le chef d'état-major des forces aériennes a estimé que c'était une excellente idée. Shelton s'est rallié et même avec sa voix, c'était trois contre deux. Il n'est pas besoin d'avoir inventé la poudre pour se rendre compte qu'avec un vote à trois contre deux, et alors que les principaux responsables militaires affirment que «ce n'est pas la bonne façon de procéder», il convient de les écouter. C'est ce que je reproche. Si l'on décide d'y aller, il faut écouter les responsables et leur demander: «Comment allez-vous procéder»?
Le sénateur Andreychuk: Étant donné la structure actuelle de l'OTAN, tout cela s'est passé au niveau des Américains. On a ensuite décidé d'opérer au sein de l'OTAN. Comment se fait-il qu'il n'y a eu aucun grand responsable militaire ou politique qui s'est levé pour dire exactement ce que vous venez d'indiquer et nous épargner les décisions stupides ou intéressées que vous avez évoquées?
M. Herspring: Je n'en sais rien, parce que je n'étais pas à l'OTAN. Je n'étais pas sur place. Je n'étais pas au courant des politiques internes. Il y a dans certains cas des relations de pouvoir. Bien des choses se passent de toute façon qu'on le veille ou non. C'est simplement une relation de pouvoir. Je ne pense pas que les États-Unis aient fait cavalier seul en l'espèce. Les États-Unis ont peut-être préconisé résolument le recours à telle ou telle action. Toutefois je crois comprendre que d'autres membres de l'OTAN étaient eux aussi contre une intervention terrestre. Bien d'autres pays se sentaient mal à l'aise mais, du point de vue des États-Unis, je suis contre cette décision pour les raisons que j'ai exposées.
Le sénateur Andreychuk: Pour en revenir à votre mémoire, vous nous dites en somme que la Russie éprouve des problèmes politiques tout autant qu'économique et vous nous dépeignez la situation sous un jour assez sombre. En dépit de cela, vous affirmez qu'il faut que l'OTAN continue à développer ses relations avec la Russie et que c'est là la clé de son succès?
M. Herspring: Tout à fait. Je préfère trop embrasser plutôt que mal étreindre. J'ai passé toute ma vie à traiter avec les Russes. Je peux vous raconter des dizaines d'histoires à vous faire dresser les cheveux sur la tête lorsqu'on a affaire avec les Russes. Je connais les difficultés et les pièges.
Cela étant dit, les enjeux sont trop grands, pour nos petits-enfants, pour ce qui est de l'avenir de nos deux pays. Il arrive un moment dans la vie où l'on se fatigue d'être insulté par quelqu'un mais on se dit: «cela ne te portera pas bonheur, mais j'ai d'autres chats à fouetter.» En l'espèce, c'est ce qui se passe. Même si je critique l'administration américaine, j'appuie résolument ce qu'elle a fait; pas seulement les Américains, mais l'ensemble de l'OTAN. Je considère que Tony Blair doit être félicité, de même que Schroeder. Les Francelais, de leur côté, ont fait un magnifique travail en réussissant à réintégrer les Russes. S'il y a quelque chose de positif dans l'affaire du Kosovo, une seule chose, c'est d'avoir ramené les Russes là où ils se trouvaient auparavant, dans le giron de l'Europe.
Le sénateur Andreychuk: En réponse à une question, vous avez dit, je crois, être moins préoccupé par le respect des principes de la Charte de l'OTAN que par le fait que l'Alliance devrait être plus souple et davantage en mesure de s'adapter à la situation. C'est bien cela?
M. Herspring: Oui. Ma fille est avocate et elle vous dirait que c'est précisément pour cela que je ne le suis pas moi-même. Quand je me heurte à un problème qu'il est important de résoudre, j'essaie toujours de manipuler le système pour trouver une solution, mais dans les limites de l'éthique.
Le sénateur Andreychuk: C'est peut-être ce qui explique nos problèmes actuels avec l'OTAN. Avant, nous savions ce à quoi correspondait l'OTAN: il y avait un malaise entre l'Est et l'Ouest. Mais voilà, quand nombre de nos électeurs nous ont dit que nous n'avions plus besoin d'une alliance militaire de défense, surtout pas en Europe, nous nous sommes esquivés.
M. Herspring: Vous dites cela en des termes tellement plus diplomatiques que moi, mais c'est vrai, c'est bien ce que nous avons fait.
Le sénateur Andreychuk: Au Kosovo, nous avions décidé de mener une mission de maintien de la paix et c'est à cet égard que les choses ne sont pas claires. Maintenant, certains soutiennent que nous devrions nous retirer, revoir la mission et rétablir les principes de base de l'OTAN.
M. Herspring: Tout à fait d'accord, mais pas maintenant. Il y a beaucoup trop d'instabilité, beaucoup trop de questions en suspens vis-à-vis de ce qui se passe au Kosovo et avec les Russes. Sinon, je n'ai rien contre cela.
Vous venez de soulever une question délicate et très importante. Devrait-on laisser pourrir l'OTAN parce que les raisons pour lesquelles l'Alliance a été créée à l'origine ne tiennent plus? Personnellement, je dirais que non pour la simple et bonne raison qu'il n'existe pas d'autre véhicule susceptible de nous permettre de mener aussi bien des opérations militaires, en assurant la même soudure entre les forces. La conduite des opérations militaires est très complexe. Il est, par exemple, très important que les Américains en Macédoine n'éprouvent pas de difficultés à évoluer sous les ordres d'un général britannique ou que les Allemands n'aient pas de problème à collaborer avec des Tchèques. L'OTAN est une école de coopération. Les gens apprennent à dépasser leur nationalisme; c'est précisément ce qui se passe dans certains cas. Nous sommes en train de couler des fondations, pas de bâtir des maisons.
