Aller au contenu
 

Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 38 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 26 mai 1999

Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 13 h 09 pour examiner les conséquences pour le Canada de la modification apportée au mandat de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et au rôle du Canada dans l'OTAN depuis la dissolution du Pacte de Varsovie, de la fin de la guerre froide et de l'entrée récente dans l'OTAN de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque, et du maintien de la paix, surtout la capacité du Canada d'y participer sous les auspices de n'importe quel organisme international dont le Canada fait partie; et 2) d'examiner les conséquences pour le Canada de l'émergence de l'Union monétaire européenne et d'autres questions connexes en matière de commerce et d'investissement.

Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, comme vous le savez, le comité a deux mandats. Premièrement, notre étude du rôle du Canada au sein de l'OTAN, et deuxièmement, l'émergence de l'Union monétaire européenne et d'autres questions connexes en matière de commerce et d'investissement.

Ce deuxième mandat est en quelque sorte un mandat de surveillance qui donne suite au rapport du comité, déposé devant le Sénat en 1996, sur l'évolution de l'Union européenne et ses conséquences pour le Canada.

Cet après-midi, le comité exerce ces deux mandats.

Je vois, d'après notre programme, que nous allons d'abord aborder la question de l'OTAN. Ensuite nous accueillerons Son Excellence Danièle Smadja, ambassadrice auprès de la Commissin européenne. Ensuite, nous reprendrons nos discussion concernant l'OTAN, en accueillant le professeur Irwin Cotler de la faculté de droit de l'Université McGill; enfin, notre quatrième témoin sera M. Earl Wiseman, du ministère des Pêches et Océans.

Les membres du comité qui se souviennent du travail que nous avons accompli dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'évolution de la Commission européenne et ses conséquences pour le Canada savent à quel point la question des stocks pisccicoles chevauchants a influencé nos relations économiques avec l'Europe. Le Sénat a d'ailleurs récemment adopté un projet de loi qui traite de cette question. Il me semblait donc souhaitable, vu l'importance que revêtait dernièrement la question des stocks chevauchants, que les membres du comité soient mis au courant de la situation actuelle à cet égard. Il est également possible que Son Excellence aborde la question des pêches.

Nous allons commencer par entendre les remarques du colonel Jim Calvin. Colonel, vous avez la parole.

Le colonel Jim Calvin, chef d'état-major, Sièges mixtes des Forces canadiennes, OTAN: Merci infiniment de nous avoir invités à comparaître devant le comité. Je suis officier d'infanterie depuis une trentaine d'années. En 1993, j'ai eu la chance de commander un bataillon composé de soldats hommes et femmes pendant la mission de la FORPRONU, pendant laquelle nous avons mené une opération d'imposition de la paix, appelée l'opération de la poche de Medak, opération tout à fait unique dans l'histoire des Nations Unies et du Canada.

Aujourd'hui, je suis accompagné de deux sous-officiers des Forces canadiennes: le sergent Tom Hoppe, qui n'était pas membre de mon bataillon mais qui a une histoire à vous raconter; et du sergent Jake McIndoe, qui était commandant de section de mon bataillon durant les six mois que nous étions affectés à l'étranger sous les auspices de l'ONU. Je les ai invités à m'accompagner aujourd'hui pour que vous ayez l'occasion, en leur posant des questions, d'entendre plusieurs points de vue concernant les rôles des Forces canadiennes. Ainsi vous n'entendrez pas seulement mon point de vue, celui d'un officier, mais aussi ceux des hommes qui mènent de telles opérations, c'est-à-dire qui essuient le feu de l'ennemi et qui font usage de leurs armes.

Aujourd'hui, on m'a demandé de vous faire un exposé. Un de vos attachés de recherche m'a demandé de vous décrire un certain nombre de situations d'affrontement intense dans lesquelles pourraient se trouver les hommes et femmes qui font partie de nos Forces canadiennes, que ce soit dans le cadre d'opérations de maintien de la paix ou d'imposition de la paix, dans l'exécution d'un mandat de l'OTAN ou d'un futur mandat des Nations Unies.

J'ai également l'intention de vous montrer des diapositives et une vidéo. Ensuite, nous serons à votre disposition pour répondre à vos questions sur n'importe quel aspect des opérations militaires auxquelles nous avons participé.

J'ai une histoire très intéressante à vous raconter aujourd'hui. Je suis d'ailleurs très fier de pouvoir vous raconter cette histoire. C'est l'histoire de jeunes Canadiens, hommes et femmes, qui ont fait preuve d'un courage et d'une bravoure extraordinaires au cours d'une période de 14 jours, soit du 9 au 23 septembre 1993. C'est un cas dont on parle encore aux Nations Unies et dans les milieux militaires canadiens, un cas qu'on qualifie d'assez unique.

L'opération de la poche de Medak était une opération d'imposition de la paix menée pendant ce qui était censé être une opération stable du maintien de la paix entreprise en 1993 par la Force de protection des Nations Unies.

Je n'ai pas besoin de vous dire que la nature des opérations de maintien de la paix a considérablement évolué depuis les années 70, alors que nous assurions surtout une présence sur le plateau du Golan et à Chypre afin de surveiller l'application des accords de paix. Il s'agissait donc d'une opération qui était menée au milieu d'une guerre; autrement dit, il n'y avait pas de paix à faire respecter. Quand nous avons participé aux opérations de la Force de protection des Nations Unies en 1993 en Croatie, c'était la guerre ouverte entre les Croates et les Serbes.

Mon unité et tous les autres bataillons internationaux qui participaient à cette force de protection étaient essentiellement chargés de surveiller une guerre ouverte entre les deux camps.

Avant de vous décrire cette opération, il conviendrait peut-être de vous parler de la composition de ce bataillon dont j'ai été chargé. À l'époque, le bataillon dont j'étais le commandant à Winnipeg à l'époque, soit le 2e Bataillon, le Princess Patricia's Canadian Light Infantry, avait reçu l'ordre d'envoyer un certain nombre de soldats à l'étranger pour rejoindre les troupes qui s'y trouvaient déjà. Les soldats qui faisaient partie de la force régulière, c'est-à-dire de mon bataillon, étaient au nombre de 325, c'est-à-dire 37 p. 100 de la force globale que j'ai commandée.

Cent soixante-cinq membres de la force régulière -- c'est-à-dire des agents d'entretien additionnels et du personnel médical -- sont venus nous rejoindre environ 90 jours avant le déploiement des troupes. Les réservistes qui devaient nous accompagner étaient au nombre de 400, sur une unité comptant en tout 875 soldats. Ainsi 44 p. 100 des effectifs du bataillon étaient des réservistes.

Comme vous le savez, les réservistes reçoivent en moyenne 40 jours de formation par année. Ils sont arrivés sur le terrain au 1er janvier 1993, environ, pour une période de formation intensive. Nous les avons formés pendant un peu moins de 90 jours, c'est-à-dire avant de déployer nos troupes le 26 mars, date à laquelle a commencé la période de six mois pendant lesquels nous participions aux opérations de la Force de protection des Nations Unies.

Il s'agit du plus fort pourcentage de réservistes jamais déployés dans le cadre d'une opération canadienne de ce genre. À mon avis, vous ne verrez plus jamais une aussi forte participation de la part des réservistes aux opérations futures. Nous pouvons évidemment en discuter pendant la période des questions.

Avant de commencer ma description des activités, je trouve toujours utile de donner une idée du terrain sur lequel se déroulent les opérations. Là vous voyez à l'écran un schéma du terrain sur lequel s'est déroulé l'opération de la poche de Medak. Si vous regardez tout à fait en bas, vous verrez une zone verte, qui correspond à une grande chaîne de montagnes, appelée les montagnes Velebit, et c'est une chaîne de montagnes très élevées et rocheuses qu'il est impossible de franchir en véhicule mais que peuvent traverser des soldats à pied.

Au Nord, c'est-à-dire dans la partie supérieure de cette diapositive, vous voyez une autre caractéristique des collines inférieures, et entre se trouvait essentiellement une plaine d'inondation de sol arable, c'est-à-dire des terres agricoles. De nombreux agriculteurs vivaient dans cette zone. On y trouvait une population mixte de Serbes et de Croates.

Ce qu'il faut noter sur ce schéma, c'est la ville se trouvant dans le coin supérieur gauche de la diapositive, une ville appelée Gospic où se trouvait le quartier général des forces militaires croates. Au fond à droite, vous verrez la ville de Medak, où se trouvait le quartier général de la brigade serbe. Entre les deux, vous voyez une ligne qui marque l'endroit où s'affrontaient les forces serbes et croates. C'est ce territoire là qui était disputé par les deux camps.

Sur la diapositive suivante, vous voyez une photo des montagnes Velebit, ce qui vous donne une idée du terrain où se déroulait l'opération.

La diapositive suivante présente une perspective d'un terrain semblable sur lequel s'est déroulée l'opération de la poche de Medak au cours des 14 jours. Comme c'est souvent le cas, l'opération a été déclenchée par un grand barrage d'artillerie de la part d'une des deux factions, qui privilégiaient toutes les deux l'artillerie. Elle leur permettait de bombarder des installations militaires et civiles très lointaines.

Dans tout mon secteur, dont seulement une infime partie est montrée sur ce schéma, nous avons essuyé un barrage d'artillerie intense pendant les premières 24 heures de l'opération, c'est-à-dire entre le 9 et le 10 septembre 1993. Au quartier général de mon bataillon, et plus au sud, partout où se trouvait ma compagnie, nous avons fait l'objet de bombardements. Mais le barrage d'artillerie le plus intense était concentré sur le village de Medak.

Medak était un petit village d'environ 400 mètres de longueur et de 50 mètres de largeur. En fait, tout le village de Medak rentrerait dans l'édifice du Parlement où se déroule actuellement cette réunion.

En 24 heures, ce village a reçu 525 obus d'artillerie. Nous l'avons su parce que 24 heures auparavant, je venais d'envoyer un de mes pelotons jusque dans le village de Medak pour surveiller la situation, et il venait de s'installer dans un nouvel édifice. Quand les bombardements intensifs ont commencé -- et là, on parle d'obus de petit calibre et d'énormes roquettes d'artillerie qui explosaient à 25 mètres de leur édifice -- ils ont commencé à noter dans un petit cahier, comme ceux qu'on utilise à l'école primaire, le nombre d'obus qui explosaient autour d'eux. Après 24 heures, selon leurs notes, 525 obus avaient explosé dans un rayon de 200 mètres de leur édifice.

Chaque fois que les bombardements s'arrêtaient pendant un certain temps, mes soldats quittaient leur édifice, sautaient dans leurs véhicules blindés de transport de troupes pour trouver les maisons qui avaient été bombardées, sortir les Serbes de ces maisons, les emmener aux bunkers serbes, et ensuite retourner à notre installation pour recevoir une autre série d'obus.

Pendant les 24 premières heures, quatre soldats canadiens ont été blessés à la suite de bombardements d'artillerie. Deux d'entre eux ont été touchés près d'une maison à Medak pendant qu'ils réparaient des génératrices ou des véhicules durant le bombardement. Deux autres soldats se trouvaient à 20 kilomètres des lignes dans un camion de réapprovisionnement se trouvant tout à fait par hasard dans une zone bombardée d'obus de mortiers qui ont complètement détruit les cabines de leurs véhicules. Tous ont été transportés à notre unité chirurgicale, et, moins d'une heure après avoir été blessés, ils se trouvaient au bloc opératoire où on enlevait des morceaux de métal de différentes parties de leurs corps. Aucun d'entre eux n'est mort, mais nous avons tout de même eu quatre blessés pendant les premières 24 heures à la suite de ces bombardements.

Sur la diapositive suivante, vous voyez une photo de notre installation chirurgicale. Ce n'était pas une installation canadienne, car la capacité chirurgicale de l'Armée canadienne était à l'époque et reste encore assez limitée. Il s'agissait donc d'une installation chirurgicale française qui était encore en place. Pendant les premières 24 heures de l'opération de la poche de Medak, des médecins français enlevaient des morceaux de métal des corps de nos soldats canadiens.

D'ailleurs, je dois vous dire qu'à mon avis, il n'est pas normal que nous ne puissions pas nous occuper de nos soldats lorsqu'ils sont blessés dans l'exercice de leurs fonctions de soldat. Je ne sais pas au juste ce qu'il faut faire pour régler le problème, mais il faut absolument s'assurer, que si nos soldats sont mis en danger, ils pourront éventuellement se faire soigner.

Dès la fin du barrage d'artillerie, les Croates ont lancé leur attaque. Il s'agissait essentiellement d'un mouvement de tenailles. D'ailleurs, j'attire ici votre attention sur la ligne rouge qui part du haut de la diapositive, décrit une poche profonde et continue ensuite vers le bas de la diapositive. Comme je vous l'ai déjà dit, les Serbes, dont le quartier général se trouvait à Medak, contrôlaient l'ensemble de cette «poche» qui empiétait sur le territoire croate. C'était d'ailleurs quelque chose que les militaires croates acceptaient très mal. L'objet de cette attaque était donc de reprendre cette zone ou «poche», d'où le nom «poche de Medak».

Les Croates ont lancé leur attaque depuis les deux épaulements de cette poche à l'aide de leurs chars d'assaut et de leur infanterie qui descendait du Nord. Ils avaient réussi à faire passer leurs forces spéciales croates à pied par les montagnes de Velebit et ils attaquaient depuis les hauteurs et depuis le Sud, en mouvement de tenailles, pour prendre la poche.

Pendant une période de 24 à 48 heures, le combat entre les forces serbes et croates dans cette zone fut des plus intenses. Nous n'avions pas de soldats au-delà du village de Medak proprement dit. Nous avons fini par établir un poste d'observation indiqué par un drapeau français au haut de cette diapositive, à environ deux kilomètres de la poche proprement dite. Nous avons muni nos soldats canadiens de jumelles à longue portée. Pendant un certain temps, soit 48 heures, le sergent canadien qui surveillait le terrain au poste d'observation, à l'aide des jumelles, constituait l'unique source d'information sur la situation à l'intérieur de la poche proprement dite pour le secrétaire général des Nations Unies.

Je dis toujours qu'à l'époque, c'est un sergent canadien qui conseillait Koffi Annan sur les opérations de l'ONU.

La diapositive suivante montre certains types d'équipement qu'utilisaient les Croates pour lancer leur attaque. Il s'agit en l'occurrence d'un char d'assaut T-72.

Sur la diapositive suivante, nous avons une vue du char d'assaut que tout soldat préfère ne pas avoir en face de lui.

Après 24 heures, les Serbes étaient dispersés en petits nombres dans toute la région de Krajina. Ils empêchaient les réserves d'avancer. Une fois que les Serbes avaient compris que c'est là que les forces croates concentraient leurs attaques, ils ont fait venir des renforts. Ils ont appuyé leurs forces en y amenant plus d'artillerie, plus de chars d'assaut et plus de soldats d'infanterie, et ce, pour essayer de stabiliser la situation et de mettre un terme à l'attaque des forces croates.

La photo que vous voyez sur la diapositive suivante a été prise par mon chauffeur quand nous passions devant ce point de déchargement. Ce n'est pas très facile à voir, mais elle montre l'avant d'un train que les Serbes avaient modifié pour transporter leurs chars. Il s'agit essentiellement d'un porte-char. Ils avaient accès à un chemin de fer rudimentaire dans la région de Krajina. Ils avaient démonté la caisse du tank pour l'installer de façon permanente sur le wagon de tête. Derrière ce wagon venaient 10 ou 11 wagons à plate-forme qui transportaient les chars jusqu'à 5 kilomètres de la ligne de front. Ils économisaient ainsi du carburant et un déplacement inutile vers le théâtre d'opérations.

Vous verrez sur les trois prochaines diapositives quelques lance-roquettes serbes qui ont été installés dans la zone, un transport de troupes blindé serbe et quelques chars serbes.

Après 48 heures et surtout après l'arrivée des renforts serbes, les deux lignes de front se sont stabilisées. Les deux camps creusèrent des tranchées et on n'enregistra plus aucun mouvement. Les Croates consolidèrent leur emprise sur la poche.

Pendant environ deux jours, les Nations Unies lancèrent une initiative diplomatique de haut niveau afin d'essayer d'apaiser les tensions que cette attaque croate avait causées en Croatie et en Bosnie. Il s'agissait de la même mission FORPRONU à ce moment-là et ce qui se produisait dans un pays avait des répercussions dans toutes les autres régions de l'ex-Yougoslavie.

Les négociations stagnaient jusqu'à ce que les forces serbes, par représailles pour cette attaque croate, lancèrent deux missiles FROG à partir d'un point situé à 200 kilomètres, qui s'écrasèrent dans les faubourgs de Zagreb, la capitale croate.

Lorsque les interlocuteurs politiques croates s'aperçurent que les Serbes pouvaient bombarder leur capitale, ils acceptèrent de revenir à la table de négociation et de conclure une sorte d'accord de paix.

L'accord qui fut conclu au niveau politique stipule que les forces serbes devaient demeurer sur les positions où elles avaient été repoussées. Les forces croates devaient revenir jusqu'aux positions d'où elles avaient lancé leur attaque le 9 septembre. Les forces des Nations Unies s'interposeraient dans la zone tampon et occuperaient l'intégralité de la poche de Medak afin de séparer plus complètement les belligérants.

C'est ce qui fut conclu au niveau politique. Malheureusement, au niveau militaire l'accord ne reçut pas toute l'adhésion souhaitée. J'y reviendrai dans un moment.

Le 13 septembre, je fus informé d'avoir à retourner à Krajina, la capitale, afin de recevoir les ordres de mon patron des Nations Unies, le général Cot qui envoyait son émissaire me demandant d'établir cette zone tampon.

On me communiqua à cette occasion plusieurs éléments d'information. On me dit que je devais établir une zone tampon entre les parties et que je devais lancer cette opération dans les 24 heures, dans une région d'environ 2 400 kilomètres carrés, plus précisément dans la partie nord de mon secteur. Je ne pouvais pas non plus retirer tous mes hommes du reste du secteur.

On devait placer deux compagnies françaises de fantassins sous mon commandement opérationnel, ce qui faisait que les forces déployées pour cette opération dans la zone tampon étaient multinationales. Cet apport faisait également passer mon bataillon d'environ 900 à environ 1 500 hommes, pour toute la durée de l'opération de la poche de Medak.

J'ai reçu ces ordres dans la soirée du 13 septembre. Je donnai à mon tour mes ordres, que vous voyez en face de vous maintenant, relativement à une opération en quatre phases. Je devais tout d'abord m'interposer entre les deux parties afin de mettre un terme au combat.

Vous devez vous souvenir que le fait que leurs positions se soient stabilisées ne veut pas dire qu'ils ne se tiraient pas dessus. Il s'agissait toujours d'une guerre en rase campagne dans laquelle étaient engagées les lignes de front des Serbes et des Croates, séparées par un no man's land allant de 400 à 1 200 mètres. L'artillerie continuait à tirer, ainsi que les chars.

Je devais donc arrêter le combat. Ensuite, je devais ménager un site de franchissement. Mon bataillon tout entier se trouvait en territoire serbe, derrière les lignes serbes. J'ai pu avoir des pourparlers avec les forces serbes, mais je n'étais pas équipé pour informer les forces croates, de l'autre côté, et qui venaient juste de lancer cette attaque, ce que j'envisageais de faire. Il fallait que j'établisse un site de franchissement et que je fasse passer certains de mes hommes de l'autre côté. Ensuite je devais acheminer mes compagnies le long de ce lieu de passage, obtenir de l'armée croate qu'elle retourne à sa position de départ sur le bord de la poche, puis patrouiller la totalité de la zone et envoyer un rapport aux Nations Unies sur les péripéties de l'occupation par les Croates de la poche de Medak.

Je vous ai dit que je devais recevoir deux compagnies de fantassins français. Mais d'abord je vais vous dire de quelle force je disposais. En 1993, le véhicule qui a équipé mon bataillon était le bon vieux M-113, qui est entré en production en 1965. La plupart des conducteurs de ces véhicules étaient plus jeunes que ceux-ci, qui étaient équipés d'une mitrailleuse de calibre 50, sur un affût de type pinto.

L'arme du plus fort calibre dont je disposais était un système d'armes antichars, d'une grande efficacité. J'en avais huit, que je déployais dans la poche, afin de tenir en respect les blindés croates. Ces armes peuvent détruire n'importe quel tank à 3 700 mètres. Nous n'avions pas besoin de nous en servir, mais c'était l'arme de plus gros calibre dont je disposais.

Les éléments français étaient équipés des véhicules qui figurent sur cette diapositive. Ils en avaient plusieurs dans chacune de leurs compagnies et je voudrais vous faire remarquer que ces véhicules sont armés d'un canon de 20 millimètres. Il fut un temps où un canon de 20 millimètres était une pièce de gros calibre à l'échelle internationale. Maintenant c'est un calibre moyen. Quel que soit le théâtre d'opérations, qu'il s'agisse des Balkans, de l'Afrique, ou de n'importe quelle autre région du monde, des canons de ce calibre ou de calibre plus fort seront engagés, qu'ils soient montés sur un camion de ferme ou sur des véhicules militaires. De nos jours, c'est devenu une arme défensive, après avoir été une arme offensive.

Vous voyez sur la diapositive suivante l'autre type de véhicule dont ils étaient équipés. Il s'agit de leur transport de troupes. Je voulais vous le montrer afin que vous puissiez juger de la garde au sol. Les mines constituent une menace croissante pour toutes nos missions de maintien de la paix. C'était certainement le cas au cours de cette mission et je vais vous montrer les dégâts que ces mines peuvent causer. L'avantage de ce véhicule c'est que, lorsqu'il passe sur une mine, il se peut qu'un pneu éclate, mais la caisse résiste à l'impact, protégeant le personnel qui se trouve à l'intérieur. Ce n'était pas le cas des M-113. Lorsqu'un de ces véhicules sautait sur une mine, dans la plupart des cas la caisse ne résistait pas et ses occupants recevaient des blessures plus ou moins graves, surtout le conducteur, qui est assis juste au-dessus de la roue externe, qui est celle qui fait normalement sauter la mine, avec juste 6 pouces de garde au sol. Je vous indique ceci pour vous donner une idée de notre équipement.

Vous vous souviendrez que j'avais reçu l'ordre de débuter l'opération dans les 24 heures. Nous avons reçu une compagnie des éléments français du secteur nord. C'est-à-dire dans la partie la plus au nord du secteur. La position Medak est indiquée par le drapeau canadien. La distance qui sépare la compagnie française de la zone de Medak est d'environ 250 kilomètres. Nous avons reçu une seconde compagnie française en provenant de la poche de Bihac un peu plus au Nord, à environ 200 kilomètres de la position qui leur avait été assignée. J'ai également dû déplacer mon peloton de lutte antichar et une de mes compagnies de la partie située à l'extrême sud de ma zone, à travers les montagnes Velebit, c'est-à-dire sur une distance d'environ 100 kilomètres, le tout en 24 heures. Dans une période de 24 heures, cette opération d'imposition de la paix devait être prête à recevoir des ordres et à entrer en action.

J'aborde ce sujet parce que, lors des préparatifs des missions de maintien de la paix dans le monde, on dit souvent qu'il est indispensable d'avoir une bonne formation en technique de guerre avant de pouvoir mener des opérations de maintien de la paix. Il est impossible de s'entraîner pour des grands déploiements sur 200 kilomètres à bref délai, pour se préparer aux opérations de maintien de la paix. Ce qui est nécessaire c'est une formation logistique relative à toutes les munitions et toutes les composantes de l'équipement qui sont indispensables en situation de combat de grande envergure, pendant des opérations normales de maintien de la paix. Voilà pourquoi je pense qu'il est essentiel que les Forces canadiennes subissent un entraînement normal aux techniques de guerre, et ceci s'applique également à nos alliés de l'OTAN, si nous voulons être en mesure de mener à bien des opérations de maintien de la paix dans l'avenir.

Le matin du 15 septembre, j'établis mon quartier général dans la ville de Medak. N'oubliez pas la taille de cette ville. Je disposais de quatre sous-unités, composée chacune d'un effectif variant entre 135 et 250 soldats (pour les compagnies françaises) déployés autour du village dans des abris camouflés. J'avais aussi mon propre peloton antiblindé équipé de huit lance-missiles antichars. J'avais aussi tous mes ingénieurs et l'ensemble de mon peloton de reconnaissance. Autour du village de Medak, j'avais déployé environ 1 100 hommes et probablement près de 120 véhicules, prêts à passer à l'action dans le cadre de l'opération Medak proprement dite.

À ce moment-là, le général Cot, le commandant de la FORPRONU, arriva en hélicoptère, pour avoir un entretien avec moi. J'avais l'impression qu'il voulait voir si j'étais prêt pour l'opération, qui devait débuter à midi. J'ai aussi senti qu'il voulait avoir avec moi un entretien privé au sujet des problèmes que nous pouvions nous attendre à rencontrer pendant l'opération.

Pendant presque deux heures, le Lieutenant général Cot, le commandant des forces françaises, et moi-même avons marché dans le village de Medak. Il inspectait nos soldats et discutait avec moi. En gros, nous avons défini la règle d'engagement au sol. Je demandai, et reçus la permission de changer les règles d'engagement pour mon système de missiles antichars. Jusqu'à ce moment, ce système ne pouvait être utilisé que si je donnais l'ordre d'ouvrir le feu. Comme je savais qu'un grand nombre de chars se trouvaient sur notre flanc le plus éloigné, j'avais assoupli la règle d'engagement afin que les lance-missiles puissent tirer pour assurer leur défense. Si un char tirait sur un de mes lance-missiles, celui-ci pouvait riposter sans avoir à m'en demander la permission.

Le Lieutenant général Cot me communiqua deux renseignements importants. Tout d'abord, il m'informa que la crédibilité de la FORPRONU dépendait beaucoup de cette opération. Jusqu'à cette époque, en 1993, la FORPRONU n'avait jamais réussi à imposer sa volonté à aucun des belligérants. À chaque fois qu'elle tentait de mettre en vigueur un accord de paix dans une région, elle avait été forcée d'abandonner la partie devant la résistance des différentes factions. Il déclarait qu'il était important pour la crédibilité de la FORPRONU que cette opération soit couronnée de succès.

Le deuxième élément d'information qu'il me transmit revêtait une importance beaucoup plus grande de mon point de vue et était qu'il pensait que le commandement de l'armée croate n'avait pas informé ses troupes qu'elles devaient se retirer jusqu'à la position qu'elles occupaient le 9 septembre.

Vous devez comprendre mon point de vue. Au moment où je suis sur le point de traverser la position des forces serbes, qui sont au courant de notre intention et qui comprennent les modalités de l'accord, et où nous étions sur le point de nous avancer vers les forces croates qui n'ont pas été informées qu'elles doivent se retirer, ceci place mes soldats dans une situation très dangereuse. Il n'existait aucun moyen de communiquer notre inquiétude à l'autre partie étant donné que nous ne disposions d'aucun site de franchissement. Nous avons donc dû communiquer en toute hâte cette information à nos soldats afin qu'ils puissent prendre les mesures nécessaires quand ils passeraient devant les chars et l'infanterie serbes qui étaient retranchés.

Quoi qu'il en soit, le général Cot estimait que notre discussion avait été fructueuse et il me donna l'ordre de lancer l'opération le 15 septembre, à midi. Conformément à notre plan, je donnais l'ordre à la compagnie Charlie, la compagnie canadienne et à la première compagnie de l'élément français de se déplacer vers le nord de la route menant vers le no man's land, à partir de midi. À midi, les soldats, dans leurs véhicules, commencèrent à se déployer. Il ne s'agissait pas d'une formation en colonnes, mais d'une formation tactique par pelotons. Ils se déployèrent donc normalement et progressèrent, passant devant les chars et l'infanterie serbes.

Dès qu'ils s'approchèrent à une certaine distance des chars et de l'infanterie serbes, ils essuyèrent le feu des forces croates. Au début de notre progression, des balles commencèrent à ricocher sur le blindage de nos transports de troupes blindés. À ce moment, mes hommes pensaient qu'il s'agissait d'une erreur et que les Croates ne s'étaient pas rendu compte qu'ils tiraient sur les véhicules blancs de l'ONU qui se dirigeaient vers eux. Nous avons donc donné l'ordre de déployer complètement nos antennes en position verticale afin que nos fanions se trouvent le plus haut possible, et que les Croates puissent les voir. C'est alors qu'ils se mirent à faire feu à l'aide de leurs mitrailleuses et de leurs armes lourdes. Il devint alors évident qu'il ne s'agissait pas d'une erreur d'identification et mes hommes commencèrent à prendre position et à riposter.

Pendant les 15 heures qui suivirent, nous avons livré aux forces croates ce qui ne peut être décrit que comme un combat rapproché. Depuis environ 13 heures jusqu'à 8 heures le matin suivant, une série de combats rapprochés opposèrent mes hommes, les soldats français et les Croates, qui tiraient et ripostaient tour à tour.

Vous devez comprendre que, à certains moments, les deux parties, les Serbes et les Croates n'étaient séparées que par 400 mètres et au point le plus éloigné vers le nord, dans le secteur français, par environ 1 200 mètres. Ils occupaient ces positions parce qu'elles étaient les plus faciles à défendre. Le terrain qui se trouvait entre ces deux lignes est ce que nous appelons, dans notre jargon militaire, la zone d'abattage. C'est là que mes soldats avaient pris position, le terrain qui n'est pas la position la plus stratégique, parce que nous devions avancer et arrêter le combat.

La compagnie Charlie, qui s'était divisée en trois emplacements occupés par les pelotons avec leurs transports de troupes se trouvait à environ 200 mètres des forces croates qui les avaient engagées avec des mitrailleuses, et des tirs d'armes automatiques, des grenades, des tirs de canons de 20 millimètres et, pendant 15 heures ces pelotons se sont défendus. Dès qu'un échange de feu s'interrompait, et que les forces croates tiraient sur un autre peloton, ils ripostaient. Un grand nombre de boîtes de munitions y passèrent. Mes soldats se retranchaient sous le feu de l'ennemi. Certains de mes hommes étaient allongés sur le sol et ripostaient à des tirs de mitrailleuses qui se trouvaient à 200 mètres. Tandis qu'ils essuyaient le feu direct des mitrailleuses, d'autres soldats creusaient des tranchées. Cette situation dura pendant le reste de l'après-midi et dans la soirée jusqu'à 8 heures.

On voit sur la diapositive suivante des traces de balles sur cette maison. C'est là que s'était retranché le peloton du capitaine Dave McKillop et en particulier du sergent Rod Dearing. Il commandait cette section. À un moment, il avait ménagé un poste d'observation en haut de ce bâtiment pour essayer de mieux voir les forces croates, lorsqu'un obus de 20 millimètres le traversa de part en part. Deux ou trois soldats regardaient par la fenêtre lorsque des obus traversèrent les deux murs de l'édifice. Un obus de 20 millimètres peut traverser les deux côtés d'un bâtiment et continuer sa trajectoire pendant encore 1 000 mètres. Comme les obus continuaient à toucher l'édifice, ils décidèrent de descendre au sous-sol.

