Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères
Fascicule 40 - Témoignages
OTTAWA, le mercredi 2 juin 1999
Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 h 31 pour examiner les ramifications pour le Canada de la modification apportée au mandat de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et au rôle du Canada dans l'OTAN depuis la dissolution du Pacte de Varsovie, de la fin de la guerre froide et de l'entrée récente dans l'OTAN de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque et du maintien de la paix, surtout la capacité du Canada d'y participer sous les auspices de n'importe quel organisme international dont le Canada fait partie.
Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: La séance est ouverte. Nous recevons cet après-midi un professeur, M. Bercuson, qui a un long CV. M. Bercuson s'est intéressé de très près aux questions stratégiques et a publié de nombreux écrits sur le sujet. En 1991, il a été le coauteur d'un ouvrage intitulé War and Peacekeeping: The Canadians from the Boer War to the Golf War. C'est un titre que je trouve intéressant, car j'ai à poser des questions au sujet des situations dans lesquelles les efforts de maintien de la paix ont été couronnés de succès et celles où ils ont échoué ainsi que l'explication de la différence.
La parole est à vous, monsieur Bercuson.
M. David J. Bercuson, professeur, directeur, Centre des études militaires et stratégiques, université de Calgary: Sénateurs, j'apprécie cette occasion de partager quelques idées avec vous cet après-midi au sujet du rôle du Canada dans l'OTAN et de la participation canadienne aux opérations de maintien de la paix de l'OTAN. D'après les renseignements qui m'ont été communiqués, vous vous intéressez surtout à quatre grands aspects des relations Canada-OTAN et je vais centrer mes propos sur ces sujets. Bien entendu, je me ferai un plaisir de répondre aux questions que vous voudrez me poser sur mon exposé ou tout autre sujet entrant dans mon domaine de compétence.
Je commencerai par aborder l'évolution du mandat de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord.
À certains égards, l'OTAN est aujourd'hui une organisation très différente de celle qui a vu le jour à l'issue des négociations tripartites de 1948 entre le Canada, les États-Unis et le Royaume-Uni. Cette organisation a été créée dans une large mesure parce que les leaders occidentaux étaient de plus en plus convaincus que l'Organisation des Nations Unies ne pouvait pas s'acquitter de son premier mandat qui était d'assurer leur sécurité collective contre des agressions internationales. Cette conviction s'est manifestée dès le début de la guerre froide et a été renforcée par les crises concernant l'avenir de l'Allemagne, le Traité de Trieste, le coup d'État de février 1948 en Tchécoslovaquie, le blocus de Berlin et les autres affrontements Est-Ouest. L'OTAN devait être une alliance défensive, mais assurait également la sécurité collective de ses membres en poursuivant les mêmes objectifs politiques autant qu'en déployant des armes et des armées.
L'OTAN a été créée pour des raisons militaires et politiques interdépendantes. Cette organisation visait à établir un commandement militaire unifié qui ferait la jonction entre la puissance militaire américaine, y compris l'important bouclier nucléaire américain, et les besoins de sécurité européens. L'objectif était double. On établissait le principe voulant qu'une agression soviétique contre des pays membres de l'OTAN ne soit jamais considérée comme un incident isolé ou de portée «locale» et on donnait aux pays d'Europe occidentale la puissance militaire voulue pour résister aux pressions que l'Union soviétique pourrait exercer pour qu'ils s'alignent avec elle-même s'ils n'étaient pas occupés par des forces soviétiques. Cette dernière préoccupation venait de l'expérience de la Finlande qui, même s'il s'agissait d'un pays démocratique et «occidental», se trouvait à toutes fins utiles dans l'orbite soviétique en raison d'une puissante présence militaire soviétique à ses frontières.
Bien entendu, les circonstances ont évolué, mais la raison d'être fondamentale de l'OTAN est toujours que ses membres comptent sur elle non seulement pour leur défense, mais pour le maintien de la paix et de la stabilité dans des régions d'une importance cruciale pour les intérêts occidentaux lorsqu'il n'est pas possible d'y parvenir par d'autres moyens. Pour prendre l'exemple des Balkans, l'ONU n'a jamais réussi, depuis le début de la décennie, à maintenir l'ordre et la stabilité dans cette région du monde qui revêt une importance stratégique pour l'Occident et qui a été le centre de conflits depuis des centaines d'années. Les raisons de l'échec de l'ONU sont les mêmes que pour d'autres conflits intranationaux comme ceux de la Somalie ou du Rwanda. C'est parce qu'elle n'a ni le mandat ni les moyens voulus pour intervenir efficacement. La mission initiale de l'OTAN en tant que défenseur de l'Europe occidentale pendant la guerre froide a donc certainement changé, mais pour ce qui est d'atteindre les objectifs militaires et politiques occidentaux en l'absence d'autres forces internationales, sa mission demeure la même.
Le deuxième sujet que j'aborderai est le rôle du Canada dans l'OTAN depuis l'effondrement du Pacte de Varsovie.