Je soutiens que le fait de jeter le bébé OTAN avec l'eau du bain aurait été pire que de remettre sur pied une nouvelle alliance. Dès l'instant qu'on établirait une nouvelle alliance, on ouvrirait la boîte de Pandore. On assisterait à un clash des ego. On passerait six mois à négocier l'élément le plus simple que nous avons déjà avec l'OTAN. Il ne nous manque qu'une chose pour l'instant: la définition de la mission de l'Alliance, parce que nous sommes encore en train de nous demander ce qu'elle est.
Le sénateur Stollery: Je tiens simplement à souligner que le 27 mai 1997, le secrétaire général de l'OTAN et les chefs de gouvernement des États membres de l'Alliance de l'Atlantique Nord ainsi que le président de la Fédération russe ont signé, à Paris, l'Acte fondateur OTAN-Russie. Je ne parle pas de la Charte, je parle du document qui a été signé le 27 mai 1997 et je veux savoir si, selon vous, il est efficace ou non.
Le sénateur Andreychuk: Que pensez-vous de l'ouverture de l'OTAN à des pays comme la République tchèque ou la Pologne?
M. Herspring: J'ai étudié de près les armées tchèques, polonaises et hongroises et j'estime qu'aucune d'elle n'a payé son dû. L'armée tchèque est une véritable catastrophe et les Hongrois ne sont pas mieux lotis. Quant aux Polonais, ils font leur possible. Je pourrais vous communiquer des données à ce sujet.
Je trouvais qu'il n'était pas juste que l'OTAN intègre ces pays et soumette aux contribuables américains, canadiens ou allemands la facture de la modernisation de leurs armées. J'estime qu'ils auraient dû commencer par moderniser leurs armées. On ne m'a pas écouté et je vais vous dire pourquoi. Il y a deux grands responsables à cela: les Allemands et Madeleine Albright. Madeleine Albright est Tchèque et il était certain que contre vents et marées, la République tchèque allait faire partie de l'OTAN. Au moins, les Hongrois, nous ont donné l'accès à leurs terrains d'aviation. Les Polonais ont envoyé des troupes. Mais les Tchèques, eux, se plaignent chaque fois que nous allons bombarder le Kosovo. Donc, pour répondre à votre question, l'intégration d'anciens pays de l'Est au sein de l'OTAN a été une décision politique où nous n'avons pas eu notre mot à dire.
Jusqu'à présent, je ne pense pas que les Tchèques -- surtout eux, mais les Hongrois aussi -- fassent leur part sur les plans de la modernisation et l'opérationnalisation de leur force. Les Polonais ont énormément investi pour que leurs forces armées soient opérationnelles, alors que leur économie ne leur en donne pas les moyens. Pourtant, ils ont fait de leur mieux. Ce n'est pas le cas des Tchèques ni des Hongrois qui ne consacrent qu'environ 1,2 p. 100 de leur PIB au budget de défense.
Le président: Vous proposez, et je ne dis pas que vous avez tort, une approche très pragmatique; ce n'est pas l'approche légaliste de certains diplomates et avocats que l'on doit à leur formation.
Plus tôt, vous nous avez dit que la nature de la participation américaine aux opérations actuelles de l'OTAN au Kosovo était essentiellement le résultat de la politique intérieure américaine.
M. Herspring: Il est certain que la participation américaine, telle qu'elle se présente actuellement, est le reflet de la politique intérieure de ce pays.
Le président: Permettez-moi de faire un commentaire auquel je vous demanderais ensuite de réagir. Disons qu'il est intéressant de maintenir en place les structures de l'OTAN. Les États-Unis sont le grand chef de cette organisation. Inévitablement, étant donné la nature de la Constitution américaine, il est plus difficile aux États-Unis qu'à d'autres pays de renoncer à la direction de l'Alliance. Et puis, il y a bien sûr la question de la politique intérieure de notre voisin du sud.
Compte tenu de tout cela, nous devons nous montrer pragmatiques. Nous voulons maintenir l'OTAN, malgré ce que l'on pourrait considérer comme étant ses incapacités ou ses dysfonctionnements. Nous devons apprendre à mieux cerner ce genre de problèmes et à mieux nous en accommoder. Ce n'est pas ce que vous pensez en général? Mon analyse est-elle assez juste?
M. Herspring: Je modifierais simplement une chose: si l'OTAN disparaît, d'après ce que vous dites, les Américains se retrouveront de leur côté. L'OTAN ne vous permet pas de contrôler les Américains mais elle vous donne la possibilité d'influencer très nettement leur orientation. Il est toujours possible pour le gouvernement canadien de modérer l'action américaine dans tel ou tel pays, parce que vous faites partie de l'OTAN. Par exemple, les Américains auraient peut-être voulu envoyer des marines et faire davantage. Eh bien, leur liberté d'action est limitée par le fait qu'ils pourraient ne pas recevoir l'aval de l'OTAN.
Hier soir, j'écoutais quelqu'un à la télévision canadienne qui critiquait les Américains. J'aurais tendance à dire que les gens qui pensent ainsi feraient mieux de ne pas se débarrasser de l'OTAN, parce qu'on transformerait alors un gorille de 300 livres en un animal de 3 000 livres qui ne ferait plus du tout attention à ce qu'on lui dit. L'OTAN a une influence modératrice sur les Nations Unies. L'OTAN est absolument essentielle pour les petits pays. Pour les grands pays, disons qu'elle est nécessaire.
Le sénateur Mahovlich: Gwynne Dyer est un écrivain né au Canada qui réside à Londres. Il est une notoriété en histoire de la guerre. Il estime que l'incident du Kosovo ne risque pas d'entraîner un troisième conflit mondial. Partagez-vous son opinion? La situation du Kosovo pourrait-elle déclencher la Troisième Guerre mondiale?
M. Herspring: C'est une question de sémantique. Vous voulez savoir si le Kosovo risque d'entraîner une vingtaine de pays ou plus dans un conflit?
Le sénateur Mahovlich: Dans une guerre nucléaire?
