Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères
Fascicule 37 - Témoignages
OTTAWA, le mercredi 12 mai 1999
Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 h 53 pour examiner les ramifications pour le Canada de la modification apportée au mandat de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et au rôle du Canada dans l'OTAN depuis la dissolution du pacte de Varsovie, de la fin de la guerre froide et de l'entrée récente dans l'OTAN de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque et du maintien de la paix, surtout la capacité du Canada d'y participer sous les auspices de n'importe quel organisme international dont le Canada fait partie.
Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: La séance est ouverte. En rétrospective, je suis impressionné par tout le temps qu'ont passé les sénateurs à étudier l'exemple le plus récent de maintien de la paix sous l'égide de l'OTAN, soit le cas de la Yougoslavie et du Kosovo. J'espère que nous n'aborderons pas trop souvent cet exemple, à moins qu'il n'ait un lien direct avec toute la notion de maintien de la paix. Pour nous aider dans notre réflexion, nous accueillons cet après-midi deux professeurs émérites, le professeur Michael Bliss, qui a reçu l'Ordre du Canada et qui est membre de la Société royale du Canada; et le professeur Robert Bothwell, également membre de la Société royale du Canada. Ce dernier est un membre Connaught et a été boursier en résidence au Centre Woodrow Wilson de l'Institut Smithsonian. Le professeur Bothwell est aussi l'auteur du livre The Big Chill: Canada and the Cold War.
Vous avez la parole.
M. Robert Bothwell, professeur d'histoire, Collège Trinity, Université de Toronto: J'ai un point de vue plutôt historique sur les choses, alors que M. Bliss a un point de vue plus contemporain.
L'histoire des relations étrangères du Canada est mon domaine de spécialisation. Pour comprendre comment nous sommes parvenus à un certain point, je suis convaincu qu'il faut retourner à nos origines.
Les historiens ne voient pas tous les choses d'un même oeil et ont souvent des points de vue divergents. M. Bliss et moi-même ne nous entendons pas sur la plupart des aspects de l'existence de l'homme, et cela dure depuis trente ans, c'est-à-dire la durée de notre amitié. C'est ce que l'on appelle l'esprit contradictoire.
Il règne beaucoup de confusion autour des idées, des notions et des étiquettes dans les relations étrangères du Canada, et particulièrement dans le cas de l'utilisation de l'expression horrible que sont les «relations étrangères pearsoniennes». J'ai fini par conclure, dans un article que j'écrivais récemment, que Lester Pearson n'était pas, à mon avis, un «pearsonien». D'ailleurs, j'ai l'impression que cette utilisation de son nom l'aurait sans doute mis dans l'embarras. Je vais donc vous parler des origines jumelées du maintien de la paix et de la sécurité collective dans les relations internationales du Canada.
Dans les cours que je donne à des étudiants de premier cycle raisonnablement enthousiastes sur les relations étrangères du Canada, nous avons toujours beaucoup de mal à cerner le rôle de l'opinion et de l'enthousiasme publics dans les relations étrangères. J'aimerais également vous en parler.
Les relations étrangères du Canada, dans leur forme actuelle, sont toujours un produit non pas de la guerre froide, mais de la Seconde Guerre mondiale et résultent de l'expérience de toutes les décennies qui ont précédé l'éclatement de la guerre. Avant 1919, le Canada, qui était une colonie, n'avait pas vraiment de politique étrangère digne de ce nom. Cela ne signifie pas pour autant que les Canadiens n'avaient pas d'opinions bien définies sur le rôle que devait jouer leur pays dans le monde. Même colonisés, les Canadiens se sont toujours intéressés de près à la façon dont devait évoluer le monde.
L'intérêt du Canada envers le reste du monde a presque toujours été défini en termes d'alliance ou de rapprochement avec la Grande-Bretagne et les États-Unis. On pourrait dire sans se tromper que la politique étrangère du Canada, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a été définie par cette alliance. Cette alliance reflétait les facteurs culturels, démographiques et économiques au point où Mackenzie King, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, confiait à son merveilleux journal personnel -- à côté des rêves qu'il faisait de sir Wilfrid Laurier portant de longs sous-vêtements rouges -- que s'il devait, comme premier ministre du Canada, s'écarter le moindrement d'une politique étrangère américaine ou s'y opposer fermement, la population du Canada pourrait ne pas l'appuyer, tout comme le président des États-Unis, Harry Truman.
Les dirigeants canadiens doivent en tenir compte. D'un point de vue culturel, les Canadiens suivent de près, comme ils l'ont toujours fait, les tendances de l'opinion et de la politique américaines.
Nous faisons partie des trois pays à l'origine du pacte Atlantique. En effet, ce sont les Canadiens, les Britanniques et les Américains qui, en 1948, ont conçu le plan directeur du pacte Atlantique. Les Canadiens y tenaient beaucoup, car ils estimaient que c'était la seule façon d'inciter les Américains à avoir des liens normaux avec le reste du monde. Pour le Canada, c'était extrêmement important.
La deuxième raison d'être de l'OTAN, c'était évidemment la sécurité. En 1948-1949, nous interprétions d'un point de vue politique cette sécurité. On oublie que l'OTAN a été une alliance politique avant de devenir une alliance militaire. En effet, le Traité de l'OTAN ne mentionne aucunement l'épaisse carapace d'institutions militaires qui caractérisent l'alliance aujourd'hui, et ce depuis longtemps.
Par conséquent, les trois facteurs qui sous-tendaient notre politique étrangère étaient d'une part les États-Unis, ensuite la sécurité, et enfin les relations avec l'Europe, en regard desquels le Canada avait en 1948-1949 de très grandes attentes; de plus, le Canada espérait institutionnaliser ses relations avec l'Europe en faisant de l'OTAN plus qu'une alliance militaire. Lorsque j'en arrive à ce moment-ci, mes étudiants en politique étrangère du Canada se mettent habituellement à ronchonner et à se plaindre du fait que je vais discuter de l'article 2. C'est en effet ce que je fais, car l'article 2 du Traité de l'OTAN est l'article du Canada, puisqu'il définit l'OTAN pour le Canada.
L'article 2 est évidemment beaucoup plus qu'un article du Canada, puisqu'il est censé représenter un esprit collectif et un engagement collectif envers des valeurs culturelles et politiques. On peut donc, d'entrée de jeu, affirmer que l'OTAN est -- pour le Canada mais aussi pour les autres pays -- une institution politique et culturelle. Autrement dit, elle n'existerait pas si elle ne se fondait pas sur une philosophie politique. Elle est donc fondée sur une philosophie politique libérale et démocratique, assortie d'un engagement à préserver les droits de la personne.
Dois-je signaler que le Traité de l'Atlantique Nord et le pacte Atlantique sont presque immédiatement entrés en conflit l'un avec l'autre lors de l'adhésion du Portugal qui, à l'époque, ne se préoccupait aucunement du respect des droits de la personne, tels qu'on les comprend aujourd'hui? J'imagine que l'on espérait, à l'époque, que la situation s'améliorerait au Portugal, même si les chances étaient minces. On peut donc voir que le pacte Atlantique et les droits de la personne coexistaient dès le départ.
En participant à l'OTAN, le Canada espérait naturellement que sa propre politique étrangère s'en porterait mieux. Pendant les cinq ou six premières années de l'OTAN, et jusqu'au milieu des années 50, le Canada a injecté beaucoup d'argent dans l'alliance. Si l'on regarde le budget militaire du Canada au début des années 1950, on constatera qu'il représentait 8,5 p. 100 du PNB, ce qui serait inimaginable aujourd'hui.
Le Canada s'était engagé à envoyer une division qui servirait à la défense de l'Europe. Bien sûr, il ne s'agissait que d'une brigade de renfort, mais deux autres brigades étaient censées attendre au Canada d'être envoyées en Europe. Nous avons même envoyé une division aérienne, qui représentait le cinquième de la puissance aérienne de l'OTAN au milieu des années 50. Vous voyez qu'au tout début, le Canada était effectivement le quatrième membre en importance de l'alliance, et venait après le club que formaient la Grande-Bretagne, les États-Unis et la France, qui tentaient tant bien que mal de se maintenir au sommet de l'institution.
Il est vrai que le Canada avait à coeur l'application de l'article 2, mais n'oublions pas non plus que pour les Canadiens, la meilleure façon de se faire entendre et de mettre l'épaule à la roue, c'était d'apporter une contribution éclatante à la défense de l'Europe.
Néanmoins, le ciel n'était pas entièrement sans nuage pour le Canada. En effet, nous estimions que Britanniques, Francelais et Américains ne tenaient pas compte de notre point de vue. En ce sens, nous avions tout à fait raison. Ces trois pays ne nous traitaient pas sur un pied d'égalité, ni personne d'autre, d'ailleurs. Les décisions étaient donc prises à l'OTAN par un groupe restreint de pays au sommet.
C'est à la fin des années 50, ou du moins en 1956, sous Lester Pearson, que le Canada, de concert avec les Norvégiens et les Italiens, a pressé l'OTAN de démocratiser dans un sens ou dans un autre ses prises de décisions. Ce conseil fut sans doute encore plus mal reçu par les Francelais et les Anglais qu'il ne le fut par les Américains, à qui il arrive à l'occasion de se demander s'ils traitent les autres correctement.
Cette initiative -- ou plutôt cette plainte -- n'a pas servi à grand-chose, car l'OTAN continua à fonctionner comme si de rien n'était, c'est-à-dire comme un organisme presque exclusivement militaire qui, dans les années 50, s'était engagé à détruire la moitié de l'Allemagne afin de sauver la moitié de l'Europe, dans l'éventualité d'une guerre. En fait, l'OTAN était devenue une alliance militaire à tendance nucléaire.
Le Canada continuait à envoyer sa contribution militaire à l'OTAN, contribution qui restait importante même si elle tendait à diminuer. En effet, à partir du milieu des années 50, on constate que la part du PNB qu'occupe le budget militaire diminue lentement mais sûrement. Bien sûr, comme le PNB du Canada est à la hausse, le budget militaire ne semble pas trop négligé. Toutefois, de 45 p. 100 du budget fédéral qu'il était en 1953, ce même budget militaire tombe à 28 p. 100 sous le gouvernement Diefenbaker.
Le gouvernement Diefenbaker a poursuivi en grande partie la politique du gouvernement St. Laurent à l'égard de l'OTAN. Diefenbaker était évidemment grandement préoccupé par d'autres questions de politique étrangère. L'OTAN y jouait un rôle, mais en dernière analyse, on constate que l'OTAN s'en est tirée à peu près indemne dans l'opinion publique canadienne. En effet, les sondages d'opinion de l'époque montrent que l'OTAN et sa mission étaient extrêmement populaires auprès des Canadiens.