On peut voir ici l'endroit où une grenade propulsée par fusée ou un obus antitank toucha la façade de ce bâtiment, pendant qu'ils tiraient sur l'ennemi. Cette section prit part à environ cinq affrontements dans ce lieu.

J'aime bien montrer la diapositive qui suit car elle illustre bien le contraste entre ce à quoi peut s'attendre un membre d'une opération de maintien de la paix de nos jours et ce que vivaient nos soldats à Chypre, au milieu des années 70. En ce temps-là, si les bottes d'un soldat n'étaient pas cirées et si son uniforme n'était pas repassé, il recevait une réprimande. Maintenant, chaque cartouchière portée par le soldat autour de la taille contient deux chargeurs pour sa mitraillette et il a probablement déjà tiré environ 500 balles avec l'arme qu'il porte. Cette photographie a été prise le matin suivant l'opération. Il a probablement creusé une ou deux tranchées et fait plutôt attention à son fusil qu'à son apparence. C'est des gens de ce calibre qu'il nous faut pour ce type d'opérations.

La photo suivante a été prise à 9 heures après le dernier échange de feu et on y voit une des tranchées qui ont été creusées. Le militaire sans casque est le sergent Rod Dearing. On voit également le bombardier Scott Leblanc, un réserviste de l'artillerie. C'est maintenant un jeune élève-officier en 2e année au Collège militaire royal qui se joindra certainement au PPCLI quand il obtiendra son diplôme.

On voit également sur cette photo deux soldats des forces régulières, le sergent Dearing qui a été cité à l'Ordre du jour, et un autre militaire. Les autres sont tous des réservistes de cette section. Comme je l'ai déjà dit, ils ont pris part à cinq affrontements, dont l'un a duré une heure et demie avec les forces croates qui se trouvaient à 200 mètres, en rase campagne.

L'élève-officier Scott Leblanc a également été cité à l'Ordre du jour pour avoir couvert sa section avec la mitrailleuse pendant que ses camarades creusaient des tranchées pour se protéger.

À environ 18 heures dans la soirée, après cinq heures d'échanges de feu entre les Canadiens et les Croates, je reçus une requête surprenante par l'intermédiaire d'un de nos observateurs de l'ONU qui m'informait que le général croate à Gospic, de l'autre côté, voulait me rencontrer afin de discuter de la situation sur le front. Nous prîmes très rapidement des dispositions pour me permettre de traverser la ligne de front.

Juste après la tombée du jour, à 19 heures, je commençais à traverser à pied, avec trois de mes hommes, la zone tampon de 1 400 mètres s'étendant entre la ville de Medak et les forces croates qui tiraient toujours dans l'obscurité, des deux côtés de cette route. Nous avancions le long de cette route goudronnée et nous avions convenu d'un signal qui consistait à donner trois coups de notre lampe torche, avec le filtre rouge. Les Croates devaient répondre de même. Aussi longtemps que ces trois éclairs rouges s'allumaient, nous savions que nous pouvions progresser en toute sécurité vers cette mitrailleuse située sur notre flanc, du côté croate.

Quand, dans l'obscurité, nous arrivâmes de l'autre côté, nous étions attendus par des membres des forces croates qui nous emmenèrent sans tarder à Gospic où nous eûmes une rencontre, que je qualifierais d'intense, avec tout le commandement de l'armée croate.

On nous accusa immédiatement de faire preuve d'agressivité envers les Croates. Ils me confirmèrent ce dont se doutait le général Cot, à savoir qu'apparemment ils n'avaient pas reçu l'ordre de se retirer.

Par chance, j'avais dans ma poche une photocopie de l'accord qui m'avait été transmis deux jours plus tôt. Lorsque je leur montrai la signature de leur général sur le document qui spécifiait qu'ils devaient se retirer jusqu'aux positions qu'ils occupaient le 9 septembre, nous avons pu passer de la phase de récrimination aux négociations concernant leur retrait.

Nous avons convenu qu'à midi, le jour suivant, ils informeraient leurs soldats qu'ils devaient se retirer. Nous pourrions à ce moment-là commencer à les accompagner vers ces positions.

Nous avons aussi convenu que nous pourrions procéder cette nuit à la seconde phase de notre opération qui consistait à traverser la zone qui se trouvait entre les forces croates et les forces serbes, sur la seule route goudronnée, que l'on voit sur la diapositive.

Vers les 2 heures du matin, nous avons pu établir un site de franchissement entre les lignes serbes et croates. En général, les combats cessèrent, à part quelques tirs sporadiques à l'aube de la journée suivante.

À ce moment-là, nous nous sommes rendu compte que nous avions fait une erreur tragique en donnant aux Croates jusqu'à midi pour se retirer. En effet, nous nous sommes aperçus à ce moment-là que des colonnes de fumée s'élevaient au-dessus de chacun des villages serbes indiqués sur notre carte. On y entendait également des explosions ainsi que le crépitement des armes automatiques.

Il était évident que l'armée croate procédait à une purification ethnique systématique de toute la région avant de la céder aux forces de l'ONU.

Pendant environ quatre heures, jusqu'à midi, nous avons dû assister impuissants à ce spectacle. Après avoir informé le quartier général des exactions qui semblaient être commises, puisqu'en fait nous n'avions pas de moyen de confirmer nos craintes, nous avons dû rester les bras croisés pendant qu'ils tuaient les civils et détruisaient et mettaient le feu aux bâtiments.

Les explosions que nous entendions étaient celles de chapelets de mines antitanks liées entre elles avec des détonateurs électriques afin de détruire les fondations des bâtiments, afin que tout l'édifice s'effondre. Ils brûlaient les bâtiments et les granges, et ils tuaient les hommes et les bêtes dans ces poches.

À midi précis, notre première compagnie s'engagea sur l'aire de stockage. Ma compagnie Delta était commandée par le major Drew. Lorsqu'ils arrivèrent de l'autre côté, ils s'aperçurent que, pendant la nuit, l'armée croate avait établi une nouvelle position de défense, derrière nos soldats. Ils avaient creusé des tranchées et amené des hommes et des missiles antichars. Un de leurs chars s'avança. Ils avaient miné toute la zone autour de la route goudronnée. Ils avaient installé des dispositifs antitanks de grande taille, le genre dents de dragon que l'on voit dans les films, sur la route. Lorsque nous arrivâmes de l'autre côté, ils nous annoncèrent: «Vous ne passerez pas».

La situation était très tendue, avec tous ces systèmes d'armes et des mines de chaque côté de la route. Nous n'avions plus de marge de manoeuvre. Le brigadier croate nous annonça simplement: «Vous ne pouvez pas bouger».

Cette situation était très explosive et nous ne pouvions pas la prolonger. Dès que nous nous aperçûmes que les Croates avaient mis en batterie leurs systèmes de missiles, tous mes hommes pointèrent leurs systèmes antichars vers les systèmes d'armes croates. Mes soldats mirent pied à terre et armèrent leurs armes et leurs mitrailleuses. Pendant environ une heure et quart la situation fut extrêmement tendue. Si un seul coup avait été tiré, il y aurait eu environ 150 de mes hommes et 200 soldats croates, séparés par moins de 50 mètres, tirant les uns sur les autres des pièces de gros calibre.

Il était évident que nous ne pouvions pas donner l'ordre de charger et de passer en force. En même temps, nous ne pouvions pas permettre qu'échoue l'opération du général Cot. Nous ne pouvions pas utiliser la force dans cette situation, sous peine de perdre des dizaines d'hommes en quelques minutes.

Heureusement, à ce moment-là, comme la plupart des gens pensaient que l'opération était terminée, un grand nombre de journalistes s'étaient rassemblés et accompagnaient mes soldats, avant d'aller voir ce qui s'était passé dans la poche de Medak. Il y avait environ cinq chaînes de télévision et peut-être une vingtaine de journalistes de la presse écrite qui suivaient mon groupe de transports de troupes et de véhicules d'appoint.

J'eus alors l'idée de rassembler les journalistes, derrière l'un des véhicules et je leur dis: «Je voudrais tenir une conférence de presse juste devant les mines». Je leur expliquai que je voulais utiliser les médias internationaux afin de leur arracher en quelque sorte le droit de passage, en les attaquant sur le plan de l'opinion publique internationale et en les obligeant de façon indirecte à nous laisser passer.

Nous organisâmes alors ce qui devint une véritable conférence de presse. Je tournais le dos au brigadier croate qui se tenait de l'autre côté des dents de dragon et des mines. La conférence de presse se déroulait en face des mines et des barrières antichars. Les Croates ont été accusés de procéder au nettoyage ethnique de la poche de Medak et d'avoir violé l'accord qu'ils avaient conclu avec moi la nuit d'avant et avec le général Cot quelques jours avant.

Lorsque le brigadier croate entendit ce que je déclarais aux médias il changea rapidement d'attitude et fit retirer les mines et les barrières de la route, afin de nous ouvrir un passage.

Une heure et demie plus tard, nous pouvions commencer à traverser les lignes et à forcer les combattants qui se trouvaient dans la poche de Medak à interrompre le nettoyage de la poche.

À environ 13 h 30, ma première compagnie commença à traverser les lignes serbes. Elle se composait d'environ 140 soldats et de 20 véhicules. À 14 h 30, mon peloton de reconnaissance, dont je faisais partie, ainsi qu'une compagnie de l'armée française s'enfonçaient à l'intérieur de la poche.

Nous avancions en deux colonnes. Lorsque nous arrivâmes dans la poche, il était environ 18 heures, juste avant la tombée de la nuit. La scène était horrible, et me hantera pendant longtemps. Les bâtiments étaient encore en flammes, tous les bâtiments avaient été soit complètement rasés après avoir été dynamités ou étaient encore la proie des flammes. Les soldats croates étaient encore en train de s'embarquer dans des autocars pour quitter le secteur, et la plupart d'entre eux portaient des sacs ou des valises pleins de butin. Du bétail mort jonchait le sol. On pouvait voir des gants chirurgicaux partout dans chacun des villages que nous avons traversés, ce qui indique qu'un grand nombre de corps avaient dû être enterrés ou éliminés. Environ 200 à 300 corps n'ont jamais été retrouvés lorsque la HCNUR fit le point sur le nombre d'habitants des villages, ceux qui ont pu s'échapper et ceux qui ont pu être retrouvés.

À ce moment-là, nous avons commencé à trouver des cadavres.

Je voudrais maintenant vous montrer une vidéo qui illustrera le stress auquel nos soldats ont été soumis. Vous y verrez un inspecteur de la GRC, un membre du CIVPOL. J'avais recruté des gens avec des connaissances spécialisées. Celui-ci avait reçu une formation en médecine légale et il avait préparé des rapports officiels sur le moment approximatif du décès ainsi que des moyens employés pour provoquer la mort, qui devaient être annexés à notre rapport pouvant être éventuellement utilisés par le Tribunal des crimes de guerre.

Vous verrez également sur cette vidéo des soldats de l'infanterie en train d'enlever ces corps, avec tout le respect et la dignité possible, et les placer dans des sacs mortuaires avant de les transporter à la morgue serbe temporaire, pour fin d'identification par la famille. Vous pourrez ainsi comprendre le stress auquel ils étaient exposés.

Visionnement de la vidéo.

Col Calvin: Je n'ai pas besoin de vous dire que les militaires ne reçoivent pas de formation les préparant à ce genre de tâche. Lorsqu'ils sont déployés dans le cadre d'une mission de maintien de la paix, ils ne s'attendent pas à exercer ce genre de fonctions. Un grand nombre de militaires ont été très secoués par ce type de travail.

La diapositive suivante montre que tous les bâtiments ont été complètement rasés.

Comme je l'ai déjà précisé, nous sommes arrivés à cet endroit la nuit précédente. Il était très dangereux de se déplacer la nuit dans cette zone, à cause de la présence des mines. C'est pourquoi nous avons décidé à ce moment-là de stabiliser notre position.

La nouvelle du carnage s'était rapidement répandue parmi les effectifs, et les hommes étaient particulièrement révoltés. Je peux vous assurer que ce matin-là les Croates ont été repoussés avec la plus grande célérité vers la position du 9 septembre, par les forces canadiennes et françaises.

Le 17 septembre, nous nous sommes d'abord assurés qu'aucun soldat croate ne demeurait dans la zone et nous avons repoussé les forces croates au-delà de la position du 9 septembre, ce qui a été accompli vers 18 heures. Nous avions donc atteint notre objectif d'établir une zone tampon entre les deux parties.

Les mines représentaient une menace permanente. Au cours de l'opération de Medak, quatre véhicules et deux militaires avaient sauté sur des mines.

On voit sur cette diapositive un véhicule canadien où les dégâts que peuvent causer une mine sont tout à fait évidents. J'ai pris cette photo de l'un des véhicules qui avaient été détruits par une mine au cours d'une autre opération environ un an plus tard. Quatre véhicules français ont sauté sur des mines, causant des blessures à leurs passagers. Ceci vous donne une bonne indication de la puissance de destruction d'une mine.

On voit sur la diapositive suivante l'équipe de nettoyage que j'avais mise sur pied afin de pouvoir dresser un bilan exhaustif des atrocités dont nous avions été les témoins. Cette équipe était commandée par l'un de mes majors et comprenait deux médecins. On y trouvait également un ou deux inspecteurs de la GRC ainsi que les ingénieurs qui étaient capables d'utiliser de l'équipement de terrassement lourd, afin d'exhumer les cadavres. L'équipe comprenait également une trentaine de mes fantassins. Ceux-ci étaient affectés au transport des corps jusqu'à la morgue serbe.

Lorsqu'un corps était découvert, les spécialistes étaient appelés et procédaient à leur investigation.

La diapositive suivante illustre ce à quoi nous nous occupions au cours des dernières journées. Nous avions divisé la zone en quatre secteurs et nous avons fouillé chaque pouce du terrain afin de relever l'ensemble des dégâts causés aux bâtiments et de prendre note de tous les puits qui avaient été empoisonnés à l'aide d'huile de moteur ou en y jetant des cadavres. Nous avons relevé tout ce qui avait été fait afin qu'aucune famille serbe qui avait vécu dans ce lieu pendant trois siècles ne puisse jamais se réinstaller dans ce lieu.

La diapositive suivante montre encore les activités de l'équipe de nettoyage.

Pour conclure, qu'avons-nous réussi à faire? En tout, quatre Canadiens ont été blessés par l'explosion d'obus et sept soldats français ont été blessés par des mines, dont deux par des mines antipersonnel, l'un d'entre eux ayant reçu plus de 600 débris de métal dans sa jambe. Ni l'un ni l'autre ne pourront jamais marcher normalement. Un officier canadien trouva la mort au cours de l'opération et deux Canadiens ont été blessés à la fin de l'opération au cours d'une collision frontale avec un camion serbe.

Les médias croates ont fait état de 27 Croates blessés ou tués par les Canadiens au cours des échanges de feu qui nous avaient opposés au cours d'une période de 15 heures. Je ne suis pas en mesure de me prononcer sur la véracité de cette information.

Trois transports de troupes et une excavatrice ont sauté sur des mines du côté français.

En ce qui concerne le nettoyage ethnique, nous avons trouvé 16 corps. Je suis persuadé qu'un plus grand nombre de personnes ont été tuées et que leurs corps ont été ensevelis à l'écart. Je dis ça parce que nous avons trouvé un grand nombre de gants chirurgicaux dans les villages en question.

Tous les bâtiments avaient été détruits, ou brûlés. Le bétail avait été abattu.

À la suite de notre rapport, le général croate a été destitué, mais aucune autre mesure n'a été prise contre lui. J'ai témoigné, au Canada, ainsi que plusieurs de mes officiers et sous-officiers et nos dépositions ont été transmises au Tribunal des crimes de guerre de La Haye qui fait présentement enquête sur ces faits afin de poursuivre éventuellement les autorités croates.

Notre unité a reçu la première Mention élogieuse du commandant de la Force, qui lui a été remise par le commandant de la FORPRONU pour sa conduite méritoire sous le feu, au cours de notre engagement dans la poche de Medak. De toutes les unités, au nombre de plus de 140, provenant de toutes les nations du monde, intégrées dans la FORPRONU, seulement trois ont reçu des mentions de ce genre. Celle-ci a été créée à la suite de l'opération de Medak, afin de rendre hommage aux unités dont la conduite a été particulièrement exemplaire dans des circonstances difficiles.

Comme on le voit sur la diapositive suivante, plusieurs militaires ont été décorés par le Canada.

Je voudrais maintenant formuler quelques commentaires sur les soldats auxquels nous étions opposés, et je pense que cela s'applique à tous les théâtres d'opérations. Je les qualifie de «voyous lâches et armés». Ils font montre d'un grand courage face à des civils sans défense, des femmes, des enfants et des fermiers, mais ils ont beaucoup moins courageux lorsqu'ils se trouvent opposés à des soldats professionnels bien armés qui les regardent dans les yeux et qui leur disent avec conviction: «Je suis ici pour défendre le droit et pour vous empêcher de commettre des actes contraires à la morale. Si vous continuez, je n'hésiterai pas à vous tuer.»

Des «voyous lâches et armés», voilà comment je décrirais la plupart des gens des Balkans. Et je ne pense pas que la situation ait beaucoup évolué entre 1993 et maintenant.

Je voudrais encore vous montrer une vidéo qui a été filmée à la fin de l'opération de Medak. Un groupe de soldats ont été interviewés au sujet de leur participation à cette opération et ils ont fait au sujet de la formation quelques commentaires que je voudrais que vous entendiez, car il est toujours préférable de les entendre de la part des soldats que de la part des officiers.

Visionnement de la vidéo.

Col Calvin: Notre affectation s'est terminée le 10 octobre. L'opération s'était déroulée entre le 9 et le 23 septembre, donc ceci se passait à la fin de notre opération.

Si ceci s'était produit au cours des premiers mois, avant que nous ayons acquis de l'expérience concrète sur le terrain d'opérations, je pense que l'issue aurait pu être entièrement différente. C'est comme si nous étions arrivés aux finales de la Coupe Stanley. Nous avions déjà connu l'expérience du feu avant cette opération et cela nous avait aguerris.

Cette diapo montre une stèle qui avait été érigée par la FORPRONU à la mémoire de tous ceux qui avaient perdu la vie au cours de cette mission. Deux d'entre eux étaient mes soldats. Le caporal John Béchard est mort en août 1993. John Béchard avait environ 22 ans et était marié à Amy. John était en permission deux semaines autour du 1er août, pendant que sa femme mettait au monde leur première fille, Janessa. John était ravi d'avoir pu partir en permission pour la naissance de son enfant. Quand il revint, il était plein d'énergie et d'enthousiasme. À son arrivée sur le théâtre d'opérations, il apprit que sa compagnie s'était déployée vers le Sud afin de se préparer pour l'opération de Medak. Le matin, il s'est joint au convoi qui avait été formé pour l'amener dans sa sous-unité. Les véhicules étaient alignés sur une petite pente. John passa derrière la remorque pour y jeter son sac. À ce moment-là, le camion recula et l'écrasa contre le véhicule qui suivait. Il mourut en deux minutes.

Trente-six heures après avoir dit au revoir à John, Amy apprit la nouvelle de la mort de son mari.

Je voudrais également vous présenter le capitaine Jim Decoste. Jim est mort dans un accident de la route le 18 septembre, je pense, deux semaines avant notre retour au Canada. Sa femme Jan a appris juste avant notre retour que son mari ne reviendrait pas.

Tous ces cas ne constituent que les pertes visibles subies au cours des opérations à l'étranger. Je calcule que, au cours de ma période de service de six mois, nous avons enregistré une vingtaine de blessures. En plus des blessures dues aux éclats d'obus, nous avons également enregistré des pertes causées par les mines et les grenades piégées. Il faut également mentionner les dégâts causés par le stress et la dépression, qui entraînent, entre autres effets, des divorces. Des opérations telles que celles-ci ont un coût et nous devons y être préparés.

Avant de passer aux questions, je voudrais vous présenter à nouveau les deux personnes qui se trouvent à mes côtés, parce que je voudrais que vous leur posiez également des questions. Tout d'abord, voici le sergent Jake McIndoe qui était commandant de section au cours des six mois que j'ai passés en Croatie. Avant le début de l'opération de Medak, le sergent McIndoe était commandant de section dans le village de Medak. Le bâtiment où il avait retranché son peloton a été pris sous le feu des forces serbes. Nous avons parlé des combats que nous avons menés contre les Croates, mais ce n'était pas de vrais soldats. Un peloton serbe attaqua sa position, à l'arme automatique, à la mitrailleuse et à la grenade et le sergent McIndoe a dû commander sa section sous le feu de l'ennemi.

Je vais présenter le sergent Hoppe de façon un peu spéciale. Je vais vous le présenter de la même manière qu'il m'a été présenté lorsqu'il a reçu sa décoration, à la résidence du Gouverneur général.

Le sergent Hoppe était le commandant d'un poste d'observation clé situé entre les forces serbes et les forces musulmanes en Bosnie-Herzégovine. À plusieurs occasions, le poste avait essuyé le feu d'armes automatiques et d'armes antichars pendant le mois de juillet 1994. Conscient du besoin de maintenir ce poste d'observation des belligérants, il plaça son véhicule blindé devant ses hommes afin de les protéger et de pouvoir riposter et de poursuivre sa mission. À une autre occasion, il a dû riposter et mettre sa patrouille à l'abri. Pendant toute cette action, il demeura calme et maître de lui-même, faisant preuve d'un leadership exceptionnel qui lui permit de protéger sa patrouille et de mener à bien sa mission. Pour cette conduite exemplaire, le sergent Hoppe a reçu la Croix du Service méritoire.

Le 30 août 1994, le sergent Hoppe a sauvé trois enfants qui étaient pris sous le feu direct de l'ennemi près de Vrbovsko, en Bosnie-Herzégovine. Du poste d'observation où il se trouvait, il remarqua un groupe d'enfants qui se cachaient derrière les grilles d'un cimetière. Il ordonna immédiatement à un chauffeur de transport de troupes de conduire son véhicule le long de la route pendant qu'il courait à côté de lui, à l'abri des tirs de l'ennemi. Arrivé au cimetière, le sergent Hoppe sortit à découvert et, malgré un feu nourri, rassembla les enfants et les emmena se mettre à l'abri dans le véhicule qui retourna au poste d'observation. Pour cet acte de courage, le sergent Hoppe a reçu la Médaille de Bravoure.

Je vous présente donc un vrai héros canadien. Ce n'est pourtant pas à ce titre que je lui ai demandé de m'accompagner, mais plutôt pour qu'il puisse servir de porte-parole à tous ceux qui ont été blessés, parce que le sergent Hoppe a lui-même été gravement affecté par ce qu'il a connu au cours de cette mission. Il souffre à présent du syndrome de stress post-traumatique et il est venu aujourd'hui répondre à vos questions sur les soins à donner aux personnes souffrant des mêmes troubles.

Nous sommes maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions concernant nos opérations militaires.

Le président: Merci beaucoup. Colonel, avez-vous participé à d'autres opérations de maintien de la paix?

Col Calvin: Oui, j'étais à Chypre en 1981. J'ai participé à deux missions: une à Chypre, et celle que je viens de vous décrire en Yougoslavie.

Le président: Ai-je raison de croire que les problèmes que vous avez dû régler dans l'autre cas étaient fort différents?

Col Calvin: Pas une seule balle n'a été tirée en six mois à Chypre. Les munitions n'étaient distribuées que sur l'autorisation d'un commandant de niveau plus élevé. En Yougoslavie, notre unité, qui était établie dans une zone considérée sûre et sécuritaire, essuyait le feu des autres forces une fois par semaine, en moyenne, et parfois plus souvent. Nous ripostions, même à l'extérieur des limites de l'opération de la poche de Medak, au moins une fois toutes les trois semaines, sinon toutes les deux semaines. Nous avons été bombardés du moment que nous sommes arrivés dans le secteur du sud vers le milieu du mois d'août. Presque tous les jours, certains de mes soldats devenaient la cible d'obus.

Le président: Si je vous pose la question, c'est parce que tout ce que j'ai lu sur les opérations de maintien de la paix jusqu'à présent m'a donné l'impression que le maintien de la paix est tout à fait possible dans certaines conditions, et presque impossible, dans d'autres.

Mon autre question concerne directement celle que vous venez d'aborder.

Au comité, la notion d'État faible est une notion qui nous est familière. Un État faible commet souvent des actes de grande violence. Par exemple, certains prétendent que l'incident de la place Tiananmen n'aurait jamais pu se produire dans un pays doté d'un gouvernement fort et confiant. Je vous dis cela simplement pour expliquer ce que j'entends par «État faible».

Vous avez parlé tout à l'heure de mauvaises communications ou de prétendues mauvaises communications entre le général croate et son gouvernement. Je ne crois pas que vous l'ayez dit, mais il est également possible qu'il s'est agi d'insubordination et que les communications n'étaient pas aussi mauvaises que le prétendaient les personnes avec qui vous traitiez.

Col Calvin: À mon avis, il s'agissait d'une véritable mise en scène. Leur prétendu manque de renseignements n'était en réalité qu'une tentative pour retarder davantage l'avance des forces de l'ONU et la création de la zone tampon, car si on retarde les choses suffisamment longtemps, il est possible que l'accord s'effondre. C'est une stratégie qui était connue de toutes les parties -- du moment qu'il s'agit de faire des concessions, on prend son temps. À mon avis, ils savaient parfaitement ce qu'ils faisaient. L'opération de purification ethnique qu'on a observée vers la fin et à laquelle participaient des forces policières civiles, de même que les forces spéciales et les soldats de l'armée croate, reposait sur un plan systématique et bien organisé. Tous travaillaient de concert. D'énormes quantités de mines et de bois ont été amenés dans la zone en question pour alimenter les incendies de sorte que les immeubles continuaient à brûler jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien.

Le sénateur Corbin: Je voudrais revenir sur une remarque du colonel, qui parlait des conditions dans lesquelles il est possible ou impossible de faire intervenir des troupes. Le témoin pourrait-il nous donner d'autres précisions à ce sujet?

Col Calvin: À mon avis, il serait dangereux de croire que les conditions qui existent au moment où vous décidez d'envoyer des troupes n'évolueront pas avant l'arrivée de la force de protection ou pendant la période d'affectation. Quand nous avons reçu l'ordre de partie en mission, nous devions nous établir dans un secteur en particulier, c'est-à-dire celui de l'Ouest. C'était un secteur stable où des opérations de désarmement étaient déjà en cours et qui n'était pas visé par une guerre en rase campagne. Au milieu de la période d'affectation, nous avons été déplacés vers le secteur du sud, étant donné que nous constituions la réserve du commandant de la force, et c'est ainsi que nous nous sommes trouvés au milieu d'une guerre. Nous n'avions pas été mis au courant de cette possibilité au moment de faire notre entraînement. C'est uniquement grâce à l'excellent entraînement de nos sous-officiers, de nos sergents, de nos adjudants et de nos officiers subalternes que nous avons pu préparer suffisamment nos réservistes et mener nos opérations dans cette zone.

Après avoir pris une décision, la situation peut rapidement se détériorer. Mais une fois la décision prise, il est difficile de rajuster la force. Je ne sais pas si j'ai vraiment répondu à vos questions.

Le sénateur Forrestall: Ma première question porte sur un domaine un peu délicat. Un certain nombre de députés et de sénateurs ont eu l'occasion de se rendre en Bosnie-Herzégovine et de visiter spécifiquement la même zone générale que vous avez décrite. Pendant notre tournée, et surtout à notre retour, j'ai été frappé par l'absence presque totale de counselling, notamment à l'intention des réservistes. Certains services de counselling étaient offerts au départ, et même sur le terrain. On observait le même genre de relations à l'intérieur du peloton ou des différents groupes. Mais je me demande si les services de counselling étaient vraiment suffisants. Je crains qu'ils laissent un peu à désirer. Avez-vous des suggestions à faire à cet égard?

En tant que membres d'un force permanente, vous avez une mentalité un peu différente. Mais pour quelqu'un qui quitte un bureau, un entrepôt ou une compagnie de camionnage pour se retrouver au centre des opérations, l'expérience doit être extrêmement traumatisante. C'était déjà assez difficile quand on pouvait supposer qu'ils auraient des armes légères pour se défendre pendant les opérations de maintien de la paix. Mais cette époque est bien révolue. En tant que groupe, il est plus facile de mener des opérations du Chapitre 6 lorsqu'on est déjà préparé pour celles du Chapitre 7 que d'être préparé pour celles du Chapitre 6 et de passer tout d'un coup aux opérations du Chapitre 7 au théâtre des opérations. Dans ce contexte, pourriez-vous me dire ce que vous pensez des services de counselling actuellement disponibles?

Le sergent Tom Hoppe, Sièges mixtes des Forces canadiennes: Que l'on soit réserviste ou membre de la force régulière, comme le colonel le disait tout à l'heure, on peut difficilement se préparer pour ce genre de choses.

D'autres pays, comme la Nouvelle-Zélande et Israël, qui sont bien plus avancés que nous dans ce domaine, offrent des services de counselling avant et après la période d'affectation à ceux qui participent à de telles opérations. Ces services sont prévus de façon bien organisés. À l'heure actuelle, les Forces canadiennes n'offrent pas des séances structurées de counselling avant et après les périodes de service.

Au quartier général divisionnaire, nous avons assuré des services de counselling aux membres du groupe déployé en Honduras dès leur retour. C'est grâce à ces initiatives que nous avons découvert que c'est souvent aux unités de fournir leurs propres services de counselling. Mais ce n'est pas toujours la meilleure solution.

Donc, pour répondre à votre question, les services de counselling offerts avant et après la période de service sont insuffisants.

Le sénateur Forrestall: Il convient à mon avis de s'en souvenir et de voir ce qu'on peut faire à d'autres niveaux pour rectifier ce problème tout à fait critique.

En parlant du Coyote, j'ai dit, un peu pour rire, que ce véhicule n'est qu'une super-jeep avec un grand canon monté derrière. Dans quelle mesure ce véhicule est-il à l'épreuve des mines? Malheureusement, nous avons vu ce qui est arrivé à d'autres véhicules de l'Armée canadienne lorsqu'ils sont passés sur des mines. Le Coyote est-il vraiment à la hauteur de la tâche? Peut-il passer sur des mines?

Sgt Hoppe: Sénateur, je ne le sais pas. Je n'ai jamais été dans un Coyote. C'est en dehors de mon domaine d'expertise, étant donné que je n'ai jamais utilisé un tel véhicule. J'utilisais le véhicule de transport de troupes blindé M113 pendant mon service, et par conséquent, je ne peux vous parler de celui-là.