M. Herspring: Pas à ce stade, je ne le pense pas.
Le sénateur Mahovlich: Les événements pourraient vous donner tort.
M. Herspring: C'est à voir. Je ne sais pas si les événements me donneront tort, parce que qui sait là où on en sera dans deux mois d'ici. Ce conflit pourrait s'étendre au nord de la Grèce puis à la Macédoine.
Le sénateur Mahovlich: Et si les Russes avaient dit à Milosevic: «Nous ne voulons pas que tu ailles au Kosovo, que tu y commettes des viols, des meurtres et d'autres exactions», pensez-vous qu'il y serait allé tout de même?
M. Herspring: Oui.
Le sénateur Mahovlich: Sans le consentement de la Russie?
M. Herspring: Celui qui est le plus embarrassé par tout cela, c'est Tchernomyrdine. Je vais vous dire pourquoi. L'épuration ethnique ne correspond pas à une vision serbe. Quand j'enseigne cela à mes étudiants, je sors un texte de Milovan Djilas, le fameux écrivain dissident yougoslave.
L'histoire qu'il raconte se passe vers 1923, pendant l'occupation hongroise d'une partie de la Serbie. L'armée hongroise arrive dans un village, rassemble les hommes, les met d'un côté et entraîne toutes les femmes dans une grange. Pendant que les soldats sont en train de les violer, un sergent hongrois vient leur dire: «Ouvrez les portes pour qu'ils voient comment nous améliorons leur race».
Cette haine remonte à très loin. Entre les deux guerres mondiales, 600 000 Serbes ont été tués par les Croates. Je ne dirais pas que les Russes n'aident pas. Ils n'ont pas intérêt à ce que tout cela se passe. Ils ne le veulent pas.
Le sénateur Mahovlich: Les Russes et les Serbes ont combattu côte à côte lors des deux guerres mondiales.
M. Herspring: On avance effectivement la notion de fraternité ethnique. Il y a aussi des liens religieux. Ils ont le même alphabet. Les Russes ont aidé les Serbes à se libérer des Allemands. Les Russes ne sont pas stupides. Ils se retrouvent dans une situation qu'ils n'aiment pas. Quand Tchernomyrdine est allé à Belgrade, il a dit à Milosevic ce qu'il fallait faire, comme d'autres, et Milosevic lui a essentiellement répondu: «Peu importe, c'est ce que nous allons faire, que vous le vouliez ou non». Les gens de cette partie du monde ont l'impression que la seule façon de régler 1 000 ans d'histoire consiste simplement à se débarrasser des Kosovars.
Au Canada, cela reviendrait à régler le problème du Québec en renvoyant tous les francophones en France. Cette façon de voir les choses est horrible. Ce serait le plus grand simulacre de justice de l'histoire humaine, mais le problème serait réglé.
Dans les Balkans, c'est ainsi qu'on règle les problèmes. Pour les gens de la région, le viol des musulmanes est très logique. Privée de ses papiers, la famille est complètement détruite. C'est une façon très simple de régler le problème. C'est ainsi qu'on rend toute une société dysfonctionnelle. Dans cette partie du monde, on accepte cette façon de traiter les problèmes. Je ne pense pas que la Russie encourage ce genre de comportement et je suis même sûr que les Russes ont demandé aux Serbes d'arrêter.
Le sénateur Mahovlich: Je ne dirais pas qu'ils sont allés jusqu'à les encourager, mais ils auraient pu intervenir quand le moment est venu de mettre le holà.
M. Herspring: Les diplomates parlent toujours à deux niveaux: le niveau privé et le niveau public.
Le sénateur Mahovlich: Peut-être que nous n'analysons pas la chose comme elle s'est vraiment passée, parce que Gwynne Dyer blâme Moscou et Beijing.
M. Herspring: Il existe différents niveaux d'appui.
Le sénateur Mahovlich: Ils ont été laissés de côté.
M. Herspring: À ce que je sache, ils n'ont pas fourni d'armes. D'abord, parce qu'ils ne pouvaient pas se rendre sur le théâtre des opérations; les Roumains ne leur auraient pas donner l'autorisation de survol et les Hongrois n'auraient rien laisser passer.
À l'occasion, les Russes apportent un soutien verbal. L'appui des Chinois est beaucoup plus un appui de principe. Ils se battent pour les principes. S'ils avalisaient l'action au Kosovo, ils seraient confrontés au problème du Tibet. C'est pour cela qu'ils ne sont pas d'accord.
Le sénateur Mahovlich: Pensez-vous que l'OTAN puisse résoudre ce problème? Pensez-vous que les États-Unis pourraient le résoudre?
M. Herspring: Je ne pense pas que les États-Unis aient une quelconque chance de résoudre ce problème.
Le sénateur Mahovlich: Mais quelqu'un doit y parvenir, à l'extérieur des États-Unis et de l'OTAN.
M. Herspring: L'un des politicologues les plus influents que j'ai lus a dit qu'il n'y avait ni solution ni réponse aux problèmes politiques. Toute solution à un problème politique en engendre automatiquement un autre. Ainsi, il n'y a jamais vraiment de solution. Quant à moi, le problème est le suivant: comme nous nous savons capables de faire faire certaines choses à un char d'assaut, sur un plan purement technique, on s'imagine pouvoir arriver à tout sur le plan politique. Or, ce n'est pas le cas. Dès l'instant qu'on essaie de régler un problème... En fait, l'être humain est beaucoup trop complexe.
Mon gendre estime que la paix régnera en Bosnie tant que nous y maintiendrons des troupes.
Le sénateur Bolduc: Vous n'avez pas parlé de la relation entre les Russes et les Chinois. Certes, cette question déborde un peu de notre mandat, mais comme vous avez passé beaucoup de temps en Russie, j'imagine que vous avez vu évoluer cette relation. Je me rappelle que ces deux pays sont presque entrés en guerre. Où en est leur relation?