En quoi cette description de l'OTAN évoque-t-elle le maintien de la paix pour lequel nous chérissons la mémoire de Lester Pearson? Rappelez-vous que pour Pearson, qui fut d'abord ministre des Affaires étrangères du Canada puis premier ministre, l'OTAN arrivait toujours en tête, alors que le maintien de la paix arrivait en second lieu. Si l'OTAN remportait la palme, c'est parce que Pearson, qui avait déjà présidé l'Assemblée générale des Nations Unies et qui était un habitué de New York, avait très bien compris que les Nations Unies étaient une institution paralysée et que si le Canada voulait faire entendre sa voix, ce serait dans le cadre de l'OTAN.
En 1956, il y eut l'incident du Canal de Suez et l'obtention par Pearson du prix Nobel de la paix. Ce prix Nobel de la paix récompensait une initiative visant directement à restaurer l'harmonie parmi les alliés de l'OTAN. C'était en tout cas l'objectif de l'initiative qui visait à réconcilier Britanniques, Francelais et Américains dont la cohésion s'était rompue lors de l'incident du canal de Suez. Pour ce faire, Pearson s'est servi des Nations Unies, qui lui servirent de prétexte.
Quoi qu'il en soit, Pearson avait aussi son petit côté espiègle. Dans les années 60, lorsqu'il était premier ministre, il avait l'habitude de tourmenter Paul Martin, voisin de M. Whelan, en laissant entendre périodiquement que le Canada devrait se retirer de l'OTAN. Advenant le cas, Martin se lamenterait, pousserait les hauts cris tandis que Pearson retournerait sagement chez lui boire son verre de whisky. Ce qui était agréable chez Pearson, c'est qu'il ne se prenait pas au sérieux.
Une autre des qualités de Pearson, c'était de ne mettre ni lui-même ni les institutions auxquelles il était lié sur un piédestal. Donc, malgré ce que l'on a tendance à croire aujourd'hui, Pearson restait à l'époque sceptique devant les diverses institutions qu'il avait lui-même aidé à créer, dont les Nations Unies et l'OTAN. Voilà pourquoi, sous le gouvernement Pearson, les Canadiens perdirent toutes leurs illusions au sujet du maintien de la paix et des Nations Unies lors d'incidents qui sont aujourd'hui largement oubliés et au cours desquels Nasser a bouté hors de la Palestine ou du Sinaï les troupes canadiennes. C'est une grande humiliation que ressentirent à juste titre les Canadiens à ce moment-là.
Vous voyez pourquoi je ne souscris pas à la thèse de l'engagement de longue date du Canada envers le maintien de la paix. Notre engagement est beaucoup plus en dents de scie que cela. N'oublions pas que notre présence à Chypre, qui remonte à la même période, doit également être analysée dans le contexte de l'OTAN. On peut bien parler de maintien de la paix, mais il s'agissait surtout de la présence de l'OTAN qui cherchait à empêcher les Grecs et les Turcs de s'entre-tuer.
C'est en 1968-1969 que la politique du Canada à l'égard de l'OTAN a pris une tout autre tournure. Je ne crois pas que ce changement a nécessairement été pour le mieux, mais il a cristallisé la conviction profonde qu'avaient les Canadiens que l'OTAN n'était pas nécessairement la panacée. Je pourrai revenir là-dessus plus tard, si cela vous intéresse.
L'histoire de l'OTAN, à laquelle nous participons avec les 17 autres pays membres, doit être divisée en plusieurs parties, car l'OTAN n'a pas évolué de façon linéaire. À ses débuts, de 1949 à 1950, il n'existait pas d'armée de l'OTAN. Au cours de la deuxième période, de 1950 à la fin des années 60, on assiste à l'affrontement nucléaire avec l'Union soviétique. Le retrait des Francelais du bras militaire de l'OTAN a servi de catalyseur qui a amené l'OTAN à se remettre en question et à se redéfinir au milieu des années 60. Cette remise en question a abouti au rapport Harmel et à la transformation de l'OTAN en une véritable tribune diplomatique, transformation qui a considérablement modifié les choses.
Enfin, est survenue la décision à deux volets de 1979 qui a permis à l'OTAN de jouer un rôle diplomatique majeur tout au long des années 80. D'instrument purement militaire, l'OTAN est devenue un instrument politique, diplomatique et militaire dans les années 70 et 80. Les sondages continuent à montrer que l'OTAN reste populaire auprès des Canadiens à cette époque-là. Au dire de quelqu'un à l'époque, l'endurance de l'OTAN était ce qui faisait son charme. Les gens ont été surpris de constater que les Canadiens continuaient à vouer respect et soutien à l'OTAN, en particulier. Je parie que les sondages montreraient que les Canadiens appuyaient plus volontiers l'OTAN que les Nations Unies.
L'OTAN est depuis 50 ans au coeur même de la politique étrangère du Canada. Elle a bénéficié d'un enthousiasme inusité de la part des Canadiens. La perception canadienne de l'OTAN a certainement évolué au fil des ans, tout comme l'OTAN même. Il est difficile d'imaginer une autre institution qui représenterait aussi bien la perspective qu'a la Canada des relations internationales. Ce qui est assez surprenant, c'est que l'OTAN est véritablement une institution populaire car elle représente bien les aspirations des Canadiens.
Cela signifie-t-il pour autant que l'OTAN fonctionne bien et qu'elle aurait pu fonctionner correctement? L'historien que je suis prétend que -- ce qui est étonnant -- nous en savons très peu sur la façon dont a fonctionné l'OTAN au cours de ses 50 années d'existence. Plus on s'approche de l'OTAN et moins on y voit clair. L'OTAN est l'une de ces institutions de ce monde les plus secrètes, pas nécessairement parce que ses dirigeants sont voués au secret, mais plutôt parce que ses membres ne s'entendent jamais sur la façon de déclassifier leurs documents. Ce n'est qu'aujourd'hui, 50 ans après sa création, que sont publiés certains des documents qui nous permettraient, à nous les historiens, d'examiner réellement la façon dont fonctionnait l'OTAN. L'OTAN est un symbole d'envergure, et elle brille tout comme l'étoile du Nord, qui est son emblème. Mais plus on la scrute, et moins on en sait. Il se peut fort bien que l'OTAN soit conçue comme un mécanisme de défense par l'un de ces comités, mais on n'en sait trop rien.
Voilà, je viens de vous parler surtout de la politique de l'OTAN et de son importance dans les relations étrangères du Canada.
M. Michael Bliss, professeur d'histoire, Université de Toronto: C'est un privilège que de pouvoir m'entretenir avec vous de ces grandes questions, même si j'ai d'abord répondu à la personne qui m'a transmis votre invitation que je n'osais prétendre être un spécialiste de l'histoire des relations étrangères du Canada. C'est sans doute pour cela que votre comité a jugé bon d'inviter aussi un véritable spécialiste, mon collègue, à qui je m'en remettrai volontiers pour presque toutes les questions historiques ayant trait à la politique étrangère du Canada.
Comme beaucoup de Canadiens, je ne me suis pas véritablement intéressé aux questions de politique étrangère depuis la fin de la guerre froide, qui a représenté, à mon avis, un merveilleux point tournant de notre histoire. Nous avons grandi avec la terrible menace d'une éventuelle troisième guerre mondiale. Or, cette étape de notre histoire s'est terminée avec l'effondrement de l'empire soviétique. C'est ce qui explique que nombre d'entre nous se soient désintéressés de la politique étrangère, en supposant que le monde avait enfin retrouvé ses esprits.
Je sais que, dans la mesure du possible, vous souhaitez ne pas parler aujourd'hui du Kosovo. Mais si je m'intéresse à la question, c'est parce que je me suis réveillé le 24 mars au matin en apprenant que les pilotes canadiens larguaient des bombes sur la Yougoslavie dans le cadre des mesures prises par l'OTAN. Je me suis mis à songer aux répercussions de ces gestes, et ma réflexion m'a mené à des conclusions assez remarquables et plutôt surprenantes.
D'une façon générale, je souscris presque sans réserve à l'analyse du professeur Bothwell. Nous faisons tous deux partie d'un groupe d'historiens canadiens qui comprennent que le Canada, à la demande de ses alliés, a dû parfois se lancer sur le sentier de la guerre. Il est très important que les Canadiens se rappellent les extraordinaires contributions militaires du Canada au cours des deux grandes guerres mondiales de ce siècle-ci et qu'ils en soient fiers. Je conviens également qu'au cours de la période de l'après-guerre, l'engagement du Canada envers l'OTAN a supplanté sa participation à d'autres organisations collectives.
Je suis d'accord avec le professeur Bothwell pour dire que l'idée d'un Canada assumant un rôle distinct en matière de maintien de la paix a toujours paru quelque peu exagérée, pour ne pas dire frauduleuse. En effet, nous avons toujours su que, en cas d'affrontement, en cas de réchauffement de la guerre froide, nous aurions été au nombre des belligérants. Il y a même eu une époque, me semble-t-il, où nos pilotes étaient aux commandes d'appareils porteurs d'armes nucléaires, de sorte que nous n'avons jamais été un pays innocent.
Néanmoins, lorsque je me suis mis à analyser la situation le 24 mars, j'ai constaté tout à coup que le monde avait changé et que les anciennes règles ne s'appliquaient plus. Dans son action au Kosovo, l'OTAN n'était pas fidèle à ses origines. L'organisation avait été fondée comme alliance défensive dont le rôle prépondérant consistait à organiser la défense de l'Occident en cas d'attaque par les pays communistes de l'Est. L'OTAN existait pour assurer la sécurité des pays de l'Atlantique Nord à cause de la menace de l'empire soviétique.
L'effondrement de l'empire soviétique a marqué la fin, me semble-t-il, de la menace qui pesait sur la collectivité de l'Atlantique Nord, et même de la raison d'être de l'OTAN. Il est évident que, depuis 1991, l'OTAN s'efforce de se donner un nouveau rôle. Le Canada a certainement participé aux discussions à ce sujet, qui se sont tenues essentiellement derrière des portes closes, bien que nous en devinions un peu le contenu.
Nous constatons maintenant que l'OTAN s'est donné un nouveau rôle et qu'elle l'exerce même de façon vigoureuse par son intervention en Yougoslavie -- intervention dans ce qui est, selon moi, une guerre civile en Yougoslavie. D'après notre gouvernement, l'OTAN intervient avant tout pour des raisons humanitaires.
On peut bien comprendre que l'OTAN veuille se donner un nouveau but et que des considérations d'ordre humanitaire puissent justifier des interventions. Cependant, dans ce monde que nous bâtissons depuis 1945, il est généralement accepté que c'est par le truchement des Nations Unies qu'on est le plus susceptible de créer un nouveau régime de droit international. Les Nations Unies sont d'ailleurs le seul organisme pouvant créer une structure juridique applicable à la gestion des affaires internationales. Dans certains cas extrêmes, les Nations Unies pouvaient consentir, pour des raisons d'ordre humanitaire ou autres, à passer outre à la souveraineté nationale dans le cadre d'actions militaires. Je crois savoir que c'est avec l'approbation des Nations Unies que nous avons envoyé des troupes en Corée. Je crois savoir également que l'ONU avait sanctionné l'envoi de nos troupes pour combattre dans la guerre du Golfe.