La fin de la guerre froide a donné au gouvernement du Canada l'occasion que certains stratèges canadiens espéraient depuis le milieu des années 60 pour éliminer la présence militaire du Canada en Europe. La fermeture de nos bases terrestres et aériennes en Allemagne a toutefois été très symbolique étant donné que la réduction de la présence des forces canadiennes limitait depuis longtemps le rôle militaire du Canada en Europe à très peu de choses. En fait, on peut dire que c'est seulement pendant une quinzaine d'années, à peu près de 1952 à 1968, que le Canada a eu une importance militaire pour l'Alliance, lorsqu'il a mis des forces terrestres et aériennes relativement importantes, bien armées et bien équipées à la disposition du Commandant Suprême des Forces alliées en Europe (SACEUR).
Après 1963, le Canada a même joué, pendant une brève période, un rôle dans les plans établis par l'OTAN pour contrer une attaque soviétique potentielle au moyen d'armes nucléaires tactiques lorsque ses forces aériennes ont été équipées d'armes nucléaires tactiques à déployer en zone arrière contre les concentrations de troupes, les voies de transport et les installations de commandement et de contrôle du Pacte de Varsovie.
Depuis 1968 environ, le Canada n'a joué qu'un rôle très symbolique au sein de l'OTAN. Sa présence a donné à l'OTAN l'apparence d'équilibre tant aux Européens parce qu'il s'agit d'un deuxième pays nord-américain qu'aux Américains qui ainsi, ne sont pas le seul pays d'Amérique du Nord participant à la défense de l'Europe. Aussi ridicules ces deux concepts puissent-ils paraître aujourd'hui, il faut les considérer dans le contexte de l'après guerre, une période où le Canada avait une présence beaucoup plus importante sur la scène mondiale en raison de sa contribution militaire et civile à la victoire des alliés lors de la Seconde Guerre mondiale. Autrement dit, le Canada était important aux yeux des Américains et des Européens sur le plan politique.
Troisièmement, les additions récentes à l'OTAN.
Étant donné que l'une des pierres angulaires de la politique étrangère canadienne, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a été de chercher à compenser le plus possible l'influence des États-Unis en forgeant des alliances, des accords et des ententes avec des pays autres que les États-Unis, il était prévisible que le Canada serait en faveur de l'expansion de l'OTAN. Cette position partait sans doute du principe que plus le Canada pourrait compter sur un grand nombre d'alliés de l'OTAN pour limiter l'influence des États-Unis, mieux cela vaudrait. Mais ce raisonnement était erroné. Comme le montre la campagne actuelle dans les Balkans, la prépondérance américaine au sein de l'OTAN demeure inattaquable.
De plus, plus l'OTAN prend de l'expansion, plus son leadership politique deviendra disparate. Plus il y aura de disparités au Conseil de l'Atlantique Nord, plus l'OTAN aura de la difficulté à agir de façon concertée. C'était certainement vrai au début de la campagne de frappe aérienne actuelle lorsque la liste des cibles de l'OTAN a été dressée par un comité, ce qui a sapé l'efficacité de cette offensive aérienne. Cela veut dire que, malheureusement, le Canada a maintenant l'obligation de défendre les frontières de la République tchèque, de la Pologne et de la Hongrie sans obtenir grand-chose en retour pour ce qui est des contraintes imposées aux stratèges américains.
Les Canadiens doivent faire face au fait que leur intégration économique, sociale et culturelle de plus en plus grande avec les États-Unis et la domination écrasante de le technologie militaire moderne américaine ainsi que le désir des États-Unis de conserver d'importantes forces armées pour défendre et promouvoir leurs intérêts rendent inévitable l'intégration accrue de la défense Canada-États-Unis. Il s'agit pour les Canadiens de se demander non pas s'ils doivent suivre les États-Unis au lieu de conclure des alliances et des accords avec d'autres pays, mais plutôt comment trouver les moyens d'affronter les réalités que nous imposent la puissance américaine et une intégration continentale tout en conservant une certaine indépendance pour nos politiques étrangères et nos politiques de défense.
La quatrième question que j'aborderai est celle du maintien de la paix et plus particulièrement de la capacité du Canada à y participer sous les auspices d'un organisme international dont le Canada fait partie.
Cette question présente deux aspects: premièrement, dans quelle mesure l'armée canadienne peut-elle entreprendre des missions dites de «maintien de la paix» sous le auspices des Nations Unies ou d'une autre organisation internationale? Et deuxièmement, dans quelles circonstances devrait-elle le faire?
À l'heure actuelle, le Canada ne dispose que d'une capacité très limitée pour envoyer des forces participer à des opérations militaires à l'étranger. Le chef d'état-major de la Défense a décrit la situation beaucoup mieux que je ne pourrais le faire dans son rapport annuel au Parlement la semaine dernière. Cette capacité limitée est due en partie au manque de ressources dont le général Baril a parlé de même qu'aux changements considérables survenus dans la nature des opérations de «maintien de la paix» depuis dix ans.