M. Herspring: L'armée russe voit surtout dans la Chine un pays acheteur d'armes. Les deux pays ont délimité leur frontière, ce qui est positif parce qu'ils se sont battus pendant des années à cause de cela. Les Chinois, eux, pensent que les Russes sont racistes. Ils le sont depuis longtemps et ils continueront de l'être.
Un jour, des Russes m'ont dit: «Vous, les Américains, immortalisez les Chinois; peu importe ce qu'ils disent, vous y trouvez un grand message philosophique». Personnellement, je crois que les Chinois et les Russes ne se rapprocheront jamais vraiment, mais qu'ils parviendront à instaurer une certaine collaboration. Quant aux Russes, ils jugent que tout ce qu'ils peuvent vendre aux Chinois leur rapporte des devises. C'est tant mieux s'ils leur vendent des MiG-29 et des MiG-31, tout cela rapporte de l'argent à la Russie.
Le sénateur Milne: Monsieur Herspring, je suis très intéressée par ce que vous dites, surtout quand on songe que l'instauration de la paix est plus difficile encore que le maintien de la paix, qui l'est déjà pas mal. Je suis donc tout à fait d'accord avec vous. Je trouve par ailleurs très intéressante votre suggestion de créer une académie de maintien de la paix ici, au Canada.
La semaine dernière, j'étais au Conseil de l'Europe, où le Canada a un siège d'observateur. Nous, qui étions le seul membre de l'OTAN non européen à nous trouver là-bas, insistions pour que les Russes interviennent, pour qu'ils aillent négocier. Cependant, le Conseil de l'Europe, qui a maintenant 50 ans, a surtout été mis sur pied pour défendre les droits de la personne. D'ailleurs, je suis interloquée quand vous dites ne pas savoir ce à quoi correspondent les droits de la personne, parce que j'ai l'impression que l'OTAN est intervenue au Kosovo justement pour défendre les droits de l'homme. Donc, il est fort possible que l'OTAN soit en train de faire de façon détournée ce que l'on n'a pas fait directement. Dites-moi donc pourquoi vous estimez que nous ne savons pas ce que sont au juste les droits de la personne.
M. Herspring: Nous ne le savons pas sur une base universelle. La société chinoise est plutôt collectiviste et nous, nous sommes plutôt individualistes. Cela veut-il dire que tous les membres d'une société collectiviste ont les mêmes droits que ceux d'une société individualiste? En Arabie Saoudite, les femmes n'ont pas le droit de conduire. Peut-on parler du droit universel des femmes de conduire une automobile? On pourrait citer des centaines d'autres exemples du genre.
La Communauté européenne est en train de jouer un rôle très important, que personne ne remarque. Le plus gros problème qui existe actuellement en Europe orientale, problème peut-être encore plus grave que celui du Kosovo, concerne la situation des romanichels, les Rom. La République tchèque, la Roumanie et la Hongrie veulent être intégrées à la Communauté européenne, mais un article de la constitution -- je ne me rappelle plus lequel -- précise que tout membre futur doit d'abord respecter et garantir certains droits de la personne sur son territoire.
Eh bien, dans tous ces pays, on méprise les tsiganes. On n'en veut pas, surtout pas en Roumanie et en Hongrie. Pourtant, on dit à ces pays que pour intégrer la CE, ils doivent d'abord trouver un modus vivendi avec les romanichels. Ce n'est pas la même chose que d'aller faire la leçon à d'autres pays dans le domaine des droits de la personne. Quand on fait cela, on foule au pied les valeurs religieuses et culturelles d'autres peuples.
Nous pouvons nous entendre entre nous, parce que nos sociétés sont très semblables. Je doute que, si nous parlions de promotion des droits de la femme ou des droits ethniques au Canada et aux États-Unis nous obtiendrions des réactions bien différentes. En revanche, les réactions seraient tout autre si nous parlions de droits ethniques au Zaïre.
Les Américains doivent bien réfléchir avant d'envoyer leurs marines un peu partout dans le monde. Autrefois, les bâtiments de la marine militaire faisaient des sorties de trois mois puis revenaient à quai pour trois mois. Maintenant, ils passent huit, neuf, même douze mois en mer sans revenir. Les familles sont déchirées.
La plupart des politiques se dérobent en se disant: «Nous n'allons pas prendre cette décision difficile, nous allons simplement envoyer nos forces». Il y a des morts, cela coûte très cher et on ne parvient jamais à une politique cohérente. Il faut être très prudent dans l'analyse de tous ces problèmes.
Le sénateur Milne: Pourtant, l'OTAN est intervenue au Kosovo surtout pour régler des problèmes de droits de la personne.
Le président: Sénateur, on a déjà parlé de cette question au début de la réunion et nous avons conclu que ce n'était peut-être pas le cas.
Le sénateur Milne: Je ne me souviens pas qu'il ait été question de cela au début de la réunion, pourtant j'étais ici. Je me rappelle avoir entendu M. Herspring dire qu'il ne savait pas ce que sont les droits de la personne. Je voulais simplement qu'il nous en dise plus à ce sujet.
Le président: À la dernière réunion et au début de celle-ci, je pensais avoir posé des questions qui ont permis d'établir que l'OTAN a engagé cette opération en Yougoslavie et au Kosovo pour un autre motif que la sécurité de l'Alliance. J'entretenais des doutes à propos des affirmations de M. Axworthy au sujet de l'unanimité dont fait l'objet l'engagement de l'OTAN pour des motifs de sécurité de la personne humaine.
Le sénateur Milne: Pourtant, la semaine dernière, au Conseil de l'Europe, qui est une organisation de défense des droits de la personne, j'ai été très étonnée, très surprise par l'appui unanime que les 41 pays membres du conseil ont apporté à l'intervention de l'OTAN au Kosovo. Tout le monde était d'accord, sauf la Russie et quelques autres pays de cette région.