Col Calvin: C'est une question hypothétique. Lorsqu'un Coyote passera sur une mine, nous verrons bien dans quelle mesure il peut résister à l'explosion.

Le sénateur Forrestall: Vous voulez dire qu'aucun de ces véhicules n'a encore été détruit par une mine?

Col Calvin: Je n'ai pas fait partie de l'équipe de projet qui a mené les essais. Que je sache, il n'est pas prévu au cahier des charges qu'on doit faire exploser un de ces véhicules avant de pouvoir les utiliser.

Le sénateur Forrestall: J'aurais espéré que le fabricant le fasse pour être sûr de se conformer au cahier des charges.

Col Calvin: On pourrait sans doute demander l'avis d'un expert, qui analyserait la forme de la caisse et la garde au sol. Il est évident que la garde au sol de ce véhicule est supérieure à celle du TTB qu'on avait là-bas. J'imagine qu'il offre une meilleure protection contre les mines que l'équipement dont je me servais pendant mon service.

Le sénateur Forrestall: Dans quelle mesure la situation au Kosovo est-elle différente de celle que vous avez connue en Croatie?

Col Calvin: Sénateur, vous nous posez une question injuste. Nous avons lu les mêmes articles et entendu les mêmes reportages médiatiques que vous. Même les médias n'arrivent pas vraiment à pénétrer très loin dans le Kosovo. Je m'avancerais beaucoup en essayant de répondre à votre question.

Le sénateur Forrestall: Mais sur les plans climatique et géographique, s'agit-il de situations semblables? A-t-on affaire aux mêmes groupes?

Le président: Sénateur Forrestall, le témoin vous a déjà dit qu'il n'a pas l'expertise voulu pour répondre à votre question.

Le sénateur Forrestall: Je ne me rendais pas compte qu'il m'avait fait une réponse aussi directe que celle-là.

Le président: Sénateurs, je vous rappelle que nous parlons pour le moment d'opérations de maintien de la paix. On peut bien parler du cas de l'ex-Yougoslavie, mais il ne faut pas que cette opération définisse les limites de notre examen. C'est justement pour cela que j'ai commencé par poser des questions sur d'autres missions de maintien de la paix.

L'OTAN a maintenant adopté comme principal rôle le maintien de la paix et la protection de la sécurité de ses membres. Je me demande si nous ne nous illusionnons pas sur notre capacité de régler certains problèmes culturels, religieux ou politiques par le biais d'effort diplomatique ou peut-être d'une force militaire. Croyons-nous vraiment être en mesure de régler ce genre de problème et d'établir la paix là où la paix n'existe pas? J'aimerais que le comité connaisse les vues de nos témoins à ce sujet.

Le sénateur Forrestall: Monsieur le président, c'est ce à quoi j'en venais, de façon un peu indirecte, certes, en interrogeant les témoins. Ma question portait sur une question que vous-même aviez soulevée. J'aimerais d'ailleurs remercier les témoins pour leurs commentaires.

Col Calvin: Sénateurs, il faut que tout le monde comprenne que le conflit là-bas n'est pas simplement le résultat d'une mauvaise décision de la part de certains dirigeants et de l'acceptation par la population de cette mauvaise décision. La population, c'est-à-dire tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants, dans la mesure où ils sont prêts à sacrifier leurs propres enfants pour cette cause, est convaincue de son droit de posséder certaines parties de ce territoire. Tel est le sentiment des gens de la base. En tout cas, c'était certainement leur sentiment quand j'y étais. Je ne crois pas que les Serbes du Kosovo soient différents de ceux que j'ai rencontrés. Les Croates et les musulmans -- bien que je n'ai pas traité avec eux -- ne sont certainement pas différents.

L'attitude de la population ne changera pas, même si d'autres sont au pouvoir. À titre d'exemple, pendant des négociations, j'étais assis en face d'un capitaine serbe qui portait sur son uniforme une étoile noire au-dessus du coeur. À la fin des négociations, en discutant de choses et d'autres avec lui comme cela se fait normalement dans ce genre de situation, je lui ai demandé de m'expliquer la signification de cette étoile noire. Il m'a dit que si plus de 10 membres de sa famille immédiate ont été tués par l'ennemi, on a le droit de porter l'étoile noire. Vingt-deux membres de sa famille avaient été tués par les Croates, et il me les a même énumérés -- ses grands-parents, sa mère, son frère, ses frères et ses enfants. En me regardant dans le blanc des yeux, il m'a dit ceci: «C'est pour cette raison que je n'attache aucune importance à ce que vous faites ici. J'ai personnellement l'intention de continuer à tuer des Croates jusqu'à ce qu'ils me tuent, et à part ça, le reste m'importe peu.»

Voilà donc la profondeur des sentiments de bon nombre de ces personnes. Dans certains cas, leurs attitudes peuvent être légèrement différentes. Mais il faut bien se rendre compte que la haine et les émotions les plus fortement ressenties ne sont pas en surface; elles sont au contraire très profondes. La population de cette zone est bien consciente de son histoire, depuis 500 ans. Chaque groupe est convaincu d'avoir raison, et ils sont tous prêts à attendre et à se battre pour défendre leurs droits.

Quand nous nous engageons à participer à de telles initiatives, nous ne devons pas nous imaginer que quelques mois là-bas suffisent pour changer les croyances profondes des gens. On ne doit pas se dire qu'on va assurer une présence pendant trois ans et que les gens auront tout d'un coup changé d'avis à la fin de cette période. Ils voient leur histoire sous un angle plus global que nous, au Canada, et ils ont une idée bien plus précise des enjeux de la situation pour les générations futures de leur groupe ethnique. Par conséquent, amener les gens à changer d'attitude est un projet à long terme, et non quelque chose qui se réalise en deux ou trois ans, comme l'OTAN a bien pu s'en rendre compte, à mon avis, dans le cadre du conflit de la Bosnie. Ils ont fini par morceler la Bosnie, même si nous préférons ne pas nous le rappeler.

Le sénateur Bolduc: Ai-je raison de croire que selon vous, la solution logique consisterait peut-être à diviser l'ensemble du terroir en plus petites zones qu'occuperait chacun des différents groupes ethniques? Ainsi il y aurait la Croatie, la Slovénie, la Serbie, le Kosovo, le Monténégro, et la Macédoine. En fin de compte, il n'y aurait plus que des Serbes en Serbie. Est-ce la conclusion logique de votre thèse?

Col Calvin: J'avoue que la diplomatie internationale n'est pas mon fort. Je suis soldat. Ce que je vous dis, c'est que si nous décidons de défendre la cause d'une ethnicité multiple, cause que nous épousons ici au Canada, un engagement à long terme de la part de la communauté internationale sera nécessaire avant que les populations des territoires concernés acceptent cette notion.

[Français]

Le sénateur Losier-Cool: Votre présentation visuelle aide certainement les membres du comité comme moi à bien comprendre les risques que représentent les missions de maintien de la paix ainsi que la grande complexité de ces opérations. Ma question porte plutôt sur les soins sanitaires au cours de cette opération militaire. J'ai cru comprendre que l'armée canadienne n'avait pas les moyens chirurgicaux nécessaires. Est-ce que d'autres armées avaient ces moyens?

Col. Calvin: La plupart des grandes armées du monde, les États-Unis, la France, l'Allemagne, ont un bon niveau de capacité chirurgicale par rapport au Canada. Au sein des Forces armées canadiennes, nous avons besoin de médecins et particulièrement de chirurgiens.

Le sénateur Losier-Cool: Est-ce qu'il y a une raison spéciale pour laquelle l'armée canadienne n'avait pas cette capacité?

Col. Calvin: Selon moi, c'est un manque de chirurgiens. Par le passé, nous n'avions que neuf chirurgiens au sein des Forces armées canadiennes. À chaque mission, les mêmes chirurgiens étaient envoyés. Après un certain temps, il était impossible de laisser ces chirurgiens continuellement loin de leur famille. Les chirurgiens quittaient donc l'armée pour poursuivre une carrière civile. Je ne connais pas la solution à ce problème car les conditions de travail subies par ces chirurgiens et ces médecins sont extrêmes selon moi.

[Traduction]

Les pressions, le stress associé au déploiement constant des mêmes personnes.

[Français]

Le sénateur Losier-Cool: Je sais que l'on ne doit pas référer à la situation actuelle, mais je me risque. Est-ce que les conditions médicales sont meilleures maintenant? Est-ce que l'armée canadienne compte davantage de chirurgiens ou est-ce que la situation actuelle du Kosovo est différente de celle de 1993?

Col. Calvin: La situation médicale actuelle pour le Canada est pire que la période à laquelle vous référez.

[Traduction]

Le sénateur Grafstein: Bienvenue au comité. J'ai une affinité géographique avec le Princess Patricia's Canadian Light Infantry. Leur quartier général était à London, en Ontario, ma ville natale, et ma propre brigade de cadets était affiliée avec le Princess Pats au début de la Guerre coréenne en 1951-1952. Je me souviens très bien d'avoir participé à des défilés devant le général Rockingham qui, si je ne m'abuse, a dirigé la première opération policière de rétablissement de la paix du Princess Patricia's Canadian Light Infantry après la Guerre de Corée. Vous êtes donc issu d'une longue lignée de grands soldats. En mon propre nom, je vous souhaite donc la bienvenue, et je suis ravi d'apprendre les bons résultats de cette mission.

L'un des problèmes qui se posent, pour nous qui essayons de comprendre les conseils donnés au comité et à l'ensemble de la population concerne la définition des opérations de «maintien de la paix» par rapport à celle concerne plutôt le «rétablissement de la paix». En écoutant nos témoins, je me suis dit qu'il s'agit là plutôt d'une opération de rétablissement de la paix, plutôt que de maintien de la paix. Notre rôle à Chypre, par contre, était de maintenir la paix. Mais dans le cas que vous nous décrivez, nous avions pour mission de rétablir la paix. J'aimerais donc vous parlez surtout de l'aspect rétablissement de la paix par rapport au maintien de la paix, car à mon sens, ce sont des activités tout à fait différentes du point de vue des ressources nécessaires et des besoins que nous avons à satisfaire.

Ayant fait cette distinction, permettez-moi de revenir sur ce cas d'espèce. À votre avis, aviez-vous suffisamment de forces sur le terrain -- là je ne parle pas de votre puissance de feu mais du personnel de terrain -- pour intervenir efficacement dans cette situation particulièrement difficile? Est-ce que les forces dont vous disposiez sur place étaient suffisantes?

Col Calvin: Une fois qu'on nous avait rajouté deux compagnies de soldats français, oui; là je disposais de suffisamment de personnel et de véhicules pour mener à bien l'opération en question.

Le sénateur Grafstein: Nous avons déjà entendu vos témoignages au sujet de l'insuffisance des véhicules et du soutien logistique en matière de services médicaux sur le terrain, et nous en avons pris bonne note.

Pouviez-vous compter sur une couverture aérienne pour cette opération? C'était une activité assez critique, mais il n'y avait pas de couverture aérienne. Pourquoi?

Col Calvin: Rappelez-vous la situation qui se prévalait à l'époque. Quand nous avons lancé cette opération, l'OTAN n'assurait aucune couverture aérienne au théâtre. Cette couverture aérienne n'était disponible que six mois après, quand nous avions déjà quitté le théâtre des opérations. C'est seulement six mois ou un an après notre départ que l'OTAN a mis en place une couverture aérienne pour les étapes ultérieures de l'opération en Bosnie.

Le sénateur Grafstein: Serait-il juste de dire que c'était une erreur du point de vue de la planification tactique?

Col Calvin: Si vous relevez de l'ONU, il y a certaines choses que vous ne pouvez pas faire. À l'ONU, malgré tous ses bons offices en matière de maintien de la paix, le caractère multinational du personnel du siège signifie que les capacités du personnel sont très variables. En réalité, le siège n'a pas une capacité de déploiement ou tactique. Pour que la couverture aérienne soit efficace, il faut un siège qui sache bien mener des opérations d'intensité moyenne. La couverture aérienne ne peut être efficace si elle relève d'une structure sur le terrain qui est insuffisante. Si vous n'avez pas la possibilité de contrôler cette couverture, et de fixer vos objectifs -- c'est-à-dire, si vous vous contentez de confier des avions à un organisme de l'ONU, vous courez à la catastrophe, à mon avis. Le niveau d'entraînement des soldats qui se trouvent sur le terrain, en ce qui concerne la coordination des objectifs, et la capacité du siège d'employer efficacement la puissance aérienne revêtent une très grande importance dans ce genre d'opérations. Tout cela n'a été mis en place qu'après notre opération.

Aurions-nous aimé avoir accès à toutes ces choses? Oui, bien sûr. Est-ce que j'aurais aimé avoir accès à des tanks? Évidemment. Mais je n'y avais pas accès. Par conséquent, nous avons dû recourir à d'autres méthodes pour mener à bien nos opérations. Par conséquent, nos soldats ont été exposés à bien plus de risques que cela n'aurait été le cas si nous avions pu employer des moyens indirects contre les Croates.

Le sénateur Grafstein: J'aimerais aborder maintenant la question de l'entraînement. Je ne me rendais pas compte de la nature des rapports entre la force régulière et les effectifs supplémentaires des Forces canadiennes. Si je me fonde sur vos explications, j'ai l'impression qu'il s'agissait d'une opération tout à fait homogène, c'est-à-dire qu'il y avait un programme intégré d'entraînement des membres de la force régulière et des réservistes qui a donné de très bons résultats. Était-ce la même chose pour l'unité française que vous avez également commandée? Avait-elle une forte proportion de soldats professionnels, par rapport aux réservistes?

Col Calvin: Les compagnies françaises qui se sont jointes à nous comportaient une forte proportion de conscrits. Par contre, leurs conscrits ont bénéficié d'un entraînement complet. Cela veut dire que chacun des soldats a subi une période d'entraînement intensif pour devenir soldat professionnel et rester en service pendant un certain temps. Je ne voudrais que vous interprétiez mal la situation relative aux réservistes. Il ne fait aucun doute que les réserves ont certainement leur place dans cette structure.

Elles ont certainement un rôle particulier à jouer dans le contexte des opérations de maintien de la paix. À la fin d'une période d'entraînement intensif de 90 jours, les simples soldats et les officiers subalternes ont sans conteste un rôle précis à jouer. Par contre, à certains niveaux d'activité, la situation peut être problématique pour les réservistes. Il faut être conscient des dangers auxquels nous exposons nos soldats canadiens.

Au rang de sous-officier supérieur, comme le sergent McIndoe et le sergent Hoppe, et au-delà, c'est-à-dire au-delà du rang de capitaine dans les réserves, les soldats n'ont généralement pas suffisamment d'expérience pour leur permettre de travailler efficacement dans une situation de forte tension où leur vie est en péril. Il y a évidemment toujours un certain nombre d'exceptions.

Mais ce sont généralement de vrais soldats. Leurs officiers subalternes sont compétents. En ce qui concerne les officiers de rang supérieur, il va sans dire qu'on ne peut acquérir 20 ou 30 années d'expérience quand on participe deux fois par semaine à un défilé ou à des exercices au manège. Ce genre d'expérience s'acquiert sur le terrain.

Le sergent Jake McIndoe, Sièges mixtes des Forces canadiennes: J'aimerais d'abord vous décrire la structure de ma section. Pour moi, il s'agissait d'une affectation tout à fait inhabituelle, en ce sens que notre section de 10 soldats comptait sept réservistes. L'une des diapositives indiquait justement que 44 p. 100 de nos effectifs étaient des réservistes. Je précise, cependant, que sept sur 10 correspond à 70 p. 100. J'avais donc un travail difficile. Comme les réservistes, c'était pour moi la première fois que je me trouvais dans une telle situation.

Pour faire participer un bataillon de la force régulière à une opération de ce genre, nous avons voulu assurer un entraînement plus intense et plus sérieux dès le premier jour. Il y a eu également une certaine érosion des effectifs, et c'était bien. Si nous avions eu le nombre précis de soldats que nous devions avoir, à mon avis, nous n'aurions pas eu autant de succès là-bas. Je veux dire par là que si nous avions dû gonfler notre bataillon de 300 réservistes, sans avoir la possibilité d'en réduire le nombre, le degré de professionnalisme de notre section aurait été moindre.

Nous avons subi un entraînement intensif. Une période de trois mois d'entraînement est obligatoire. Il faut une certaine préparation, surtout pour les réserves. Tous les fantassins de la force régulière, quels que soient leurs régiments, devraient avoir le même degré d'expertise. Ainsi vous avez la certitude qu'ils auront bénéficié d'un certain niveau d'entraînement. Il n'en va pas de même pour les réserves.

Malheureusement, on ne sait pas au juste ce qu'on va obtenir. Je dois dire, cependant, que j'étais très fier de servir avec les réservistes qui se sont joints à notre section. Ils m'ont beaucoup impressionné. Je les ai emmenés avec moi là-bas. Je ne savais pas à quoi m'attendre pendant cette affectation. Je ne savais pas au juste ce que ça donnerait, étant donné que sept de mes soldats étaient ce qu'on appelle des soldats de week-end ou d'été. Mais ils ont pu s'intégrer dans notre bataillon grâce à l'entraînement prévu par le commandant. Pendant la période d'affectation, ils ont pu atteindre le niveau approprié. Mais il a fallu pour cela énormément d'entraînement.

Col Calvin: Au début de la période d'entraînement de 90 jours, nous avions un total de 550 réservistes. Nous avons choisi les 385 meilleurs d'entre eux pour nous accompagner. Nous n'avons pas simplement décidé d'emmener avec nous l'ensemble des réservistes qui étaient mis à notre disposition. Il y a eu une vive concurrence pour savoir qui serait suffisamment bien entraîné pour nous accompagner.

En ce qui concerne la participation de la réserve, le sergent McIndoe vous a déjà dit que dans sa section, 7 soldats sur 10 étaient des réservistes. Je ne peux trop insister sur le stress qu'une section de ce genre crée pour un sous-officier de la force régulière sur les six mois de l'affectation. Il s'assure personnellement que chacun fait son travail, en sachant fort bien que certains d'entre eux n'ont pas reçu l'entraînement dont ils ont besoin pour bien s'acquitter de leurs tâches.

On a diagnostiqué, chez au moins une vingtaine de personnes qui ont servi avec nous, le syndrome de stress post-traumatique. Quand nous sommes revenus et les gens sont allés chacun de leur côté, certains d'entre eux n'ont jamais cherché à obtenir de l'aide. Il est possible que deux fois plus de personnes qui ont participé à cette affectation soient atteintes de ce syndrome. Certaines familles ont éclaté au retour des soldats, justement à cause de ce stress extrême qu'on connaît pendant la période de service.

Il y a un prix élevé à payer lorsqu'on augmente la proportion de réservistes dans une unité, et c'est pour cela que les Forces canadiennes ont décidé que pour les missions futures, l'effectif ne pourra être constitué que de 20 p. 100 de réservistes, par rapport à la forte proportion qui a caractérisé notre effectif.

Le sénateur Grafstein: Pourriez-vous nous parler des forces françaises et nous indiquer le rapport des conscrits aux membres de la force régulière?

Col Calvin: Je préfère ne pas me prononcer sur les forces françaises, car elles étaient rattachées à notre unité pendant seulement 14 jours. Par contre, j'ai commandé mon bataillon pendant neuf mois. J'ai donc eu beaucoup de temps pour porter un jugement à son sujet. J'ai fondé mon évaluation sur les résultats de nos opérations sur le terrain. Je suis réticent à me prononcer sur la valeur de différents types de soldats. J'estime que je suis mal placé pour faire une évaluation juste des forces françaises et de leur composition.

Le sénateur Grafstein: Monsieur le président, je précise que je vais certainement comprendre si les officiers préfèrent ne pas répondre à la question suivante.

En 1993, vous avez préparé un dossier judiciaire très complet sur une unité qui, selon vous, avait systématiquement commis des actes de génocide. Vous avez dit, et vos témoignages étaient fort intéressants -- que d'après votre analyse, vos conclusions et votre évaluation de la situation, tout cela reposait sur un véritable plan, plutôt que d'être l'acte isolé d'un officier dévoyé.

Six ans plus tard, aucune accusation n'a encore été portée contre les responsables. Pouvez-vous nous expliquer le retard qui a été accusé pour ce qui est de la préparation de ces dossiers et nous dire pour quelles raisons ces officiers croates n'ont pas encore été inculpés?

Col Calvin: Non.

Le sénateur Lynch-Staunton: Vous nous avez parlé tout à l'heure d'un colonel qui portait une étoile noire. S'agissait-il d'Agim Ceku?

Col Calvin: Je ne me rappelle pas de son nom, mais je sais qu'il s'agissait d'un capitaine.

Le sénateur Lynch-Staunton: L'Armée de libération du Kosovo est maintenant dirigée par un général croate. Je me demandais s'il s'agissait de la même personne.

Col Calvin: Moi, je vous parlais d'un capitaine serbe.

Le sénateur Lynch-Staunton: Ah, bon. J'ai mal compris.

Ma question est surtout une déclaration, et j'espère que vous serez en mesure de réfuter mes conclusions. Je vois une différence entre le maintien de la paix et le rétablissement de la paix, mais je ne vois pas une grande différence entre le rétablissement de la paix et une zone de guerre. Pour moi, le rétablissement de la paix n'est possible qu'une fois la guerre terminée. J'ai l'impression, d'après ce que vous nous avez dit, et ce que j'ai vu à l'écran et à la télévision, que le Canada continue d'équiper et d'entraîner ses soldats pour des opérations de maintien de la paix, alors qu'il devrait les équiper et les entraîner pour les opérations de rétablissement de la paix, c'est-à-dire que nos troupes devraient pouvoir participer à la guerre et disposer des équipements nécessaires pour mener à bien leurs activités.

Col Calvin: Si je ne me trompe pas, tout le matériel que nous achetons est fonction des engagements pris dans le Livre blanc. C'est-à-dire que ce nouvel équipement doit nous permettre de respecter nos engagements envers nos alliés de l'OTAN et nos autres partenaires du reste du monde. À mon avis, nos statistiques sur l'achat de matériel ne démontrent aucunement un désir de la part de l'armée de baisser nos normes en matière d'équipement simplement parce que nous participons à des opérations de maintien de la paix. Je dirais au contraire que les opérations comme celle de la poche de Medak ont plutôt eu l'effet inverse -- c'est-à-dire qu'elles nous ont permis d'éviter une dégradation potentielle, puisque nous avons compris que lorsqu'il s'agit de remplacer certains équipements, il faut opter pour des équipements de qualité élevée.

Pour ce qui est du matériel en général, le fourniment canadien est plus ancien et moins approprié à présent que celui de bon nombre de nos principaux alliés de l'OTAN. Ça, c'est un fait. Les Allemands, les Américains et les Britanniques sont tous en mesure de maintenir une force beaucoup plus importante que la nôtre et de faire plus que ne prévoit notre Livre blanc. Toutefois, je dois dire que notre équipement est supérieur à celui de bon nombre d'autre nations qui sont nos partenaires lors d'opérations de maintien de la paix et même d'imposition de la paix, dans certains cas. Je dois dire que mon équipement faisait l'envie de bon nombre des soldats des pays du Tiers monde avec qui j'ai travaillé en 1993. Ils arrivaient beaucoup moins bien équipés que nous.

De façon générale, je dirais que nous ne devons absolument pas faire de compromis pour ce qui est de l'équipement que nous achetons à l'avenir, des normes relatives au fourniment, des armes personnelles des soldats et de la sécurité. Nous nous devons d'acheter les équipements de la meilleure qualité possible, quel que soit le fournisseur. Nous devons exiger, vu les sommes que nous y consacrons, que l'équipement que nous achetons ait un certain contenu canadien. Il s'agit d'un principe fondamental que nous devrions toujours respecter. Mais à mon avis, il ne devrait pas être question de baisser nos normes simplement pour obtenir du contenu canadien. Nous devons plutôt nous assurer que nos entreprises canadiennes sont en mesure de respecter nos normes avant d'insister sur un certain contenu canadien.

Voilà ce que je voulais vous dire au sujet de l'équipement.

Le sénateur Lynch-Staunton: Merci. Comme je ne veux pas vous amener à participer à une discussion politique, je ne vais pas vous poser d'autres questions. Je crois que vous avez déjà exprimé votre opinion dans la mesure où votre poste vous permet de le faire.

Le sénateur Stollery: Monsieur le président, je ne m'y attendais pas, mais j'ai trouvé l'exposé de nos témoins extrêmement intéressant. Et le colonel a dit quelque chose qui m'a vraiment frappé. Il disait que face à une armée professionnelle, la prétendue armée croate n'était pas à la hauteur de la tâche. J'ai d'ailleurs écrit un long article sur le sujet pour une revue américaine. Je l'ai intitulé «l'unité paysanne de liquidation», ou l'UPL.

J'ai été en Algérie pendant la guerre civile, et je suis tout à fait d'accord avec ce que vous avez dit au sujet des soldats professionnels par rapport aux conscrits. Je tiens à ce que nous ayons des soldats professionnels, et j'ai du mal à comprendre comment, dans le contexte des opérations de maintien de la paix en Somalie, par exemple, la populace a pu réussir à faire fuir des soldats professionnels. Pour moi, c'est un grand mystère.

Les personnes qui se mettent à tuer des gens, comme vous le disiez, et comme c'est le cas dans les Balkans à l'heure actuelle, d'après ce que nous avons tous entendu dire, sont normalement d'origine paysanne. Très souvent il leur arrive d'assassiner leurs voisins. Il peut s'agir de catholiques qui assassinent leurs voisins orthodoxes. J'aimerais savoir ce que vous pensez de ces gens qui portent un uniforme, mais qui sont essentiellement des casseurs et qui, à votre avis, ne sont pas à la hauteur quand ils font face à des soldats professionnels. Comment se fait-il que nous n'ayons pas plus de succès sur ce plan-là?

Col Calvin: Sénateur, je dois faire une distinction entre les unités J et A de l'ancienne armée serbe et certaines d'entre elles auxquelles nous avons fait face en Croatie. Vous vous souviendrez qu'aussi tard que 1992, la Croatie n'avait pas d'armée du tout. Elle a donc été obligée de créer une armée de toute pièce, armée qui a procédé ensuite, à la purification des Serbes de Krajina pendant l'opération Tempête. Au cours d'une période de trois ans, ils sont devenus beaucoup plus professionnels qu'ils ne l'avaient été précédemment. En 1993, la discipline était encore très rudimentaire. Il s'agissait essentiellement de casseurs armés.

À mon avis, l'armée serbe est une armée professionnelle, et leurs recrues sont très différentes de certaines des personnes que j'ai rencontrées. Elle a une artillerie professionnelle, une armé de l'air, des radars anti-aériens, des mécanismes de repérage et un excellent réseau de communications.

Mais je tiens à préciser que bon nombre de ceux que mes sergents rencontraient sur le terrain en pleine nuit, qui avaient des fusils à la main, étaient simplement des casseurs armés. Il existe cependant des militaires d'un autre calibre dans la région, essentiellement au sein de l'armée serbe, qui sont très professionnels et sont à même de mener des campagnes, mais pas avec le même degré d'intensité que les forces de l'OTAN, à mon avis. Pour moi, ces militaires sont moins compétents que ceux des forces de l'OTAN à tous les niveaux. Il s'agit d'une toute autre catégorie de soldats.

En réponse à votre question sur les raisons pour lesquelles nous n'avons pas eu plus de succès, je dirais qu'une force de maintien de la paix ne réagit à ce genre d'actes répréhensibles que sur le moment et jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent. Nous n'avions certainement pas le pouvoir unilatéral de faire la guerre à aucune des factions en présence. Nous étions là pour surveiller la situation, faire des rapports à ce sujet et mettre un terme à toute acte répréhensible que nous observions. Aussitôt un incident terminé, il suffisait de faire 500 mètres pour voir un autre soldat armé qui se préparait pour la prochaine attaque.

Il y a une différence entre le fait d'être proactif -- ce qui est possible dans le cadre d'une mission d'imposition de la paix, comme celle de la Bosnie -- et le fait d'être réactif, ce qui décrirait davantage la mission de maintien de la paix à laquelle j'ai participé, où je devais constamment réagir. On ne pouvait réagir qu'à une chose à la fois là où se déroulaient ces incidents.

Le sénateur Stollery: De plus en plus, nous parlons d'UPL, c'est-à-dire d'unité paysanne de liquidation. C'est bien de ça qu'il s'agit; et ces unités existent dans toute l'Amérique du Sud. Ayant grandi dans différentes régions où les armées professionnelles étaient fort efficaces, j'avoue que j'ai du mal à comprendre comment fonctionnent ces unités. La Somalie est un bon exemple d'une situation où une unité de ce genre arrive à faire fuir des armées.

Nous aimerions faire des recommandations sur la façon dont l'OTAN devrait évoluer. Je sais bien que la plupart du temps, nous ne traitons pas avec les soldats de l'armée serbe régulière. Je comprends très bien qu'il existe deux niveaux. Il y a, d'une part, l'armée serbe, et d'autre part, tous ces gens qui assassinent leurs voisins. Il semblerait que nous n'ayons pas réussi du tout à les empêcher d'assassiner leurs voisins, voisins qui professent une religion différente. Que faut-il faire pour contrer cette difficulté? Ce genre de chose arrive de plus en plus souvent.

Col Calvin: D'abord, sénateur, je dois dire que je ne suis pas d'accord pour dire que les Somaliens nous ont fait tous fuir de Somalie.

Le sénateur Stollery: Je ne parlais pas de vous.

Col Calvin: L'unité que nous avons envoyée en Somalie a pris en charge la pire ville de toute la Somalie, c'est-à-dire Mogadishu. En peu de temps, elle a réussi à maîtriser la situation et à y maintenir l'ordre.

Si nos activités en Somalie ont pris fin, c'est surtout en raison d'un manque de volonté politique, plutôt que militaire. Quand des armées se font dire qu'il faut procéder à l'évacuation des troupes et retourner dans leur pays d'origine, ce n'est pas parce que le commandant de l'armée du pays qui l'y a envoyée a soudainement changé d'avis.

À mon avis, ce ne sont pas les chefs militaires qui ont fait fuir l'armée américaine, canadienne ou autre. C'est plutôt l'objectif de la mission qui a changé d'un seul coup, si bien qu'on a donné l'ordre à ces armées de s'en aller.

Mais pour répondre à votre vraie question -- pourquoi ne sommes-nous pas en mesure d'empêcher ces tueries -- le fait est que nos forces de maintien de la paix sont toujours fortement dispersées, où qu'elles soient. Je vous disais tout à l'heure que j'étais chargé de surveiller un territoire d'environ 2 400 kilomètres carrés. Par rapport à l'ensemble de mon effectif, la moitié de mes soldats sont de service à n'importe quel moment, alors que l'autre moitié est hors service. Autrement dit, 900 soldats sont hors service à tout moment, car sinon, les troupes s'épuiseraient très rapidement.