La fin de la guerre froide a rendu le maintien de la paix classique à la Pearson pratiquement périmé. Dans des endroits comme le plateau du Golan et le Sinaï, cette fonction demeure utile. Mais les grandes crises internationales qui surviennent aujourd'hui font suite à des situations comme le conflit indo-pakistanais au sujet du Cachemire, la faillite de l'ex-Yougoslavie, et cetera. Si l'on doit intervenir dans ce genre de crise, il faut d'importantes forces lourdement armées et des règles d'engagement très strictes. Le Canada a pu, par le passé, jouer un rôle utile dans les affaires internationales en envoyant ici et là quelques dizaines de sapeurs ou de spécialistes des transmissions ou encore un bataillon d'infanterie légèrement armé dans un endroit comme Chypre. De nos jours, cela ne peut suffire que dans quelques conflits peu graves. Les moyens à déployer dans le contexte actuel sont coûteux et le Canada ne les possède pas.
Pour ce qui est des circonstances, il faudrait se laisser guider par l'expérience des Forces armées canadiennes au sein de la FORPRONU pour décider dans quelles circonstances et sous quels auspices il faudrait envoyer nos soldats sur le terrain. Autrement dit, l'expérience a montré que l'ONU n'est pas capable de diriger, de mener, d'organiser ou de commander une opération d'établissement de la paix. Oui, les soldats canadiens ont rempli de nombreuses fonctions humanitaires utiles en Croatie et en Bosnie, ils ont certainement sauvé de nombreux civils en aidant à nourrir, vêtir et loger les réfugiés, en déminant les campagnes, en gardant les voies de transport ouvertes, et cetera. Les Canadiens qui ont été tués ne sont pas morts en vain. Néanmoins, en même temps, les Canadiens sont souvent restés impuissants pendant que des innocents étaient massacrés. Trop peu de Canadiens se rendent compte que sans une chance extraordinaire, ce sont des soldats canadiens et non pas néerlandais qui auraient dû livrer les habitants de Srebrenica à leurs meurtriers.
Le président: M. Stairs est notre témoin suivant. Il est l'auteur d'écrits sur la diplomatie de la contrainte, le Canada, la guerre de Corée, et les États-Unis. Il a beaucoup écrit sur les affaires étrangères et la défense du Canada, y compris un ouvrage sur les questions de sécurité contemporaines qui a été publié en annexe au rapport du comité spécial mixte du Sénat et de la Chambre des communes qui a examiné la politique étrangère du Canada.
M. Denis Stairs, professeur, Département de sciences politiques, Université Dalhousie: Je voudrais commencer par vous remercier de m'avoir invité à participer à vos délibérations d'aujourd'hui.
J'admire depuis longtemps le travail du comité. En tant qu'universitaire qui enseigne dans le domaine de la politique étrangère, j'ai souvent fait un grand usage de vos rapports, non seulement en salle de cours, mais pour mes propres réflexions.
Pour ce qui est du sujet que vous étudiez actuellement, je n'en parlerai pas très longtemps. Peut-être pourrais-je faire quelques brèves observations sur chacune des trois questions fondamentales. La plupart des choses que je vais dire sont des évidences que connaissent très bien les membres de votre comité. Si vous ne les connaissiez pas avant que M. Bercuson ne prenne la parole, vous les connaîtrez certainement maintenant. Nous sommes d'accord sur un grand nombre de ces questions, mais nous ne nous sommes pas entendus avant de venir vous parler.
Les trois questions que j'ai à l'esprit sont les suivantes: Premièrement, quel est le nouveau rôle de l'OTAN? Pouvons-nous savoir ce qui s'y passe vraiment? Deuxièmement, dans la mesure où nous pouvons le savoir, quelles en sont les conséquences éventuelles pour le Canada? Ou est-il trop tôt pour le dire? Troisièmement, qu'est-il advenu du concept et de la mise en pratique du maintien de la paix internationale et quelles en sont les répercussions?
Premièrement, l'évolution du rôle de l'OTAN.
J'ai l'impression que la réponse à la question de savoir quel sera le nouveau rôle de l'OTAN n'est pas encore très claire et qu'elle ne le sera probablement pas avant un certain temps.
Ce qui est clair est que ce rôle n'est plus ce qu'il était. L'OTAN était au départ une organisation de défense collective. Son but fondamental, comme chacun sait, était de promouvoir la sécurité des pays signataires de la région de l'Atlantique Nord en les engageant à se défendre mutuellement contre une attaque extérieure et de mettre en place un mécanisme pour assurer une coordination efficace du déploiement de leurs capacités militaires.
Au début, et l'on pourrait dire que cela s'applique également à la majeure partie de la guerre froide qui s'en est suivie, la fonction première du Traité de l'Atlantique Nord était de faire en sorte que les armes nucléaires américaines assurent de façon fiable et donc crédible la défense de l'Europe occidentale.