M. Herspring: Vous venez de mettre sur le doigt sur quelque chose d'important. Je ne veux surtout pas minimiser cela. L'administration américaine est présente partout. Si nous sommes au Kosovo, c'est pour défendre des droits de la personne. Il n'est pas possible pour celui ou celle qui regarde CNN de ne pas être profondément outré par le fait que 30 p. 100 des hommes ont disparu, que les femmes sont violées et torturées et que des gens doivent payer 1 000 $ à la milice serbe pour pouvoir sortir du pays. Personne ne peut trouver cela acceptable.
J'ai passé beaucoup de temps à travailler en Allemagne entre 1933 et 1945, dans cette partie du monde où les gens disaient que tout était très bien. Eh bien c'est affreux. On ne peut se permettre d'envisager une telle politique et d'engager des troupes simplement parce qu'on est outré. Nous devons nous demander s'il en va de notre intérêt. Nous ne pouvons pas régler tous les problèmes de violation des droits de la personne dans le monde. Il y en a malheureusement beaucoup trop.
Le sénateur Di Nino: Je suis impressionné par vos réponses claires et directes.
M. Herspring: Mes étudiants me disent qu'ils ne savent jamais quelle est ma position sur les problèmes que nous abordons.
Le sénateur Di Nino: J'ai envie de vous relancer la balle, mais je ne le ferai pas.
Avons-nous ou non besoin de l'OTAN? Vous avez clairement répondu par l'affirmative. Cependant, au cours des derniers mois, l'OTAN a assumé un rôle différent, c'est du moins ce que je pense. Quelle incidence cela a-t-il eu sur l'avenir des Nations Unies?
M. Herspring: Il est difficile de répondre à votre question et j'aimerais beaucoup pouvoir vous donner une réponse structurée, brillante. En revanche, je ne suis pas certain d'y parvenir.
L'avenir de l'ONU ne sera décidé que lorsque nous saurons ce qu'il adviendra de l'OTAN. Je peux vous donner l'impression de m'esquiver, mais c'est la véritable réponse. Tant que nous ne saurons exactement ce que la plupart des décideurs voudront faire de l'OTAN, du moins dans nos pays, l'Alliance demeurera plus importante que l'ONU.
Cela dit, quand le Kosovo sera terminé -- et il faut espérer que cette situation ne s'éternisera pas et que nous parviendrons à déployer, sous une forme ou une autre, une force de maintien de la paix -- nous devrons régler la question de l'OTAN avant de régler celle de l'ONU. Puisque votre question se ramène à un problème de souveraineté, il est certain que les pays perdent moins de leur souveraineté dans le cadre de l'OTAN que dans le cadre de l'ONU. Personnellement, je soutiens que nous attacherions la charrue avant les boeufs si nous traitions le problème de l'ONU avant celui de l'OTAN. Nous devons résoudre le problème de l'OTAN avant de passer au niveau suivant.
Le sénateur Di Nino: Donc, vous êtes certainement d'accord avec le fait que l'OTAN pourrait évoluer dans une région géographique clairement délimitée?
M. Herspring: Nous y avons pensé et c'est ce qui s'est passé dans le cas des Allemands à qui l'on a confié une région. Aujourd'hui, les Allemands s'occupent de secteurs définis par des lignes directrices de l'OTAN. Il n'était pas prévu d'aller au Kosovo ni en Bosnie. Mais nous y sommes allés quand même. Les Allemands avaient une voix prépondérante sur la question quand on leur a demandé s'ils étaient prêts à s'engager là-bas. Eh bien, force est de constater qu'ils y sont dans le cadre de l'OTAN, parce que cette opération se déroule à l'extérieur de leur secteur. Reste à savoir si cela revient à dire que l'opération est conduite à l'extérieur de l'Europe. Je ne sais pas si l'OTAN est équipée ou si elle devrait être équipée pour intervenir hors du théâtre européen, en Amérique du Nord par exemple.
S'il y avait un problème au Liban, l'OTAN interviendrait-elle? Personnellement, cela me dérangerait. On n'a jamais imaginé que l'OTAN soit appelée à intervenir au Liban. Pour cela, il faudrait me convaincre qu'une telle intervention a une importance absolue, que c'est une question de vie ou de mort.
Cela nous ramène au problème soulevé plus tôt à propos des Kurdes. La Turquie est membre de l'OTAN, mais elle n'est pas membre de l'Europe. C'est un pays musulman, ce qui soulève tout un ensemble d'autres problèmes.
Le sénateur Di Nino: Si je vous comprends bien, vous estimez que l'avenir de l'OTAN est beaucoup plus important que celui du monde, si l'on regarde la chose d'un point de vue géographique nombriliste. N'est-ce pas ce que vous avez affirmé tout à l'heure?
M. Herspring: C'est peut-être la conséquence de ce que j'ai dit, mais je voulais simplement indiquer qu'on ne pourra se pencher sur l'avenir du monde tant qu'on n'aura pas réglé le problème de l'avenir de l'OTAN. C'est la première étape à franchir avant de commencer à s'inquiéter de l'avenir du monde. Que cela vous plaise ou non, nous sommes la plus forte puissance militaire du monde dans le contexte de l'OTAN. On ne peut certainement pas s'interroger sur l'avenir de l'Amérique latine, parce que c'est un problème secondaire -- en toute révérence pour nos amis de cette région -- par rapport à l'avenir de l'OTAN. C'est à l'OTAN que les choses se passent maintenant.
J'ai entendu une fameuse remarque en Europe de l'Ouest à propos des Allemands. Là-bas, les gens disent: «Les Allemands sont de retour, mais cette fois avec des marks». Eh bien, il est vrai que les Allemands sont en train de faire main basse sur l'Europe de l'Est, sans recourir aux canons. Leur mark leur suffit, parce qu'ils achètent tout.