À mon sens, ce qu'il convient le plus de souligner dans le cas de l'initiative au Kosovo c'est que nous avons envoyé des troupes au combat dans le ciel de la Yougoslavie sans aucun mandat des Nations Unies, et même en violant de façon flagrante et directe non seulement la Charte de l'ONU mais aussi, si j'en comprends bien le texte, le Traité de l'OTAN.
J'ai donc bien compris les justifications. J'ai écouté les explications de ceux qui disaient que les Nations Unies auraient été paralysées dans l'éventualité d'un vote au Conseil de sécurité, puisque certains membres auraient exercé leur droit de veto. Les nôtres auraient ainsi perdu un vote aux Nations Unies. Ce vote n'aurait cependant rien eu d'irrégulier ou d'illégal.
Une image me revient sans cesse à l'esprit. Par son opération au Kosovo, l'OTAN a assumé et assume encore le rôle de justicier au nom d'intérêts qui prétendent que les structures juridiques actuelles ne conviennent pas à leurs fins et qui décident donc de se faire justice eux-mêmes. Il m'a semblé dès le 24 mars, et j'en suis de plus en plus convaincu, qu'une telle façon d'agir comporte un très grave danger, qui est double. D'une part, sur le plan des principes, toute organisation qui se pose en justicier risque d'être imitée. Je ne vois pas comment le monde peut fonctionner en s'appuyant sur des principes comme ceux que l'OTAN a énoncés.
En deuxième lieu, il m'est apparu que nous faisions une erreur considérable sur le plan pratique en nous laissant entraîner dans une guerre civile balkanique, que nous nous trouvions dans une situation n'ayant pas fait l'objet d'une évaluation suffisante, que nous nous appuyions sur une stratégie qui avait abouti à l'échec à diverses reprises durant des guerres au XXe siècle, et que nous nous dirigions tout droit vers un bourbier. Il me semble que nous pataugeons maintenant dans ce bourbier depuis sept semaines. Nous sommes maintenant passablement embourbés. Je ne vois pas comment une personne sachant ce qui s'est passé depuis sept semaines serait d'avis, en rétrospective, que l'OTAN devrait lancer une attaque contre la Yougoslavie. L'opération est un gâchis jusqu'à maintenant. De plus, elle a été à l'origine de ce qui est vraisemblablement la pire crise internationale de mémoire récente. L'OTAN a non seulement contribué à la déstabilisation de la Yougoslavie et des Balkans, mais a aussi désormais réussi à amorcer la déstabilisation de la planète toute entière. Je juge extrêmement grave la détérioration de nos relations avec la Russie et la Chine qui en a découlé. Il se peut qu'une nouvelle guerre froide pointe à l'horizon et qu'une bonne partie des acquis dont nous jouissons aujourd'hui soit dilapidée. Le sentiment de dépression qui m'envahit devant cette situation dépasse presque l'entendement.
Soucieux de respecter ses obligations à l'égard de l'OTAN, le Canada a été, me semble-t-il, un bon soldat dans le cadre d'une opération de l'OTAN à laquelle nous nous devions vraisemblablement de participer à titre de membre de l'alliance. Je comprends bien cela. Si nous faisons partie de l'OTAN, nous devons participer. Je comprends que notre participation militaire était nécessaire, mais il me semble que, la situation étant ce qu'elle est, nous aurions maintenant raison d'envisager ce qui, selon moi, était impensable durant la période de la guerre froide, étant donné que j'avais toujours compris l'importance primordiale de l'OTAN dans notre politique étrangère. Aujourd'hui pourtant, j'en suis rendu au point de proposer que nous envisagions l'impensable. Si le mandat de l'OTAN consiste à poursuivre l'opération, est-il dans l'intérêt du Canada de continuer d'être membre de cette organisation? Voilà ce que veut dire pour moi envisager l'impensable. Je n'aurais jamais cru que je soulèverais un jour une telle question.
Pourtant, le moment est venu de nous interroger. Depuis le 24 mars, je ne puis m'empêcher de penser que, à tout moment, nous pourrions perdre un avion et un pilote canadiens -- ou un plus grand nombre d'avions et de pilotes -- et que nous aurions alors sacrifié des vies à cause de notre intervention dans les Balkans.
En quoi consiste au juste l'intérêt national du Canada dans les Balkans? Pourquoi des vies canadiennes devraient-elles être sacrifiées? Combien de vies canadiennes devraient l'être? S'il s'agit d'une question d'intérêt régional, pourquoi le Canada intervient-il là où l'Europe devrait le faire? Je comprenais la pertinence d'une alliance avec les Européens en 1949, mais il me semble que la sécurité de l'Europe devrait aujourd'hui concerner les Européens.
Je comprends bien que nous puissions participer à des efforts d'aide humanitaire un peu partout dans le monde, et, par le truchement des Nations Unies, à des activités de maintien de la paix. Même si de telles activités n'ont pas eu une importance prépondérante pour nous par le passé, elles sont tout aussi valables que louables. Par contre, l'aide humanitaire ne doit pas être liée à une région. Notre souci humanitaire ne doit pas être eurocentrique. Il me semble que nous devons répartir notre activité en matière d'aide humanitaire à peu près uniformément dans les diverses parties du monde.
Notre qualité de membre de l'OTAN et notre participation aux opérations qui en est la conséquence ont eu pour effet de compromettre très sérieusement toute possibilité pour nous de jouer un rôle utile dans les affaires du monde en général. Sommes-nous en mesure à l'heure actuelle d'exercer une quelconque influence déterminante qui permettrait de sortir de l'impasse actuelle? N'aurions-nous pas été en situation plus avantageuse -- en supposant pour un instant que nous n'aurions pas été membres de l'OTAN -- si nous n'avions pas participé à cette opération? Il me semble que nous aurions une plus grande liberté d'action aujourd'hui si nous n'étions pas en train de bombarder la Yougoslavie. Si nous n'étions pas au nombre des dix pays que la Yougoslavie a traînés devant la Cour internationale de justice, nous pourrions peut-être participer à la force de maintien de la paix qui sera déployée à un moment donné au Kosovo. Les choses étant ce qu'elles sont, je suppose que nous ne serons pas les bienvenus. Si nous nous étions tenus à l'écart, nous aurions joui d'un prestige plus considérable dans nos efforts diplomatiques à l'égard de la Russie et de la Chine.
Si nous avions suivi les conseils que j'avais toujours jugé imprudents par le passé et cessé de participer à l'OTAN, nous serions mieux placés aujourd'hui pour jouer un rôle constructif dans les affaires du monde, rôle qui, selon moi, correspondrait bien à ce que souhaite la population canadienne.
Il ressort de cette opération que, en définitive, les partenaires subalternes de l'alliance n'ont aucune fonction précise sinon celle d'être de bons soldats prêts au combat. J'estime que, à l'heure actuelle -- et je n'aurais jamais cru me l'entendre dire, étant donné que je ne suis pas anti-Américain -- notre politique étrangère est formulée à Washington. Le gouvernement du Canada n'a pratiquement aucune marge de manoeuvre, aucune possibilité de formuler une politique étrangère indépendante.
Tout en étant partisan du libre-échange, du renforcement de nos liens Nord-Sud, conscient de notre appartenance nécessaire à une société continentale, je n'estime pas moins que, dans la mesure où nous souhaitons être un pays indépendant, notre indépendance doit avoir une raison d'être. Et cette raison d'être, c'est certainement de pouvoir faire entendre notre voix en toute indépendance, de temps à autre, lorsque le monde est aux prises avec des décisions difficiles; or, à l'heure actuelle, nous ne parlons pas en toute indépendance; nous sommes captifs d'un engagement dépassé à l'égard d'une alliance qui s'est transformée.
Cette situation aura pour effet de susciter au Canada un vaste débat au sujet de l'avenir de notre politique étrangère et de notre participation à l'OTAN. Je suis heureux de constater que votre comité prend l'initiative à cet égard. J'espère que vous allez poursuivre vos travaux et que vous allez recueillir une vaste gamme de témoignages.
Selon un sondage paru hier, la question des soins de santé continue d'être celle qui préoccupe le plus les Canadiens. Cependant, en l'espace de six semaines, celle du Kosovo est devenue la deuxième en importance pour les Canadiens. Elle a, en quelque sorte, sonné le réveil. La politique étrangère va être à l'ordre du jour et nous allons beaucoup y réfléchir. J'espère que votre comité nous ouvrira la voie.
Le président: Professeur Bothwell, dans votre exposé liminaire, vous nous avez dit que, au fil des années, les Canadiens avaient fortement appuyé l'OTAN. L'opinion publique canadienne était favorable à l'OTAN. Vous nous parlez maintenant de la période de la guerre froide et de la période immédiatement après, au cours de laquelle les Canadiens ne se sont pas encore rendu compte que l'objectif défensif de l'OTAN n'existait pour ainsi dire plus. Y a-t-il eu une sorte d'inertie dans l'opinion publique au sujet de l'OTAN?
M. Bothwell: La formule est fort appropriée. J'irais peut-être même plus loin. Les Canadiens s'identifient aux pays membres de l'OTAN. Ils sont perçus comme étant similaires sur les plans culturel et ethnique. Ce sont des pays que nous comprenons bien, qui nous ressemblent, qui partagent nos valeurs. Il me semble que les Canadiens auraient vu d'un mauvais oeil le fait pour nous de ne pas participer à un tel club.
Je ne dirais pas que les Canadiens ont eu l'occasion jusqu'à maintenant de discuter sérieusement du rôle actuel de l'OTAN ou de son évolution ou encore de son mode de prise de décisions ou des raisons sur lesquelles se fondent ses décisions. Ce sont des aspects auxquels les gens n'ont pas vraiment réfléchi.
À la toute fin de la guerre froide -- et à l'époque où nous avons retiré d'Europe nos dernières garnisons -- on supposait que les Européens prendraient la relève, et ils étaient les premiers à le laisser entendre. Ce devait être pour eux un nouveau départ et la sécurité de l'Europe serait l'affaire des Européens. Évidemment, comme nous le savons, les Européens en ont fait tout un gâchis et ont dû implorer les Américains de revenir et de prendre les décisions à leur place.
Je ne veux pas dire par là que les Européens nous ont imploré de revenir. À bien y réfléchir, certains pays européens auraient sans doute apprécié la participation des Canadiens. Cependant, lorsqu'on envisage ces questions, c'est essentiellement en pensant à des rapports entre les États-Unis et l'Europe plutôt qu'entre l'Europe et le Canada ou même l'Europe et l'Amérique du Nord.
Il y a également un certain nombre d'autres facteurs à considérer, et l'inertie en est certainement un. Pratiquement toutes les institutions doivent leur survie au facteur de l'inertie.
Le président: Lors des discussions financières, on a dit que le Fonds monétaire international, en aidant les pays qui connaissent de graves problèmes financiers, crée ce qu'on appelle un risque moral, un terme que j'ai eu de la difficulté à accepter au début. Cela veut dire qu'un pays qui semble avoir mal géré ses affaires financières reçoit une aide financière et on crée en quelque sorte l'attente que si ce pays gère mal ses affaires financières à nouveau, il recevra encore plus d'argent.