Bien entendu, d'autres choses se sont passées. Les Canadiens, en particulier, voulaient se servir de l'alliance pour promouvoir la coopération économique aussi bien que militaire des alliés. Ils y voyaient également un instrument pour renforcer et consolider la culture politique libérale, ce qu'ils jugeaient essentiel à la préservation de la tradition occidentale.
Même là, on supposait que ces objectifs s'appliquaient d'abord aux pays membres de l'OTAN et à eux seuls.
En deux mots, le but de l'alliance était de protéger ses membres contre «les autres», ces membres étant les signataires du Traité de Washington et «les autres», l'Union soviétique et ses satellites.
La réalisation de cet objectif fondamental dépendait du désir des États-Unis de contrebalancer la capacité militaire soviétique en plaçant l'Europe de l'Ouest sous la protection du bouclier nucléaire américain.
Les détails -- y compris la planification stratégique ainsi que la composition et les déploiements d'équipement et de personnel militaires -- pouvaient changer avec l'évolution des technologies militaires et de la capacité militaire de l'Union soviétique; néanmoins, la dynamique sous-jacente est restée pratiquement constante pendant une quarantaine d'années.
Une fois la guerre froide terminée, bien entendu, cette raison d'être de l'OTAN a cessé d'exister, ce qui a donné lieu à certaines hésitations.
Néanmoins, avec le temps, il est devenu de plus en plus évident que l'OTAN n'était plus une organisation de «défense collective», c'est-à-dire créée pour protéger ses propres membres contre certains dangers que l'on croyait venir d'adversaires connus -- mais plutôt une organisation pour la «sécurité collective régionale», c'est-à-dire un genre de mini ONU focalisée sur le théâtre européen.
Ce processus a été accentué par la campagne d'élargissement, une chose qui a inquiété les Russes, mais à laquelle ces derniers n'avaient plus les moyens de s'opposer, si ce n'est dans leurs discours.
En pratique, on ne savait plus vraiment qui était l'ennemi et il devenait même concevable que certains des pires dangers puissent venir non pas de l'extérieur de l'alliance, mais de l'intérieur. D'autre part, les défis à relever n'étaient plus nécessairement reliés au besoin de sécurité directe des membres de l'alliance. Cette réalité est devenue particulièrement évidente dans la Balkans et, bien sûr, en Bosnie.
Néanmoins, même en Bosnie, on pourrait faire valoir que le rôle de l'OTAN consistait simplement à fournir, à la demande ou sous les auspices de l'ONU, une capacité de coordination d'un déploiement militaire sur le théâtre européen, que l'ONU n'était pas en mesure d'offrir elle-même.
En fait, au départ, les membres de l'OTAN ont dit: «Ne nous attaquez pas; nous sommes armés». Lors de la deuxième phase, ils ont dit: «Nous sommes armés et nous allons voyager». En principe, ces déplacements ne se feraient que pour une bonne cause, c'est-à-dire une cause approuvée par le Conseil de sécurité des Nations Unies.
Néanmoins, dans les circonstances actuelles, l'alliance, à en juger du moins par son nouveau concept stratégique et par certains des discours du président Clinton, du premier ministre Blair, de Robin Cook et d'autres, semble marquer le début d'une troisième phase, une phase où les membres disent à qui veut les entendre, un peu partout: «Conduisez-vous bien. Nous avons des armes et nous les utiliserons si vous vous conduisez mal». On parle maintenant du principe qu'il n'est pas nécessaire qu'une bonne cause soit sanctionnée par une décision des Nations Unies et que la volonté politique et des préférences des membres de l'OTAN suffisent.
C'est évidemment ici que j'ai du mal à deviner ce qui va maintenant se passer et si cette nouvelle aspiration durera. Si l'opération du Kosovo tourne mal, il est bien possible que l'alliance jugera irréalisables ses aspirations, qui dès lors s'évanouiront peut-être. En revanche, si l'opération est couronnée de succès, ce que certains jugent imminent, et s'il n'y a pas de conséquences exagérément lourdes, les nouvelles aspirations pourront prendre prise.
Dans cette éventualité, l'OTAN se sera transformée en incarnation moderne du «concert européen», qui a existé pour un temps en Europe à la fin des guerres napoléoniennes. Dans les faits, elle aura pris sur elle de promouvoir le type d'ordre politique -- à la fois international et intérieur -- qu'elle préfère, non seulement dans la région européenne mais de façon plus générale en Méditerranée et, à certains égards, dans des régions du Moyen-Orient et même en Asie centrale.
Cela causera sans doute du ressentiment, non seulement dans la Fédération russe, mais aussi dans le monde islamique, en Asie, de façon plus générale, et également ailleurs.
Dans cette réflexion, il y a lieu de signaler qu'un analyste aussi réaliste que Samuel Huntington aux États-Unis s'est inquiété récemment du risque que les États-Unis ne soient en train de devenir «la super puissance voyou» et que la plus grande partie du monde est en train de voir en eux «la plus forte menace extérieure qui pèse sur les sociétés».