Ainsi, à tout moment, vous avez la possibilité de déployer 400 soldats. Vu le nombre de soldats à ma disposition, vous pouvez facilement vous imaginez, si je dois couvrir un territoire de 2 400 kilomètres carrés, combien de soldats je pourrais poster à chaque kilomètre de territoire.

Ont-ils une certaine marge de manoeuvre, s'ils sont malins et s'ils tiennent absolument à tirer sur leurs voisins? Oui, absolument. Nous est-il possible, grâce à des patrouilles actives et à des postes d'observation rigoureuse, de contrôler des territoires assez importants? Oui, absolument. Cependant, il ne faut pas y envoyer des unités en sous-effectif. Il ne faut pas chercher à s'en sortir avec le strict minimum tout le temps car, en fin de compte, nous aurons toujours à contrôler un secteur plus important que celui qui serait normalement acceptable, d'après nos principes militaires, et nous n'aurons jamais suffisamment de soldats pour le faire. Nos sergents vont alors devoir faire preuve de créativité et se montrer plus ingénieux que leurs adversaires si nous voulons réussir.

Donc, si vous prenez la décision de faire participer nos troupes à ce genre d'opérations, ne vous contentez pas du strict minimum.

Le président: Honorables sénateurs, ayant discuté de l'OTAN, nous passons maintenant à la question de la Commission européenne. Je termine cette partie de la discussion en remerciant le colonel et ses sous-officiers pour leur exposé et leurs commentaires très intéressants et utiles.

Merci infiniment de votre présence.

Honorables sénateurs, nous passons maintenant à notre examen des conséquences pour le Canada de l'émergence de l'Union monétaire européenne. Nous accueillons donc cet après-midi Son Excellence, Danièle Smadja, ambassadrice et chef de délégation pour la Commission européenne au Canada. Elle est accompagnée de M. Frederick Kingston, conseiller principal sur les affaires économiques et commerciales auprès de la délégation ici à Ottawa.

Son Excellence a lancé sa carrière très tôt et a travaillé de façon très intensive pour l'Union européenne, non seulement à son siège mais à l'étranger. Nous avons discuté un petit peu ce matin, et j'étais surpris d'apprendre que Son Excellence serait prête à se prononcer sur un très grand nombre des questions, soit dans ses remarques liminaires, soit en réponse aux questions des membres.

Votre Excellence, nous vous invitons maintenant à faire vos remarques liminaires et à répondre ensuite à nos questions.

Son Excellence Danièle Smadja, ambassadrice et chef de la délégation de la Commission européenne au Canada: Monsieur le président, je suis très heureuse et très honorée d'avoir été invitée à vous aider à vous préparer pour votre voyage en Europe. Je vais essayer de vous donner un aperçu général de la situation actuelle en Europe. Après notre discussion, j'espère que vous aurez encore plus de questions, ce qui prouvera que j'aurai réussi à aiguiser votre intérêt pour la question.

À l'heure actuelle en Europe, nous pouvons nous réjouir d'un certain nombre de réalisations remarquables et de faits nouveaux prometteurs. Il est évident que les Européens en sont très contents. Je voudrais vous parler de quatre de ces réalisations remarquables et de ces faits nouveaux et prometteurs. Parlons, d'abord, du lancement de la monnaie unique, l'euro, dans le cadre de ce que nous appelons l'Union économique et monétaire.

En 1969, nous avons commencé à parler de la possibilité d'union économique et monétaire. Plusieurs rapports ont été rédigés à l'époque, mais malheureusement, sur le plan international, nous étions aux prises avec différents problèmes économiques et notamment la crise du pétrole. Par conséquent, ce projet a été mis en suspens pendant un certain nombre d'années. En réalité, nous avons dû attendre encore 20 ans, c'est-à-dire jusqu'en 1989, pour parler à nouveau d'une éventuelle union économique et monétaire.

Nous avons été très contents du lancement de l'euro. Comme il s'agit de la création d'une monnaie unique -- c'est très comparable à la naissance d'un enfant -- on peut dire que le succès de cette initiative a été fort impressionnant, sur les plans à la fois technique et juridique. Dès le départ, la crédibilité de l'euro était bien établie. Et cela s'explique par l'excellente préparation qui a précédé le lancement de l'euro.

Le 1er janvier de cette année, nous avons lancé la monnaie unique. Pour le moment, l'euro est utilisé seulement sur les marchés financiers, mais les billets de banque et les pièces seront mis en circulation dès le 1er janvier de l'an 2002.

Une certaine euphorie a accompagné le lancement de l'euro. C'est une devise essentiellement saine issue des politiques monétaires et budgétaires saines de nos États membres. Elle est contrôlée par une banque centrale européenne indépendante. Cet élément-là du processus a également été soigneusement préparé.

L'euro a valu à l'Europe une culture de stabilité monétaire et de stabilité des prix. C'est très important pour l'Union européenne et pour l'ensemble des pays du monde. Cette nouvelle devise a déjà eu, et continuera d'avoir une incidence importante sur la situation monétaire internationale. Ce n'est guère surprenant en ce sens que le lancement de cette nouvelle monnaie correspond en effet à un grand événement historique. Onze pays constituent à présent ce que nous appelons l'Euroland. Chacun d'entre eux a dû respecter certains critères pour devenir membre du groupe. Il ne suffisait pas de décider d'y adhérer. Chacun a dû se conformer à toute une série de critères de convergence sérieux et importants. Ils ont dû s'engager à appliquer diverses politiques monétaires et budgétaires, notamment en ce qui concerne les finances publiques. Le fait que 11 pays aient accepté de renoncer à leur souveraineté relativement à leur monnaie constitue une véritable révolution.

L'euro constitue donc à présent la devise de quelque 270 millions de personnes, et elle sera également un devise importante sur le plan du commerce. D'après les spécialistes, à moyen terme, 35 p. 100 des échanges internationaux se feront à l'aide de l'euro.

C'est également une monnaie de réserve. Évidemment, plusieurs pays qui ont ou qui avaient précédemment des réserves en Deutsche Marks, en francs français, en lires italiennes ou dans une autre devise ont automatiquement converti leurs réserves en euros au 1er janvier. Il est intéressant de constater que plusieurs pays -- la Chine, par exemple -- ont déclaré qu'ils envisagent de convertir une proportion importante de leur réserve actuelle en euros. Un autre aspect important de l'euro est sa capacité d'aider les investisseurs à diversifier leurs portefeuilles.

Vous comprendrez donc facilement que l'euro a une incidence considérable sur la situation monétaire internationale. De plus, l'euro et l'Euroland apporteront une contribution constructive et positive à la discussion actuelle sur la nouvelle structure du système monétaire international.

Le lancement de l'euro et la concrétisation de l'union économique et monétaire européenne représente sans conteste une réalisation des plus impressionnantes. Je suis sûre que vous aurez l'occasion d'en discuter à Bruxelles, en particulier, en vue de mieux comprendre tout ce qui concerne la monnaie unique.

La deuxième réalisation sur laquelle je désire attirer votre attention est le processus d'élargissement actuellement en cours au sein de l'Union européenne. Il est tout à fait remarquable de constater que l'Union européenne, constituée actuellement de 15 États membres, attire de nombreux autres pays. C'est tout à fait logique, d'une certaine manière, étant donné que le processus d'intégration européenne a amené la sécurité et la paix à l'Europe. Il n'y a pas eu de guerre entre les pays membres depuis 50 ans. C'est tout à fait impressionnant, étant donné les expériences du passé. L'adhérence à l'Union européenne est également un moyen de bien ancrer la démocratie. Ainsi il n'est guère étonnant que l'Union européenne attire l'attention d'autres pays.

À l'heure actuelle, nous négocions l'adhésion de six autres pays à l'Union européenne. Il s'agit de la Pologne, de la Hongrie, de République tchèque, de la Slovénie, de l'Estonie et de Chypre. Six autres pays ont également demandé à y adhérer, mais nous n'avons pas encore entamé les négociations avec eux, car nous en sommes encore à l'étape d'examen de leurs demandes. Ces pays sont la Bulgarie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie, et la Turquie.

Nous sommes donc engagé dans un processus très impressionnant. En ce qui concerne les six derniers pays que j'ai nommés, nos chefs d'État et gouvernements vont prendre position, sans doute à la fin de l'année, sur l'opportunité d'entamer immédiatement des négociations avec eux sur l'accession à l'Union européenne.

Je voulais vous parler de la question d'élargissement, car c'est un phénomène qui aura certainement un impact. Elle est certainement très importante pour nous, au sein de l'Union, mais en même temps, elle influera certainement sur nos principaux partenaires commerciaux et nos principaux alliés, tels que le Canada.

La troisième réalisation dont je voudrais vous parler brièvement est la récente entente conclue par nos États membres. Il s'agit de ce que nous appelons l'Agenda 2000. L'Agenda 2000 constitue un train de mesures des plus impressionnantes élaborées par la Commission européenne et soumises à l'examen des États membres en vue de renforcer l'union et de la préparer pour l'élargissement. L'idée au départ était d'élaborer une stratégie de pré-accession, prévoyant notamment des possibilités d'appui financier, à l'intention des pays candidats. Ce document présente également un cadre financier pour l'Union européenne pour les années 2000 à 2006. De plus, son objectif consiste à renforcer l'union en prévoyant notamment en prévoyant notamment l'examen et l'amélioration de deux grandes politiques: d'abord, la politique agricole commune, et deuxièmement, ce que nous appelons la politique structurelle, qui englobe la politique régionale, la politique de cohésion, et cetera, et qui sont censées combler les écarts entre États membres, notamment lorsque certains d'entre eux ont un tissu social et économique plus avancé.

L'Agenda 2000 constitue un train de mesures fort controversé et ambitieux qui a suscité de nombreux débats difficiles. Je suis sûre que vous comprendrez à quel point les débats sur l'argent et l'agriculture peuvent amener la polémique. C'est un mélange tout à fait explosif. Mais à mon avis, l'Union européenne a prouvé sa maturité. Nous avons conclu une entente très rapidement -- en fait, beaucoup plus tôt qu'on ne le pensait. Cette entente a été conclue au mois de mars. Nous estimons par conséquent que nous sommes maintenant mieux équipés pour bien entamer le nouveau millénaire et ouvrir la ronde de négociations commerciales multilatérales qui s'amorceront à la fin de cette année, dans le cadre notamment de la réforme de notre politique agricole commune. Nous avons l'impression d'être mieux préparés pour relever le défi de l'élargissement.

Et la dernière, mais non la moindre, des réalisations dont je voudrais vous parler est celle de notre nouveau traité. Le Traité d'Amsterdam est entré en vigueur au 1er mai. Ce nouveau traité apporte des modifications à notre traité de fondation. Si vous me permettez, je voudrais passer rapidement en revue avec vous quelques améliorations intéressantes qui ont pu se concrétiser grâce à la conclusion de ce traité.

D'abord, le président de la Commission joue désormais un rôle élargi. En mars, nous avons été témoin d'un événement tout à fait historique, à savoir la démission en mars des commissaires. Le résultat a été une grande crise politique et administrative, mais la maturité du processus d'intégration européenne était prouvée une fois de plus, vu la rapidité avec laquelle nos chefs d'État ont décidé du nouveau titulaire du poste de président de la Commission. Ils ont proposé M. Romano Prodi, l'ex-premier ministre d'Italie, qui est maintenant chargé de diriger les négociations avec les gouvernements des États membres pour former une nouvelle commission.

En vertu de ce traité, le Parlement européen détiendra des pouvoirs élargis. C'est une nouveauté assez importante pour le processus démocratique au niveau de l'Europe. Vous serez peut-être présents, d'ailleurs, pour les élections qui se tiendront à la mi-juin pour élire un nouveau Parlement.

Des améliorations ont également été apportées au processus décisionnel de l'Union par l'entremise de ce nouveau traité. Par exemple, à l'avenir, un grand nombre de décisions seront prises à la majorité qualifiée, alors que les décisions étaient unanimes par le passé.

Ce traité renforce également notre politique étrangère et de sécurité commune, et ce, en vue de réaliser une politique commune en matière de sécurité et d'affaires étrangères qui soit applicable sur le plan juridique par les États membres.

En outre, ce traité introduit un nouvel élément. Nous aurons désormais un représentant haut placé qui sera le porte-parole et le représentant de l'Union européenne dans son ensemble sur toute question relative à la politique en matière d'affaires étrangères, de sécurité et de défense. Les chefs d'État et de gouvernement proposeront des candidats pour le poste de représentant à leur prochain sommet, qui se tiendra la semaine prochaine.

D'après les dernières rumeurs, l'un des favoris pour ce poste est M. Solana, l'actuel secrétaire général de l'OTAN. La semaine prochaine, nous saurons qui va occuper ce poste. Les membres ont des attentes élevées à l'égard de ce nouveau poste.

Nous avons donc un nouveau traité, ce qui est tout à fait remarquable, mais en même temps, nous aurons à relever des défis de taille dans les mois qui viennent à l'Union européenne. Nous avons une nouvelle commission qui va lancer ses activités dès le mois de septembre et M. Prodi y sera certainement un acteur important. C'est une situation qui sera intéressante tout en présentant certains défis, car la démission de la commission a été déclenchée par un rapport qui mettait le doigt sur un certain nombre de secteurs tout à fait dysfonctionnels au sein de l'institution. Ce rapport, rédigé par des experts indépendants, était assez critique. Tous les commissaires n'ont pas été condamnés, mais on a critiqué le mode de fonctionnement de l'institution. M. Prodi devra par conséquent réformer les méthodes actuelles de gestion et d'administration de la Commission.

Il y aura un nouveau Parlement européen. Je suis sûre que vous voudrez obtenir d'autres informations à ce sujet pendant votre voyage. La démission de la Commission a également été le résultat des nouvelles relations intéressantes entre le Parlement européen et la Commission européenne. À l'avenir, nous assisterons peut-être à davantage de crises de ce genre entre la Commission européenne et le Parlement européen. Ce sera une autre preuve de la maturité du processus démocratique en Europe.

Pour ce qui est des défis de l'avenir, nous allons sans doute devoir réformer nos institutions et le mode de fonctionnement de l'Union européenne en général, et notamment le processus décisionnel. Plusieurs États membres ont clairement indiqué qu'il faut d'abord réévaluer nos modalités administratives internes avant de songer à élargir l'organisation. Il y a quelques jours, il a été décidé -- et ce sera sans doute confirmé la semaine prochaine au sommet des chefs d'État et de gouvernement -- que nous tiendrons sous peu ce que nous appelons une «conférence intergouvernementale». La plupart des États membres et la Commission souhaiteraient voir cette conférence se terminer d'ici l'an 2000. Elle aidera l'Union à créer les conditions qui lui permettront de réaliser l'élargissement sur des assises plus solides.

Le dernier mais non le moindre des défis que nous aurons à relever dans les prochains mois est celui d'une intégration accrue au niveau politique de l'Union européenne. La création de l'euro donne peut-être l'impression d'être un projet économique, mais au-delà de la réalisation d'une monnaie unique, cette initiative constitue un projet politique impressionnant qui influencera sans doute l'intégration des États au niveau politique. À mon avis, la guerre au Kosovo a permis à certains de nos États membres, sinon tous, de se rendre compte qu'une initiative européenne en matière de sécurité et de défense s'impose que l'Union doit absolument accroître sa capacité de mobilisation sur des questions politiques de sécurité.

Je suis sûre que vous aurez l'occasion d'examiner plus en profondeur toutes ces questions lors de vos discussions à l'OTAN.

Je voudrais maintenant aborder la question des rapports entre l'Union européenne et le Canada. Je vais faire quelques remarques générales au sujet de la nature de nos relations et j'espère que vous me poserez des questions par la suite pour que je vous donne d'autres détails à ce sujet.

L'évolution actuelle de l'Union européenne dans le sens d'une intégration accrue -- que ce soit économique ou politique -- est certainement positive pour les relations bilatérales entre l'Union et le Canada. En fait, quand nous avons élaboré notre politique commune sur la sécurité étrangère, à la suite d'une révision de notre traité de fondation en 1993, nous avons réussi à améliorer nos relations bilatérales. Depuis lors, nous avons ouvert un dialogue politique très constructif qui comprend non seulement le dossier de la sécurité humaine, comme vous l'appelez ici au Canada, mais aussi diverses discussions importantes et intéressantes sur l'évolution de la scène politique dans d'autres pays.

En ce qui concerne nos relations bilatérales, j'estime que chaque fois que l'Union fait des progrès à l'interne, ces progrès amènent une amélioration correspondante de nos relations bilatérales. C'est d'ailleurs ce que nous avons constaté en 1976, lors de la conclusion de l'accord cadre. En 1990, nous sommes allés un peu plus loin en signant la déclaration transatlantique, et en 1996, un peu plus loin encore en acceptant un plan d'action conjoint.

Depuis décembre dernier, l'Union européenne et le Canada ont lancé l'Initiative commerciale UE-Canada. Cette initiative touche plusieurs domaines différents et a été appuyée par de nos chefs d'État, y compris M. Chrétien. L'année dernière, à leur sommet biannuel, le document concrétisant cette initiative commerciale a été signé en présence du chancelier autrichien. Cette initiative met l'accent sur une coopération accrue dans plusieurs domaines différents -- par exemple, la coopération multilatérale et le cadre des nouvelles négociations commerciales de l'OMC. Il met l'accent sur l'accord de reconnaissance mutuelle, sur l'équivalence et sur la coopération réglementaire en vue de rehausser la coopération dans les domaines des services, de l'approvisionnement, de la propriété intellectuelle et de la concurrence. En juin, nous espérons que l'Union européenne et le Canada signeront un accord sur la concurrence. Nous espérons également conclure une entente sur la coopération culturelle et l'expansion des entreprises. La veille de notre prochain sommet, qui se tiendra le 16 juin, le ministre Marchi sera à Bruxelles pour ouvrir un dialogue entre les représentants d'entreprises implantées des deux côtés de l'Atlantique.

Donc, nos relations bilatérales progressent, même s'il existe encore une certain nombre de pommes de discorde. Nous réussissons cependant à trouver d'assez bonnes solutions aux problèmes qui surgissent.

Excusez-moi d'avoir parlé aussi longtemps, mais vous comprendrez certainement que c'est un sujet très vaste.

Le président: J'ai plusieurs questions à vous poser, et si je ne le fais pas tout de suite, il est possible que l'occasion ne se représentera sans doute pas.

J'ai circulé aux membres du comité une lettre du professeur Donald Barry de l'Université de Calgary. Le professeur Barry a comparu devant le comité sénatorial permanent des pêches le 11 mai de cette année. La question à l'étude lors de cette réunion était le projet de loi C-27, Loi modifiant la Loi sur la protection des pêcheries côtières et la Loi sur la marine marchande du Canada en vue de permettre au Canada de mettre en oeuvre l'accord portant application des dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 concernant la conservation et la gestion des stocks chevauchants.

J'ai reçu la lettre de M. Barry après qu'il ait déjà comparu devant le comité. Il m'a fourni un bref résumé de l'évolution des relations entre le Canada et l'Union européenne dans la foulée de ce qu'on appelle la guerre du flétan noir. Ainsi les membres du comité ont pu se rafraîchir la mémoire concernant la guerre du flétan noir.

Le projet de loi C-27 a été adopté par la Chambre des communes et a été lu une troisième fois au Sénat le 13 mai. Si ce projet de loi reçoit la sanction royale -- et ce sera certainement le cas -- et devient une loi en bonne et due forme, pourra-t-on supposer que le problème des stocks chevauchant ou des pêches en général ne constituera plus une pomme de discorde entre le Canada et l'Union européenne?

Mme Smadja: J'aimerais pouvoir vous dire oui, mais malheureusement nous sommes encore très préoccupés par ce projet de loi. En fait, pendant tout le processus législatif, nous avions de graves inquiétudes concernant certains éléments de l'extraterritorialité dont il est question dans ce projet de loi, notamment en raison des textes proposés. Même si ce projet de loi a pour objet de mettre en oeuvre la Convention des Nations Unies sur les stocks chevauchants, il contenait un certain nombre de termes et d'expressions qui étaient à notre avis différents de ceux qu'on retrouve dans le texte de la Convention de l'ONU. Nous avions l'impression que l'assemblée législative canadienne interprétait ces termes de façon trop libérale. Comme il s'agit d'un projet de loi portant application d'un autre texte, nous avions certaines inquiétudes concernant l'éventuelle application de la Convention sur les stocks chevauchants par les autorités canadiennes. Mais nous devons respecter sa prérogative à cet égard.

Malheureusement, nous avons encore l'impression qu'on n'a pas vraiment voulu répondre à nos préoccupations. Nous avons suivi de très près le processus législatif. Nous avons surtout pris bonne note de la déclaration explicative du ministre Anderson au moment de l'adoption du projet de loi par la Chambre des communes. Mais j'avoue que nous avons encore quelques inquiétudes à ce sujet.

Vous faites allusion à un aspect très difficile et délicat de nos relations bilatérales. Les pêches constituent effectivement un point chaud. Certains craignent que les mêmes problèmes se représentent, même si l'atmosphère est plus détendue et qu'on fait preuve de bonne volonté de part et d'autre. Il reste que nous sommes toujours inquiets, si bien que nous suivrons de très près l'application de ce projet de loi une fois qu'il aura reçu la sanction royale.

Le président: Cela m'amène à vous poser une autre question. Elle concerne le climat de mauvaise volonté qu'aurait pu susciter la guerre dite du flétan noir. Cette mauvaise volonté s'est-elle dissipée suffisamment pour que nous puissions réexaminer d'autres éléments de nos relations économiques sans la complication du problème des stocks chevauchants?

Mme Smadja: Il m'est plus facile cette fois-ci de vous répondre par l'affirmative. De part et d'autre, nous estimons que la guerre du flétan noir appartient au passé, même si j'ai dit tout à l'heure que les pêches constituent toujours un point chaud. Dans le secteur des pêches, nous nous efforçons de faire progresser nos relations, par rapport non seulement à ces éléments-là mais d'autres questions intéressant la coopération.

Par exemple, en avril, j'étais à Bruxelles quand plusieurs représentants du secteur canadien de la transformation du poisson sont venus rencontrer leurs homologues en Europe. Des représentants européens du secteur des pêches et notamment du secteur de la transformation du poisson viendront ici au mois de septembre pour rencontrer de nouveau leurs homologues canadiens. Nous essayons d'éviter de nous concentrer sur un seul aspect des pêches et d'examiner le secteur des pêches de façon plus globale. Donc, il s'agit là d'une tendance de plus en plus marquée.

Pour ce qui est des autres aspects de nos relations commerciales et coopératives, l'initiative que je viens de mentionner, c'est-à-dire l'Initiative commerciale UE-Canada, et la multiplicité d'autres secteurs que nous désirons examiner dans le cadre de nos discussions sont la preuve que nous cherchons à nous concentrer sur autre chose que les questions les plus délicates. Même si nous resterons vigilants, nous préférons nous éloigner des points épineux pour examiner d'autres possibilités prometteuses de coopération.

[Français]

Le sénateur Bolduc: Je vous ai écoutée attentivement et vous semblez très positive sur les relations commerciales entre le Canada et l'Union européenne. Je vous avoue que j'ai des doutes là-dessus.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, on a fourni des soldats, de l'armement, des bateaux, des vivres. On a nourri l'Angleterre et on était content de le faire. On a par la suite envoyé des hommes en Italie, en France, en Belgique et en Hollande. L'Europe s'est fabriquée dans l'après-guerre à partir de 1950, 1955, jusqu'à aujourd'hui. À mesure que l'Europe croissait au point de vue économique et que les échanges intérieurs de l'Europe augmentaient, les échanges canadiens avec l'Europe déclinaient. Ils ne déclinaient pas en nombre absolu, mais ils déclinaient de sorte qu'on commence à avoir des doutes sur la possibilité de transiger sur une base commerciale avec l'Europe. Un certain nombre de nos entreprises se sont installées un peu partout, particulièrement en Irlande.

En dehors de fournir des hommes et des armements pour les guerres régionales en Europe, il me semble qu'on n'est pas suffisamment actif sur le plan des relations entre le Canada et l'Europe. On a eu l'occasion de causer de cela avec M. Brittan quand on est allé en Belgique. Il nous a donné de bonnes raisons pour lesquelles les Américains passaient avant nous, et nous comprenons, mais cela commence à nous inquiéter. J'ai observé cette situation depuis 40 ans et je trouve qu'il y a un déclin. Il faut être réaliste. Nous concluons des ententes, mais la plupart du temps, elles sont faites sur le plan international et non pas avec l'Europe. Quelle devrait être notre attitude au Canada? Vous dites que cela progresse. J'ai de sérieux doutes. À mesure que vous vous agrandissez en Europe, vous le faites avec les pays agricoles autour, si bien que nous sommes frappés à chaque fois par toutes sortes de quotas qui diminuent, de mesures protectionnistes, par exemple, les tarifs agricoles qui sont énormes chez vous. Chez nous, ils sont importants dans certains secteurs mais pas dans l'ensemble.

Pourriez-vous me donner des motifs d'espoir? Honnêtement, je ne suis pas trop optimiste.

Mme Smadja: Je ne voulais pas donner l'impression que tout allait très bien dans notre relation. Ce qui va très bien, c'est le fait que nous avons un partenariat fondé sur des bases historiques solides -- vous les avez rappelées -- et elles sont toujours présentes à notre esprit. Au-delà de ces racines historiques qui ancrent notre relation, il y a aussi toutes les valeurs morales que nous partageons. Nous avons donc une relation fondée sur des racines profondes, bien ancrées.

Nous avons par ailleurs les instruments pour soutenir ces relations. J'en ai cité quelques-uns. Fondamentalement, je dois dire qu'après six mois au Canada, je suis tout à fait d'accord avec que vous avez dit. Je suis la première à être assez malheureuse de ce volume d'échanges commerciaux qui est très maigre.

J'ai tendance à dire que ce n'est pas de notre faute mais de la vôtre. Vous dites que sir Leon Brittan vous a expliqué que les États-Unis passaient avant vous. J'ai envie de dire la même chose ici: j'ai le sentiment que les États-Unis passent avant l'Europe au Canada.

Il est clair que les États-Unis sont un pays voisin avec lequel vous avez un certain nombre d'accords, dont l'ALÉNA, un accord important. Il est normal que vous ayez un volume de commerce avec les États-Unis qui soit de l'importance qu'on lui connaît. Mais toute cette relation avec les États-Unis, selon moi, ne devrait pas nécessairement conduire à une relation commerciale aussi maigre avec l'Europe.

Dans un certain nombre de provinces où j'effectue des visites, je dois dire que je suis quelquefois un peu provocatrice avec mes interlocuteurs en leur disant qu'ils doivent aller en Europe et y faire du commerce.

Je ne pense pas que c'est une question vraiment d'accords, d'ententes à signer. Je crois que nous avons la panoplie des accords dont nous avons besoin sur le plan juridique. Nous avons besoin peut-être d'un plus grand effort de la part des opérateurs économiques canadiens pour conquérir des marchés en Europe parce qu'ils sont là. Nous avons le sentiment que sur le plan tarifaire, il n'y a pas vraiment d'obstacles. Par exemple, quant au volet industriel, grâce au système multilatéral du GATT et maintenant de l'OMC, nous avons largement baissé les tarifs entre nous. Nous pensons par contre qu'au niveau non tarifaire et notamment de toute la coopération réglementaire et de la facilitation du commerce des équivalences, des normes, et cetera, il y a vraiment des choses à faire.

C'est pour cela que nous nous sommes engagés dans cette voie. Dans ce contexte, je me plais à penser que nos relations sont plus développées avec le Canada qu'avec les États-Unis. Mine de rien, sans faire la manchette des journaux, nous sommes plus avancés dans ce domaine avec notre partenaire canadien qu'avec les Etats-Unis. Par exemple, dans le domaine de la coopération douanière, des accords de reconnaissance mutuelle, des équivalences ou des normes vétérinaires, au mois de décembre, on a signé un accord assez important qui est en train de se mettre en <#0139>uvre. Je reconnais que ce sont des domaines pas très sexy ou appétissants pour faire les gros titres des journaux mais ce sont vraiment des domaines où, en profondeur, sur le plan technique, derrière les rideaux de la scène, les opérateurs peuvent avoir de plus grandes facilités pour faire du commerce et traiter entre eux.

Donc je table sur tout ce tissu de relations sur le plan réglementaire et de l'équivalence pour pouvoir faire des progrès. Mais ces progrès, à mon avis, ne seront possibles que s'il y a un plus grand dynamisme des opérateurs canadiens qui se tournent un peu plus vers l'Europe au lieu d'être uniquement intéressés par le voisin du Sud.

Le sénateur Bolduc: Vous savez que parfois les normes tarifaires baissent, mais les normes non tarifaires augmentent: c'est le truc évidemment des règlements. Nous sommes toujours pris dans les règlements et les provinces le font d'ailleurs. J'ai vécu longtemps dans l'administration provinciale qui se spécialisait à réglementer et il est terriblement difficile de déréglementer. Nous pouvons le constater au Canada. Nous avons un volume très épais à chaque année du gouvernement fédéral, un plan pour déréglementer à la suite des demandes des industriels, et cetera. À la fin de l'année, nous avons retiré deux règlements sur 1 800. Je me demande si aujourd'hui, les États-Unis n'ont pas des tendances protectionnistes aussi fortes qu'avant. Au lieu de les appliquer sur les tarifs, ils frappent les normes, les standards techniques et les règlements.

En Europe, à ce sujet, vous êtes des spécialistes, reconnaissons-le. Je ne veux pas être plus méchant que cela. Prenons le cas de l'agriculture. Au Canada, nous avons des ressources fantastiques au plan des «commodities», mais cela ne rentre pas facilement en Europe. Comment se fait-il que cela ne rentre pas? On produit à un coût inférieur au Canada. Vraiment, il n'y a pas de raisons pour que cela ne rentre pas en Europe. Il y a les Polonais, il faut y prendre des patates et à un autre endroit, il faut prendre d'autres choses. Nous nous sommes retournés vers les Américains à la fois parce qu'ils sont nos voisins mais aussi parce que les arrangements sont moins rigides et moins difficiles à faire. Les Européens sont des champions du marchandage, vous êtes durs quand vous négociez. À un moment donné, il faut voir l'intérêt des consommateurs partout. Je comprends les agriculteurs français, anglais, allemands ou autres, mais il me semble qu'il devrait y avoir un moyen. Je suis un peu pessimiste quant à l'issue de la prochaine ronde du World Trade Organization. J'ai dit à nos amis américains, à Québec, la fin de semaine dernière, qu'en agriculture, lorsqu'on aura gagné 1,5 p. 100 par année de baisse de tarifs, comme ils en ont pour 300 ans, on en a encore pour 150 ans; on va être mort puis il va toujours y avoir des tarifs. À ce niveau, l'Europe n'est pas raisonnable, vous êtes très durs. On a transigé avec d'autres et vous êtes les plus durs sur ce plan. Qu'avez-vous à dire là-dessus?