Est-ce que cette analogie s'applique également à l'Europe? Les pays européens n'ont pas à prendre les décisions difficiles. Ils n'ont pas à dépenser d'argent pour l'armement et les forces armées parce qu'ils savent que l'OTAN s'en occupera pour eux. Par conséquent, ces pays ne s'inquiètent pas. Il ne s'agit pas ici de justifier l'existence de l'OTAN. J'aimerais savoir si le risque moral s'applique dans le cas de l'OTAN et de l'organisation militaire de l'Europe de l'Ouest?
M. Bothwell: Cela touche une question fort importante, à savoir nos rapports avec l'Europe et ce que l'Europe est devenue. Le Canada au sein de l'OTAN s'attendait, à l'origine, à beaucoup de l'Europe. Contrairement aux États-Unis, le Canada a constamment été déçu de la tournure des événements.
L'Europe, sous le parapluie américain, et je suppose à l'origine le parapluie canadien, a eu le luxe extraordinaire de ne pas avoir à revenir à son ancienne habitude d'armées permanentes et de courses aux armements. Réflexion faite, on s'est dit que c'était une très bonne chose compte tenu de ce que les Européens avaient fait au monde pendant les deux grandes guerres. Nous jugions que nous avions un intérêt stratégique prépondérant à cet égard. Pourtant les institutions qui étaient créées en Europe fonctionnaient d'une façon plutôt étrange. Lorsque nous constatons que le produit final de ces institutions est ce qu'on appelle aujourd'hui l'Union européenne, je me demande parfois comment ces pays peuvent prendre des décisions. Les institutions européennes, qu'elles soient politiques ou économiques, sont un parfait modèle d'inertie. L'inertie est ce qui leur permet de survivre. Je ne crois pas que si on les mettait à l'essai, comme cela a été fait brièvement en Croatie ou en Bosnie, elles pourraient en venir à une entente. Prenez par exemple ce qui s'est produit avec la guerre de la morue avec l'Espagne. Les Européens se sont tout simplement effondrés, Dieu merci.
Je ne peux pas vraiment envisager la possibilité ou même l'idée que l'Europe dans les circonstances actuelles puisse s'unir pour prendre des décisions. Cela dit, je ne suis pas tout à fait convaincu qu'il soit dans notre intérêt qu'elle puisse le faire. Est-ce que c'est là le risque moral? Je suppose que si vous voulez voir les choses sous cet angle, nous avons empêché les Européens d'atteindre une certaine maturité et d'apprendre à prendre leurs propres décisions. Peut-être que ce n'est pas mauvais.
Le président: Donc ce serait un argument en faveur du maintien de l'OTAN, même si parfois nous avons de la difficulté à tolérer cette institution.
M. Bothwell: Oui, c'est dans notre intérêt.
Le sénateur Kenny: Je voulais vous poser une question sur la valeur que revêt l'OTAN pour l'Europe, tout particulièrement en ce qui a trait à la stabilité que l'OTAN a assurée en Europe. Certains parlent d'une police d'assurance, de 50 ans de paix. Nous avons vu que les forces militaires des divers pays s'acceptent mieux les unes les autres. Les pays comprennent mieux la capacité de leurs voisins.
L'OTAN joue alors d'après nous un rôle intéressant, rassurant nombre de pays européens qui s'inquiètent d'une nouvelle Allemagne unie et plus forte. Lorsque M. Bliss dormait, nous avons assisté à la création du Partenariat pour la paix. Le PPP a établi certaines normes qui étaient très importantes aux yeux des pays du bloc de l'Est. On a établi des critères pour l'adhésion à l'OTAN qui, à mon avis, étaient relativement progressistes: des frontières stables et acceptées, des changements démocratiques pacifiques, la liberté de la presse, aucun problème ethnique grave et l'engagement envers la libre entreprise. L'OTAN joue un rôle très intéressant en imposant ces conditions d'adhésion. Pourriez-vous nous dire ce que vous pensez de la valeur qu'a pu avoir l'OTAN pendant ces 50 années? Pourriez-vous nous dire si le Partenariat pour la paix, ce processus -- qui s'est déroulé principalement entre la fin de la guerre froide et le début du bombardement -- a été valable?
M. Bliss: Vous pouvez voir la différence essentielle qui nous sépare. En dépit de la disposition canadienne, l'OTAN n'a jamais été rien de plus qu'une alliance militaire. Il s'agissait là d'une alliance nécessaire, et elle a fait beaucoup de bonnes choses, mais la menace qui existait a disparu. Quand on pense à l'impensable et qu'on demande ce qui arrivera à l'OTAN, et si on en a besoin, je dois poser la question suivante: où est la menace?
Monsieur le sénateur, vous avez mentionné l'Allemagne. J'aimerais vous signaler que l'Allemagne est maintenant l'Europe. L'Allemagne est le pays dominant de l'Europe et peut difficilement se menacer elle-même. Où est la menace militaire à laquelle est exposée l'Europe, la menace qui nécessite une alliance militaire secrète, serrée, armée jusqu'aux dents? Cette menace n'existe pas.
Il est maintenant possible, et c'est peut-être l'ironie terrible de ce que fait l'OTAN, qu'en faisant tout ce qu'elle veut actuellement, l'OTAN assurera en fait la réalisation de sa prédiction, et recréera la guerre froide. Puis nous dirons que nous devons avoir encore une fois une organisation comme l'OTAN, ce qui serait une terrible tragédie.
Si l'OTAN devait s'écrouler -- et cela nous amène à l'inertie des institutions -- vous devez vous demander si elle disparaissait, si cela changerait quoi que ce soit? Si l'OTAN avait disparu, avait cessé d'exister en 1992, il est évident qu'en 1999, le monde serait un meilleur endroit où vivre.
M. Bothwell: Les commentaires de M. Bliss me forcent à dire que je ne suis pas du tout d'accord avec lui -- mais seulement dans une certaine mesure. L'OTAN n'est pas plus forte que l'orientation que les États-Unis veulent bien lui donner. C'est très clair. Les États-Unis sont la puissance dominante au sein de l'OTAN et elle devient de plus en plus dominante, et ce d'une façon plutôt étrange. Même si les Américains ont diminué la taille de leur secteur militaire de façon considérable, ils ont un avantage technologique si important par rapport aux Européens, qui tout comme nous reçoivent le dividende de la paix depuis les années 60, que leurs rapports au sein de l'alliance sont encore plus inégaux, même avec les Allemands, que ce n'était le cas jadis.
Je ne suis certainement pas ici pour défendre la politique étrangère de Bill Clinton. À mon avis -- et vous en connaissez peut-être un peu plus long que moi -- elle est plutôt arbitraire.
Le sénateur Prud'homme: Et sélective.
M. Bothwell: Tout à fait. Il faut espérer que l'orientation donnée par les Américains s'améliorera. Le Partenariat pour la paix était sans aucun doute une bonne idée. cela fait penser un peu au cercle d'un club, qui accorde le titre de membre à certaines personnes. cela fonctionne. Certainement, je reconnais que l'OTAN a obtenu que les nouveaux membres se conforment aux valeurs démocratiques ou aux critères démocratiques, comme tous les membres de l'OTAN, sauf ceux que nous n'aimons pas mentionner comme le Portugal, la Grèce et la Turquie. Qu'est-ce que cela veut dire? Il s'agit là en fait simplement de bonnes intentions.
Je n'ai pas abandonné tout espoir, mais je m'inquiète certainement de l'orientation de la stratégie de l'OTAN dans le conflit qui nous occupe. Je n'ai pas une opinion aussi catégorique que mon collègue à cet égard. Je crois que l'OTAN a toujours beaucoup de potentiel et pourrait avoir du bon, tout particulièrement pour le Canada. Je n'en suis pas venu aux mêmes conclusions que lui, mais il peut appuyer son opinion sur des preuves assez convaincantes.
Le sénateur Kenny: Vous venez de mentionner brièvement le PPP. On a vraiment eu peur de l'Allemagne au cours des 20 dernières années, tout particulièrement d'une Allemagne unie. Lorsque vous parlez aux résidents des pays voisins, ils se sentent en fait très rassurés par l'existence de l'OTAN. De plus, vous avez signalé un peu plus tôt que l'UEO ne pouvait fonctionner et ne pourrait fonctionner sans les États-Unis comme chef de file. L'Europe est jusqu'à présent stable.
Peut-être que ce qui se produit dans les Balkans est une anomalie, et peut-être aux fins de cette discussion devrions-nous traiter cette situation comme étant une anomalie et parler plutôt de ce que nous avons vu jusqu'au début des bombardements. L'OTAN ne nous a-t-elle pas assuré une certaine stabilité? N'est-elle pas dans l'intérêt du Canada?
M. Bothwell: Il est dans l'intérêt du Canada de faire partie d'une organisation où il peut participer aux discussions et où l'on échange des renseignements importants; une organisation où on prend au moins certaines décisions. On a critiqué le Canada pour vouloir faire partie de tous les groupes, mais il s'agit là d'une organisation où notre participation a fait une différence. Le Canada, même si sa contribution militaire n'a pas été tout à fait adéquate dans les années 70 et 80, grâce à ses diplomates et à l'intelligence de ses actions, a aidé tout le monde, et s'est tout particulièrement aidé lui-même.
N'oublions pas cependant que l'OTAN n'a encore jamais été mise à l'épreuve et n'a encore jamais entrepris de campagne militaire. Nous ne savions pas comment l'organisation allait se comporter. N'oublions pas qu'elle est entourée d'un système de sécurité de première classe et faute de pouvoir invoquer la Loi canadienne sur l'accès à l'information, il nous est bien difficile d'obtenir des détails concrets sur ce qui se passe, même dans notre propre pays.
Je dois vous faire une mise en garde. Oui, si nous convenons, d'après ce que nous en savons, qu'il y a eu jusqu'à maintenant de bons éléments, il reste que nos connaissances comportent des lacunes.
Vous me pardonnerez ces propos d'historien, mais au XVIIIe siècle, le duc de Marlborough dénoncelait le fait que lorsque son armée marchait sous ses ordres -- il était commandant en chef de l'Alliance -- elle obéissait également à un comité de parlementaires hollandais. Chaque fois que Marlborough proposait une attaque, les parlementaires siégeaient dans une tente et votaient pour savoir si le grand duc pouvait affronter les Francelais. Marlborough craignait davantage les Hollandais que les Francelais. Cette anecdote m'est revenue à l'esprit au vu des événements récents: cette guerre est-elle dirigée par les descendants de ces parlementaires hollandais?
M. Bliss: M. Axworthy aimerait peut-être croire que M. Clinton craint les Canadiens, mais j'en doute. Si vous voulez considérer cette action comme une anomalie, je vous dirais que c'est toute une anomalie.