Rien de tout cela ne peut être très étonnant, vu le fossé immense qui sépare les moyens militaires des États-Unis et ceux de tous les autres pays.
Après tout, les Américains -- à l'occasion avec l'aide des Britanniques -- ont montré ces derniers mois en Iraq, en Afghanistan et au Soudan, sans parler de la Yougoslavie, qu'ils sont maintenant en mesure de détruire à leur gré tout objectif matériel, où qu'il soit dans le monde, sans le moindre risque, ou presque, pour leurs militaires.
À ma connaissance, aucune puissance dans l'histoire de la politique internationale n'a jamais disposé de pareils moyens. La tentation d'y recourir -- surtout lorsque cela peut se faire avec l'aide d'un de ses alliés les plus proches et lorsqu'il y a lieu de craindre que des puissances hostiles soient en train de créer des moyens de destruction massive odieux -- est sans doute irrésistible.
Je le répète: j'ignore où tout cela mène. À n'en pas douter, des contraintes politiques internes et externes sont en jeu et il se peut qu'elles forcent les États-Unis à opérer un repli. D'ici là, toutefois, l'OTAN semble être en pleine forme, ce qui ne manque pas d'agir sur son plan d'action.
La deuxième question que je vais examiner est la suivante: quelles sont les implications pour le Canada? J'aimerais pouvoir répondre à cette question. Je ne peux toutefois que me pencher sur quelques possibilités.
La première -- et je suis raisonnablement sûr de mon fait ici -- c'est que l'influence du Canada à l'OTAN est presque certainement en train de devenir négligeable. Je ne suis d'ailleurs pas convaincu qu'elle a jamais été très importante. Néanmoins, force est de reconnaître que nos contributions militaires aux activités de l'OTAN -- exception faite du contingent en Bosnie -- sont à ce point réduites que l'on peut difficilement s'attendre à ce qu'elles renforcent significativement notre diplomatie, en tout cas, pas d'une façon qui compte.
Cela ne signifie pas qu'elles soient dépourvues d'utilité pratique ou politique pour ce qui est des apparences -- en effet, même minime, notre présence contribue à légitimer politiquement les opérations de l'OTAN -- et je ne doute pas un instant que nos forces s'acquittent de fonctions inestimables avec professionnalisme sur le terrain.
Toutefois, la réalité dans ce domaine c'est que pour exercer son influence, il faut d'abord payer son dû, ce que nous n'avons guère fait. Il n'est donc pas étonnant que nous ne fassions pas partie du groupe de contact en Bosnie ou que notre ministre de la Défense se retrouve parfois dans l'embarras lorsqu'il donne l'impression d'avoir été laissé à l'écart.
De plus l'élargissement de l'OTAN vient peut-être compliquer davantage le problème. En certaines circonstances, on ne peut soutenir qu'une augmentation du nombre de petits acteurs dans une institution internationale a pour effet d'agrandir la marge de manoeuvre de la diplomatie canadienne, autorisant par exemple des coalitions politiques au sein de l'alliance, nous mettant mieux en mesure d'agir sur les décisions. Toutefois, dans le cas présent, il me semble peut probable que l'intérêt du Canada coïncidera de façon habituelle avec ceux des nouveaux membres de l'alliance. Cela étant, l'utilité de cette marge de manoeuvre risque de ne pas être très grande, en tout cas pas du point de vue d'Ottawa.
Le problème du Canada ici dépend également de deux autres facteurs. Le premier est la survie des États-Unis, l'unique superpuissance du monde, pour l'instant du moins. Dans les faits, ce pays a moins besoin de nous et il sera donc enclin à nous accorder moins d'attention. Le deuxième, c'est que le modèle à deux piliers ou de type «haltère» de l'alliance, les pays européens constituant un pilier et les pays d'Amérique du Nord l'autre, est en train de l'emporter sur le modèle plus collectif implicite dans l'idée originale de la communauté atlantique.
De fait, les Européens sont en train d'institutionnaliser leurs propres liens internes, tout comme le Canada et les États-Unis l'ont fait dans le cadre de l'ALENA, de NORAD, ainsi de suite.
Dans ce contexte, le Canada perd beaucoup de sa présence indépendante et de la visibilité qui ont naguère semblé être les siennes. De plus en plus, les Européens nous considèrent naturellement comme «secondaires» -- le prolongement naturel des États-Unis sur le plan de la diplomatie et de la sécurité.
Certes, il y a des exceptions. Nous avons lancé récemment une poignée d'initiatives en matière de sécurité en collaboration étroite avec les Norvégiens, les Hollandais, et cetera. -- les mines, les armes légères, les enfants-soldats. Toutefois, en général, on peut à juste titre dire que nous ne sommes pas de la partie -- en tout cas pas d'une façon qui attire sérieusement l'attention des grandes puissances, sauf par politesse.