Mme Smadja: Dans vos propos, on reconnaît clairement la compréhension de l'importance que représente le secteur agricole, non seulement en Europe mais chez vous, c'est la même chose. Dans tous les pays du monde, la circonscription agricole est importante, que ce soit parce qu'il n'y a pas assez de production ou trop, que ce soit parce qu'économiquement ou politiquement, ils sont plus forts ou moins forts.

Culturellement aussi, la politique agricole commune vient de très loin. Vous dites que nous sommes durs, mais toujours entre amis, vous avez eu la franchise d'un certain nombre de critiques, vous devez aussi concéder à l'Europe que nous venons de très loin. Notre politique agricole commune -- nous en sommes les premiers convaincus -- avait besoin de réformes. Notre problème, c'est que nous ne pouvons pas procéder à une réforme radicale du jour au lendemain. Nos politiques ont choisi de faire une réforme en plusieurs étapes. Déjà des étapes importantes ont été franchies dans la réforme de la politique agricole commune. Il y a eu notamment une réforme en 1992. À mon avis, on n'a pas assez donné de crédit à l'Europe pour cette réforme.

On a eu tendance à la balayer du revers de la main et de dire: ce n'est pas assez, revoyez votre copie. Cette réforme était très importante pour nous et elle a laissé de grandes cicatrices. Malgré cela, nous venons de procéder à une nouvelle réforme et elle est reprise à l'Agenda 2000 dont je vous parlais. Dans ce paquet que nous allons mettre en oeuvre progressivement et que nous allons mettre aussi sur la table de la prochaine ronde des négociations, il y a un certain nombre d'éléments de réforme, notamment la réduction du soutien dans le domaine des céréales, du boeuf et des produits laitiers. Nos partenaires vont dire à nouveau que ce n'est pas assez. Mais c'est le jeu normal. Pour nous, cette réforme représente un sacrifice assez important.

Vous n'êtes pas non plus sans péché sur le plan agricole. Je suis tout à fait prête à accepter un certain nombre de critiques sur la politique agricole commune. Nous sommes les premiers à savoir, comme vous le disiez, qu'elle a besoin de réforme. Depuis ma nomination au Canada, je regarde avec un autre oeil les critiques des Canadiens sur la politique agricole commune parce que je vois qu'on pourrait vous jeter aussi quelques pierres.

Je voudrais vous souligner un dernier élément important: malgré tout ce qu'on peut dire sur la politique agricole commune, je reste frappée de voir que l'Union européenne est quand même le plus grand importateur de produits agricoles du monde. Donc cette politique agricole n'est pas si terrible que cela. Elle ne vous empêche pas d'exporter et, encore une fois, nous sommes le plus grand importateur mondial de produits agricoles.

Le sénateur Bolduc: Pourquoi l'Angleterre n'est-elle pas dans la zone euro? Jusqu'ici on a invoqué surtout des raisons économiques. Je pense que l'économie anglaise serait fort bien capable de se tirer d'affaire à l'intérieur de l'Europe. J'ai l'impression que les Anglais, pour des raisons culturelles, se sentent minoritaires en Europe. Je dis minoritaires non pas linguistiquement mais dans leur façon de concevoir les rôles respectifs de l'entreprise et de l'État. Ils sont moins interventionnistes, moins étatistes que les travaillistes et que la moyenne de l'Europe occidentale, c'est-à-dire l'Allemagne, la France et l'Italie. Si bien que leur réticence vis-à-vis l'euro et les réticences du reste de l'Europe vis-à-vis l'Angleterre, reflètent le même genre d'attitude que nous avons vis-à-vis l'Europe. D'après vos observations du Canada, est-ce que cela pourrait être une des raisons pour lesquelles nos relations économiques avec l'Europe ne sont pas si bonnes? Même si nos préoccupations culturelles sont acceptées par tous, d'autres raisons culturelles font que nous sommes moins interventionnistes qu'aux États-Unis. Peut-être qu'au Canada nous le sommes plus, mais je pense que nous le sommes moins que vous.

Mme Smadja: Il est clair que même si, comme le président l'a dit, j'ai fait une longue carrière à la commission, je garde ma nationalité française et mes valeurs culturelles. C'est d'ailleurs une des grandes réussites de l'Europe que tout en réalisant une intégration très poussée, nous arrivions à maintenir une grande diversité culturelle.

Pour revenir au Royaume-Uni, effectivement le Royaume-Uni n'est pas dans la zone euro pour l'instant parce qu'au moment de la signature du traité établissant l'union économique et monétaire, le Royaume-Uni a décidé de ne pas y entrer. Il est intéressant de voir que même si le Royaume-Uni est en dehors la zone euro -- Londres étant une des places financières les plus importantes en Europe -- la «City» a en fait adopté l'euro. Donc l'euro est bel et bien dans la culture financière britannique pour l'instant.

Politiquement, le gouvernement de M. Blair a annoncé une certaine transition pour aller vers l'euro. Il est évident que la commission suit cette évolution avec beaucoup d'intérêt. Nous espérons que, le moment venu, les Britanniques pourront participer aussi à la zone euro de même que les Danois, les Suédois et les Grecs.

Je vous dis franchement et en toute naïveté que je suis là seulement depuis six mois: je ne suis pas sûre de vraiment partager votre conclusion. Je vois un Canada et une Union européenne partageant des valeurs communes, avec une grande identité de vues sur la plupart des grandes questions de l'actualité économique et politique. Très souvent j'ai été un acteur, à différentes reprises dans ma carrière, sur la scène multilatérale, aux Nations Unies ou à l'OMC. À chaque fois -- c'est là que j'ai d'abord connu le Canada sur le plan multilatéral avant de le connaître sur le plan bilatéral -- j'étais frappée de cette très grande convergence de vues que nous avons sur les grands dossiers multilatéraux.

Il est probable que ce qui nous manque encore, c'est ce petit pas à franchir pour capitaliser ces valeurs culturelles et morales, cette grande convergence de vues sur les grands dossiers de l'agenda international politique ou commercial. Je reconnais que nous avons encore une faille, une carence à combler. Mais je ne suis pas encore parvenue à analyser les raisons de cette carence. Je suis effectivement au constat qu'il y a peut-être là quelque chose que nous ne sommes pas arrivés à capitaliser. Si nous arrivons à capitaliser sur ces valeurs communes, sur cet héritage commun, sur cette grande convergence de vues, à mon avis, nous arriverons à faire un saut qualitatif important dans nos relations bilatérales.

[Traduction]

Le sénateur Grafstein: Monsieur le président, je voudrais revenir sur certains des points soulevés par le sénateur Bolduc. Lui et moi revenons d'une réunion avec nos collègues américains de la Chambre des représentants. Nous avons justement abordé cette question-là. Si je peux essayer de résumer la situation, les Canadiens et les Américains sont assez frustrés devant la réticence de l'UE à aller de l'avant, soit dans le cadre d'un projet collectif, soit sur une base parallèle.

D'abord, madame l'ambassadrice, j'espère que vous ne nous en voudrez pas si nous sommes francs avec vous, car le comité est depuis longtemps enthousiaste à l'égard de la possibilité d'entretenir des relations commerciales avec l'Union européenne qui permettent de contrebalancer nos rapports commerciaux extrêmement étroits avec les États-Unis. Du point de vue stratégie, nous visons un équilibre commercial qui revête une importance stratégique pour nous, pour les États-Unis et pour l'Union européenne, mais nous sommes frustrés.

En répondant au sénateur Bolduc, vous avez dit que nos exploitants canadiens doivent faire plus d'efforts. Je vais vous donner certains faits et vous dire aussi que notre conclusion -- qui à mon avis est une conclusion juste -- c'est que nous sommes au bas de la liste par rapport aux autres pays d'Amérique du Nord ou du Sud. Par exemple, l'Union européenne exécute déjà un plan visant à conclure un accord de libre-échange avec le Mexique. L'UE a décidé de donner la priorité à ses relations avec le Brésil et d'autres pays du MERCOSUR.

L'UE a également entamé des discussions avec le Chili pour faire progresser plus rapidement ses relations commerciales avec ce pays, comme nous l'avons nous-mêmes fait, d'ailleurs. Nous avons déjà conclu un accord de libre-échange avec le Chili.

Quand on regarde la pyramide, on constate que c'est avec le Canada que les progrès sont les plus lents. Aux États-Unis, les choses progressent plus rapidement. Il en va de même pour l'Amérique du Sud, et surtout pour le Mexique, où la situation évolue très rapidement.

Quand nous examinons l'effet concret, par opposition à nos valeurs communes, nous avons la nette impression que quelque part nos relations traditionnelles avec l'Europe ont pour effet de nous marginaliser.

J'en conclus que l'UE est en position stratégique fort dangereuse, non seulement par rapport au Canada mais par rapport aux États-Unis. Si les États-Unis, avec leur économie très dynamique, décident de mettre l'accent sur les relations Nord-Sud -- ce qu'ils font activement, d'ailleurs -- plutôt qu'Est-Ouest, les conséquences pour l'UE pourraient être considérables. Et c'est là qu'intervient le pessimisme du sénateur Bolduc. D'ailleurs, je suis tout à fait de son avis.

Le sénateur Grassley d'Iowa, qui est président du sous-comité du commerce international, et moi-même, formons à cet égard un comité de deux membres, si vous voulez. Nous essayons de voir s'il y a moyen d'affermir la volonté politique de l'Union européenne en ce qui concerne la consolidation de nos relations, mais à cet égard, nous avons essuyé une rebuffade. Roy MacLaren a proposé un accord de libre-échange avec les Amériques, mais nous nous sommes fait rabrouer. Le ministre Marchi a proposé d'explorer activement diverses possibilités, mais une fois de plus, nous nous sommes fait rabrouer. Pour nous, tout cela soulève de profondes questions stratégiques.

L'élément positif dans tout cela, est notre espoir que le remaniement ait lieu et la nomination de nouveaux dirigeants permettront d'éliminer les préjugés institutionnels qui nous semblaient très présents chez les commissaires. C'est une petite lumière au bout du couloir. Nous sommes ravis que vous soyez là pour enregistrer notre message et le communiquer directement à la bureaucratie et aux dirigeants de l'Union européenne.

Si je vous dis cela, c'est parce que les faits concrets nous font conclure que le Canada devrait chercher ailleurs, au lieu de faire perdre le temps de ses hommes et femmes politiques dans de longues discussions avec l'UE. Nous pouvons chercher ailleurs. Nous pouvons aller voir la Chine, l'Asie et l'Amérique du Sud, où nous sommes déjà très présents. Mais à mon avis, ce serait bien dommage.

Madame l'ambassadrice, comment pouvons-nous passer des valeurs communes à des mesures concrètes de la part des bureaucrates de l'Union européenne, afin de progresser de façon plus globale? Quels conseils pouvez-vous nous donner, que nous pourrions ensuite transmettre à notre gouvernement, à part celui de dire à nos responsables économiques: «Grouillez-vous; il est temps de passer à l'action»?

Mme Smadja: L'Initiative commerciale UE-Canada, que j'ai mentionnée tout à l'heure et qui a fait l'objet d'un accord au dernier sommet Canada-UE le 17 décembre à Ottawa, constitue justement la réponse que souhaitait l'Union européenne et le Canada pour dissiper les frustrations que vous avez décrites. C'était la réponse que l'UE proposait au Canada, et que le Canada a acceptée.

Même si nous avons convenu de cette initiative en décembre dernier, pour le moment, nous ne sommes pas en mesure, évidemment, de répondre à toutes les attentes. Par contre, depuis le mois de décembre, nous nous efforçons de concrétiser les différents éléments de cette initiative. Il y a eu à ce sujet de nombreuses discussions entre les représentants canadiens et européens.

Au prochain sommet, qui se tiendra en Allemagne en juin, les responsables canadiens et européens devront cautionner en quelque sorte les progrès réalisés jusqu'à présent. En même temps, ils pourront orienter l'action des experts.

La réponse aux préoccupations canadiennes est déjà sur la table. Elle est même en voie d'application et on y donne suite activement.

Vous avez parlé des relations entre l'UE et le Mexique, le Chili et le Brésil. Vous dites que nous progressons beaucoup plus rapidement avec ces pays-là. Vous avez peut-être raison en partie. Mais en même temps, je regrette d'avoir à vous dire que vous n'avez pas tout à fait raison. Il faut bien se rendre compte que dans le cas de ces pays-là, le point de départ n'est pas le même. Nous partons de zéro. Évidemment, si vous arrivez à deux après être partis de zéro, vous aurez tout de même fait des progrès énormes.

Donc, par rapport à l'état de nos relations avec le Canada, et de ce que nous avons fait dans le cadre de l'Initiative commerciale UE-Canada, vous avez peut-être l'impression qu'il s'agit d'un tout petit progrès. Or, il s'agit en réalité d'un grand progrès.

Par conséquent, les progrès que nous avons accompli dans nos relations avec ces autres pays doivent tout de même être jugés par rapport à l'état actuel de nos relations avec eux.

Cela dit, je ne veux pas dire par là que ces efforts ne sont pas importants. C'est tout simplement une question de perception. Nous n'accordons pas à ces pays-là des choses que nous vous aurions refusées. C'est plutôt l'inverse qui serait vrai.

Je comprends très bien vos frustrations. D'ailleurs, je suis contente de participer à ce débat, parce qu'il m'aide à comprendre la situation au Canada et les attentes des Canadiens vis-à-vis de nous. Je peux ainsi plus facilement transmettre cette information aux responsables appropriés.

En même temps, j'estime qu'il y a peut-être un problème de perception. Peut-être devrions-nous y travailler.

[Français]

Le sénateur Corbin: Je voudrais en savoir davantage sur ce que vous avez dit à propos du vote à la majorité qualifiée plutôt qu'à l'unanimité. En quoi cela comporte-t-il des avantages? Je suis démocrate, donc à première vue, je ne m'oppose pas à cette façon de faire. Est-ce que l'unanimité n'a pas pour effet de renforcer davantage l'union, alors qu'une expression partagée pourrait contenir la semence de la désunion sur certains aspects?

Sur quelles décisions cette nouvelle assemblée sera-t-elle appelée à se prononcer? Est-ce que ce sera sur celles d'un pouvoir élargi, universel ou sur celles restreintes à certains domaines seulement?

Mme Smadja: Cette question du vote à la majorité qualifiée ou à l'unanimité est comme l'exemple des verres à moitié vide ou à moitié plein. Il est clair qu'au fur et à mesure que l'Union comporte de plus en plus de membres, le besoin de prendre toutes les décisions à l'unanimité comporte intrinsèquement un phénomène de ralentissement de la prise de décision. D'une part, cela prend plus de temps parce qu'on est plus nombreux. S'il faut à chaque fois que tout le monde soit d'accord, cela prend beaucoup de temps pour arriver à un compromis acceptable pour tous et que tout le monde puisse l'approuver.

Le deuxième handicap de l'unanimité dans une union qui s'élargit est ce que nous appelons le plus petit dénominateur commun.

Pour arriver à faire l'unanimité sur des sujets difficiles, vous devez forcément faire des compromis. Vous devez donc, au fur et à mesure, abaisser la barre de vos ambitions. Il est vrai que ne pas avoir d'unanimité pourrait contenir le ferment d'une désunion puisque ceux qui n'ont pas appuyé la mesure pourraient se distancer. Il est également vrai que si pour obtenir l'unanimité, vous devez vous mettre d'accord sur une décision pas très substantielle et sur un résultat qui ne fait pas vraiment avancer l'union parce que c'est à un niveau très bas et que cela représente simplement la consolidation de ce qui existe, il y a également un problème.

Pour ces deux raisons, pour ne pas freiner et alourdir le processus de décision et pour ne pas faire courir de risques à la qualité de nos décisions, il y a une certaine volonté au sein de l'union -- partagée à la fois par les États membres, le Parlement et la Commission -- pour élargir de plus en plus les domaines où les décisions pourraient être prises à la majorité qualifiée, ce qui permettrait d'y arriver plus facilement et de ne pas faire de brèche à la substance des discussions. Étant entendu qu'un des éléments fondamentaux du processus décisionnel au sein de l'union est que même si vous avez voté contre, la décision adoptée est applicable à tout le monde de la même façon. C'est très important.

Au départ, le Parlement européen avait surtout des pouvoirs dans le domaine budgétaire. En 1993, lorsqu'un des amendements à nos traités est entré en vigueur, notamment au Traité de Maastricht, nous avons introduit la procédure de codécision. Dans un certain nombre de domaines qui a été réduit jusqu'à présent, par exemple, l'environnement, le Parlement était sur le même pied d'égalité que le Conseil des ministres responsable et impliqué dans le processus législatif. Ainsi une proposition de la Commission devait recevoir à la fois l'accord du Parlement et l'accord du Conseil des ministres, donc pas seulement l'accord du Conseil des ministres avec un avis du Parlement européen. C'est vraiment une codécision, deux branches institutionnelles qui approuvent.

Le Traité d'Amsterdam augmente le nombre de secteurs. Les secteurs pour lesquels le Parlement a la codécision ne sont plus seulement limités à l'environnement et au marché intérieur. Si mes souvenirs sont exacts, le domaine des transports, le domaine social, notamment les questions d'emploi, sont maintenant aussi du domaine de la codécision. Le Parlement va entrer dans le processus législatif quasiment sur un pied égal avec les États membres.

Le sénateur Corbin: Comment votre délégation est-elle organisée ici au pays? Est-ce que tout est centré à Ottawa ou avez-vous des représentants dans les provinces?

Mme Smadja: Non, nous sommes uniquement à Ottawa. Le plus grand défi pour moi est la grandeur de votre pays. Nous essayons de nous déplacer dans la mesure de nos moyens budgétaires parce que les voyages coûtent cher. Nous ne sommes pas seuls. Nous représentons la Commission européenne, mais nous travaillons main dans la main avec nos collègues des États membres représentés ici, non seulement les ambassades mais aussi les consuls généraux, les chambres de commerce. Autrement dit, bien que notre bureau soit seulement à Ottawa, nous travaillons quand même en famille, si je peux me permettre cette expression, avec nos États membres et leurs représentants sur place en essayant d'aider au maximum.

Le sénateur Losier-Cool: Présentement, il existe un lobbying assez important sur l'élimination de la dette dans les pays pauvres. Je me suis beaucoup impliquée auprès des pays pauvres, surtout en Afrique. Pourriez-vous me commenter l'arrivée de l'euro? Est-ce que cela peut influencer ce lobbying vis-à-vis les pays pauvres?

Deuxièmement, j'aimerais savoir où est rendu le CFA vis-à-vis de l'euro? Est-ce que les Africains pensent avoir leur propre argent, si on peut dire, et comment cela peut-il influencer le secteur informel?

Mme Smadja: L'Union européenne a une longue tradition de relations avec les pays d'Afrique, mais aussi avec les Caraïbes et les pays du Pacifique et nous avons vraiment toute une série de politiques qui remontent même au temps de la colonisation. Nous avons vraiment beaucoup à coeur de conserver ces liens très privilégiés avec les pays en développement et de conserver cette politique d'assistance au développement.

Lorsque nous avons lancé l'euro, nous avons été très attentifs aux répercussions que pourrait avoir l'euro sur les pays en développement. Nous n'avons pas encore trouvé toutes les solutions, mais nous sommes en train de travailler là-dessus. Il est clair que les pays qui peuvent être touchés plus directement sont évidemment les pays d'Afrique qui ont le franc CFA.

En ce qui concerne la relation entre l'euro et le franc CFA, si cela vous intéresse, je pourrais vous envoyer un document que nous avons émis il y a quelques mois.Je ne vais peut-être pas entrer dans les détails ici, je me permettrai de vous l'envoyer. Effectivement, nous avons bien pensé à cette relation. À ce stade, il est probablement prématuré de dire que ces pays rentreront dans l'euro parce que pour être éligible à l'euro, des critères assez importants d'assainissement des finances publiques sont requis. Nous avons en tête des mécanismes pour que ces répercussions n'affectent pas négativement les pays de la zone CFA, s'il y a fluctuation de l'euro sur le marché d'échanges internationaux.

L'euro en tant que tel n'a pas d'impact sur l'élimination de la dette. L'euro n'est pas conçu pour éliminer la dette ou pour contribuer à son élimination. Ce sont deux problèmes distincts. Certes, l'euro est un nouveau-né; on est encore au laboratoire en train de voir comment il réagit. Mais une chose est sûre, par la diversification qu'il apporte sur le marché des capitaux, il est clair que l'euro aide les pays, notamment ceux en voie de développement, à assurer un meilleur service de leur dette, car justement, l'euro étant une monnaie assez stable, il y a moins de fluctuations dans le service de leur dette. À ce stade, c'est la seule chose que je voulais dire sur l'euro et la dette.

À terme, l'euro va apporter un meilleur service de la dette aux pays qui ont une dette. À la limite, si on pousse le raisonnement par rapport au problème complexe de l'élimination de la dette, l'euro et notamment l'Euroland, donc les 11 pays, ont une représentation extérieure commune pour parler au nom de la zone euro. Cela peut avoir un peu plus d'impact dans les discussions internationales, notamment au Club de Paris, en matière d'élimination de la dette. Vous avez 11 pays qui pourraient avoir la même position et donc qui pourraient peser un peu plus lourd dans la balance quand vient le temps de prendre des décisions concernant la dette.

Le sénateur Losier-Cool: Est-il possible actuellement de se procurer des pièces ou des billets de cette monnaie?

Mme Smadja: Non, parce que aussi bien pour les billets que les pièces en libellés euro, il est prévu juridiquement qu'ils ne soient en circulation qu'en janvier 2002. Entre-temps, ces billets et ces pièces sont en train d'être fabriqués par les monnaies nationales des 11 pays dans le plus grand secret et avec énormément de mesures de sécurité pour éviter l'apparition de fausse monnaie au 1er janvier 2002.

Pour l'instant, la monnaie n'existe pas, mais nous savons à quoi elle va ressembler. Il y a déjà eu accord entre tous les pays, le tout sanctionné par des règlements, où les différents billets et les différentes pièces auront ont été agréés, ainsi que la couleur, la dimension ou les dessins qui y figureront.

[Traduction]

Le président: Vous avez réussi à piquer notre curiosité. Merci infiniment de votre présence.

Honorables sénateurs, nous reprenons notre examen des questions liées à l'OTAN.

Notre prochain témoin est le professeur Irwin Cotler de l'Université McGill. Il est compétent dans de nombreux domaines du droit, mais son grand domaine de spécialisation est les droits de la personne sur le plan international.

M. Cotler a été nommé Officier de l'Ordre du Canada en 1992, année où on lui a rendu hommage pour sa «contribution extraordinaire à la cause des droits de l'homme». Il s'agit du seul Canadien à avoir été élu à l'Académie universelle des cultures qui est basée à Paris. Il a également le premier lauréat de la Médaille commémorative du juge Walter Tarnopolsky, qui est décernée conjointement par l'Association du Barreau canadien, l'Association canadienne des juges, l'Association canadienne des professeurs de droit et la Commission internationale de juristes.

Plusieurs questions juridiques découlent de notre ordre de renvoi relatif aux opérations de maintien de la paix de l'OTAN. Il y a tout d'abord la question de l'état actuel de l'opération de maintien de la paix menée sous l'égide de l'OTAN en Yougoslavie ou au Kosovo et de la Charte des Nations Unies. Il y a aussi la question du rôle du Parlement canadien pour ce qui est d'autoriser une opération comme celle qui est actuellement en cours au Kosovo. Il y a aussi la question du rôle de l'OTAN dans les opérations de maintien de la paix, surtout sous l'angle de la protection des droits de la personne.

Monsieur Cotler, je vous invite maintenant à nous parler des questions qui vous intéressent le plus. Je sais que les membres du comité auront certainement des questions à vous poser.

M. Irwin Cotler, professeur, faculté de droit, Université McGill: Monsieur le président, j'ai amené des copies de mon mémoire, mais je n'ai pas l'intention de le lire et de vous imposer ainsi une longue déclaration ou des détails trop nombreux. Je me contente plutôt de vous en faire le résumé, quitte à répondre ensuite à vos questions, notamment sur les questions liées aux droits de la personne.

Nous sommes réunis aujourd'hui pour discuter de questions liées aux droits de la personne, et ce, avec comme toile de fond la guerre au Kosovo à laquelle s'associe un discours rhétorique et rituel.

En effet, après deux mois de bombardements organisés par l'OTAN, le discours quotidien des uns et des autres nous donne l'impression que plus ça change, plus c'est la même chose. Tous les jours, le porte-parole de l'OTAN, M. Shea, monte sur l'estrade à Bruxelles, accompagné le plus souvent d'un porte-parole militaire, pour énumérer les succès quotidiens des vols exécutés par les avions de l'OTAN, de même que les excuses ou le désaveu habituel relativement à ce qu'on appelle les «dommages de guerre indirects», c'est-à-dire les attaques contre des objectifs civils. De même, tous les jours les représentants de l'OTAN cherchent à documenter et à présenter en détail les crimes de guerre et crimes contre l'humanité de Slobodan Milosevic et de ses acolytes pour justifier en quelque sorte ces attaques. Tous les jours, les porte-parole yougoslaves dénoncent à leur tour la barbarie, comme ils le disent, de l'agression de l'OTAN. Tous les jours, CNN présente des images de grandes foules de réfugiés qui passent à la frontière ou qui vivent les uns sur les autres dans des camps de réfugiés. Tous les jours, les médias nous signalent des progrès sur la voie diplomatique qui s'avèrent être des progrès tout à fait minimes. Et tous les jours, c'est la même chose.

Si j'en parle, monsieur le président, c'est parce que ce rituel quotidien, qui nous donne à présent un sentiment de déjà-vu ou encore nous rappelle que «plus ça change, plus c'est la même chose», risque de nous rendre insensibles à la tragédie humaine dont nous sommes témoins tous les jours, aux personnes cachées derrière les statistiques, et à la réalité que cachent les images. Il présente le risque pour les forces de l'OTAN qui y participent -- et cela comprend chacun d'entre nous -- de nous faire vivre cette guerre en pilote automatique. Pour nous les parlementaires ou citoyens d'un pays de l'OTAN qui participe à la guerre, il y a un risque de non-disponibilité psychique, d'endurcissement ou de décrochage, si cette guerre atroce commence à ressembler à un jeu Nintendo high-tech que nous regardons sans cesse pour éventuellement nous en désintéresser complètement, sans avoir fait ou appris quoi que ce soit.

Aujourd'hui, c'est le même scénario: on signale encore des atrocités serbes; des bombes lâchées par l'OTAN qui auraient atteint des objectifs civils, une information presque ritualiste; et des réfugiés en fuite.

Sur cette toile de fond rituelle qui a presque un effet paralysant, je voudrais aborder les thèmes suivants et essayer de présenter en série mes remarques autour de ces différents thèmes. Vu le niveau de connaissances des participants et le manque de temps, je vais me contenter de vous en faire un résumé; je suis évidemment prêt à répondre à toutes vos questions sur ces divers thèmes. Tous s'articulent autour des droits de la personne ou plus généralement de ce qu'on pourrait appeler le droit international en matière de droits de la personne, et du droit humanitaire international, en particulier.

Les thèmes sont donc les suivants: 1) le Kosovo: De la discrimination systématique à la purification ethnique: anatomie d'une tragédie prévisible; 2) Le Kosovo: L'Holocauste en tant que métaphore; 3) L'intervention de l'OTAN au Kosovo était-elle justifiée? Enquête sur l'OTAN, l'intervention humanitaire et le droit international; 4) le Kosovo: Les bombardements de l'OTAN et le droit humanitaire international; 5) Les droits des réfugiés albanais du Kosovo; et enfin, qu'avons-nous appris et que faut-il faire?

Je m'attaque tout d'abord au premier thème, soit Le Kosovo: depuis la discrimination systématique à la purification ethnique: Anatomie d'une tragédie prévisible. Pour bien comprendre où nous en sommes actuellement dans la crise du Kosovo et ce qu'il faut faire, il faut d'abord comprendre le fond du problème.

Malheureusement, l'analyse faite actuellement met surtout l'accent sur la situation au Kosovo en 1998-1999, c'est-à-dire sur la purification ethnique, l'intervention de l'OTAN et encore plus sur le rituel quotidien. Mais il n'est possible de comprendre la situation au Kosovo en 1999 qu'en analysant en profondeur la situation en 1989 et la façon dont elle a évolué depuis.

En un mot, nous assistons au Kosovo depuis 1989 à une stratégie politique axée sur l'exclusion: la discrimination systémique contre la minorité albanaise, l'expulsion en douce de Kosovars-Albanais dès les années 90, et l'apartheid axé sur l'ethnie à grande échelle.

Aux pages 2 et 3 de mon mémoire, je décris la nature de cet apartheid axé sur l'ethnie. À titre d'information, je joins à mon mémoire en annexe une lettre que j'ai transmise au ministre Lloyd Axworthy le 16 avril 1996 où je décris en détail cet apartheid ethnique. En même temps, j'ai demandé au gouvernement, comme je le fais depuis 1989, de prendre les mesures nécessaires pour éviter la situation dans laquelle nous nous retrouvons actuellement, où nous portons des jugements en nous appuyant sur la situation en 1999. Nous observons les atrocités des Serbes, d'une part, et des forces de l'OTAN, d'autre part, sans tirer les enseignements d'une situation que nous aurions pu corriger dès 1989, si nous n'avions pas attendu jusqu'à maintenant pour agir.

Aux pages 4 à 6 de mon mémoire, je présente des recommandations précises faites au gouvernement canadien, aux Nations Unies, à l'OTAN et aux groupes de contact sur des initiatives d'ordre économique, diplomatique et politique qui auraient dû et auraient pu être prises pour éviter qu'on se trouve dans notre situation actuelle.

Malheureusement, la grande majorité de ces mesures, comme je l'explique dans mon mémoire aux pages 4 à 6, n'ont jamais été prises. Slobodan Milosevic n'a toujours pas été inculpé de crimes de guerre, même s'il est responsable du génocide en Bosnie, sans même parler des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité qu'il a commis au Kosovo. Il n'est guère surprenant que Milosevic ait l'impression de pouvoir appliquer impunément sa politique d'apartheid, de purification ethnique et de violence criminelle.

Voilà qui m'amène à mon deuxième thème: Le Kosovo: L'Holocauste en tant que métaphore. L'un des aspects les plus troublants et trompeurs de la tragédie du Kosovo est l'évocation de l'image de l'Holocauste par les protagonistes et les auteurs des crimes, les victimes et les spectateurs, les commentateurs et les critiques, cet emblème accepté de tous s'appuyant sur un symbolisme manipulateur, de fausses équivalences et un défaut de mémoire. Il en est question aux pages 7 à 9 de mon mémoire.