Il faut bien se rendre compte que l'OTAN constitue actuellement la puissance économique, militaire et politique en Europe, surtout en Europe occidentale. Voilà pourquoi nous devons la faire passer en premier. Cela ne revient pas à dire que les catastrophes humanitaires de la Guinée-Bissau, du Paraguay ou du Sri Lanka ne sont pas importantes. Elles le sont très certainement. Mais disons que pour parvenir à régler les problèmes et à progresser, il nous faut d'abord nous intéresser à l'OTAN, après quoi nous pourrons passer au reste.
Nous déciderons peut-être de retirer l'OTAN de cette région. Je ne dis pas que c'est ce que nous devrions faire, mais il est possible que nous le décidions. Or, nous ne pourrons pas prendre cette décision tant que nous ne saurons pas à quoi l'OTAN correspond. Nous ne pourrons pas prendre cette décision tant que nous ne serons pas sortis du Kosovo et, comme le disait mon gendre, il est fort possible que nous n'en sortions jamais.
Le président: Est-ce qu'il s'est risqué à avancer une durée pour cette présence?
M. Herspring: Il m'a simplement dit que nous serions à la retraite quand nous nous retirerons de la Bosnie.
Le sénateur De Bané: Vous avez invoqué de nombreuses raisons pour expliquer votre opposition à cette intervention au Kosovo. Je ne parlerai pas de certaines d'entre elles, parce qu'elles sont évidentes, comme le fait que l'OTAN n'ait pas tenu compte de l'avis des militaires et que le vice-président Gore ait eu ses propres priorités. Mettons tout cela de côté pour l'instant.
En fin de compte, vous dites que nous ne devrions rien faire quand des gens comme Milosevic provoquent un quatrième conflit dans ce pays en dix ans.
M. Herspring: Non, ce n'est pas ce que je dis et si c'est ce que vous avez retenu, alors je m'exprime très mal. Ce que je veux dire, c'est que nous devons choisir. Nous ne sommes pas en présence d'un holocauste. Les Allemands ont agi de façon beaucoup plus systématique quand ils ont décidé de faire quelque chose. Il y a un élément moral dans tout cela. Je n'ai rien contre le fait qu'on affirme que la situation est grave pour telle ou telle raison et donc que nous décidions d'engager une action militaire plutôt que de nous plier au principe universel.
Le sénateur De Bané: Eh bien, face à un type qui vient de déclencher le quatrième conflit dans son pays en 10 ans et après 300 000 victimes, vous nous dites que cette catastrophe n'est pas assez importante pour mériter une intervention.
M. Herspring: Ce n'est pas ce que je dis. Je ne veux pas qu'on se fasse des crocs-en-jambe et qu'on finisse par déployer des troupes au sol. Les Américains ne savaient même pas où était le Kosovo avant ce conflit. Nous nous sommes retrouvés là-bas avant même de nous demander pourquoi nous devions y aller.
Le sénateur De Bané: Je ne veux pas rentrer dans les détails, parce que je suis d'accord avec cette partie de votre analyse. Mais là où je vous comprends mal, c'est quand vous dites qu'en fin de compte il est mieux de ne rien faire sous prétexte que si l'on intervenait, on devrait se poser la question des milliers d'autres violations des droits de la personne commis ailleurs dans le monde.
M. Herspring: Tout ce que je veux dire, c'est que nous devons nous montrer sélectifs. Je travaille dans une université où règne la bureaucratie. Eh bien, tous ceux qui ont affaire à une bureaucratie doivent décider du genre de combat qu'il vaut la peine de mener.
Le sénateur De Bané: Mais ne pensez-vous pas, comme l'ont affirmé Mme Albright et le président Clinton, que si nous ne faisons rien face à ce qui se passe au coeur de l'Europe, nous passerons à l'histoire justement pour n'avoir rien fait et perdrons toute crédibilité parce que nous aurons plié devant le même type qui a déclenché quatre guerres et qui a alimenté la haine ethnique dans son pays?
M. Herspring: Je comprends parfaitement ce que vous voulez dire, sénateur. Cependant, je suis moins préoccupé par la légitimité morale que nous aurons perdue que par le fait que, si l'OTAN devait permettre ce genre d'exaction dans sa cour arrière, l'alliance qu'elle représente cesserait d'exister et qu'elle serait dépouillée de toute importance. Cet aspect me préoccupe beaucoup plus et c'est pour cette raison que j'appuie sans réserve ce que nous faisons au Kosovo. Toutefois, n'engageons pas de troupes au sol, parce que c'est à ce moment-là qu'il y aurait des morts alliés.
Je n'aborde pas cette question sous l'angle moral que vous présentez, je dis plutôt que si l'OTAN doit exister, si elle doit signifier quelque chose, elle ne peut pas permettre que de telles choses se produisent dans sa cour arrière. Ce n'était pas la même chose au Rwanda, parce que le Rwanda ne se trouve pas dans la cour arrière de l'OTAN.
Le sénateur De Bané: Finalement, vous êtes d'accord avec la décision d'intervenir au Kosovo et pour qu'on dise à Milosevic: «Assez, c'est assez».
M. Herspring: Oui. Et si vous avez aussi l'impression que je n'étais pas d'accord, ce n'est pas du tout ce que je voulais dire. Toute cette opération a été menée de façon très amateure. Je ne sais pas si on le doit à de la stupidité ou à de l'égoïsme politique, mais le dossier du Kosovo a été très mal abordé.
Le sénateur De Bané: Eh bien, quant à moi, je vous dirais très franchement que malgré tout ce que vous avez dit à propos du problème d'interopérabilité de l'OTAN, il faut se rendre à l'évidence: Mme Albright avait raison quand elle affirmait que les États-Unis sont indispensables aux autres. Certes, le Canada, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France participent à cette intervention, mais il faut reconnaître qu'une puissance domine.