Cette réalité, jointe aux aspirations d'expansion de l'OTAN, nous enfermera peut-être dans une impasse. D'une part, il se pourrait que le rôle de l'OTAN s'étende dans des dimensions beaucoup plus complexes; de l'autre, nous disposerons de très peu de moyens pour être un facteur majeur dans la prise de décisions.
Nous risquons donc d'être de plus en plus attirés dans des activités que nous n'approuvons pas entièrement -- surtout que nos intérêts à l'échelle du continent face aux États-Unis risquent de nous faire beaucoup hésiter à contester les Américains sur les questions qu'ils considèrent importantes pour leur sécurité et leurs intérêts.
Par le passé, nous avons vu dans l'OTAN un organe permettant de multilatéraliser nos rapports avec les États-Unis. Cela a contribué à donner l'apparence que notre participation à l'alliance est un important atout diplomatique. Je ne suis pas convaincu, toutefois, que cela continuera d'être le cas. Cet atout risque de se transformer en handicap.
Je m'empresse de préciser que je ne préconise pas ici de nous retirer de l'OTAN. J'essaie seulement de montrer que les facteurs politiques qui entourent notre présence semblent être en train de changer de façon radicale et peut-être pas en notre faveur.
La troisième question que j'aborderai est la suivante: qu'arrive-t-il au concept du maintien de la paix?
On connaît bien l'évolution des entreprises de maintien de la paix, qui ont déjà connu deux générations. On sait aussi quel encouragement a été donné à cette évolution par Boutros Boutros-Ghali dans son Agenda pour la paix et dans celui qui lui a succédé.
Essentiellement, le maintien de paix devient de plus en plus l'imposition de la paix à l'intérieur des États par opposition au maintien de la paix entre les États; pour cette raison, il s'agit de plus en plus d'une activité partiale plutôt que neutre.
Le processus d'encouragement de la paix a aussi assimilé quantité de considérations externes -- ou variables comme disent les sociologues -- qui semblent applicables à la promotion d'une volonté d'ordonner, comme la démocratie, l'état de droit, les droits de l'homme, l'alphabétisme, une certaine prospérité économique plus ou moins bien également répartie, et cetera.
Certains de ces éléments me semblent être un peu simplistes et d'autres ne me semblent pas justifiés vu l'information dont nous disposons. En admettant que ce soit le cas, il faut selon moi en tirer deux conséquences: la première, c'est que ce genre de maintien de la paix peut être passablement brutal. Il suppose souvent le déploiement et l'utilisation d'une force militaire considérable. C'est le prix qu'il faut payer pour obliger autrui à se conduire comme il faut, comme nous.
Il s'ensuit que si le Canada tient sérieusement à continuer à participer à ces entreprises, il lui faudra renforcer son appareil militaire.
Il est de toute évidence irresponsable pour un pays qui dispose des ressources du Canada -- nous sommes après tout une puissance du G-7 -- de mettre des unités militaires -- même formées de volontaires -- dans des situations dangereuses à l'étranger sans matériel adéquat et où il est impossible d'assurer un roulement raisonnable.
Bien sûr, il nous sera possible de régler le problème en disant que nous sommes disposés à participer à certaines missions de maintien de la paix -- celles qui n'exigent pas que l'on fasse feu -- mais non à d'autres, même si nous risquons de trouver politiquement indigne et diplomatiquement malcommode d'agir ainsi.
Toutefois, si nous ne sommes pas disposés à limiter nos ambitions, il faudra faire l'acquisition de nouveau matériel, et vite. Pour des considérations à la fois politiques et diplomatiques, par exemple, j'imagine que nous voudrons à un moment donné déployer des forces terrestres au Kosovo, quelles que soient les conditions sur le terrain. De fait, le gouvernement a indiqué qu'il était précisément enclin à le faire. Toutefois, il faut nous assurer que nos forces pourront vraiment être utiles et capables de se défendre dans un milieu hostile.
La deuxième conséquence est liée à l'analyse multifacteurs du processus d'encouragement ou d'édification de la paix dont j'ai parlé il y a un instant.
J'ai certaines réserves à propos des prémisses de l'argument, qui me semblent simplistes. Toutefois, si nous les acceptons pour ce qu'elles valent, il faut bien comprendre qu'elles supposent un extraordinaire effort d'ingénierie sociale dans une très grande diversité de cadres pendant une très longue période sans que le résultat final soit pour autant assuré.
Je n'affirme pas que le mieux est l'ennemi du bien ou qu'aider une population à tenir un scrutin ou former des agents de police étrangers à Regina est une entreprise inutile.
Je sais également que nous n'avons pas l'intention d'accomplir ces choses tout seuls, mais en collaboration avec des pays semblables à nous. J'affirme quand même que la démocratisation d'un pays étranger -- surtout qui n'a pas connu la pratique de la démocratie politique -- est une entreprise extraordinairement difficile et qu'à peu près rien n'indique que nous savons vraiment comment nous y prendre. Il en va de même pour la transformation d'une économie en économie prospère.