Le problème, c'est le rôle des États-Unis en Europe. En fait, les pays de l'OTAN sont exposés au danger moral. Dans un article du New York Times d'aujourd'hui, on peut lire que les pays de l'OTAN se retrouvent le dos au mur parce qu'ils se rendent compte qu'eux aussi sont à la merci des États-Unis dans la conduite de cette guerre. Ils savent qu'ils n'ont pas la capacité militaire nécessaire pour mener une guerre à eux seuls.
Nous n'y avons jamais pensé, mais le Canada aurait-il intérêt à ne pas siéger à cette table? Comme les Américains ont des intérêts mondiaux, ils veulent un siège à la table européenne. Nous en avons un qui est tout à fait honorable, et notre intérêt en Europe s'est soldé par 100 000 tombes. Cependant, nous pourrions considérer que notre intérêt premier se situe en Amérique du Nord.
Les deux nations nord-américaines n'ont pas toujours suivi le même chemin. Pendant les deux guerres mondiales, les Américains ont jugé pendant un certain temps qu'ils avaient intérêt à se tenir à l'écart des affaires européennes. Bien sûr, ils sont intervenus par la suite. On aurait peut-être pu souhaiter qu'ils interviennent plus tôt. Nous ne sommes pas tenus d'agir de la même façon que les Américains vis-à-vis de l'Europe. On peut concevoir qu'ils assument leurs propres responsabilités et que nous protégions nos intérêts. Nos intérêts ne coïncident pas nécessairement avec leurs responsabilités.
Le sénateur Kenny: Nous considérons l'OTAN en fonction de ce qui s'est passé dans les Balkans. Le comité devrait aussi considérer l'OTAN avant les événements des Balkans et décider si l'organisme fonctionnait de façon satisfaisante et utile avant de déterminer si l'intervention dans les Balkans a été une erreur ou non. Mais si le comité conserve la même perspective, il risque d'obtenir une image fausse de la situation.
Le président: Notre mandat fait référence à l'OTAN par rapport au maintien de la paix. Nous n'avons guère parlé du maintien de la paix. Que pensez-vous de façon générale, et en particulier, du rôle que pourrait y jouer l'OTAN? C'est une question lancinante pour le comité.
Le sénateur Lynch-Staunton: J'essaie encore de comprendre comment l'OTAN fonctionne depuis 50 ans. Cela n'a rien à voir avec le Kosovo, mais évidemment, le Kosovo a ajouté un centre d'intérêt à notre étude. Nous avons accueilli la semaine dernière des représentants des Affaires étrangères et des Forces armées canadiennes, et ils nous ont expliqué que l'OTAN fonctionnait par consensus. Nous savons ce que cela signifie.
Professeur Bothwell, vous nous avez dit que la prise de décision était entourée du secret le plus complet. Nous n'en connaissons pas les modalités. Est-ce une conclusion que l'on peut raisonnablement tirer de ce que vous avez dit?
M. Bothwell: Oui. Nous commençons à avoir une idée générale de certaines décisions de l'OTAN, dont je pourrais parler si c'est là l'objet de votre question.
Le sénateur Lynch-Staunton: Les Grecs ne sont pas très enthousiastes devant l'intervention au Kosovo. Je crois comprendre qu'ils ne veulent participer d'aucune façon, certainement pas sur le plan militaire. Ils sont donc l'exception. Comment cette situation se répercute-t-elle sur leur statut au sein de l'Alliance, vu qu'ils ont adopté une telle position?
M. Bothwell: Je ne crois pas qu'à l'heure actuelle il serait dans notre intérêt, soit sur le plan de notre harmonie nationale, soit sur le plan politique, soit pour nos relations avec d'autres membres de l'OTAN d'adopter la même position que les Grecs. Il y a une chose qui préoccupe énormément les Grecs. De nombreux Albanais n'apparaissent pas dans les recensements grecs, tout comme de nombreux Macédoniens. Les frontières dans les Balkans sont extrêmement perméables. Je suis certain que la Grèce ne veut surtout pas que l'Albanie ressorte plus grande de tout cela. Ce serait presque leur pire cauchemar car l'Albanie pourrait ainsi avoir des revendications fondées sur l'ethnie à l'égard de tous ses voisins, y compris la Grèce. Leur coeur est avec les Serbes. Ils éprouvent une peur bien simple et bien réelle: perdre une partie de leur territoire.
Le sénateur Lynch-Staunton: Je peux comprendre pourquoi la Grèce a adopté une telle position. Je me demandais quel était son statut au sein de l'Alliance.
M. Bothwell: La Grèce sait qu'elle doit se ranger parce qu'elle est membre de l'OTAN et de l'Union européenne, ce qui est très important pour elle. La Grèce est typiquement l'exception au sein de l'Union européenne et de l'OTAN. Ce n'est pas la première fois, c'est assez caractéristique. La Grèce a d'importants intérêts à Chypre et veut que l'OTAN soit de son côté dans cette affaire, de sorte que les Grecs sont d'accord avec nous en un sens.
La position du Canada est très différente. Nous n'avons certainement rien à gagner ou à perdre dans les Balkans. Nous n'avons tout simplement pas la même motivation. Nous n'avons pas la même histoire. Je rejette l'idée que l'on puisse nous comparer à la Grèce.
Si nous nous retirons de cette opération ou de l'OTAN, nos intérêts seront très sérieusement touchés. Il nous faudra payer pour cela à un moment donné, quelque part. D'après le ton de l'administration américaine et de la politique américaine, je suis convaincu qu'ils nous présenteraient la facture. Je n'en ai absolument pas le moindre doute. Je le dis comme quelqu'un qui aime les Américains: les Américains ne devraient pas avoir carte blanche.
Le sénateur Lynch-Staunton: M. Bliss a dit que notre politique étrangère nous venait de Washington. Avez-vous dit cela pour provoquer le débat ou est-ce que vous êtes fermement convaincu que l'on nous dit quoi faire? J'aimerais que M. Bothwell commente votre réponse.
M. Bliss: Le raisonnement que vous venez de suivre montre que je suis d'accord avec M. Bothwell. Une fois que nous faisons partie de l'Alliance, étant donné notre position, nous ne pouvons pas être la Grèce. Nous devons être bon soldat dans cette cause. Le problème lorsqu'on est associé minoritaire, c'est que tout ce que l'on peut dire c'est: «Prêt, oui, prêt». Nous ne pouvons pas reculer maintenant.
Je suis d'accord que si M. Axworthy rompait les rangs publiquement, la facture serait très élevée. Puisqu'il ne peut pas rompre les rangs, où est élaborée notre politique étrangère?
M. Bothwell: Il y a autre chose qui entre en jeu. Cela revient peut-être à la question que m'a posée le sénateur Stewart. Nous avons une tradition dans notre vie publique et notre discours public qui consiste à participer et à nous intéresser à ce qui se passe dans le monde. C'est pourquoi j'ai dit au début que même lorsque le Canada était une colonie, les Canadiens s'intéressaient à ce qui se passait dans le monde. Lorsque Papineau et les patriotes se sont insurgés dans les années 1830, ils avaient lu au sujet de Bolivar et de la libération de l'Amérique latine dans les journaux. Ils suivaient l'actualité et ils étaient engagés.
Il y a des traditions contradictoires dans notre vie publique et c'est peut-être les deux hommes politiques britanniques du XIXe siècle, Gladstone et Disraeli, qui résument mieux la situation. Je regarde M. Axworthy et je vois William Ewart Gladstone, le premier ministre libéral de la Grande-Bretagne et l'homme qui a décrié les horreurs des Balkans il y a 100 ans et qui, en passant, a ainsi gagné une élection.
Il y a eu ensuite Disraeli, le conservateur blasé qui a dit: «Quel est cet endroit éloigné? Nos intérêts réels, militaires ou économiques, sont engagés ailleurs.» Je me demande si Michael et moi-même n'aurions pas dû faire une émission Punch and Judy comme Gladstone et Disraeli. Il y a une dimension morale à notre vie publique. Nous ne pouvons pas la contourner. La politique au Canada est axée sur des questions de moralité ou tout au moins s'exprime selon des principes moraux.
C'est la même chose pour la politique internationale. Sans faire allusion de façon spécifique à la dernière version des horreurs des pays balkans dont parlait Gladstone, il y a ici une question morale d'une pertinence particulière au XXe siècle à cause de l'expérience de l'Holocauste et de tout ce qui a été écrit ou dit à ce sujet. C'est toujours une question très présente.
Pendant mon séjour à Washington l'an dernier, j'ai vu tous ces autocars qui s'arrêtaient devant le musée de l'Holocauste.
Nous pouvons laisser se produire des horreurs quelque part et prétendre que cela ne nous concerne pas. Nous pouvons dire que cela est très regrettable, que nous sommes avec eux de tout coeur mais que nous ne pouvons vraiment rien y faire. Il y a souvent de bonnes raisons, des raisons impérieuses pour ne rien faire. Pourtant, il y a ensuite un prix à payer.
Pourquoi avons-nous la politique étrangère que nous avons? C'est parce que nous n'avons pas fait obstacle dans les années 30. Nous avons dit que cela ne nous regardait pas. Pourtant, en fin de compte, la Seconde Guerre mondiale a été interprétée après la guerre. Au début, on ne s'est pas battu pour des questions de moralité -- bien que c'était pour cela en partie -- mais après la guerre, on a interprété l'expérience sur le plan moral. Nous ne pouvons pas être fidèles à nous-mêmes. En tant que participants dans une démocratie libérale, nous ne pouvons éviter entièrement la question. Nous serons toujours déchirés entre le côté idéaliste et le côté réaliste. Michael est ce phénomène rare, un réaliste idéaliste.
Quoi qu'il en soit, il y a une chose que nous ne devons pas oublier. Si nous nous retirons et restons de notre côté pour cultiver notre jardin, c'est peut-être la chose la plus sage à faire, mais nos enfants, nos petits-enfants et nos arrières-petits-enfants se demanderont pourquoi. Nous devons répondre.
La guerre du Viêtnam a essentiellement pris fin à la suite d'une croisade morale qui a mis en échec une autre croisade morale, est c'est peut-être ce qui arrivera ici.
Le sénateur De Bané: Professeur Bliss, vous nous avez exposé votre position très clairement. Chacun d'entre nous a naturellement sa propre façon de voir les choses.
Comme vous, je regarde ce qui s'est produit. Je regarde ce qu'a fait le président Milosevic, qui a réussi à déclencher quatre guerres dans son propre pays au cours des dix dernières années, qui ont fait plus de 300 000 victimes. Cela a alimenté la haine des Serbes à l'égard des autres groupes ethniques dans ce pays. Il a pris le contrôle des médias dans son pays plus que quiconque ne l'a déjà fait au cours des régimes communistes. Mme Albright a dit que l'histoire dira peut-être que nous aurions dû faire ceci ou cela. Elle préférerait que nous soyons critiqués pour ne pas avoir mis en place une bonne politique plutôt que de voir des pays occidentaux se faire reprocher d'être restés inactifs lorsque cet homme a massacré un groupe qui ne faisait pas partie de son propre groupe ethnique. C'est un argument que je considère comme étant du côté idéaliste.