Si l'Holocauste en tant que métaphore pose problème en l'occurrence, c'est parce que la situation au Kosovo, tout en constituant une tragédie humaine incontestable, qui s'accompagne de graves violations criminelles des droits de la personne, n'est pas un holocauste. Les réfugiés du Kosovo ont certes connu d'atroces souffrances, mais pendant l'Holocauste, être réfugié, c'était jouir d'un statut privilégié qui vous permettait d'échapper à la mort. Au Kosovo, les personnes expulsées sont envoyées en Albanie ou en Macédoine. Durant l'Holocauste, les victimes des expulsions se sont retrouvées à Auschwitz.

Prétendre ainsi, comme l'ont fait les dirigeants de l'OTAN pour justifier les bombardements, qu'on peut assimiler la situation au Kosovo à un autre holocauste, risque de banaliser l'Holocauste, tout en minimisant les conséquences funestes des actes commis au Kosovo. Car si la situation au Kosovo correspond à un holocauste, on doit pouvoir assimiler l'Holocauste à la situation au Kosovo, ce qui veut dire que dans l'Holocauste il n'y a pas eu de chambres à gaz, il n'y a pas eu de camps de mort, et il n'y a pas eu de solution finale consistant à tuer tous les juifs, simplement parce qu'ils étaient juifs.

De même, exiger, afin de décrire sa nature maléfique, que la situation au Kosovo soit considérée comme un holocauste revient à nier sa véritable nature, même s'il ne s'agit pas d'un holocauste. Bien qu'elle ne soit pas aussi extrême que l'Holocauste, la situation au Kosovo -- les détentions forcées, les disparitions, les expulsions, le viol et le meurtre -- constitue déjà une abomination.

Pour conclure sur ce point, le fait d'évoquer l'image de l'Holocauste pour justifier l'intervention humanitaire de l'OTAN au Kosovo semble résulter davantage d'un défaut de mémoire que d'une analogie parallèle. C'est la Bosnie, et non l'Holocauste, qu'il faut choisir comme métaphore et comme point de départ du message que nous voulons transmettre au sujet du Kosovo. Car c'est l'indifférence criminelle et le silence des responsables de l'OTAN en Bosnie entre 1991 et 1995, et encore au Kosovo depuis une dizaine d'années, qui ont permis à Milosevic d'élaborer, de raffiner et de perfectionner sa politique et sa pratique de purification ethnique meurtrière.

Je vais vous citer deux exemples parmi de nombreux autres. Les troupes serbes, sous la direction de Milosevic, ont réussi à purifier plus de 70 p. 100 du territoire bosniaque au cours d'une période de six semaines au printemps de 1992. L'OTAN n'est pas intervenu. Pendant que le général serbe Ratko Mladic, qui continue d'être interviewé régulièrement par CNN, expulsait quelque 25 000 femmes, enfants et vieillards de Serbie et tuait quelque 7 000 hommes mobilisables en moins d'une semaine en juillet 1995 en Bosnie, malheureusement, l'OTAN et le reste du monde le voyait faire mais ne faisait rien.

Il n'est pas nécessaire de diminuer et de déformer nos souvenirs et la réalité de l'Holocauste simplement pour justifier l'intervention actuelle au Kosovo. Nos souvenirs et la réalité de la Bosnie, et la non-inculpation de Milosevic pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité en Bosnie et au Kosovo constituent déjà une leçon suffisante.

Mon troisième thème est le suivant: L'intervention de l'OTAN au Kosovo était-elle justifiée? Là, dans mon analyse de l'intervention humanitaire de l'OTAN dans le contexte du droit international, j'explique les concepts qui sont sous-jacents aux questions juridiques spécifiques.

Dans une récente émission spéciale intitulée «Canada at War», présentée par le réseau anglais de la SRC, que certains d'entre vous ont peut-être vue, et dans le débat actuellement en cours au Canada sur l'opportunité de la campagne de bombardement aérienne de l'OTAN, une question fondamentale qui revêt une importance particulière pour le comité est celle de savoir si les mesures que prend l'OTAN sont légales.

Dans un pays comme le Canada où le droit international s'impose comme base d'organisation de la politique étrangère canadienne, ce qui est tout à notre honneur, et habite la psyché des Canadiens, le débat sur la légalité des bombardements est susceptible d'influencer le débat sur l'opportunité de cet acte et la politique qui le sous-tend.

Les rétracteurs de la campagne de bombardement de l'OTAN s'appuient pour attaquer cette initiative sur la Charte de l'ONU, pivot du droit international, que notre pays a toujours présentée comme la clé de voûte de notre politique étrangère. Les critiques prétendent essentiellement que ces bombardements constituent une violation de la Charte de l'ONU qui interdit le recours à la force contre un État membre des Nations Unies, surtout si ce dernier n'a pas attaqué un autre État membre; que toute exception à ce principe fondamental exige l'autorisation expresse du Conseil de sécurité de l'ONU, autorisation qui n'a été ni demandée ni obtenue; et que les bombardements avaient pour objet de forcer la Yougoslavie à signer l'accord de paix de Rambouillet, ce qui constitue une violation de la Convention de Vienne interdisant l'emploi de la force à cette fin.

La position de l'OTAN s'appuie sur ce qu'on pourrait appeler l'ancienne ou la nouvelle «doctrine de l'intervention humanitaire», qui autrefois autorisait l'intervention dès lors qu'on observait une série de graves violations des droits de la personne qui ont révulsé la conscience de l'homme. Cette doctrine depuis lors peaufinée autorise à présent -- et certains diraient même qu'elle l'exige -- l'intervention si les conditions suivantes ne sont pas remplies. Je suis à la page 12 de mon mémoire où je décris les conditions dans lesquelles l'OTAN pourrait normalement autoriser une intervention, conditions sur lesquelles s'appuie l'OTAN pour justifier une telle intervention.

D'abord, il faut qu'il existe des preuves concrètes de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité généralisés et systématiques, telle que la purification ethnique par le truchement d'expulsions de masse, de meurtres, de viols et de détentions forcées. Deuxièmement, le Conseil de sécurité de l'ONU a déterminé que cette criminalité internationale constitue effectivement une menace pour la paix et la sécurité internationales. Troisièmement, il faut que l'État responsable de ces atteintes aux droits de la personne n'ait tenu aucun compte des demandes des autorités visant à mettre un terme aux actes criminels de ce même État. Quatrièmement, il faut avoir épuisé tous les autres recours -- économiques, politiques et diplomatiques. Enfin, l'emploi de la force doit être «proportionnel» aux objectifs fixés.

L'OTAN soumet que non seulement son intervention humanitaire répond à toutes ces conditions, mais que la Charte de l'ONU et la doctrine de la souveraineté des États ne peuvent être invoquées pour justifier l'assassinat de ses propres citoyens; que le Conseil de sécurité et la récente jurisprudence internationale du Tribunal pénal international concernant l'ex-Yougoslavie et le Rwanda ont déterminé que la doctrine de l'intervention humanitaire s'applique aux conflits tant internes qu'internationaux; que les différents cas d'intervention en Haïti, en Somalie, au Rwanda et en Iraq ne font qu'étayer cette thèse; et -- et ceci constitue l'élément le plus important -- que le Conseil de sécurité de l'ONU a déterminé, en vertu des pouvoirs inscrits au Chapitre 7, que la situation au Kosovo menace la paix et la sécurité internationales si bien qu'il a voté, par 12 voix contre trois contre une résolution soumettant que les bombardements étaient illégaux. En fait, seule la menace du veto russe a empêché l'obtention d'une autorisation précise pour les bombardements. Voilà donc ce sur quoi s'appuie l'autorisation relative aux bombardements.

Que faire alors dans une situation où la purification ethnique continue à un rythme soutenu -- certains prétendent même que cette purification ethnique est la conséquence des bombardements -- de l'aveu même des responsables de l'OTAN -- en ciblant entre autres l'infrastructure civile au Kosovo et dans l'ex-Yougoslavie?

J'aimerais répéter une recommandation faite lors d'une réunion tenue il y a un mois, le 23 avril, à la veille du 50e anniversaire de l'OTAN -- à savoir que l'OTAN suspende les bombardements en utilisant une stratégie progressive inverse destinée à garantir la réalisation des objectifs de la stratégie du bombardement proprement dite. Autrement dit, au lieu de continuer à intensifier les bombardements pour amener Milosevic à respecter les cinq conditions de l'OTAN -- conditions que je cautionne -- l'OTAN devrait suspendre les bombardements pendant 48 heures et continuer à appliquer une série de suspensions des 48 heures, tant que Milosevic s'engage à respecter chacune des cinq conditions énumérées à la page 14 de mon mémoire -- conditions que vous connaissez certainement fort bien -- et donne la preuve qu'il les respecte.

Cette stratégie progressive inverse vise à garantir la réalisation des cinq objectifs de l'OTAN non pas en intensifiant les bombardements mais en les suspendant; non pas en permettant que les bombardements mécontentent la Russie, si bien qu'elle appuie les gestes de défi de Milosevic vis-à-vis de l'OTAN, mais en permettant à la Russie de forcer Milosevic à se conformer, grâce aux suspensions; non pas en s'aliénant davantage la société civile serbe en faveur de Milosevic, mais en répondant à l'appel d'une société civile qui demande l'arrêt des bombardements.

J'ajouterais que l'ensemble des groupes de défense des droits de la personne, d'organisations non gouvernementales et membres de la société civile en Serbie ont demandé l'arrêt des bombardements. Je parle des personnes qui, sur le plan politique, s'opposent à Milosevic et à son régime.

De plus, l'objet de la stratégie susmentionnée consiste à garantir la réalisation des cinq objectifs de l'OTAN, non pas en causant d'autres dommages de guerre inévitables mais en mettant un terme à ces dommages indirects; et enfin, non pas en embrouillant et troublant la psyché canadienne -- et son acceptation du droit international -- mais plutôt en proposant une initiative de bonne foi que les Canadiens et l'OTAN pourront mettre à l'épreuve.

Permettez-moi de passer maintenant au quatrième thème: Le Kosovo, les bombardements et le droit humanitaire international.

En supposant que l'intervention de l'OTAN soit justifiée en vertu du droit international, qu'en est-il du droit de la guerre, une fois que la guerre est en cours? Il est clair que la politique de purification ethnique ainsi que l'application systématique et généralisée de cette politique, constituent non seulement des violations permanentes du droit de la guerre, mais des crimes paradigmatiques contre l'humanité, contre la population civile du Kosovo. Ce qu'il faut surtout retenir dans ce contexte -- et il arrive parfois qu'on néglige ce point essentiel -- c'est que le droit de la mer et le droit humanitaire international s'appliquent à l'ensemble des États et des belligérants -- pas juste aux Serbes.

Par conséquent, même si la campagne de bombardements aériens de l'OTAN est justifiée selon la doctrine de l'intervention humanitaire -- c'est-à-dire le recours à la force pour prévenir une catastrophe humanitaire -- il reste que l'OTAN est assujetti aux principes fondamentaux du droit coutumier international. D'abord, les armes et les moyens de guerre ne doivent ni infliger des blessures ou des souffrances inutiles, ni causer des dommages graves à l'environnement. Deuxièmement, les attaques contre les civils ou contre des structures civiles sont expressément interdites, selon le principe de l'immunité civile. Troisièmement, l'interdiction visant les attaques faites au hasard, notamment dans un cas où les bombardements aériens -- puisque l'OTAN avoue à présent que c'est bien de cela qu'il s'agit -- visent des zones très peuplées, telles que Belgrade ou Pristina.

L'OTAN ne peut pas non plus prétendre, comme elle a cherché à le faire à plusieurs reprises, y compris par l'entremise du secrétaire général de l'OTAN, Javier Solana, que Milosevic est responsable de tout ce qui découle de ces attaques, puisqu'il s'agit là d'une sorte de défense disculpatoire contre de tels actes, qui sont inadmissibles aux termes du droit humanitaire international. En fait, nous avons assisté dernièrement à une série de bombardements qui pourraient être jugés contraires aux principes fondamentaux du droit humanitaire international. Ces attaques ne sont pas validés par les crimes atroces de Milosevic ou par la légalité de l'intervention humanitaire lorsqu'elle vise à mettre un terme à ce genre de crimes. En fait, Mary Robinson, commissaire des droits de l'homme des Nations Unies, a récemment déclaré à ce sujet:

Par suite des bombardements de l'OTAN [...] un très grand nombre de civils ont été tués, et des installations civiles sont devenues des objectifs militaires, sous prétexte qu'elles pourraient servir à des fins militaires.

Je résume dans mon mémoire six catégories de bombardements aériens effectués par l'OTAN qui seraient jugées inadmissibles. J'ai utilisé ces six catégories pour insister sur les dommages de guerre indirects qui sont causés sur une base presque quotidienne par l'OTAN en attaquant un objectif civil ou un autre.

L'objet de ces six catégories n'est pas de suggérer l'existence d'un faux équivalent moral entre Milosevic et l'OTAN, ou d'ignorer ou de masquer les crimes répréhensibles commis par Milosevic et ses compatriotes criminels de guerre contre l'humanité. Elles ont simplement pour objet de souligner l'importance d'un point essentiel pour les Canadiens, d'une part, en tant que grands adeptes du droit international, et pour le droit international proprement dit, en tant que principe de base de notre politique étrangère canadienne, à savoir que le droit humanitaire international s'applique à toutes les parties. C'est une réalité que les dirigeants de l'OTAN doivent garder à l'esprit en poursuivant leur campagne intensifiée de bombardements, y compris les bombardements de zones.

Il est vrai, cependant, que l'OTAN pourra toujours se rassurer du peu d'intérêt que semble avoir suscité son communiqué de la fin d'avril où il était question de bombardements intensifiés qui pourraient éventuellement causer des dommages indirects aux civils.

Peu d'entre vous auraient lu l'interview avec le général Wesley Clark parue dans le Washington Post ce week-end, où il reconnaît que l'OTAN cible à présent l'infrastructure civile de l'ex-Yougoslavie. L'OTAN pourra toujours se consoler en se disant qu'elle représente les forces de la lumière qui se battent contre les forces des ténèbres, mais même les forces de la lumière ne peuvent pas se permettre de faire fi des normes fondamentales du droit humanitaire international.

Je passe maintenant au thème no 5: Les droits des réfugiés kosovars-albanais.

Nous avons constaté les problèmes causés par le désir de certains pays avoisinants d'exclure les Kosovars-Albanais expulsés du Kosovo. Nous avons pu constater que l'aide humanitaire fondamentale est absente dans certains camps de réfugiés, étant donné qu'on refuse de reconnaître les droits des réfugiés à des pièces d'identité, des titres de voyage, et cetera. Un peu plus loin, dans mon résumé des leçons à tirer de cette expérience, j'énumère les principales préoccupations qui ont été exprimées à l'égard des réfugiés.

Permettez-moi de terminer en parlant des enseignements que nous devons tirer de cette expérience. J'essaie de vous présenter un point de vue général qui ne concerne donc pas uniquement le Kosovo, la Bosnie et l'ex-Yougoslavie, mais toutes les situations requérant une intervention humanitaire. Nous devons absolument nous demander: Quels enseignements pouvons-nous tirer de la situation de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda?

Le premier de ces enseignements serait le danger que posent des paroles trop agressives ou violentes. C'est-à-dire que des propos haineux se généralisent au Kosovo et dans les Balkans en général, comme ce fut le cas au Rwanda pendant plus d'une dizaine d'années lorsque l'OTAN a cherché à inciter la population au génocide. Lorsque je les ai interviewés au début des années 90, les réfugiés des Balkans m'ont dit ceci: «Ils nous tuent avec les mots.» Le maintien de la paix par les moyens électroniques, c'est-à-dire la surveillance et l'interception des propos haineux et violents qui favorisent la haine, le mépris et la violence, est une nécessité absolue. Pour répéter l'opinion exprimée par la Cour suprême du Canada, en confirmant la constitutionnalité de la loi interdisant la propagande haineuse au Canada: «L'Holocauste n'a pas commencé dans les chambres à gaz, mais plutôt avec les paroles».

Dans ce contexte, nous avons un rôle à jouer, en intégrant notre expertise technologique et notre jurisprudence en matière de législation interdisant la propagande haineuse, rôle qui consiste à faire des recommandations à la communauté internationale sur les moyens à prendre pour lutter contre ce genre de propagande haineuse qui débouche sur la purification ethnique et le génocide.

Le deuxième enseignement concerne le problème lié à ce que j'appelle les «crimes d'indifférence» et «conspirations du silence». Nous n'avons pas pris des mesures au moment où nous aurions dû le faire en Bosnie ou au Rwanda, et nous voilà face à cette situation au Kosovo. Donc, nous payons le prix de notre hésitation et de notre action tardive et insuffisante au Rwanda, alors qu'au Kosovo, cela prend la forme d'une campagne massive de bombardements aériens.

Je vous ai déjà parlé du troisième enseignement, c'est-à-dire de l'évocation abusive de l'Holocauste, ou de comparaisons tout à fait déplacées avec ce qui est arrivé pendant l'Holocauste, et ce de la part de toutes les parties.

Je passe maintenant à l'enseignement no 4 qui, exprimé simplement, part du principe que s'il n'y a pas de justice sans paix, il ne peut y avoir de paix sans justice. Encore une fois, le fait qu'on n'ait pas inculpé Slobodan Milosevic et d'autres grands criminels de guerre pendant et après les problèmes en Bosnie a certainement grandement favorisé la criminalité au Kosovo.

L'enseignement no 5, c'est que nous avons besoin d'une série de principes ou de critères relatifs à la légalité de l'intervention humanitaire dans le cadre de conflits armés internes comme au Kosovo. Il faut que des démocraties comme celle des États-Unis et des organismes comme l'OTAN aient à se conformer à des critères précis lorsqu'il s'agit d'autoriser l'intervention en vertu du droit humanitaire international.

Le sixième enseignement, c'est qu'une fois qu'on décide de participer à un conflit pour des raisons qui se justifient en vertu des principes de l'intervention humanitaire, il faut tout de même participer à ce conflit en respectant les principes internationaux du droit humanitaire, dont il est question dans mon texte sous la rubrique Enseignement no 7.

L'enseignement no 8 concerne l'importance du principe de l'«épuisement des recours». Autrement dit, avant de décider de recourir à la force pour intervenir, il faut avoir utilisé tous les recours possibles, c'est-à-dire l'imposition de sanctions économiques complètes et bien ciblées, le brouillage des signaux radio, l'arrestation de personnes accusées de crimes de guerre, etc.; à ce moment-là, on peut prétendre que tous les recours possibles sont épuisés.

L'enseignement no 9 concerne un nouveau fait associé à ces conflits, fait qui s'est manifesté au Rwanda, en Bosnie, et maintenant, au Kosovo, à savoir que la violence sexuelle est non seulement une conséquence de la guerre mais un instrument de purification ethnique. Là, aussi, le droit humanitaire international prévoit un certain nombre de principes selon lesquels les personnes qui ont commis des actes de violence sexuelle doivent répondre de leurs actes.

Enfin, dans mon texte sur l'enseignement no 10, j'explique les préoccupations exprimées au sujet des réfugiés dont nous devons absolument tenir compte dans le contexte du traitement des demandes de réfugiés.

En terminant, j'indique les mesures précises qu'il faut prendre. Je vais vous en faire un résumé très succinct et c'est là-dessus que se terminera mon analyse.

D'abord, il faut exhorter l'OTAN à suspendre les bombardements dans le cadre de la stratégie progressive inverse que je mentionnais tout à l'heure.

Deuxièmement, il ne faut plus procéder à des bombardements de zones dans des secteurs très peuplés comme Belgrade et Pristina.

Troisièmement, il faut cesser d'employer les bombes à dispersion qui ont le même effet que les mines terrestres antipersonnel. Nous avons joué un rôle de chef de file en assurant la signature d'un traité international sur les mines terrestres. Il ne faut donc pas participer à une campagne qui consiste à lâcher des bombes à dispersion dans des zones urbaines fortement peuplées, vu les dommages indirects graves que causent ces bombardements.

Quatrièmement, nous devons cesser de bombarder l'infrastructure civile, y compris les transformateurs électriques civils, les centrales hydro-électriques, et des installations du même genre, étant donné que les graves conséquences que peuvent avoir de tels bombardements pour la vie civile l'emportent nécessairement sur les faibles avantages militaires qu'ils peuvent présenter.

Cinquièmement, nous devons éviter de bombarder à répétition des installations d'entreposage du pétrole, et des installations de fabrication des produits chimiques et pharmaceutiques, car, d'après les experts, ces bombardements causent de graves dommages à l'environnement, dommages qui, encore une fois, sont plus importants que les avantages militaires qu'ils pourraient présenter.

Sixièmement, nous devons cesser de bombarder à répétition les installations de télévision et de radiodiffusion qui, de l'aveu même des responsables de l'OTAN, n'ont pas beaucoup de valeur, en tant qu'objectifs militaires, surtout que les organismes de défense des droits de la personne et les associations internationales de la presse sont unanimes à condamner ces bombardements, déclarant que ces attaques reviennent à imposer la censure par la violence.

Septièmement, nous devons éviter toute forme d'attaques qui causent des blessures ou des souffrances inutiles, pour reprendre les termes du droit humanitaire international, et dont le seul but semble être de démoraliser la population civile de la Serbie, plutôt que de dégrader sa capacité militaire.

Huitièmement, nous devons prendre toutes les précautions nécessaires pour réduire au minimum les dommages indirects pouvant découler d'attaques faites contre des objectifs militaires légitimes.

Neuvièmement, nous devons prendre toutes les mesures qui s'imposent pour faire passer devant la justice les personnes inculpées de crimes de guerre.

Enfin, nous devons prendre toutes les mesures qui s'imposent pour assurer aux réfugiés qui fuient les zones de conflit la protection et l'aide humanitaire dont ils ont besoin.

Monsieur le président, voilà qui termine mes remarques sur les différents thèmes que j'explore dans mon mémoire, le tout sous l'angle des principes du droit international en matière de droits de la personne et du droit humanitaire général et international du point de vue de leur application, entre autres, à la question que voici: L'intervention humanitaire de l'OTAN est-elle justifiée en vertu du droit international, et dans l'affirmative, quels principes du droit humanitaire international s'appliquent à la campagne aérienne soutenue à laquelle participent l'OTAN et nous-mêmes, à titre de membre de l'OTAN?

Le sénateur Stollery: Monsieur Cotler, nous avons reçu un témoin fort intéressant tout à l'heure, le colonel Calvin. Il nous a fait une description très intéressante des difficultés qu'il a rencontrées dans un contexte où les gens s'entre-tuent dans leur propre petit secteur. Il a une grande expérience de ce genre de situation.

Ma question découle de ce que nous a raconté le colonel Calvin et je vous la pose à titre de professeur de droit. Notre mandat consiste à examiner les conséquences pour le Canada de l'évolution du mandat de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord.

J'ai l'impression, après avoir entendu les propos du colonel Calvin, que dans de nombreux cas, nous avons affaire à des soldats qui ne font pas partie de l'armée régulière et qui sont plutôt des soldats «irréguliers», si je puis dire. Ce sont des gens qui tuent leurs voisins parce qu'ils sont catholiques, orthodoxes ou musulmans, par exemple. C'est ce genre de problème qui a causé les problèmes dans les Balkans, de même que les conflits entre Tutsi et Hutu au Rwanda, conflit sur lequel nous avons fermé les yeux.

Pour moi, cela soulève deux questions. D'abord, y a-t-il la volonté politique d'agir quand de tels actes répréhensibles sont commis? Dans une organisation avec autant de membres, je me demande ce qu'il faut faire pour régler ce problème-là.

La deuxième question concerne les techniques militaires. Une fois la décision politique prise, il faut recourir à certaines techniques militaires. Le problème qui se pose toujours quand il faut tuer 10 personnes pour en sauver 1 000 est celui de savoir quelles 10 personnes nous allons tuer. C'est une décision qui revient au commandant.

En écoutant le témoin précédent, j'ai noté ceci: «Les atrocités sont-elles vraiment nécessaires?» Par exemple, si vous dites: «Nous allons tirer à vue sur les 20 premières personnes armées que nous trouvons, si elles n'ont pas l'autorisation de porter ces armes», s'agit-il là d'une atrocité ou est-ce plutôt une tentative pour empêcher d'autres personnes de s'armer et de tuer des gens?

Nous sommes à une époque de grande sentimentalité, semble-t-il, en ce qui concerne les techniques militaires, et cette sentimentalité se heurte à ce que nous appelons le droit international en matière de droit de la personne. Je ne suis pas sûr de savoir en quoi il consiste, mais je sais que Telford Taylor, le dernier procureur survivant des procès de Nuremberg a déclaré à l'époque que les Britanniques avaient simplement décidé de tous les exécuter. Autrement dit, ils avaient décidé qu'il n'y aurait pas de procès. La question de savoir s'il devait ou non y avoir un procès a suscité toute une discussion. À son avis, plusieurs personnes ont été pendues qui n'étaient pas coupables des crimes pour lesquels ils avaient été condamnés.

Pourriez-vous donc m'aider à déterminer quels règlements conviendraient pour nos soldats et pour une force internationale face au dilemme que je viens de décrire, à savoir qu'il faut tirer sur les 20 premières personnes qui portent des armes pour éviter que 1 000 personnes soient assassinées? Comment y arriver dans un monde médiatisé où domine CNN?

M. Cotler: Je vais essayer de répondre aux points que vous avez soulevés, d'une part, chronologiquement, et d'autre part, en série.

D'abord, il ne faut pas trop insister sur le caractère tribal de ces conflits en prétendant que ces conflits tribaux sont en quelque sorte inévitables, qu'on parle des Hutu et des Tutsi au Burundi et au Rwanda, ou des Serbes et des Albanais.

Le sénateur Stollery: Ce sont des conflits religieux plutôt que tribaux.

M. Cotler: J'emploie le terme «tribal» comme une sorte de métaphore relativement à la description de ces conflits. Ce terme traduit la notion de sectaire, c'est-à-dire culture religieuse, etc.

Le sénateur Stollery: Mais il n'y a pas de différence entre ces gens-là. Il n'est pas possible de qualifier ces groupes de tribus.

M. Cotler: Non, non. J'emploie le terme «tribal» comme métaphore. Vous pouvez utiliser le terme que vous voudrez. On peut dire que ces conflits sont d'origine religieuse, là où la religion intervient, ou d'origine ethnique, etc. C'est davantage une question de volonté politique. C'est-à-dire que je ne me présente pas devant vous comme un universitaire qui s'érige en oracle pour invoquer depuis sa tour d'ivoire les principes du droit humanitaire international.

Le fait est que je travaille concrètement dans ce domaine puisque je représente des Hutu et des Tutsi depuis une quinzaine d'années, devant les tribunaux et à l'extérieur des tribunaux, et il en va de même pour l'ex-Yougoslavie. Je suis surtout venu vous parler de ce que j'ai appris des victimes de ces tragédies, plutôt que de ce que j'ai appris par rapport au droit humanitaire international.

À partir du milieu des années 80, au nom des Hutu et Tutsi qui craignaient l'explosion imminente, l'explosion qu'il avait prédite au Burundi en 1988 et encore une fois au Rwanda en 1994, nous sommes allés voir les responsables du gouvernement canadien à plusieurs reprises pour lui proposer de prendre les mesures qui s'imposaient pour prévenir cette explosion, en raison de la manipulation des sentiments de la population par l'État, qui incitait cette dernière à la purification ethnique et au génocide. Ces faits sont déjà bien établis. Je n'ai pas besoin de vous dire ce que je sais à ce sujet.

Nous avons eu un certain nombre de cas nous-mêmes ici au Canada. Dans un cas particulier -- celui de Leon Mugesera -- les témoignages et les faits documentés indiquaient clairement que c'est l'État, par le truchement des services de radiodiffusion au Rwanda, qui avait orchestré une campagne haineuse incitant la population à commettre le génocide, et qu'il aurait été possible de stopper cette campagne.

Dans un livre que j'ai lu récemment, l'auteur cite les propos de certaines victimes qui auraient déclaré: «Demain ils viennent nous tuer et les autres membres de nos familles,» pour prouver la complicité de la communauté internationale. Les Français donnaient des armes aux assassins. Les États-Unis ont refusé de qualifier la situation au Rwanda de génocide. Je pourrais continuer. Tous ces faits sont bien connus de vous tous.

Il n'y avait pas une volonté politique suffisante pour prendre les mesures qui auraient pu permettre de prévenir la tragédie au Rwanda et en Bosnie qui se répète à présent au Kosovo.

Écarter tous ces faits en soutenant que ce sont des voisins qui s'entre-tuent n'est tout simplement pas acceptable. Ils ne se sont pas toujours entre-tués. Sans être préjudiciables, l'intervention des superpuissances et d'autres a contribué à favoriser cette dégénération vers la purification ethnique et le génocide. En réalité, si nous parlons à présent de l'invocation et de l'application des principes du droit international et humanitaire, c'est à cause d'une absence de volonté politique. L'absence de cette volonté politique nous a conduits à la situation actuelle, celle de la purification ethnique du génocide, de telle sorte que nous devons regrettablement et tragiquement invoquer les règles du droit humanitaire international.

Permettez-moi de vous en donner un exemple très révélateur. J'ai accompagné une femme rwandaise, une Tutsi mariée avec un Hutu, aux Nations Unies vers le milieu des années 80. Elle voulait avertir les délégations à l'ONU de l'explosion imminente qui se préparait au Burundi et au Rwanda, explosion qui s'est concrétisée dans les deux pays. Burundi est devenu une grande zone d'abattage, puisque 50 000 personnes ont été assassinées en peu de temps en 1988; ensuite, il y a eu le génocide au Rwanda en 1994. Quand nous sommes allés à l'ONU, à la suite d'une plainte déposée par l'ambassadeur du Burundi auprès de l'ONU, cette dame a été détenue pour avoir «diffusé de la propagande haineuse». Elle a voulu prévenir les États membres de l'explosion imminente dans ces deux pays, mais ces derniers préféraient ne rien faire pour prévenir cette explosion.

Le vrai problème -- et là je peux reprendre vos propres termes, parce que pour moi, c'est la clé -- est celui de l'absence généralisée de volonté politique, ce qui nous amène peut-être à organiser une intervention humanitaire devenue essentielle. Quand la situation avait à ce point dégénéré, nous n'avions pas le choix: il fallait bien intervenir au Kosovo.

Le président: J'aimerais vous interrompre pour vous poser une question complémentaire.

Vous parlez de l'absence de volonté politique. Dans les organisations multinationales, il est souvent difficile de savoir à qui appartient la responsabilité. Comment créer la volonté politique à l'ONU qui aurait été nécessaire pour prévenir la crise qu'avait prédite votre cliente? Cette organisation est-elle compétente pour créer cette volonté politique? Ou continuera-t-on de ne rien faire tant que l'ONU n'est pas confrontée à une crise, et encore?