Il nous faut donc réfléchir très sérieusement à ces difficultés et ne pas laisser nos aspirations aller plus loin que ce qui est techniquement possible d'une part et politiquement faisable de l'autre.
Le président: Professeur Bercuson, à la page 3 de votre exposé, vous parlez du bilan de l'ONU dans le domaine du maintien de la paix. Vous dites:
Pour prendre l'exemple des Balkans, l'ONU n'a jamais réussi, depuis le début de la décennie, à maintenir l'ordre et la stabilité dans cette région du monde [...]
Vous dites ensuite:
Les raisons de l'échec de l'ONU sont les mêmes que pour d'autres conflits internationaux comme ceux de la Somalie et du Rwanda. C'est parce qu'elle n'a ni le mandat ni les moyens pour intervenir efficacement.
L'OTAN comble un vide, en un certain sens.
Serait-ce exagéré de dire que le moment est venu d'admettre que l'ONU, pour ce qui est de certaines fonctions de maintien de la paix, est un échec?
M. Bercuson: Je crois que c'est le cas. C'est la fin de la guerre froide qui a le plus mis à l'épreuve l'ONU sur ce point. Pour moi, la guerre du Golfe n'a pas été un succès pour l'ONU. Ce n'est pas un signe en faveur de l'ONU. L'organisation créée pour résoudre des problèmes internationaux -- des problèmes entre nations -- n'a ni la structure ni le mandat qu'il faut. Il est certain qu'elle n'a pas non plus les moyens militaires, non seulement le matériel, mais surtout la structure de commandement, pour faire face à ces situations.
Le meilleur exemple de cela, ce sont les Balkans, l'ex- Yougoslavie. Dans ce cas, le nombre total de soldats de FORPRONU, qui à certains moments variait entre 20 000 et 25 000 -- autrement dit, un effectif assez semblable à la force de stabilisation qui se trouve en Bosnie -- a été impuissant à stopper le massacre effréné des populations, dont se sont rendus coupables toutes les parties, le siège de Sarajevo, et cetera.
Qu'a été l'efficacité de l'ONU dans ce cas? A-t-elle réussi à faire venir de la nourriture? Oui. A-t-elle réussi à accomplir les autres choses que j'ai mentionnées, oui, mais elle n'a pas su régler la cause première du conflit.
Le président: Ce que vous dites, dans ce cas, c'est que dans la zone de l'OTAN -- et cela ne se limite pas strictement évidemment aux membres de l'OTAN -- étant donné le fait que nous ne pouvons pas compter sur l'ONU, l'OTAN est à l'heure actuelle quasi indispensable.
Certains prônent sa suppression.
M. Bercuson: Je ne suis pas de ceux-là. Elle est indispensable parce que des pays occidentaux, comme le Canada, ceux qui croient fermement à la libre circulation des gens et des idées et à l'importance de la démocratie pour le progrès de l'humanité, ont besoin d'une organisation comme l'OTAN dans un sens très général. De façon plus précise, sur les plans stratégique et opérationnel, ces pays ont besoin d'un instrument pour lutter contre l'ébranlement de l'ordre international causé par des différends intra ou internationaux, comme celui des Balkans. L'ONU ne peut pas agir; l'OTAN doit agir.
Le président: Professeur Stairs, j'essaie de déchiffrer le message de votre exposé.
Vous semblez vouloir dire -- corrigez-moi si je me trompe -- que l'OTAN peut être tout à fait acceptable si elle se limite à la zone de l'Atlantique Nord; qu'on ne voudrait pas que l'OTAN devienne le gendarme de la planète, surtout vu les imperfections du processus de prise de décision à Washington et les pressions des divers intérêts intérieurs américains.
À la fin de votre exposé, aux pages 10 et 11, vous semblez vouloir dire que ce danger est réel et que si l'on sort de la zone de l'OTAN, notre orgueil deviendra démesuré. Par exemple, qu'il suffira de parler pour que la démocratie s'instaure, que les droits de l'homme règnent et que l'économie prospère.
C'est une absurdité prétentieuse. C'est cela votre message?
M. Stairs: En réponse à votre première question, je ne voudrais surtout pas que l'OTAN se lance dans des opérations hors zone sans mûre réflexion. Vu la concentration de puissance militaire qu'elle représente, cela ne pourra manquer dans d'autres parties du monde d'être vu comme une menace, d'autant plus qu'il semble très probable que les assises politiques d'entreprises comme celle-là soient occidentales. Dans d'autres parties du monde, la priorité est différente. Il ne serait donc pas étonnant que l'on rencontre des réactions négatives. Il n'est pas impossible que même certains des pays les plus pauvres réagissent de façon très désagréable pour nous.
Il existe après tout des armes de destruction massive qui peuvent être lâchées sans qu'on ait besoin de technologie avancée. Une des raisons pour lesquelles les Américains parsèment la planète de missiles de temps à autre c'est précisément pour éviter que cela ne se produise. C'est peine perdue. Ils n'y arriveront pas.