Le Canada peut-il souhaiter siéger à la table des Huit Grands tout en maintenant qu'il n'a aucune responsabilité dans la stabilité de cette planète et dans les différents conflits qui peuvent se dérouler à des milliers de milles de notre pays? Peut-on vraiment soutenir une telle position?
M. Bliss: Je ne crois pas que nous devrions continuer à nous faire des illusions en pensant que nous faisons partie des Huit Grands. Lorsque nous quitterons cette table, nous aurons une idée plus réaliste du rôle que nous jouons dans le monde. Si nous n'avions pas fait partie de l'OTAN, nous jouerions en fait un rôle beaucoup plus important pour établir la paix dans le monde à l'heure actuelle. En ce moment, nous sommes handicapés. Vous soulevez la question difficile, la question des idéaux et de l'idéalisme. Le professeur Bothwell avait préparé le terrain.
Tout d'abord, nous sommes naturellement hantés par Hitler et l'Holocauste et par l'histoire et notre culpabilité devant le fait que nous n'avons pas battu Hitler pour les bonnes raisons ou que nous ne l'avons pas vaincu à temps. Nous ne voulons pas laisser une telle situation se reproduire, et nous disons donc que l'histoire est en train de se répéter, mais bien sûr, il y a eu les cycles antérieurs de l'histoire. Je pense souvent à l'époque où les Balkans ont enflammé le monde entier au cours de la Première Guerre mondiale et jusqu'à quel point il s'agissait d'une guerre idéaliste, surtout parce que c'était la guerre qui devait mettre fin à toutes les guerres. C'était une grande croisade humanitaire. Nous avons entendu toutes les histoires d'atrocités et nous avons démonisé les Boches au cours de la Première Guerre mondiale. On disait que les Allemands violaient les infirmières canadiennes et crucifiaient les soldats canadiens. Après cette guerre, nous avons découvert que la plupart de ces histoires d'atrocités n'étaient pas vraies, que nous avions exagéré dans notre idéalisme et démonisé des gens qui n'étaient pas des démons. Nous nous sommes retrouvés dans un terrible pétrin après la Première Guerre mondiale.
Le fait que les gens aient crié au loup si souvent en racontant des histoires d'atrocités pendant la Première Guerre mondiale a rebondi de la pire façon possible. Lorsqu'on a commencé à raconter des histoires d'atrocités au cours de la Seconde Guerre mondiale, personne n'y croyait, car nous étions tous devenus sceptiques. Nous sommes pris dans ces dilemmes horribles.
La démonisation actuelle de Milosevic sera atténuée. Certains d'entre nous le regretteront. Je dis tout simplement qu'il ne faut pas croire qu'il est un autre Hitler. Il est terriblement irresponsable d'utiliser le mot génocide aujourd'hui et d'établir une telle comparaison. Cela rabaisse en fait les juifs, et ce n'est pas non plus une position qui a été adoptée par l'État d'Israël, qui a un avis très partagé au sujet de cette guerre.
Ce qui est encore plus important, c'est que même si vous et Mme Albright aviez raison, la doctrine catholique de la guerre juste que vous avez énoncée signifie qu'il faut employer les moyens qui conviennent à votre objectif; que vous devez vraisemblablement atteindre votre objectif; et que vous ne devez pas faire davantage de mal. À mesure que les choses évoluent, on s'aperçoit clairement que nous sommes loin d'avoir atteint notre but. Nous avons presque certainement rempiré la situation.
Nous sommes maintenant engagés dans une destruction systématique de l'infrastructure de la Yougoslavie et nous n'arrivons toujours pas à atteindre nos objectifs. Nous nous sommes mis dans une situation ressemblant à une poursuite policière où l'énorme machine armée de l'OTAN poursuit Milosevic, en lancelant des bombes et en tirant dans toutes les directions, et tout cela commence à faire un nombre important de victimes parmi les civils, et nous détruisons la stabilité de pays en passant. Cette poursuite policière a fait beaucoup plus de mal que de bien. Même en invoquant l'argument de l'idéalisme, l'OTAN est le mauvais instrument.
Bien sûr, le bon instrument aurait été les Nations Unies. Je conviens qu'en tant qu'idéalistes, nous devons tout faire pour renforcer les Nations Unies et créer une bonne volonté. Nous sommes membres du Conseil de sécurité, et nous avons un énorme problème à l'heure actuelle avec les autres membres du Conseil de sécurité. Songez à ce que nous avons fait, d'abord avec la Russie, et maintenant avec la Chine, et à tous les problèmes que nous avons créés; cela est tout à fait ahurissant.
Le sénateur Bolduc: Professeur Bothwell, vous avez dit que le processus de décision de l'OTAN était assez isolé. J'aime bien lire des biographies et des choses de cette nature. Je viens tout juste de terminer la lecture de The Wise Men: Six Friends and the World They Made de Walter Isaacson et Evan Thomas. Il est très clair que les institutions d'après-guerre en Europe ont été conçues pour garder l'Allemagne de notre côté. Ce processus a bien fonctionné. En même temps, les États-Unis ont placé leurs antennes économiques partout dans le monde. La plupart des multinationales américaines sont déjà installées en Europe. À mon avis, les Américains s'y sont beaucoup plus solidement installés que nous l'avons fait.
Même si nos intérêts dans le monde ne sont pas les mêmes que ceux des Américains, est-il concevable pour nous de nous retirer d'une institution dont nous faisons partie depuis 50 ans, qui regroupe des peuples ayant une culture semblable, les pays d'Europe de l'Ouest? Je vois mal comment nous pourrions faire cela.
M. Bothwell: Il est intéressant que les fondateurs de l'OTAN, les gens de la première génération, les gens à propos de qui nous lisons, aient supposé que l'aide militaire -- la brigade canadienne, la division aérienne canadienne, les quatre divisions américaines -- que nous avons envoyée en Europe en 1950-1951 était temporaire. Ce n'était que pour les aider en cours de route, leur donner un petit coup de pouce en attendant que leurs économies se remettent sur pied.
Eisenhower a déclaré publiquement que l'OTAN aurait été un échec s'il était resté des soldats américains en Europe lorsqu'il a quitté son poste en 1961. Pearson était plutôt du même avis. Pearson, lorsqu'il tourmentait Paul Martin père, comme il aimait le faire, avait un argument sérieux. Pourquoi devrions-nous continuer indéfiniment? Cela est certainement une question très réelle.
L'OTAN a en partie résolu cette question par accident sans le savoir; de Gaulle a été le catalyseur. Fait curieux, Charles de Gaulle a sauvé l'OTAN car il a obligé l'OTAN à vraiment se redéfinir en 1966-1967, lorsque la France l'a mise dehors, et elle a dû entreprendre sérieusement une vraie mission diplomatique. Le rapport Harmel publié cette année-là donnait à l'OTAN un rôle à jouer pour établir la détente en Europe. Cela signifiait que pour la première fois l'OTAN commencelait réellement à aborder des questions sérieuses avec les membres. Auparavant, cela se faisait très peu.
Je ne prétendrai pas que le Canada ait déjà joué un rôle important dans la prise de décisions militaires au sein de l'OTAN. Je ne pense pas que quiconque puisse prétendre une telle chose. À la suite du rapport Harmel, nous avions vraiment un intérêt et un rôle à jouer.
Avons-nous un intérêt à l'heure actuelle? Contrairement à mon collègue, qui, je pense, veut un geste spectaculaire, je pense que les gestes spectaculaires doivent être réservés à la scène. Nous devons attendre cette autre caractéristique des institutions. Le sénateur Stewart a parlé d'inertie, et il y en a une autre -- la sénilité. La disparition de bon nombre d'institutions provoquerait de grands remous -- beaucoup plus grands qu'elle le devrait, à mon avis. Ces institutions pourraient certainement disparaître doucement. D'une façon, c'est ce qui se produit dans le cas du groupe des Huit, qui fonctionne d'une façon qui aurait réjoui l'empereur Maximilien en 1518. Il y a tout l'apparat, toute la fanfare, et des milliers de journalistes, tout cela aux frais des citoyens. C'est merveilleux. Mais en réalité, ces réunions sont de la frime et un jour on le reconnaîtra. Aujourd'hui, c'est du spectacle. Tout cela va un jour disparaître. Tout cela deviendra sénile. Tout cela va disparaître lorsque les gens comprendront qu'on ne fait qu'échanger des banalités de part et d'autres de la table. Le même sort attend l'OTAN.
Je ne dis pas cela parce je veux que cela se produise. J'aimerais entrevoir un sort différent et transcendantal, mais ce n'est pas habituellement ce qui arrive à ce genre d'institution.
Le sénateur Grafstein: J'ai suivi les travaux de M. Bliss de très près au cours de certains débats constitutionnels. Dans un cas, je partageais entièrement son point de vue. Aujourd'hui, j'ai un point de vue légèrement différent et peut-être que des amis peuvent être d'accord pour ne pas être du même avis.
Mes observations s'adressent à M. Bliss car il prétend que le Canada s'est éloigné de ses rapports traditionnels avec les Nations Unies pour se lancer dans un genre d'exercice errant avec l'OTAN. Ai-je bien décrit la situation?
M. Bliss: Oui.
Le sénateur Grafstein: Permettez-moi de vous rappeler certains faits concernant la question du Kosovo et des Nations Unies car nous parlons des rapports entre l'OTAN et le droit international en général.
Vous savez de toute évidence que les Nations Unies ont adopté une résolution au début de la décennie établissant Srebenica comme une zone sûre des Nations Unies. Vous vous rappellerez également que sous le drapeau des Nations Unies, les gens de cette région se sont précipités à Srebenica mais qu'ils s'y sont fait massacrer car il n'y avait pas de soutien armé pour faire respecter cette zone sûre. Les Nations Unies ont été paralysées et ont connu un échec dans ce cas.
Hier, au Tribunal international de La Haye, la République fédérale de Yougoslavie a intenté une poursuite contre le Canada et 10 pays en disant que nous étions en violation des Nations Unies. Cependant, la République fédérale de Yougoslavie a refusé d'être membre des Nations Unies. Permettez-moi maintenant de vous parler des Nations Unies.
Les résolutions 1186, 1160, 1199 et 1203 du Conseil de sécurité des Nations Unies sont très détaillées. Les connaissez-vous?
M. Bliss: Je ne les connais que vaguement, si ce sont celles qui régissent la crise du Kosovo.
Le sénateur Grafstein: Elles vont au-delà de cette question et portent sur le Kosovo et sur les actions de l'ancienne République de Yougoslavie au Kosovo, et incluent le groupe de contact, c'est-à-dire la France, l'Allemagne, l'Italie et la Russie. En fait, ils disent qu'il faut cesser les expulsions, cesser le nettoyage ethnique et se conformer au droit international. Il faut cesser de malmener les vérificateurs des Nations Unies, comme cela s'est produit à un certain nombre de reprises.