M. Cotler: L'une des difficultés des relations industrielles de nos jours, c'est qu'elles sont trop axées sur les besoins du moment et la gestion des crises et s'orientent en fonction des terribles images que nous présentent tous les jours les médias.

Dans la situation actuelle, comme je vous l'ai déjà dit, en 1996, j'ai écrit une lettre à notre propre ministre des Affaires étrangères, Lloyd Axworthy, au sujet du Kosovo. J'ai eu un entretien avec lui à l'époque pendant lequel j'ai essayé d'insister sur la montée des tensions et la possibilité d'une explosion imminente en raison de l'apartheid. Je dois dire que notre ministre des Affaires étrangères était, à mon avis, sensible à mes arguments. Quant aux responsables canadiens de la politique étrangère, c'était un peu comme ils avaient dit: «Où se trouve le Kosovo?» Autrement dit, personne n'a réagi à mes exhortations ou s'est montré sensible à l'évolution de la situation au Kosovo tant qu'on ne voyait pas les images sur CNN.

Il faut absolument mettre en place un système de préalerte qui nous permette de savoir dans quelle zone la situation devient explosive, et de prendre les mesures d'intervention nécessaires, soit le maintien de la paix par voie électronique, le brouillage des signaux des installations de radiodiffusion qui diffusent une propagande haineuse, et l'imposition de sanctions économiques, diplomatiques et autres, pour éviter de nous trouver dans une situation où l'intervention militaire est la seule alternative.

Au Kosovo, je trouve regrettable, d'une part, que la situation ait dû générer à ce point là et, d'autre part, qu'une fois la décision prise d'intervenir, que nos méthodes d'intervention n'aient pas tenu suffisamment compte des principes du droit humanitaire international qui interdisent justement les dommages civils.

Le sénateur Stollery: Je suis d'accord avec vous en ce qui concerne la volonté politique. J'ai suivi de près la situation au Kosovo pendant des années.

J'étais au Congo belge, au Ruanda-Urundi dans les années 50 lorsqu'ils ont tué pas mal de soldats belges. Je me suis demandé pourquoi ils ne s'étaient pas retirés, et quelles étaient ces nouvelles techniques? D'ailleurs, il y a eu d'autres massacres de Hutu par des Tutsi après l'indépendance.

M. Cotler: Il y a eu un génocide sélectif en 1972.

Le sénateur Stollery: Tout cela n'est pas nouveau. Encore une fois, je me demande où sont passées les techniques militaires qui permettent d'intervenir efficacement dans ce genre de situations. C'est tout ce que j'ai à dire à ce sujet.

Nous avons reçu un témoin très intéressant plus tôt, qui nous a parlé de l'incident au Rwanda et au Burundi où les soldats belges ont essentiellement été obligés de fuir. Je ne peux pas m'imaginer dans quelles circonstances cela a pu se produire, mais c'est justement ça qui s'est produit.

M. Cotler: Ce serait présomptueux, sinon prétentieux de ma part d'aborder la question des techniques militaires.

Le sénateur Stollery: Sauf qu'elles sont liées aux droits de la personne.

M. Cotler: Pour ce qui est du Rwanda, il y a le fameux fax concernant le génocide envoyé par le général Dallaire au siège de l'ONU en vue de demander qu'on lui fournisse l'aide dont il avait besoin. Certains sont d'avis que si cette aide avait été autorisée et accordée par l'ONU, il aurait peut-être été possible de prévenir le génocide au Rwanda. Une commission d'enquête se penche justement sur la question, et Stephen Lewis est membre canadien de cette commission. Peut-être sera-t-il possible, après analyse des témoignages et des faits documentés, de savoir s'il aurait été possible -- et c'est mon avis -- de la prévenir ou non. Même avant l'envoi de ce fax, il y avait eu suffisamment de commissions d'enquête et d'avertissements, etc. au sujet de la situation et la façon dont elle risquait d'évoluer.

Pour ce qui est de la convergence des techniques militaires et des droits de la personne, permettez-moi de répondre à votre question sous l'angle de l'intervention humanitaire et des règles d'engagement une fois que l'intervention a commencé. Il nous faut préciser cinq ou six principes fondamentaux auxquels il faudra se conformer avant qu'une intervention puisse être jugée légale.

D'abord, faisons-nous face à un cas limite où nous observons, pour reprendre la terminologie de l'ONU, un schéma cohérent de graves violations des droits de la personne? Autrement dit, sommes-nous en présence de crimes de guerre paradigmatiques et de crimes contre l'humanité? Dans le cas de la Bosnie et du Rwanda, ce critère aurait certainement été satisfait.

Deuxièmement, est-ce qu'on a exhorté les auteurs de ces crimes de cesser leurs actes répréhensibles, et est-ce que ces exhortations se sont révélées vaines? Encore une fois, dans la situation dont on parle ici, de telles exhortations ont été faites, mais en vain.

Troisièmement, est-ce qu'on a épuisé tous les autres recours possibles avant de recourir à la force militaire? Sur ce point, je dois vous dire honnêtement que je n'en suis pas sûr. Je ne sais pas si nous avons épuisé tous les recours possibles, c'est-à-dire les sanctions économiques, etc., et par conséquent je ne saurais dire si on a satisfait en l'occurrence le critère de l'épuisement des recours.

Quatrièmement, le Conseil de sécurité des Nations Unies, en vertu de l'autorité que lui confère le Chapitre 7, a-t-il déterminé que cette situation menaçait la paix et la sécurité internationales? Oui, c'était le cas pour la Bosnie, et cela comprend le Kosovo.

Cinquièmement, le Conseil de sécurité des Nations Unies a-t-il expressément autorisé le recours à la force dans les circonstances actuelles? Là, la réponse est non. Cela nous amène à nous demander sur quoi l'OTAN s'appuyait alors pour intervenir si elle n'avait pas obtenu cette autorisation expresse? Eh bien, elle s'appuie sur une autorisation implicite. Elle suppose, étant donné que le Conseil de sécurité des Nations Unies a déterminé que la situation au Kosovo menaçait la paix et la sécurité internationales, qu'elle avait l'autorité d'employer la force nécessaire pour prévenir une catastrophe humanitaire.

Il est intéressant d'examiner l'historique de tout cela, car il nous arrive d'oublier des choses. En juin 1998, le Canada a décidé qu'une autorisation implicite n'était pas suffisante, et que l'autorisation expresse d'une résolution du Conseil de sécurité était nécessaire pour autoriser le recours à la force militaire. À l'époque, telle était la position de la France, de l'Italie, de l'Allemagne et du Danemark, et non des États-Unis, qui prétendaient toujours que l'autorisation était implicite, étant donné qu'on avait déjà déterminé que la situation en question menaçait la paix et la sécurité internationales. C'est seulement au mois de mars que la Canada a décidé d'accepter la thèse de l'autorisation implicite et d'appuyer une position que lui-même avait qualifiée d'inadéquate en juin dernier.

En fin de compte, la question que nous devons nous poser est celle-ci: doit-on alors employer une force proportionnelle à la menace qu'on cherche à éliminer?

Pour moi, cela soulève deux questions. D'abord, est-ce qu'on avait vraiment épuisé tous les recours possibles, et à mon sens, c'est une question qui reste encore sans réponse; et deuxièmement, le Canada et l'OTAN avaient-ils l'autorisation expresse du Conseil de sécurité d'employer la force militaire ou pouvaient-ils supposer qu'une autorisation implicite existait du moment que le Conseil de sécurité de l'ONU avait déterminé que les critères énumérés au Chapitre 7 étaient satisfaits? Vous trouverez des avocats qui défendent les deux positions. Plutôt que de vous présenter des témoignages qui ne seraient peut-être pas très valables, je vous propose de lire un article paru dans le numéro de janvier 1999 de l'American Journal of International Law qui traite de la question et présente différents arguments juridiques à ce sujet. Le contexte de l'article est l'Iraq, mais on y présente six études de cas d'intervention humanitaire allant de l'incident de 1962, où l'Inde a pris l'Angola au Portugal, au conflit plus récent avec l'Iraq.

Le président: Supposons qu'on en arrive à la conclusion que l'autorisation implicite n'était pas suffisante. Est-ce que cela veut dire que puisque l'ONU n'avait pas la compétence voulue pour accorder une autorisation directe, elle n'aurait pas pu agir et, en conséquence, l'OTAN n'aurait pas non plus eu la compétence juridique pour agir?

M. Cotler: Par rapport à cette situation, prétendre qu'il faut une autorisation expresse et précise du Conseil de sécurité de l'ONU pour les fins de l'intervention humanitaire, alors qu'il est clair que cette intervention ou que cette autorisation pourrait être bloquée si quelqu'un oppose son veto, comme ce fut le cas ici, c'est se mettre dans une situation inextricable. Autrement dit, si l'on veut se conformer aux principes conventionnels du droit international, qui prévoit l'obtention d'une autorisation expresse, on pourrait alors soutenir que l'OTAN enfreint ces mêmes principes du droit international en prenant des mesures sans avoir obtenu au préalable cette autorisation expresse.

Par contre, si on part du principe qu'il existe un droit et même un devoir d'intervention, puisque l'obligation de protéger les civils contre une catastrophe humaine dans le contexte d'un conflit international l'emporte sur les formalités rattachées à l'obtention d'une autorisation expresse du Conseil de sécurité, surtout si le Conseil de sécurité, par 12 voix contre trois, a déjà déterminé que la situation en question menace la paix et la sécurité internationales, autorisant ainsi implicitement les bombardements, l'OTAN pourrait, on peut le supposer, prétendre qu'elle a déjà l'autorisation nécessaire d'agir, même si elle n'a pas suivi les modalités précises de la Charte des Nations Unies.

Le sénateur Grafstein: Monsieur le président, j'aimerais tout d'abord souhaiter la bienvenue à notre témoin. Quand j'ai lu sa lettre au ministre Axworthy, je me suis rappelé que le témoin, M. Axworthy et moi-même avons partagé un bureau pendant un certain temps en vue de nous attaquer justement à certaines de ces questions. C'était un rare privilège que d'avoir collaboré avec M. Cotler. C'est moi qui l'ai fait venir à Ottawa, et M. Axworthy aussi. Par conséquent, la lecture de la lettre qu'il a envoyée à M. Axworthy 30 ans plus tard m'a rappelé de très bons souvenirs.

Il y a un point en particulier qui me tourmente. Je fais allusion à la différence entre la suprématie des Nations Unies, pour ce qui est de légitimiser l'action de l'OTAN sur le plan juridique et, comme vous l'avez si bien dit, le devoir d'intervention. Une nation a évidemment le droit d'intervenir pour assurer sa propre défense, en dehors de la filière de l'ONU.

Mais j'aimerais savoir dans quelles circonstances des mesures de ce genre peuvent être jugées légitimes, si l'ONU, pour une raison ou une autre, refuse ou est empêchée d'appliquer ses propres résolutions internationales? C'était certainement le cas pour la situation au Kosovo.

Il existe trois sources de légitimisation. Les Nations Unies, par le truchement d'une résolution expresse du Conseil de sécurité; le droit international conventionnel, qui serait sous cette même rubrique; et l'autorisation implicite, qui est la voie qu'on semble vouloir nous imposer. N'y a-t-il pas une quatrième source, d'ailleurs un peu plus solide, de légitimisation, à savoir le droit coutumier international?

À mon avis, le droit coutumier international intervient lorsqu'un groupe de nations -- 19 en l'occurrence -- arrivent à la conclusion qu'une norme juridique internationale a été enfreinte. Ces nations décident par conséquent d'exercer leurs responsabilités souveraines ou, comme vous l'avez dit, leur devoir d'intervention. N'est-ce pas une source plus solide de légitimisation qu'une autorisation implicite?

M. Cotler: Ce que vous décrivez ne correspond pas au droit coutumier international, mais plutôt à une sorte de nouveau régime normatif dans le cadre duquel certains pays diraient: «Nous ne pouvons adopter la démarche traditionnelle, car cette démarche traditionnelle entraînerait une catastrophe humaine.» Autrement dit, l'article 2.4 de la Charte des Nations Unies interdit le recours à la force pour des raisons autres que la défense. Cet article doit être interprété conjointement avec les articles 33, 41 et 42, qui prévoient essentiellement qu'on ne doit employer la force armée qu'en dernier recours et que c'est au Conseil de sécurité de déterminer que les recours non militaires ont été épuisés et que l'action militaire est donc nécessaire.

Le contrepoids de cela, du point de vue du droit international, serait que la Charte des Nations Unies ne peut être considérée comme étant une entente suicidaire. On ne peut pas tolérer que l'article 2.4 devienne une sorte d'impératif déontologique indépendant qui nous impose la pacifisme alors qu'on fait face à une catastrophe humanitaire.

À mon avis, il existe un devoir d'intervention lorsqu'on fait face à une situation où sont commises des atrocités qui bouleversent profondément la conscience de l'humanité. Mais il faut alors qu'on s'assure du respect d'un certain nombre de principes, pour éviter que tout le monde décide de son propre chef que telle situation est limite parce qu'on commet des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Il faudrait au moins respecter les principes suivants, et à ce moment-là on pourrait exercer son devoir d'intervention.

Le premier de ces principes est celui des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Le deuxième est la constatation que tous les autres recours ont été épuisés.

Le sénateur Grafstein: Nous avons déjà la liste des cinq points.

M. Cotler: En fin de compte, je dirais qu'il existe effectivement un devoir d'intervention, et que le Canada devrait participer avec d'autres pays à l'élaboration d'une doctrine humanitaire internationale de la sécurité humaine qui apporterait des nuances importantes au droit international dans ce domaine.

Le sénateur Grafstein: Je crois avoir compris l'argument de M. Cotler. L'article 12.1 semble empêcher l'Assemblée générale de faire des recommandations concernant un conflit ou une situation quelconque tant que le Conseil de sécurité exerce les fonctions qui lui sont confiées par la Charte. Si ma mémoire est bonne, l'action de la police en Corée a été approuvée par l'Assemblée générale, et non par le Conseil de sécurité. Mais je peux me tromper.

D'un point de vue strictement légal, l'Assemblée générale, même si cela dépasse à prime abord les pouvoirs qui lui sont accordés en vertu de l'article 12.1, peut-elle affirmer la légitimité de mesures internationales de ce genre, et le ferait-elle?

M. Cotler: À mon avis, l'Assemblée générale de l'ONU, en adoptant des résolutions d'urgence sur la paix, pourrait apporter un soutien moral si elle faisait l'objet d'un vote positif prépondérant. Mais à mon avis, l'Assemblée générale de l'ONU ne pourrait pas à elle seule donné une autorisation suffisante. Mais son soutien serait un autre élément à prendre en compte dans le contexte général de la légitimisation de mesures de ce genre.

Si je ne me trompe pas, dans le cas de la Corée, c'est le Conseil de sécurité qui s'est prononcé sur la question.

Le sénateur Grafstein: J'aimerais essayer de résumer la situation pour être sûr de bien comprendre. Il est possible de lire dans les diverses résolutions adoptées à la fois par l'Assemblée générale et par le Conseil de sécurité qui traitent de la situation au Kosovo. Non seulement ces résolutions déclarant que cette situation menaçait l'humanité internationale ont été adoptées sans équivoque, mais même la République yougoslave a voté en faveur de certaines d'entre elles.

L'action de l'OTAN n'acquiert-elle pas à ce moment-là une plus grande légitimité si la nation directement concernée, c'est-à-dire la République fédérale de la Yougoslavie, non seulement tient compte de ces résolutions mais y donne son assentiment? N'est-ce pas là un critère plus rigoureux pour déterminer la légitimité internationale de l'intervention de l'OTAN?

M. Cotler: Pour les fins d'autorisation de l'intervention, c'était légitime, à mon avis. Si nous avions agi différemment, toutefois, nous ne nous serions peut-être pas trouvés dans une situation où non seulement nous avions le droit d'intervenir mais nous en avions le devoir, pour les raisons que j'ai déjà évoquées.

Puisque je vous ai déjà dit que pour moi, cette intervention était valable, il s'agit essentiellement de savoir si la force employée était disproportionnée, étant donné la façon dont l'infrastructure civile a été ciblée en Yougoslavie. Ça, c'est une question tout à fait différente. Là, il s'agit de savoir si nous respectons les principes du droit humanitaire international en ce qui concerne le recours à la force, même si la décision de recourir à la force est justifiée dès le départ.

Le sénateur Grafstein: Monsieur le président, le témoin est-il en train de nous dire qu'il préfère les forces terrestres aux frappes aériennes?

M. Cotler: Si vous voulez que je vous réponde, je vais vous dire qu'à mon avis, les dirigeants de l'OTAN n'auraient jamais dû écarter dès le départ la possibilité d'y envoyer des forces terrestres. Cela a donné en quelque sorte le feu vert à Milosevic pour intensifier sa campagne de purification ethnique, puisque la possibilité d'engagement ou de combat était écartée. Pour ma part, j'aurais déclaré dès le départ qu'on envisagerait d'y envoyer des forces terrestres. J'aurais ensuite mobilisé la totalité des forces terrestres de l'OTAN en poste dans les pays avoisinants en les mettant en état d'alerte. Ainsi on lui aurait fait comprendre qu'on recourrait peut-être aux forces terrestres. Le tandem forces terrestres-bombardements aériens aurait peut-être donné de meilleurs résultats que des bombardements high-tech en l'absence de forces terrestres.

Le sénateur Bolduc: Vous avez dit qu'il n'y a pas de volonté politique. À mon avis, cette volonté politique était présente en Europe, mais non aux États-Unis. Entre 1988 et 1992, ils ont envoyé Holbrook pour qu'il discute de la situation en Bosnie. Il a joué le rôle de négociateur et de médiateur pendant des années, et il est enfin allé au Kosovo. À mon avis, il n'y avait pas une volonté politique suffisante pour intervenir. Ils se sont contentés peut-être d'une demi-décision. Ils ont déclaré qu'ils y enverraient des avions, mais non des troupes. Telle était la décision américaine. Tout le reste, c'est des paroles.

M. Cotler: D'un point de vue historique, les États-Unis estimaient que la Bosnie était un problème européen, et que le Rwanda était un problème africain. En même temps, le Conseil de sécurité déclarait que la situation en Bosnie et au Rwanda constituait un problème international.

Les États-Unis doivent assumer une bonne part de la responsabilité, vu qu'ils n'ont pas manifesté la volonté politique de faire ce qu'il fallait faire en Bosnie, avant le Kosovo, et au Rwanda, avant le Kosovo.

Le président: Honorables sénateurs, avant de passer à un autre chapitre de cette histoire, je dois intervenir pour clore notre discussion. Je remercie M. Cotler d'avoir si bien retenu notre attention à la fin d'une longue journée. Nous avons beaucoup aimé votre exposé et il nous a permis d'apprendre beaucoup de choses.

Honorables sénateurs, nous reprenons maintenant le deuxième volet de notre ordre de renvoi, concernant les relations entre le Canada et l'Union européenne. Notre prochain témoin sera M. Earl Wiseman.

Plus tôt cet après-midi, sénateurs, nous avons reçu le témoignage de Son Excellence, Danièle Smadja, Ambassadrice de la Commission européenne au Canada. Pendant qu'elle était là, j'ai parlé des problèmes qui ont surgi vers le milieu des années 90 concernant les stocks chevauchants et l'incidence que semble avoir eue cette controverse pendant un certain temps sur les relations entre le Canada et l'Union européenne.

À titre d'information sur la chronologie des événements, j'ai également fait circuler une lettre qui m'a été adressée personnellement par M. Donald Barry concernant la guerre du flétan noir et son incidence sur nos relations avec l'Union européenne.

J'ai demandé à Son Excellence cet après-midi si elle connaissait le projet de loi C-27, Loi modifiant la Loi sur la protection des pêcheries côtières et la Loi sur la marine marchande du Canada en vue de permettre au Canada d'appliquer l'Entente de mise en oeuvre des dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Elle m'a dit qu'elle connaissait le projet de loi en question.

Je lui ai ensuite demandé si l'Union européenne était d'avis que ce projet de loi, en supposant qu'il soit adopté en bonne et due forme, aurait pour effet de mettre un terme au problème des stocks chevauchants. J'ai été assez surpris quand elle m'a annoncé que l'Union européenne avait encore des préoccupations à cet égard -- préoccupations qui semblent concerner l'éventuelle interprétation du projet de loi C-27.

Étant donné que la question des pêches a troublé nos rapports avec l'Union européenne par le passé, je pensais qu'il serait bon de vous inviter, monsieur Wiseman, vu votre compréhension admirable du projet de loi, à nous parler des effets de cette mesure législative et à nous dire si, de l'avis du gouvernement du Canada, elle règle le problème des stocks chevauchants.

M. Earl Wiseman, directeur général, Direction générale des affaires internationales, ministère des Pêches et Océans: Honorables sénateurs, j'espère vous donner aujourd'hui un bref aperçu des relations bilatérales entre le Canada et l'Union européenne dans le domaine des pêches.

À cette fin, je voudrais commencer par vous entretenir des priorités actuelles du Canada et de l'Union européenne en matière de pêches, et des grandes questions qui sont actuellement sur la table. La question de la ratification de l'Entente des Nations Unies et du projet de loi C-27 est traitée dans le document que je vais passer en revue avec vous. J'aborde également celle des intérêts de l'Union européenne, dans le sens de ce qu'elle voudrait obtenir de ces relations bilatérales avec le Canada dans le domaine des pêches. J'y mentionne également un certain nombre de mesures coopératives qui sont en cours depuis quelques années. De plus, si vous le souhaitez, nous pourrons parler un peu du secteur des pêches à l'Union européenne et de sa politique commune des pêches, étant donné que vous voudrez peut-être en discuter avec vos homologues quand vous les rencontrerez en Europe.

Mon exposé met l'accent sur les grandes questions de l'heure. Je n'ai pas l'intention de m'attarder aux problèmes du passé. Certaines flottes de l'Union européenne posent problème depuis même avant 1977. Si vous le souhaitez, nous pourrons en parler pendant la période des questions.

Nous avons connu une situation unique en 1995 lorsque le différend concernant le flétan noir est intervenu entre le Canada et l'Union européenne. Les mesures que nous avons prises dans les circonstances correspondaient à un changement de comportement important pour le Canada, par rapport à nos relations avec l'Union européenne et avec bon nombre de pays.

Depuis le différend de 1995, la situation a évolué de façon considérable. Maintenant nous participons à des réunions annuelles à un niveau élevé, c'est-à-dire entre le sous-ministre des Pêches et Océans et le directeur responsable des pêches à l'Union européenne. Le directeur général, M. Cavaco, viendra au Canada à la fin de juin pour participer à la troisième réunion annuelle.

L'Union européenne a exprimé certaines préoccupations concernant le projet de loi C-27, dont je vous parlerai en détail un peu plus tard. À mon avis, elles découlent surtout de certains malentendus, mais il n'est pas impossible qu'elles reposent sur d'autres motifs. Je vous laisse le soin, dans le cadre de vos discussions, de déterminer quels pourraient être ces motifs.

Depuis longtemps, l'Union européenne cherche des filières intéressantes pour leurs flottes de pêche dans l'Atlantique Nord-Ouest. Voilà longtemps qu'elles pêchent dans cette zone. Lors de la création de la limite des 200 milles, elles craignaient que leurs possibilités de pêche ne soient sévèrement réduites. Ces préoccupations étaient tout à fait valables. Le Canada a exercé sa souveraineté sur la zone des 200 milles, et a progressivement exclu les flottes non canadiennes. L'Union européenne a été exclue des eaux canadiennes en 1987 lors de l'expiration des annexes d'une entente bilatérale que nous avions négociée en 1981. L'objectif de l'Union européenne était donc de réaccéder aux zones de pêche canadiennes, pour profiter des possibilités de pêche qu'elles présentaient.

Du point de vue du Canada, les problèmes qui ont caractérisé nos rapports dans le domaine des pêches ont été causés par un manque de transparence de la part de l'Union européenne en ce qui concerne l'application des mesures de pêche en haute mer. L'Union européenne estime cependant qu'il s'agit là d'une question multilatérale, qui relève plutôt d'une organisation de gestion des pêches régionales, telle que l'Organisation des pêches de l'Atlantique Nord-Ouest. Le Canada estime également que c'est une question bilatérale importante car, en l'absence de relations satisfaisantes, de coopération et de transparence dans le secteur des pêches, nous ne sommes même pas prêts à envisager de permettre aux bateaux d'autres pays d'accéder aux ressources halieutiques de notre zone ou de participer aux programmes de développement avec des bateaux de pêche canadiens.

Nos priorités actuelles sont la ratification et la mise en oeuvre de l'Entente des Nations Unies sur les stocks chevauchants et les stocks de poissons grands migrateurs. Cette entente est importante car elle permettra de clarifier les règles internationales s'appliquant à ces stocks. C'est un stock chevauchant, le flétan du Groenland ou le flétan noir, qui a conduit au différend de 1995. Notre objectif à long terme continue d'être l'établissement de relations bilatérales avec l'Union européenne dans le domaine des pêches qui soient davantage axées sur la confiance. Nous aimerions améliorer nos relations avec elle, et nous avons d'ailleurs pris des mesures à cette fin.

Permettez-moi de vous donner un aperçu général de l'Entente des Nations Unies. L'entente en question a essentiellement pour objet d'assurer la mise en oeuvre des dispositions de l'Entente des Nations Unies sur le droit de la mer, afin d'assurer la bonne gestion et la conservation des stocks chevauchants et des stocks de poissons grands migrateurs. Au Canada, nous désignons l'Entente des Nations Unies sur les pêches par le sigle en ENUP.

L'ENUP établit pour les États qui ont signé l'entente un certain nombre de principes directeurs relatifs à la conservation et à la gestion des stocks de poissons, tels que le principe de la précaution et la règle de compatibilité, c'est-à-dire que les mesures de gestion à l'extérieur de la zone des 200 milles doivent être compatibles avec celles appliquées à l'intérieur de cette zone. Elles doivent aussi s'appuyer sur les faits scientifiques les plus exacts possible en vue de minimiser la pollution, le gaspillage, les rejets et les prises accessoires.

Elle prévoit également -- et c'est sur quoi porte le projet de loi C-27 -- des pouvoirs d'exécution. Les parties à cette Entente des Nations Unies ont le pouvoir d'intervenir en haute mer contre des bateaux de pêche navigant sous d'autres pavillons pour faire respecter des règlements de pêche établis par une organisation de gestion régionale des pêches, telle que l'Organisation des pêches de l'Atlantique Nord-Ouest.

En cas de différend entre les parties concernant l'interprétation des disposition de l'entente ou des mesures prises par l'une des parties, l'ENUP prévoit également un mécanisme obligatoire du règlement des différends. C'est pour cela que cette entente revêt une si grande importance pour le Canada. À mon avis, si cette entente avait déjà été en place, les problèmes que nous avons connus par le passé ne se seraient pas aggravés au point où nous soyons tenus de prendre des mesures aussi extrêmes. Il y aurait eu une plus forte obligation de la part des bateaux de ces États de prendre certaines mesures, et si ces mesures n'étaient pas prises, l'État d'arraisonnement aurait pu prendre des mesures de son côté; de plus, et en cas de conflit entre les parties, on aurait pu recourir à un mécanisme obligatoire de règlement des différends. Autrement dit, nous aurions eu accès à un mécanisme permettant de régler les problèmes auxquels nous avons fait face.

Le projet de loi C-27 permet au Canada de mettre en oeuvre les dispositions d'exécution de l'Entente des Nations Unies.

Le Canada a l'intention de ratifier cette entente aussitôt qu'il nous sera possible de le faire lorsque les règlements d'accompagnement seront en place et que le projet de loi aura reçu la sanction royale.

L'UE a formulé plusieurs critiques à l'égard du projet de loi. Dans certains cas, il s'agit de simples malentendus. D'autres reflètent à mon avis les préoccupations de certains États membres de l'UE, notamment l'Espagne, relativement aux incidents qui ont eu surgi en 1995. Je peux comprendre que le gouvernement espagnol et le secteur des pêches espagnol étaient pour le moins embarrassés en 1995, vu l'attention qu'a suscitée leur conduite, leur incapacité, aux yeux de certains, de forcer le Canada à abroger sa loi en 1995, ce qui nous a permis de prendre les mesures que nous avons prises à l'époque, et les difficultés qu'ils ont rencontrées en essayant d'obtenir l'appui de la communauté internationale pour leur position, par rapport à celle du Canada.

La préoccupation de l'Union européenne et de l'Espagne en 1995 s'articulait autour de l'application extraterritoriale des lois canadiennes au-delà de la zone des 200 milles. Cette question suscitait certaines préoccupations et a été le principal sujet des négociations entamées en 1995 pour régler le différend avec l'Union européenne concernant le flétan noir. La position de l'Union européenne était que le Canada devrait abroger sa législation en matière d'extraterritorialité. Le Canada était d'avis cependant que cette législation était parfaitement légitime et qu'il n'était pas question de négocier son abrogation. Dans le cadre d'une entente prévoyant un train de mesures qui donnaient au Canada ce qu'il voulait -- c'est-à-dire des mesures plus rigoureuses d'exécution et de contrôle au-delà de la zone des 200 milles -- et à l'UE ce qu'elle voulait -- c'est-à-dire plus de poissons à pêcher -- nous avons cependant convenu de modifier les règlements d'application de cette législation.

Ce faisant, les noms de l'Espagne et du Portugal seraient supprimés des règlements, de sorte que cette législation ne viserait plus ces deux pays à moins que leur comportement se détériore à un point où nous jugions nécessaire de les assujettir à nouveau à notre réglementation. Mais l'entente était claire en ce qui concerne notre législation: il n'était pas question que nous l'abrogions.

L'Union européenne, et notamment l'Espagne, cherche toujours à nous faire abroger la loi précédente adoptée en 1994, c'est-à-dire le projet de loi C-29. Mais cette question a été retirée de la table. Je crois que la Commission européenne a compris que le Canada n'est pas prêt à envisager une telle chose pour le moment.

Le projet de loi C-27 est en réalité très simple. Il a pour objet de prévoir les pouvoirs d'exécution nécessaires pour que le Canada remplisse ses obligations aux termes de l'Entente des Nations Unies. Pour nous, c'était assez simple. À notre avis, ce projet de loi se contentait de décrire, dans le contexte du système judiciaire canadien, la façon d'atteindre les objectifs d'une entente internationale.

L'Union européenne, pour diverses raisons, a cherché à disséquer notre projet de loi d'une manière qu'aucun autre État ou groupe d'États n'avait jamais fait précédemment, à mon avis, pour les lois intérieures d'un autre pays. Elle craignait que nous employions un terme qui ne serait pas le terme exact de l'entente et elle avait également des préoccupations concernant l'application extraterritoriale de cette loi.