M. Herspring: Parce que les États-Unis ont des gadgets qui coûtent cher.
Le sénateur De Bané: Nous avons pris conscience, à l'occasion de cette petite guerre contre un petit pays, qu'il y a une nation incontournable et je ne suis pas certain que ce soit bien sain.
M. Herspring: Je comprends.
Le sénateur Stollery: Ma question porte sur la déclaration de guerre par un président des États-Unis. C'est en 1973 que le Congrès a adopté le War Powers Act. J'ai toujours pensé que le président avait le pouvoir de déclarer la guerre, mais que celui-ci pouvait être contesté par le Congrès. Je pensais que le War Powers Act était soumis aux dispositions de la Constitution. Après tout, il a été adopté en 1973 bien après la Constitution américaine. Pourriez-vous m'éclairer à ce sujet?
M. Herspring: Je ne suis pas constitutionnaliste. Les accrochages entre l'exécutif et le Congrès ne datent pas d'hier et ne sont pas prêts de disparaître. Le War Powers Act a été adopté après la Guerre du Viêtnam. L'exécutif veut disposer d'un minimum de souplesse pour pouvoir déployer des forces quand il le juge nécessaire et il ne veut pas être prisonnier du législatif.
Les motifs ayant présidé à l'adoption de cette loi n'existent plus depuis longtemps. En général, ce sont qui n'aiment pas ce que fait l'administration qui soulèvent le problème. Ainsi, on donnera à tout cela une interprétation étroite ou large, selon qui soutient quoi.
Le sénateur Stollery: Cela veut dire, monsieur le président, qu'avant le War Powers Act, le président pouvait déclarer la guerre. Je m'arrête ici.
M. Herspring: C'est le Congrès qui déclare la guerre. Un point c'est tout. Le président va devant le Congrès et lui demande de déclarer la guerre.
Sur un plan politique, le problème tient au fait qu'une fois que le président a fait cela, il n'a plus de porte de sortie. Dans un conflit comme la Corée, le président ne voulait pas obtenir de déclaration de guerre du Congrès, parce qu'il aurait peut-être dû utiliser l'arme nucléaire. Très souvent, quand on est en présence d'un conflit armé, il ne faut pas chercher à l'emporter sur le Congrès pour pouvoir se sortir d'une situation délicate.
Si nous avions déclaré la guerre à la Serbie, il aurait fallu absolument se débarrasser de Slobodan Milosevic. Nous savons maintenant que si les Allemands ont combattu aussi longtemps pendant la Seconde Guerre mondiale, c'est parce qu'ils ne voulaient pas d'une reddition inconditionnelle. Il est donc possible qu'on ait épargné un grand nombre de vies en n'ayant pas déclaré la guerre.
Le président: Nous sommes tous conscients que les États-Unis sont le chef de file de l'OTAN. Il est donc important que nous comprenions comment ce pays prend ses décisions dans des questions aussi graves. Après cela, nous devrons comparer votre situation constitutionnelle avec la nôtre et déterminer si Sa Majesté, sur les conseils de ses ministres canadiens, a le droit de prendre d'elle-même certains actes de gouvernement.
Toutefois, comme je le dis habituellement, la reine possède une voiture dont le réservoir est vide. C'est le Parlement qui fournit l'essence.
M. Herspring: Eh bien, c'est la même chose avec le Congrès. Mais une administration peut toujours habilement dire: «Monsieur le sénateur ou monsieur le représentant, nous avons déployé des troupes pour intervenir à tel ou tel endroit. N'allez-vous pas nous donner l'argent pour cela?»
Le sénateur Grafstein: Nous sommes nombreux à être convaincus que l'OTAN est une organisation très importante, pour ne pas dire indispensable, pour la paix. Elle est irremplacelable. Vous l'avez réaffirmé à quatre ou cinq reprises et je suis d'accord avec vous.
Cela étant, la raison d'être de l'OTAN en tant qu'alliance militaire était de disposer d'une force d'intervention prête à réagir très vite, défensivement ou plan offensivement. Si j'ai bien compris -- et corrigez-moi si je me trompe -- 400 000 à 500 000 militaires, toutes armes confondues, seraient prêts à intervenir dans ce cadre. Je tenais à le préciser, parce qu'il y a encore 50 000 militaires américains stationnés à Frankfort, même après la réduction des troupes d'occupation. Eh bien, ne pensez-vous pas que quelque chose va vraiment de travers par rapport à la mission principale de l'OTAN, à en juger à son niveau de préparation au Kosovo?
Laissez-moi vous relater un témoignage que nous avons entendu à ce comité même et devant un autre comité du Parlement. Il y a plusieurs semaines, des officiers supérieurs de l'élément air sont venus nous dire qu'il faudrait six mois pour déployer des troupes au sol au Kosovo. On nous avait déjà mis la puce à l'oreille, mais cette réalité nous a été confirmée par des hauts gradés de notre armée. Ils nous ont dit que les responsables de la commission militaire estiment qu'il faudrait près de quatre mois avant de pouvoir déployer des troupes au sol.
Je compare cette situation à la théorie de Colin Powell. Mais vous en avez sauté un élément, à savoir que nous ne devons pas uniquement nous appuyer sur une mission claire, sur des conditions d'engagement et des conditions de retrait, mais que nous devons aussi disposer d'une force écrasante. Et voilà l'OTAN, avec 400 000 à 500 000 fantassins prêts à intervenir contre une armée de 25 000 à 45 000 hommes, militaires et paramilitaires, qui s'est déplacée dans le Sud de la Yougoslavie. Nous voilà aussi avec des hauts gradés au Canada et à l'OTAN nous déclarant qu'il n'est pas possible de mobiliser une force d'intervention de 400 000 à 500 000 hommes en moins de trois à six mois. S'agissant de l'efficacité militaire de l'OTAN, ne trouvez-vous pas cela accablant?