Les Nations Unies et le Canada, intervenant partial dans cette affaire, ont en parlé à plusieurs reprises. Il n'est donc pas juste de dire que le Canada et les pays de l'OTAN n'ont pas utilisé les Nations Unies.
En fin de compte, il n'est pas juste de dire que l'OTAN, y compris le Canada, a agi comme elle l'a fait parce qu'elle était frustrée du fait que le Conseil de sécurité des Nations Unies ne pouvait faire respecter les résolutions de l'ONU à cause du droit de veto des Russes et des Chinois.
M. Axworthy, plutôt que de suivre le programme américain, respecte le mandat des Nations Unies dans cette affaire. La Yougoslavie est un État aberrant qui n'est pas membre et qui ne respecte pas les résolutions des Nations Unies. Je connais un aspect de tout cela en tant que membre de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Nous avons adopté une résolution en vue d'envoyer des gardiens de la paix en mission de vérification.
Sur une autre front, l'un de nos représentants canadiens au Tribunal international des crimes de guerre, madame la juge Arbour, a tenté d'entrer au Kosovo pour faire son travail. On lui a refusé l'entrée, elle a été repoussée et malmenée. Personne n'était là pour la protéger. Professeur Bliss, comment pouvez-vous nous dire que le Canada s'est lancé de son propre chef dans une mission errante avec l'OTAN alors qu'il ne faisait que chercher à faire respecter les résolutions des Nations Unies en utilisant le seul moyen dont il disposait, c'est-à-dire l'OTAN?
Le président: Le professeur Bothwell doit partir maintenant car il a un autre engagement. Professeur Bothwell, nous vous remercions beaucoup. Bon voyage.
M. Bliss: Je suis prêt à remplacer le professeur Bothwell en tant qu'historien. Je ne peux pas me transformer en avocat. Je suppose que vous aurez des avocats et que vous réexaminerez toute la question de la légalité de la guerre.
Sénateur Grafstein, je suis aussi troublé que quiconque au sujet du problème de droit. Vous faites valoir des arguments de nature morale plutôt que de nature juridique car, en réalité, aucune de ces résolutions n'autorise l'attaque contre la Yougoslavie. Les Nations Unies n'ont donné aucune autorisation d'attaquer, et cette attaque est une violation flagrante de la Charte des Nations Unies, que la Yougoslavie soit ou non membre des Nations Unies.
Vous direz peut-être que le Canada a fait tout ce qu'il pouvait faire. Je le comprends et je comprends le dilemme de M. Arworthy. Le fait est qu'en fin de compte, lorsque nous pensions avoir fait tout ce que nous pouvions faire, nous avons décidé d'aller de l'avant sans la résolution du Conseil de sécurité car nous ne pensions pas pouvoir l'obtenir. Nous ne pouvions gagner au Conseil de sécurité, de sorte que nous sommes allés de l'avant et nous avons violé la Charte des Nations Unies, pour le meilleur ou pour le pire. Ce que je vous dis, c'est que nous avons mis en danger les Nations Unies.
Vous dites que 19 pays l'ont fait, et que c'est un groupe assez impressionnant, mais vous savez, il y a très peu d'appui parmi les quelque 160 autres pays dans le monde pour ce que l'OTAN a fait. J'ai mentionné Israël, et naturellement, il y a la Russie, la Chine et l'Inde. Il y a énormément d'anxiété à Chypre. L'ambassadeur chypriste m'a dit que le Canada avait aidé à discréditer les Nations Unies car la Chypre est protégée par les Nations Unies.
Nos intentions étaient toujours bonnes, mais de bonnes intentions peuvent mener à d'horribles conséquences. Je pense que nous avons commis une énorme erreur.
Le sénateur Grafstein: Le Conseil de sécurité -- la Chine, cela est certain -- a dit clairement que dans aucune circonstance il n'allait autoriser la force pour appuyer ces résolution. La Russie fait bande à part car elle s'est engagée et appuie chacune de ces résolutions.
Comment le droit international sera-t-il respecté si en fait l'organisme qui s'occupe de faire respecter le droit international utilise un droit de veto errant pour ne pas se conformer? Comment pouvons-nous faire respecter les principes que les Nations Unies acceptent? Ce sont des résolutions fermes. Ce ne sont pas des résolutions faibles.
M. Bliss: Je comprends le problème. Je n'ai pas de réponse toute faite et facile. Je crois que M. Axworthy travaille déjà à des propositions en vue de réformer le Conseil de sécurité. Le droit de veto devra peut-être être changé, bien qu'il soit difficile d'imaginer que cela va en fait se produire.
Le problème avec l'argument des bonnes intentions, c'est que nous avons également constaté les conséquences de ce que nous avons fait. Lorsque nous nous sommes rendus en Yougoslavie, les Nations Unies mêmes nous ont donné un chiffre total de 2 000 victimes de la situation au Kosovo. Nous avons fait multiplier énormément le nombre de victimes parmi les réfugiés et nous n'avons pas réussi à accomplir quoi que ce soit.
Il aurait certainement été préférable pour tout le monde dans cette région que les Nations Unies paralysées puissent tout au moins garder leurs observateurs impartiaux là-bas. Si seulement l'OTAN n'avait pas réagi de cette façon au bluff de l'accord de Rambouillet et si seulement on ne l'avait pas pris au mot. Il ne serait pas arrivé tout ce qui est arrivé par la suite. Il faut parfois accepter la paralysie et vivre avec le mal. Il faut le faire si les conséquences risquent d'être pires que la situation dans laquelle on se trouve. C'est l'argument de la poursuite policière. Il faut parfois laisser s'échapper le méchant si on n'a pas une bonne façon de s'en occuper.
Le sénateur Grafstein: Dans sa résolution 1186 qu'il a adoptée en 1998, le Conseil de sécurité des Nations Unies réitère son appréciation pour le rôle important joué par la Force de déploiement préventif des Nations Unies (FORDEPRENU) pour le maintien de la paix et de la stabilité. Il y avait une force de la paix là-bas, autorisée par les Nations Unies pour maintenir la paix et la stabilité. Nous aborderons cette question plus tard, je l'espère, monsieur le président.
Le sénateur Prud'homme: Je suis fasciné par les points de vue que vous avez exprimés. Même si j'y trouverais à redire, j'en serais toujours fasciné, mais je partage la plupart de vos points de vue. Vous parlez pour moi. Vous avez résolu certains problèmes et je vais en soulever d'autres.
J'étais d'avis, lorsque la situation entre les deux superpuissances a changé, que nous aurions dû déclarer la fin de l'OTAN telle que nous la connaissons à l'heure actuelle. Cependant, dès que nous en avons déclaré la fin, nous aurions dû immédiatement réévaluer quel rôle elle devrait jouer dorénavant. Je ne changerai pas d'avis là-dessus.
Je suis extrêmement préoccupé car la Yougoslavie est l'une des deux régions du monde que je connais très bien, avec le Moyen-Orient. Je suis extrêmement inquiet devant l'ampleur que prend la situation car certains d'entre eux voulaient que les choses se déroulent selon le plan Marshall. J'ai soulevé la question avant qu'ils en parlent dans les journaux, mais cela a été reçu avec froideur. Impossible.
J'ai prononcé un discours en Albanie dès que l'ancien gouvernement est tombé. J'ai été invité par une institution américaine, payée par le Congrès américain. J'ai cependant accepté de m'y rendre. J'ai été abasourdi par leurs demandes. Ils demandaient à l'Ouest: «Aidez-nous». Ils demandaient un libraire. J'ai parlé à tous les parlementaires dans leur petit Parlement et ils ont dit que nous fermions les yeux.
Or, il semble que la seule façon de recevoir de l'aide, c'est d'aller frapper à la porte de l'OTAN, d'être membre de l'OTAN, et que l'abondance s'ensuivra. Je le déplore beaucoup. L'ampleur que prend la situation m'inquiète. Les trois pays baltes font maintenant des pressions auprès des pays du monde entier. Si vous touchez les pays baltes, vous savez que la Russie ne sera certainement pas contente. Alors, il y a les autres pays de l'ancien pacte de Varsovie et peut-être trois ou quatre des Balkans. Tout le monde veut faire partie de l'OTAN car ils pensent que c'est le nouveau programme d'aide pour les anciens pays de l'Est. Cela me préoccupe.
Notre façon d'élaborer nos politiques est ce qui me préoccupe au plus haut point. Nous contentons-nous de regarder les images tragiques que nous présente la télévision? Quant à moi, qui m'intéresse à la question depuis 35 ans, je suis frappé du fait qu'on oublie la question des Palestiniens. C'est à cet égard qu'on se montre le plus hypocrite. On compte aujourd'hui 700 000 personnes qui vivent dans des camps de réfugiés depuis 52 ans. De la bande de Gaza où elles se trouvent, elles peuvent voir leurs maisons, et quant à nous, nous restons passifs. Pourtant, les Nations Unies ont adopté d'innombrables résolutions sur cette question, résolutions qui ne sont pas appliquées. Les gens rappellent l'existence des résolutions des Nations Unies mais aucune d'entre elles n'est appliquée. Il y a des centaines de milliers de personnes dans le Sud-Liban qui vivent dans des conditions inimaginables. Pourtant, leurs maisons se trouvent à proximité mais on les en a expulsées.
Ce qui me tracasse, c'est que l'on choisit les endroits où intervenir. On oublie trop facilement l'universalité des droits de la personne. Si l'on croit que ce principe est sacro-saint et s'applique à tous, alors on ne peut pas choisir et défendre les droits de certains et en laisser d'autres de côté.
M. Bliss: Sénateur, bien sûr que nous sommes tous deux d'accord de façon générale. Je suis profondément troublé. Je n'ai pas de réponse à vous donner quant au principe général que vous avez énoncé. Nous vivons dans un monde où les communications sont instantanées. Aujourd'hui, nous pouvons tout voir à la télévision. Nous sommes tous de fervents défenseurs des droits de la personne. Nous pensons vaguement que les droits de la personne devraient supplanter l'État-nation et pourtant, je suis convaincu que cela mène directement au chaos. Par exemple, nous ne pouvons pas participer nous-mêmes aux opérations militaires chaque fois qu'il y a un point chaud où les droits de la personne sont en cause. Si nous le faisions, ce serait un bain de sang.
Je n'ai pas d'opinion très arrêtée sur la question. Je crois fermement qu'à un moment donné, notre pays doit cultiver son propre jardin et être un phare pour le reste du monde par ce que nous faisons dans notre pays pour protéger les droits de la personne. Voilà comment nous pouvons contribuer à améliorer les choses. Nous ne pouvons pas dicter à tous les autres pays comment ils doivent traiter leurs minorités ethniques. Nous pouvons toutefois donner l'exemple en appliquant notre Charte des droits et libertés de telle sorte que les autres pays voudront nous imiter.