Elle craignait que nous ayons l'intention d'exercer des droits qui ne nous revenaient pas. Je crois savoir que ce projet de loi a maintenant été adopté par le Parlement. Il a fait l'objet d'une étude minutieuse, et bon nombre des préoccupations exprimées par l'UE ont été examinées en profondeur par des comités permanents du Parlement. À mon avis, nous avons pu fournir des réponses satisfaisantes aux députés et sénateurs à ce sujet.

La question qui se pose est donc celle-ci: est-il possible de satisfaire l'Union européenne? Nous avons essayé à six reprises, lors de réunions de haut niveau avec des juristes de l'Union européenne, de leur expliquer en détail ce projet de loi, les raisons pour lesquelles nous avons employé les termes qu'on y retrouve et notre interprétation de l'Entente des Nations Unies.

Le plus souvent, à la fin de ces réunions, j'avais l'impression que nos interlocuteurs avaient compris notre position. Malheureusement, nous n'avons pas eu beaucoup d'occasions d'en discuter en profondeur avec les responsables et représentants du gouvernement espagnol. De façon générale, ils estiment que c'est à la Commission européenne, l'interlocuteur sur les questions de pêche internationale, que doivent se dérouler ces discussions-là.

Conformément à la politique commune des pêches, la Commission européenne est responsable de l'élaboration de la position de l'UE dans le contexte des relations internationales. C'est pour cela que nous traitons avec la Commission européenne pour toute question internationale intéressant les pêches.

En raison d'un problème de «déconnexion», si je puis dire, les messages qui sont communiqués à la Commission européenne ne sont pas les mêmes que reçoit l'Espagne, de sorte que l'Espagne ne comprend toujours pas bien la position canadienne ou a des préoccupations à cet égard qui l'amène à faire pression sur la Commission européenne, de telle sorte que la question n'est jamais réglée. À notre avis, cela pourrait continuer indéfiniment.

C'est quelque chose qui nous préoccupe grandement. Nous avons tenu des discussions afin de voir ce qu'on peut faire pour rompre ce cycle. Nous allons justement en discuter au cours des prochaines semaines.

À notre avis, le projet de loi C-27 prévoit des pouvoirs d'extraterritorialité mais il ne faut pas s'en inquiéter. Non seulement il ne faut pas s'en inquiéter, mais lorsque l'Union européenne et ses États membres vont ratifier l'entente, si jamais leur législation ne prévoit pas cette extraterritorialité, ils ne seront pas à même de remplir leurs obligations aux termes de l'ENUP. Cette entente confère aux États le pouvoir d'intervenir en haute mer au-delà de leur zone de 200 milles, et par conséquent, elle est forcément d'application extraterritoriale.

La vraie préoccupation de l'Union européenne, à moins qu'elle songe à une autre loi, est la Loi de protection des pêcheries côtières, mais cette loi n'est pas sur la table. Il n'en est pas question au projet de loi C-27. C'est justement là qu'il y a un malentendu.

Le Canada a fait comprendre à l'Union européenne que nous avons l'intention de mettre en oeuvre le projet de loi C-27 et de ratifier l'Entente des Nations Unies conformément à nos droits et obligations envers cette dernière. Au cas où il y aurait divergence d'opinions concernant l'interprétation de l'entente, nous avons toujours la possibilité de recourir au mécanisme de règlement des différends.

Permettez-moi de vous parler brièvement d'un certain nombre d'autres questions. S'agissant de l'accès aux eaux canadiennes, en vertu du Droit de la mer, les États côtiers ont l'obligation de permettre l'accès aux ressources halieutiques qui dépassent leur capacité d'exploitation, le cas échéant.

Selon la tradition, le Canada met ces stocks excédentaires à la disposition des pays avec lesquels nous avons conclu des ententes sur les pêches. Nous en avons signé une avec l'Union européenne en 1918. Le Canada permet à de nombreux États différents de pêcher dans nos eaux. Nous avons même permis à l'Union européenne de pêcher dans nos eaux jusqu'en 1987. L'élément réciproque de ces ententes bilatérales, c'est que ces mêmes partenaires doivent collaborer avec le Canada dans le domaine de la conservation. Mais en ce qui concerne le Canada, l'Union européenne n'a pas fait preuve d'une transparence suffisante pour qu'on puisse considérer qu'elle collabore entièrement avec nous dans ce domaine.

Par contre, nous n'en sommes pas au point où nous puissions affirmer que l'Union européenne ne fait pas respecter les règlements. Nous n'en savons rien, puisqu'il n'y a pas de transparence. Or les États membres de l'Organisation des pêches de l'Atlantique Nord-Ouest ont certaines obligations en ce qui concerne les rapports et les statistiques. Quand on demande des rapports, on ne les obtient pas. Sans avoir cette information, il nous est impossible de déterminer si elle remplit ou non ses obligations. Par conséquent, nous ne sommes pas en mesure d'affirmer qu'elle le fait.

De plus, nous n'avons plus aucune obligation envers d'autres pays pour ce qui est de la pêche dans les eaux canadiennes, puisque nous n'avons pas de stocks de poissons excédentaires. Des moratoires sont déjà en place pour de nombreux espèces de poissons, et la capacité d'exploitation des bateaux canadiens dépasse largement les stocks de poissons actuellement disponibles.

Il y a tout de même eu certaines améliorations, comme je le disais tout à l'heure, et ce, grâce aux réunions bilatérales de haut niveau entre le sous-ministre et le directeur général des Pêches à l'Union européenne. De plus, une série d'ateliers a été organisée pour favoriser un échange d'information, dans l'espoir que cela conduise à une plus grande transparence et à un meilleur échange d'information.

Un atelier a été tenu en novembre de l'année dernière sur la surveillance et le contrôle des activités de pêche. Un groupe de représentants du secteur des pêches est allé à Bruxelles en avril pour assister à la foire des produits de la mer de Bruxelles et pour participer en même temps à différents colloques et réunions avec les représentants du secteur auprès de l'Union européenne.

La Commission européenne attache une très grande importance aux dialogues entre représentants industriels. Des représentants de notre secteur sont allés là-bas pour ouvrir ce dialogue, et une délégation de l'industrie européenne a été invitée à participer à la réunion du Conseil des pêches du Canada qui se tiendra à l'Île-du-Prince-Édouard en septembre de cette année.

Mes derniers acétates concernent diverses questions intéressant le secteur des pêches de l'Union européenne. J'ai l'impression que j'ai peut-être pris un peu trop de temps pour mes remarques liminaires, mais je voulais aussi répondre aux questions soulevées par le président. Nous n'avons pas besoin de passer en revue l'information présentée aux dernières pages de mon document; vous pourrez le faire vous-mêmes quand cela vous conviendra.

Le président: Je crois comprendre que les 15 États membres de l'Union européenne ratifieront l'Entente des Nations Unies en bloc. Qu'est-ce que cela veut dire au juste? Est-ce que tous doivent être d'accord, ou la décision sera-t-elle prise à la majorité des voix? Autrement dit, un pays dont le bilan n'était pas nécessairement très positif en ce qui concerne ses relations avec le Canada pourrait-il opposer son veto à la décision de l'Union européenne?

M. Wiseman: En juin dernier, il a été convenu par tous les ministres, lors d'une réunion des ministres du Conseil des pêches de l'Union européenne, que l'Union européenne ratifiera l'Entente des Nations Unies.

Ils ont également convenu, étant donné que les obligations de l'Entente des Nations Unies font l'objet de responsabilités partagées, qu'ils doivent ratifier l'entente à titre d'États membres, et que la Commission européenne devra aussi la ratifier en cette qualité-là. Ils ont tous convenu de faire cela et de prendre les mesures qui s'imposent dans le cadre de leurs régimes individuels pour permettre cette ratification. Ils ont aussi convenu de ratifier l'entente en même temps, les États membres étant chargés d'élaborer les instruments administratifs, législatifs ou réglementaires qui leur permettraient de le faire. La Commission rédigerait ensuite les règlements lui permettant de ratifier l'entente. Quand tous seraient prêts, ils iraient à New York pour ratifier l'entente en bloc.

Le président: Ce qui m'inquiète, c'est que Son Excellence, Mme Smadja, a indiqué que certains États membres de l'Union européenne sont très préoccupés par certaines dispositions du projet de loi C-27. Si cela est vrai, l'Entente des Nations Unies sur les pêches que tous vont ratifier serait-elle mise en vigueur, même si certains États ont des préoccupations à l'égard des mesures prises par le Canada?

M. Wiseman: D'après ce que j'ai pu comprendre, la décision des ministres tient toujours. Par contre, si l'une des parties tarde à respecter ses engagements, cela pourrait retarder les choses pour tout le monde, à moins qu'ils décident officiellement de ne pas attendre cette partie-là.

C'est surtout l'Espagne qui coordonne l'opposition faite au projet de loi C-27. Une délégation du Parlement européen qui est venue l'année dernière comprenait entre autres un député espagnol qui n'a pas hésité à exprimer énergiquement les préoccupations du secteur des pêches espagnoles. L'Espagne fait pression sur le Canada pour modifier le projet de loi C-27. Elle nous a fait comprendre qu'elle veut que le Canada lui donne l'assurance qu'il ne prendra jamais de mesures contre un bateau espagnol, mais nous ne pourrions jamais lui fournir une telle garantie, étant donné que ce sont les actions du gouvernement espagnol qui détermineront si nous intervenons ou non. Elle voudrait qu'on lui donne l'assurance que ce qui est arrivé précédemment ne se reproduira plus jamais, et cela nous est tout à fait impossible.

À mon avis, les mesures législatives mineures qu'ils qualifient de problématiques ne le sont pas vraiment. Au fond, l'Espagne veut bénéficier d'une exemption, et ce n'est pas possible.

Ce sera à l'Union européenne de régler ce problème-là. Elle devra déterminer si le Canada a cherché sincèrement à élaborer un projet de loi qui traduit avec exactitude les dispositions de l'Entente des Nations Unies. Comme le précisait le ministre des Pêches et Océans à la Chambre des communes pendant le débat en troisième lecture, nous sommes résolus à remplir nos obligations et à exercer nos droits et obligations en vertu de l'Entente des Nations Unies. Nous n'irons pas plus loin que ça. Nous l'avons d'ailleurs dit à maintes reprises aux représentants de l'Union européenne. Si ces derniers n'acceptent pas ça, je ne sais pas au juste ce qu'on peut leur dire de plus.

Le sénateur Bolduc: L'Union européenne compte 97 000 bateaux -- et c'est beaucoup -- et 260 000 pêcheurs. Pourriez-vous me donner une idée de la répartition de ces pêcheurs et bateaux?

M. Wiseman: Je dirais que le nombre de bateaux et de pêcheurs espagnols est probablement égal à celui de tous les autres États membres de l'UE ensemble.

Le sénateur Bolduc: Autrement dit, l'effectif espagnol correspond à 50 p. 100 de la flotte de l'Union européenne.

M. Wiseman: À peu près. Le Portugal est également très bien représenté; je dirais que ses bateaux constituent plus de 20 p. 100 de la flotte. Le reste serait réparti parmi les autres pays.

Le sénateur Bolduc: Un grand bateau peut être l'équivalent de deux petits bateaux. Est-ce qu'on parle de bateaux qui sont à peu près de la même taille et utilisent les mêmes technologies, ou y a-t-il d'énormes différences entre eux sur ce plan-là?

M. Wiseman: Il y a d'énormes différences. On parle effectivement de la différence entre une petite embarcation et un grand chalutier-usine. Chacun compte pour un bateau, et la majorité sont justement des petites embarcations de pêche. En règle générale, au sein de l'Union européenne, la pêche se pratique à partir de petits bateaux de pêche, notamment dans la partie sud de l'Union européenne.

Les bateaux dont doit s'inquiéter le Canada sont ceux qui pêchent en haute mer à grande distance. Mais les flottes qui viennent en Amérique du Nord pour pratiquer la pêche lointaine ont considérablement diminué. Il ne fait aucun doute que l'application par l'Union européenne de contrôle plus rigoureuse vis-à-vis de leurs bateaux et de limites plus strictes de leur capacité de pêche dans l'Atlantique Nord-Ouest, et le fait qu'il ne reste pas énormément de poissons dans l'Atlantique Nord-Ouest sont autant de facteurs qui ont eu pour résultat de réduire considérablement la flotte qui pratiquait la pêche dans nos eaux. Par le passé, il y aurait eu plus de 100 bateaux espagnols et entre 40 et 50 bateaux portugais. À l'heure actuelle, nous y trouverons peut-être en tout moins de 30 bateaux espagnols et environ 15 bateaux portugais, mais pas tous en même temps.

Le sénateur Bolduc: Là vous parlez des grands chalutiers-usines.

M. Wiseman: Oui. Ce sont les seuls qui venaient dans l'Atlantique Nord.

Le sénateur Bolduc: Et les Russes?

M. Wiseman: Ils ont connu des changements économiques et des difficultés considérables en Russie. Alors qu'ils avaient autrefois une flotte très importantes, à présent seulement cinq bateaux par an viennent pêcher dans l'Atlantique Nord-Ouest; il s'agit donc d'une toute petite flotte.

Le sénateur Bolduc: Ma deuxième question concerne la surveillance. L'Union européenne a-t-elle un service qui assure la surveillance des activités en haute mer?

M. Wiseman: Aux termes de la politique commune des pêches, c'est une responsabilité partagée. C'est-à-dire que l'Union européenne, par le truchement du Conseil des ministres, prend des décisions concernant les règlements. C'est ensuite aux États membres du pavillon de s'assurer du respect des règlements. Les eaux autour de l'Espagne sont contrôlées par le gouvernement espagnol; les eaux autour de l'Irlande sont contrôlées par le gouvernement irlandais; les eaux autour de la Grande-Bretagne sont contrôlées par le gouvernement du Royaume-Uni. Chaque gouvernement est responsable de l'application des règlements dans les eaux avoisinant son territoire de même -- et voilà l'élément essentiel -- par les bateaux qui naviguent sous leur pavillon. Un bateau espagnol qui pratique la pêche dans les eaux du Royaume-Uni peut être attrapé et inculpé par les autorités britanniques, ou encore se faire attraper lors de son retour en Espagne. Il appartiendrait ensuite aux autorités espagnoles d'inculper les responsables du bateau et de leur imposer des amendes.

Strictement parlant, c'est l'État du pavillon qui est responsable des activités pratiquées à l'extérieur de la zone de 200 milles. En conséquence, les bateaux européens qui pêchent dans l'Atlantique Nord-Ouest relèvent de l'État de leur pavillon. Telle est la norme en droit international, mais cette norme est légèrement modifiée par l'Entente des Nations Unies, qui accorde des pouvoirs élargis aux autres États également.

Le sénateur Bolduc: Oui, bien entendu. Autrement, ça ne marcherait pas. Pourquoi les Espagnols assumeraient-ils la responsabilité de leurs bateaux en haute mer? Il faut absolument une police internationale, sinon la haute mer deviendrait une vraie jungle.

J'étais contre les mesures que nous avons prises en 1995, mais d'un autre côté, je n'ai pas suffisamment d'information à ce sujet. Peut-être aurions-nous dû agir autrement. Quoi qu'il en soit, le résultat a été une réduction de 50 p. 100 de leurs activités.

M. Wiseman: Et même davantage.

Le sénateur Bolduc: Mais ils sont fâchés contre nous.

M. Wiseman: Oui.

Le sénateur Bolduc: Nos ambassadeurs au Portugal et en Espagne ont-ils essayé d'améliorer la situation?

M. Wiseman: Le ministère des Affaires étrangères et son personnel dans les missions à l'étranger participent beaucoup à ce genre d'effort et sont essentiellement responsables du maintien de nos relations avec d'autres pays; cependant, nous essayons en général de ne pas faire de liens entre la question de la pêche et d'autres questions. Par contre, l'Union européenne essaie d'établir de tels liens. Elle a menacé de le faire et l'a même fait par le passé. Le règlement d'autres questions plus générales intéressant le Canada et l'Union européenne a été retardé en raison des préoccupations des autorités espagnoles dans le domaine de la pêche. En règle générale, des différends de ce genre entraînent des retards; c'est-à-dire qu'ils ne nous empêchent pas d'avancer dans d'autres domaines, mais ils nous compliquent la vie. Nous essayons par conséquent d'éviter qu'on établisse ce genre de liens et nous ne cherchons pas non plus à le faire.

Le sénateur Bolduc: La question de l'investissement en est peut-être une qu'ils peuvent comprendre.

M. Wiseman: C'est justement pour cela que l'Union européenne désire créer des relations plus étroites entre les gens d'affaires européens et canadiens, et c'est pour ça que nous avons soutenu cette initiative, initiative à laquelle le Conseil des pêches du Canada a décidé de participer.

Le problème, c'est le désir de l'industrie canadienne d'obtenir des concessions tarifaires qui nous permettraient de vendre davantage de produits canadiens sur le marché européen, où ces produits sont demandés. Les Européens importent beaucoup de poisson. Leurs propres flottes ne peuvent pas et ne pourront jamais répondre à la totalité de leurs besoins.

Les exploitants de bateaux en Europe cherchent surtout un endroit où mettre leurs bateaux. Ils ne peuvent aller nulle part. Dans le nord de l'Espagne, on voit des centaines de bateaux amarrés dans le port, en train de rouiller, parce qu'ils ne peuvent aller nulle part. Les propriétaires de ces bateaux exercent énormément de pressions sur leurs gouvernements pour que ces derniers leur trouvent des lieux de pêche. Dans le cadre d'une coentreprise, leur investissement serait au niveau du bateau. C'est-à-dire que nous leur donnerions l'accès au poisson se trouvant dans nos eaux, et ils s'engageraient à le faire transformer dans nos usines.

Au Canada, nous avons la capacité de prendre tout le poisson se trouvant actuellement dans les eaux canadiennes. Nous n'avons pas besoin de ces bateaux. Certaines usines de transformation du poisson pourraient bénéficier d'un partenariat avec une entreprise européenne qui les aiderait à mettre au point de nouveaux produits et à les commercialiser en Europe. Ce genre d'investissement serait sans doute le bienvenu au Canada, mais jusqu'à présent, il n'a pas suscité beaucoup d'intérêt chez les Européens.

Le sénateur Bolduc: Les Espagnols et les Portugais se comportent-ils de la même façon en Amérique du Sud qu'ici?

M. Wiseman: Oui, absolument.

Le sénateur Bolduc: Du côté est de l'Amérique du Sud?

M. Wiseman: Je n'aimerais pas avoir à administrer la flotte espagnole parce que je comprends à quel point les pêcheurs sont touchés par la situation. Ils ont surtout un grave problème de capacité excédentaire. Les autorités la-bas font l'objet d'énormes pressions de la part de groupes locaux qui se défendent vigoureusement et réclament sans arrêt des lieux de pêche. De plus, les zones où ils ont toujours pêché par le passé leur sont maintenant fermées. L'Atlantique Nord-Ouest offre à présent beaucoup moins de possibilités, parce qu'il n'y a plus de poisson. Bon nombre des zones au large de l'Afrique où ils avaient l'habitude de pêcher leur sont maintenant fermées. Le Maroc a officiellement déclaré qu'il ne renouvellera pas son entente de pêche avec l'Union européenne. Cette entente vise plus de 600 bateaux espagnols et portugais. Le gouvernement argentin a indiqué, lui aussi, qu'il ne reconduira pas son entente avec l'Union européenne dans le domaine des pêches. Toutes ces zones constituaient des filières très importantes pour les bateaux espagnols. Maintenant, ils n'ont plus accès aux zones où ils pêchaient autrefois. Par conséquent, leur gouvernement fait l'objet de pressions extrêmes. Quand le secteur de la pêche fait pression sur le gouvernement, le gouvernement fait pression sur d'autres gouvernements chaque fois qu'il a l'occasion de le faire.

Le sénateur Corbin: Je suis très content qu'on ait cette discussion sur les activités des Espagnols à l'étranger. J'étais en Afrique de l'Ouest et en Afrique du Nord plus tôt cette année, et j'ai entendu de nombreuses plaintes au sujet des pratiques des Espagnols et d'autres. Je suis content qu'on ait soulevé la question et que vous nous ayez répondu de cette façon.

Ils font beaucoup de politique dans les coulisses. Nous savons à quel point les pêcheurs du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse peuvent influencer leur député local, qui va ensuite transmettre leurs plaintes au ministre et au premier ministre.

Pourriez-vous nous décrire un peu plus la politique telle qu'elle se pratique au niveau local en Espagne? Vous nous avez dit qu'il y a beaucoup de bateaux dans les ports qui sont en train de rouiller, mais j'imagine que vous parlez là des petits exploitants et non des propriétaires des bateaux qui pêchent en haute mer. Je n'ai pas étudié de très près la situation. J'aimerais savoir qui en Espagne fait pression sur le gouvernement -- les grandes entreprises, les coopératives ou les consortiums? Quelle est la source du problème? Qui est à l'origine de cette agitation qui a été communiquée à l'Union européenne?

M. Wiseman: Vous m'avez posé une série de questions assez complexes, car il existe en réalité différents groupes. Par exemple, le groupe qui pêchait au large du Maroc vient surtout du sud de l'Espagne, alors que celui qui pêche au large de l'Argentine et dans l'Atlantique Nord-Ouest et la Mer du Nord est du nord de l'Espagne.

Je dois dire qu'un groupe extrêmement puissant et influent est celui des propriétaires de grands bateaux du nord de l'Espagne, et c'est là qu'on voit de grands chalutiers-usines qui sont en train de rouiller. À l'heure actuelle, la flotte espagnole qui pratique traditionnellement la pêche dans l'Atlantique Nord-Ouest vient surtout de Gallica et de Vigo. Par le passé, elle était surtout d'origine basque.

En ce qui concerne la politique, le gouverneur de Gallica, qui occupe son poste depuis fort longtemps, est un représentant haut placé du parti du président Aznar, l'actuel président d'Espagne. En fait, le gouverneur est peut-être même le parrain de M. Aznar. La fille du gouverneur est également membre du Parlement européen et présidente du comité des pêches du Parlement européen.

Par conséquent, les opinions des gens de Vigo et de Gallica sont vigoureusement défendues dans des capitales telles que Madrid, Bruxelles et Strasbourg. Les vues des propriétaires des gros bateaux, notamment sur les problèmes dans l'Atlantique Nord-Ouest, sont clairement communiquées par ces filières. Mais les Espagnols ont des intérêts dans de nombreuses zones de pêche du monde et les représentants des différents secteurs passent par cette voie et d'autres pour communiquer leurs préoccupations.

Le sénateur Stollery: Je ne me rendais pas compte que l'industrie de la pêche au Pérou était aussi importante. Le serranidé péruvien doit maintenant se vendre 20 $ la livre, étant donné qu'ils sont en train de décimer les stocks.

À votre avis, la disgrâce de la commissaire Bonino aura-t-elle une incidence sur la politique des pêches de l'Union européenne? Que je sache, ils n'ont rien pu lui mettre de précis sur le dos dans ce rapport, mais il ne fait aucun doute qu'elle a quitté son poste en disgrâce. Toute la Commission a d'ailleurs dû donner sa démission. Il est clair que la Commission européenne a perdu la confiance du Parlement européen, et cela représente un changement radical pour l'Europe. Quel sera l'impact de tout cela sur la politique des pêches?

M. Wiseman: Il y aura peut-être un certain impact. Vous serez peut-être surpris de m'entendre dire ça, mais à mon avis, la commissaire Bonino était sans doute la meilleure commissaire des pêches qu'a jamais connue la Commission européenne. Elle a été nommée pour la première fois en 1995 et elle n'était en poste que depuis quelques semaines lorsque la crise du flétan noir a surgi. À mon avis, elle avait été mal renseignée sur la situation et elle s'est contentée de réagir en fonction des renseignements qu'on lui avait fournis au lieu de chercher à bien comprendre tous les faits. Mais elle a certainement prouvé qu'elle tenait à défendre le secteur des pêches de l'Union européenne et à exprimer ses préoccupations. Depuis elle a appris beaucoup de choses, et elle a joué un rôle de chef de file dans l'amélioration et l'exécution du régime de gestion des ressources halieutiques à l'Union européenne. Le rôle du commissaire est surtout d'imposer des règlements, plutôt que de prendre des décisions.

Par le passé, la plupart des commissaires reculaient rapidement du moment qu'une proposition semblait être mal acceptée. Mais la commissaire Bonino insistait pour que certaines décisions difficiles soient prises, et elle a empêché le Conseil des ministres de compromettre l'efficacité de bon nombre de ces mesures, qui avaient été considérablement modifiées par des commissions précédentes. Je trouve regrettable qu'elle parte.

Le sénateur Stollery: De toute façon, elle n'était plus commissaire des pêches. Son poste concernait le développement.

M. Wiseman: En fait, elle était responsable simultanément de trois portefeuilles. Quand la nouvelle Commission a été mise sur pied, on s'attendait à ce que la Norvège devienne membre de l'Union européenne. Voilà justement un exemple des pressions exercées par l'Espagne. Les Espagnols ont retardé de six mois l'accord d'accession parce qu'ils réclamaient l'accès à plus de poisson au large de la côte de la Norvège. Ils revendiquaient 100 000 tonnes de poisson. En fin de compte, l'accord leur aurait accordé environ 12 000 tonnes. Voilà donc le genre de pressions qui étaient exercées à l'époque. Les Espagnols ont tenu bon et ont ainsi réussi à retarder de six mois l'adoption de l'accord d'accession.

Lors du référendum en Norvège, les Norvégiens ont voté contre l'accord d'accession pour des raisons liées à la pêche. La Norvège n'est donc pas devenue membre.

Au départ, c'est un Norvégien qui devait être commissaire des pêches, alors que Mme Bonino devait être chargée de l'aide humanitaire, de l'énergie atomique, et des affaires des consommateurs aussi, si je ne m'abuse. Mais il n'y avait pas de Norvégien au moment où la Commission a été mise sur pied, et comme personne ne semblait vouloir assumer la responsabilité des pêches, ils ont confié ce portefeuille à Mme Bonino, ainsi que les affaires humanitaires et d'autres responsabilités. Si je comprends bien, elle a toujours eu trois ou quatre portefeuilles différents en même temps, et elle continue à le faire.

D'après ce qu'on m'a donné à entendre, Mme Bonino n'a jamais été en défaveur à cause de ses activités. Mais elle ne retournera plus à la commission car si M. Prodi, qui est Italien, devient président, avec Mme Bonino, il y aurait trois Italiens, alors qu'il ne peut y avoir plus de deux commissaires italiens.

Le sénateur Stollery: Je ne sais pas quelle procédure ils vont suivre pour renommer les commissaires qui ont tous démissionné. Le chef de la Commission est actuellement candidat à un poste au Parlement européen. Il était mauvais chef, et maintenant il se présente au Parlement européen. Il sera sans doute élu au Parlement européen pour représenter le Luxembourg. Quelle en sera l'incidence sur le dossier des pêches?

M. Wiseman: La ministre espagnole des Pêches a également démissionné. Elle, aussi, est candidate à un poste au Parlement européen.

Le président: J'ai une question à vous poser concernant le terme «stocks chevauchants» que j'ai utilisé tout à l'heure. C'est un terme que connaissent certainement tous les membres du comité des pêches. J'aimerais essayer de vous le définir, et vous me direz si je me trompe.

Quand on parle de «stocks chevauchants», dans le contexte canadien et sur la côte est, nous parlons de stocks de poissons se trouvant parfois à l'intérieur et parfois à l'extérieur de la zone canadienne d'intérêt économique exclusive de 200 milles. C'est notamment le cas dans la zone du Nez et de la Queue des Grands Bancs. Est-ce que cela vous semble relativement juste?

M. Wiseman: Oui, c'est juste, mais j'y ajouterais un élément. Cette définition suppose que les poissons se déplacent constamment vers l'intérieur et vers l'extérieur. Mais il y a des stocks de poissons qui sont stables et qui chevauchent les limites de la zone. Ça, aussi, c'est un stock chevauchant. Certains des poissons se déplacent constamment vers l'intérieur et l'extérieur.

Le président: Et au Bonnet Flamand?

M. Wiseman: Le Bonnet Flamand est un endroit discret du plateau continental. Il y a un canal d'eau profond entre les extrémités du Nez et de la Queue des Grands Bancs et le Bonnet Flamand. Le poisson de fond qu'on y pêche -- c'est-à-dire la morue, la sébaste, le flétan, et cetera -- vit dans les eaux moins profondes des fonds des Grands Bancs. Peu de poissons de fond vivent dans les eaux plus profondes. Les stocks qui se trouvent dans la zone du Nez et de la Queue ne traversent pas ce canal profond pour se rendre au Bonnet Flamand.

Les stocks qui se trouvent dans la zone du Bonnet Flamand sont des stocks discrets. C'est-à-dire qu'ils se reproduisent et vivent uniquement dans cette zone, et ne traversent donc pas le canal pour s'intégrer aux stocks se trouvant près du Nez et de la Queue, et vice versa. Un stock vivant dans les eaux profondes descend les eaux près du Nez et de la Queue pour remonter un petit peu de l'autre côté près du Bonnet Flamand: il s'agit du flétan de Groenland. C'est le seul stock chevauchant qui se rend jusqu'au Bonnet Flamand.

Le sénateur Stollery: Et que font les Groenlandais dans tout ça? Ils ont une industrie de pêche, si je ne me trompe pas.

M. Wiseman: Par l'entremise du Danemark, le Groenland est membre de l'Organisation des pêches de l'Atlantique Nord-Ouest. Le Danemark représente le Groenland et les îles Faroe. Le Canada entretient des relations bilatérales avec le Groenland dans la gestion des stocks de poissons transfrontaliers, qui est un autre terme pour les stocks chevauchants, sauf qu'ils sont partagés par deux États, c'est-à-dire l'île de Baffin et le Groenland. Nous entretenons des rapports avec le Groenland, le Danemark et plusieurs autres organismes internationaux de pêche régionale, tels que l'Organisation pour la conservation du saumon de l'Atlantique Nord.

Le sénateur Bolduc: Et là, vous n'avez pas de gros problèmes?

M. Wiseman: Les Groenlandais cherchent à développer leur secteur des pêches et certaines pêches prennent rapidement de l'expansion. Nous sommes un peu préoccupés par le degré d'expansion de certaines de ces pêches, parce qu'il est possible que la prise totale groenlandaise et canadienne dépasse les niveaux recommandés par les scientifiques. Nous tenons des consultations bilatérales chaque année, et dans le cadre de ces discussions, nous essayons de trouver des méthodes communes de conservation de ces stocks qui profitent aux deux pays.

Le président: Honorables sénateurs, je suis sûr que vous conviendrez avec moi que les témoignages de M. Wiseman ont été très utiles. Je suis toujours content de recevoir un témoin qui connaît bien son sujet et présente ses vues avec clarté et concision. Merci infiniment. C'était très intéressant.

La séance est levée.


Haut de page