M. Herspring: C'est une excellente question, sénateur. Nous sommes tout à fait capables de réagir avec une force limitée dans un secteur limité, dans des délais très brefs. Nous avons 10 000 marines à proximité qui pourraient être déployés du jour au lendemain.
Le sénateur Grafstein: Je veux parler de l'OTAN. Je ne veux pas qu'on fasse la confusion avec l'armée américaine. Je parle des forces de l'OTAN en Europe.
M. Herspring: S'il y a un problème sur le plan de la mobilisation des forces de l'OTAN, c'est que le pays membres n'ont pas accordé les budgets nécessaires à leurs propres forces. Il est très difficile de déplacer un char Abrams. On peut en embarquer un, deux tout au plus à bord d'un C-5. Or, les Américains sont les seuls à posséder des avions C-5. Les autres pays n'en ont pas. L'infrastructure n'est pas là. Les budgets militaires ont été considérablement réduits. On demande encore une fois aux Américains d'intervenir pour les autres.
Le sénateur Grafstein: Peu après le règlement de la crise au Kosovo, des historiens, vous-mêmes peut-être, se demanderont comment les Nations Unies, sous la direction du général Powell, ont pu s'enfoncer sur trois miles milles au coeur d'un pays du Moyen-Orient avec des chars, des armes d'appui et tous le reste, avec -- si je me rappelle bien -- plus de 150 000 hommes.
M. Herspring: Il y a une raison à cela. À l'époque de Tempête du désert, nous avions 1 200 000 Américains dans la réserve. Aujourd'hui, nous en avons à peu près 800 000. L'écart est important. Nous n'avons plus les moyens maritimes ni aériens dont nous disposions auparavant. Aujourd'hui, nous ne pourrions plus mener une autre opération du type Tempête du désert. Comme je le disais, les coupures ont été rigoureuses.
Le sénateur Grafstein: Diriez-vous que l'OTAN a été paralysée à cause des réductions budgétaires américaines?
M. Herspring: Tous les pays, et pas uniquement les États-Unis, ont réduit leur budget de défense. Si vous voulez pouvoir déployer une force de la taille d'une division, équipée de chars d'assaut, de véhicules blindés Bradley et de pièces d'artillerie dans un délai d'une semaine ou deux, vous devez quadrupler les budgets militaires, parce que c'est le seul moyen d'avoir la logistique nécessaire pour acheminer ce matériel.
Le sénateur Bolduc: Les Européens se sont laissés convaincre par les Américains que ceux-ci sont venus en Europe pour régler leur problème. Je me trompe?
M. Herspring: C'est comme cela que je le comprends.
Le sénateur Grafstein: La semaine dernière, on m'a dit -- et cela a ensuite été confirmé dans la presse internationale -- qu'on ne pouvait pas suspendre immédiatement les bombardements aériens au Kosovo parce que nous étions dans l'incapacité d'y déployer assez rapidement des troupes de l'OTAN pour une mission de maintien de la paix, et qu'en fait, l'OTAN n'a pas bien planifié son intervention pour pouvoir se déployer ensuite correctement au sol. Donc, si l'on suspendait les frappes aériennes demain, malgré des semaines de pilonnage, l'OTAN ne pourrait pas, dans le même temps, se déployer au sol pour s'assurer, par exemple, que les Kosovars ne soient plus victimes de l'épuration ethnique pendant la suspension des opérations aériennes.
M. Herspring: Il a été décidé -- et je vous ai dit que je n'étais pas d'accord avec cela -- d'entreprendre une opération peu coûteuse sur le plan politique, sans macchabée, c'est-à-dire une opération strictement aérienne. Les seules forces au sol que nous avons déployées sont les 24 hélicoptères Apache -- qui ne sont plus que 22 -- et quelque 5 000 fantassins. Nous avons 20 000 marines qui attendent dans l'Adriatique et il y a aussi les forces sous commandement britannique en Macédoine.
Ce sont les politiques, pas les militaires, qui ont décidé d'éviter le déploiement de troupes. Si nous avions voulu être en mesure de faire cela, en même temps que nous entreprenions les frappes aériennes, conscients des problèmes énormes que les réfugiés allaient poser lors d'une intervention au sol, nous aurions dû tout de suite commencer à amasser des troupes. Maintenant, elles seraient prêtes à intervenir, mais voilà, comme les politiques ont décidé qu'on ne déploierait pas de fantassins, nous n'avons pas de troupes au sol dans cette région.
Le sénateur Grafstein: Si nous suspendions les frappes aériennes demain, même si Milosevic consentait à accueillir des forces de l'OTAN au Kosovo, nous ne serions pas en position de les déployer.
M. Herspring: Nous pourrions toujours envoyer le contingent qui est stationné en Macédoine; nous pourrions envoyer les marines qui sont dans l'Adriatique. Il y a aussi le 82e régiment aéroporté qui est en mission de surveillance là-bas. Nous pourrions envoyer tous ces fantassins à condition qu'ils ne se retrouvent pas dans un milieu hostile. Dans le cas contraire, je refuserais de les y envoyer.
Il est absolument essentiel, dans tout déploiement de troupes au sol, de pouvoir compter sur l'artillerie. Or, nous n'avons pas une seule pièce d'artillerie ni en Macédoine ni en Albanie. Si l'on envisage de déployer des fantassins, il faut recourir à l'artillerie.
Le sénateur Grafstein: Ainsi, Milosevic aura été plus malin que l'OTAN.
Le président: Je ne suis pas certain que nous voulions qu'une telle remarque serve de conclusion.
Le sénateur Grafstein: C'est pourtant une bonne remarque au sujet de ce qui a été dit cet aprés-midi.
Le président: Nous avons effectivement eu une réunion intéressante, surtout grâce au professeur Herspring, à ses réponses bien articulées, très honnêtes et peut-être même hardies. Nous comprenons maintenant pourquoi les professeurs sont de meilleurs témoins que les diplomates.
La séance est levée.