Nous pouvons également dire à notre jeunesse qu'effectivement le reste du monde a grand besoin d'aide. Grâce à l'ACDI et aux autres organismes internationaux, ces jeunes peuvent aller ailleurs et tâcher d'être utiles. Je pense que notre principale mission en est une de maintien de la paix. En fait, selon moi, notre puissance militaire s'est affaiblie, irrémédiablement. Nous ne pouvons pas redevenir une puissance militaire importante. Il faut en prendre conscience et choisir de nous spécialiser dans les missions de maintien de la paix menées par les Nations Unies.
Pour en revenir à l'OTAN, comme l'a dit le professeur Bothwell, nous étions au début un partenaire de taille au sein de l'organisation. Nous avons été une puissance militaire majeure pendant un certain temps mais nous ne le sommes plus. Les Américains en sont conscients. Même si nous en sommes fiers, notre contribution à l'organisation n'est pas importante. Voilà pourquoi nous pouvons songer à quitter l'OTAN car les Américains savent que nous n'avons pas grand-chose à y apporter sur le plan militaire. Ce sont des problèmes très épineux à long terme. Soudainement, le monde est beaucoup plus effrayant.
Le sénateur Stollery: J'ai écouté avec vif intérêt les propos de nos deux illustres témoins. Encore une fois, la discussion a dérivé vers la question du Kosovo. C'est malheureux. Je constate qu'on a parlé de culpabilité et de moralité, notamment. Quant à moi, je ne me sens pas coupable et la moralité ne m'intéresse pas particulièrement. Nous constituons un pays de 31 millions d'habitants. Je tiens plus à ce que l'on fasse régner de l'ordre dans un monde perturbé, où tout le monde est en danger. Avec nos 31 millions d'habitants, nous ne sommes pas un petit pays. Cessons de dire que le Canada est un petit pays. Nous sommes un pays important, qui a des intérêts commerciaux énormes en Europe, soit dit en passant. Les membres de notre comité, plus que d'autres, connaissent l'importance de nos investissements en Europe.
Nous sommes voisin d'un pays d'environ 260 millions d'habitants. Notre population augmente plus rapidement que celle des États-Unis et d'après mes calculs, ce pays a une population huit fois et demie plus élevée que la nôtre. Avec nos 31 millions d'habitants, je reconnais que nous devons nous doter d'une politique de défense. Vous et M. Bothwell avez parlé du Canada et des États-Unis dans un contexte nord-américain. Notre pays qui compte 31 millions d'habitants a assurément atteint la maturité et la taille qui justifient une politique de défense. Quel que soit l'étalon choisi, nous sommes un pays très riche.
Nous devons nous doter d'une politique de défense qui tienne compte du fait que notre voisin compte une population huit fois et demie plus nombreuse que la nôtre et que cela a constitué une menace pour nous à plusieurs reprises par le passé. Nous savons tous que les Américains ont obtenu l'Alaska parce qu'ils voulaient que la Compagnie de la Baie d'Hudson leur cède le territoire qui forme actuellement quatre provinces canadiennes. Je ne dis pas que les Américains sont sur le point de nous attaquer mais je pense que nous devons adopter un point de vue indépendant.
Devrions-nous adopter une politique de défense suivant laquelle nous ferions cavalier seul? Cela risquerait-il de nous mettre dans une position difficile puisque notre voisin compte une population huit fois et demie plus nombreuse que la nôtre et a un budget de défense de 400 milliards de dollars, ce qui représente un montant plus élevé que les budgets de tous les pays de l'OTAN réunis? Devrions-nous adhérer à une alliance pour la défense où se retrouvent les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne et les autres? Je n'essaie pas ici de faire le malin, mais il me semble que sans cesse nous sommes détournés de notre propos par la question du Kosovo.
Essentiellement, je suis d'accord avec vous sur bien des points que vous avez soulevés à propos du Kosovo. J'ai beaucoup critiqué le fiasco que représente le Kosovo. Toutefois, cette question ne fait pas partie de notre propos aujourd'hui. Le mandat de notre comité concerne notre politique de défense et la façon dont l'OTAN s'adapte à l'évolution du monde actuel qui a été tant bouleversé entre le moment de la signature du pacte de Bruxelles et la chute du mur de Berlin. Voilà comment nous devrions aborder toute cette question.
M. Bliss: L'OTAN était un élément essentiel de notre politique de défense. Quelle sera notre politique de défense à l'avenir? Qui sont nos ennemis? Nous devons protéger notre sécurité interne et à cette fin, nous avons besoin d'un minimum de forces armées. Il faut dire que le seul pays capable de nous attaquer et de nous renverser, ce sont les États-Unis. Nous n'avons plus besoin d'un plan de défense pour les refouler à la frontière du Niagara car ils ne sont pas nos ennemis.
Je ne prétends pas être un expert en la matière mais il faut envisager une défense continentale dans l'éventualité d'une menace venant de Chine, de Russie ou de la Corée du Nord. Même avant l'existence de l'OTAN, nous devions coopérer avec les Américains pour unir nos efforts afin de défendre le continent et cela s'impose sans doute encore aujourd'hui. Je sais que ce déroulent actuellement des discussions concernant l'avenir de la défense aérienne et antimissiles continentale et bien que je sois tout à fait ignorant en la matière, je sais que nous devons coopérer. Nous sommes toutefois loin de la mission entreprise par l'OTAN.
Je pense qu'il vous faudrait envisager la possibilité de continuer de défendre le continent avec les États-Unis tout en nous retirant de l'OTAN. Laissons les Européens s'occuper de leur propre défense et nous nous occuperons de celle de l'Amérique du Nord.
Le sénateur Stollery: Mais, dans le cas qui nous occupe, le véritable ennemi, n'est-ce pas le désordre? Dans le monde d'aujourd'hui, n'est-ce pas le désordre qui est dangereux? Je ne pense pas qu'il soit impossible que quelqu'un déclenche un engin nucléaire dans la ville de New York. À mon avis, cela est tout à fait concevable. Il devient difficile de se protéger à l'intérieur de ses propres frontières, ou en Amérique du Nord tout simplement, parce que les perturbations que connaît l'Afghanistan ont entraîné l'incendie du World Trade Centre à New York. Ainsi, plutôt que de se contenter de la continuité, ne devrait-on pas s'intéresser à la situation globale?
M. Bliss: Il y a bien sûr la situation globale, mais que pouvons-nous faire? Nous ne pouvons pas nous inquiéter du terrorisme qui existe à New York. Nous ne pouvons pas envoyer des troupes en Afghanistan. Le mieux que nous puissions faire est de protéger notre propre population dans la mesure du possible, protéger notre propre société et agir pour préserver raisonnablement nos intérêts. Encore une fois, la façon dont nous organisons les choses dans notre propre pays fera de nous un phare pour le reste de l'humanité. Ensuite, nous pouvons faire de notre mieux pour aider les autres pays dans les limites de nos moyens.
Le sénateur Whelan: Rappelez-vous ce que Gorbatchev disait: «Un monde libre, un environnement libre». L'ambassadeur qu'il nous avait envoyé, Yakovlev, était un fervent de la démocratie sociale. Il a écrit plusieurs livres sur le sujet. Je me demande maintenant si nous avons eu raison de faire ce que nous avons fait car je m'inquiète quand je constate qu'il existe désormais une superpuissance qui ne dispose pas de mécanisme concurrentiel de commercialisation.
Le président: C'est un bras de fer sans opposant.
Le sénateur Whelan: Le professeur Stewart nous reprend de temps à autre, nous vieux agriculteurs. Pensez-vous que si l'Union soviétique existait encore, nous aurions été témoins de toutes ces perturbations, de toutes ces pertes de vie, de tous ces meurtres, de tous ces viols comme ce fut le cas au cours des dix dernières années? On estime à 10 millions le nombre de personnes tuées.
M. Bliss: Je me suis posé moi-même la même question et je n'ai pas trouvé la réponse. Je me réjouis que l'Union soviétique, telle qu'elle existait alors, n'existe plus car, tout comme vous, j'ai grandi en me demandant ce qui se produirait si les bombes éclataient et nous anéantissaient tous. Nous nous souvenons tous de la crise des missiles de Cuba et de la frayeur que nous avons éprouvée alors.
C'est une question difficile: nous vivons actuellement dans un monde unipolaire. Il y a une seule superpuissance. Qu'arrivera-t-il si elle se trompe dans sa politique étrangère? Quel pays va faire le poids?
S'il est vrai que par le passé il était pratique pour le Canada de se ranger du côté des Américains pour lutter contre l'Union soviétique, il se peut qu'actuellement, quand les erreurs éventuelles des Américains nous effraient, nous devions nous dire que nous sommes indépendants et qu'il s'impose que nous prenions quelque distance par rapport aux États-Unis afin de disposer de plus de latitude pour exprimer notre désaccord.
Les Américains n'aimeront pas cela mais il faut dire que par le passé nous avons déjà été en désaccord avec eux. Nous sommes depuis 30 ans en désaccord avec leur politique à l'égard de Cuba et ils en ont pris leur parti. Nous n'avons jamais combattu au Viêtnam et je pense que nous avons essayé de jouer un rôle diplomatique utile au Viêtnam. La plupart des Américains vous diront qu'il valait peut-être mieux que le Canada ne s'implique pas au Viêtnam. Nous sommes aux prises avec un problème épineux qui nous amène à nous demander à quoi sert notre indépendance? À quoi bon?
Le sénateur Whelan: J'ai assisté à un grand nombre de rencontres internationales au cours de ma carrière. Il était alors de notoriété publique que je défendais les droits du Canada et que j'exprimais ce que je pensais être le sentiment des Canadiens lors de ces rencontres. Toutefois, il existait à l'époque deux superpuissances, c'est-à-dire une certaine concurrence. Je suis devenu président du Conseil mondial de l'alimentation. Yakovlev, l'ambassadeur de l'Union soviétique au Canada, était un de mes bons amis et c'est lui qui a organisé la visite de Gorbatchev au Canada. Il y a d'autres personnes présentes ici aujourd'hui qui y ont mis la main également.
Ma femme vient de Yougoslavie, ce qui ne veut pas dire que je suis une autorité en ce qui concerne l'histoire de ce pays. Toutefois, j'ai beaucoup lu sur l'histoire de ce pays. Sentez-vous tout à fait libre de répondre à la question que je vais vous poser. Ce fut une grave erreur pour l'Allemagne de reconnaître l'indépendance de la Croatie. Le Canada a été le deuxième pays à le faire. La Croatie ne pourra jamais devenir un pays démocratique à l'image du Canada. Pouvez vous me dire ce que vous en pensez?
M. Bliss: Je m'incline devant votre connaissance de la Yougoslavie. On a pu constater à travers l'histoire que l'arrogance mettait les grandes puissances dans de graves embarras. Songeons à la Grande-Bretagne à l'apogée de son empire, qui s'est très mal débrouillée en Afrique du Sud.
Le président: Je vais vous rappeler les propos d'un autre grand historien, Lord Acton: «Le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt absolument.»
Nous vous remercions sincèrement de nous avoir spontanément exprimé votre point de vue d'expert. Soyez assuré que les membres du comité en prennent bonne note.
La séance est levée.