Il pourra y avoir des conséquences politiques à long terme du fait que l'OTAN a l'impertinence de croire qu'elle incarne la vertu dans le monde moderne et qu'il est de son devoir de la répandre par des moyens militaires, si nécessaire, où que ce soit.
Dans le cas des Balkans, il y a une ambiguïté, car la région est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la zone. Il est clair que des intérêts stratégiques et politiques étaient en jeu ici. Il est peu probable que les populations d'Europe de l'Ouest aient attendu indéfiniment sans faire quoi que ce soit.
J'ai des réserves. Les bruits que j'entends en provenance de certains milieux, y compris du président Clinton, par exemple, selon lesquels on pourrait recourir à l'OTAN en Asie centrale, par exemple, me semblent malavisés.
En un mot, donc, la réponse à votre question est oui, c'est ce que je voulais dire.
Deuxièmement, je ne veux pas affirmer que le mieux est l'ennemi du bien. Il semble que nous avons choisi des aspirations que nous ne savons pas réaliser dans la pratique. J'ignore comment on transforme la haine en démocratie. Je vais vous donner un exemple -- et c'est peut-être tout à fait injuste à l'endroit des parties en cause, mais l'anecdote a une dimension canadienne.
J'ai déjà entendu un exposé d'un agent de la GRC qui était allé à Haïti pour contribuer à la formation de ses forces policières et leur montrer l'application régulière des lois comme, par exemple, à l'occasion d'une arrestation. Arrivé sur place, il a été étonné de constater que ce que la police locale voulait vraiment, c'était des ordinateurs. Il était intrigué parce qu'il s'est aperçu qu'il n'y avait pas de prises électriques dans la salle. Pour utiliser un ordinateur, il faut de l'électricité. La GRC leur a trouvé de l'électricité et leur a obtenu des ordinateurs.
L'agent de la GRC était ravi parce qu'en moins de trois mois, les policiers haïtiens se servaient de l'ordinateur. Ça leur est venu tout naturellement. Ils se servaient des ordinateurs pour préparer leurs plans opérationnels et leurs organigrammes. C'était une immense réalisation.
Par contre, si vous demandez à la GRC s'ils sont arrivés à changer la culture politique, à faire comprendre l'état de droit, à changer l'attitude dans la rue pour que les policiers aient une chance raisonnable de procéder à une arrestation paisible au lieu de se faire tirer dessus en premier et d'avoir à riposter, l'histoire est différente. Ce dont il est question ici, c'est de transformer une société en profondeur. Ce que je dis, c'est que nous ne savons assurément pas comment y arriver à courte échéance. C'est une tâche immense, et il faudra d'abord non seulement enrichir les connaissances politiques de la population mais aussi son économie et effectuer un grand nombre d'interventions d'administration publique.
Si l'on se donne ce but partout dans le monde où ces aspirations ont été exprimées, c'est une tâche que l'Occident n'est pas prêt à assumer. Il n'est pas question de réunir les capitaux nécessaires, ni quoi que ce soit d'autre. Si nous décidions d'essayer, nous nous livrerions à un acte d'impérialisme digne du XIXe siècle qui reviendrait vite nous hanter.
En un mot, cela ne signifie pas qu'il ne faille rien faire. Il y a beaucoup de choses que nous pouvons faire pour soulager la souffrance humaine dans le monde. Toutefois, lorsque nous disons que tous ces autres éléments sont le préalable à la paix, préparons-nous à attendre. Ceux qui réclament cela avec le plus d'enthousiasme sont souvent ceux qui se méfient des forces armées. Personnellement, je pense qu'il faudra attendre longtemps et qu'il vaut mieux s'armer de patience.
Le sénateur Bolduc: En 1993, vous écriviez dans un article que l'impératif central de la politique étrangère du Canada devrait être le maintien d'une relation de travail politique, amicale et, par conséquent, efficace au plan économique avec les États-Unis.
Pour de nombreuses raisons que vous donnez dans votre article, vous semblez favoriser un désengagement général par rapport à l'Europe, eu égard à la priorité géographique du Canada, c'est-à-dire l'Amérique du Nord. D'autre part, vous ne dites pas que vous sortiriez le Canada de l'OTAN.
M. Stairs: Je ne veux certainement pas prétendre que nous voudrions nous désengager des organismes multilatéraux de par le monde. Nous sommes de grands adhérents. Nous siégeons à toutes les tables. En général, c'est dans notre intérêt. Je ne soutiens pas que nous devrions nous retirer.
Pour ce qui est de cette observation précise, que le seul impératif de la politique étrangère du Canada soit le maintien d'une relation amicale avec les États-Unis, ce me semble être un fait empirique. La plupart de nos activités ailleurs dans le monde ne sont pas absolument essentielles à nos intérêts nationaux les plus vitaux. Nous pouvons choisir de nous y livrer ou non. Nous n'avons pas l'obligation de faire du maintien de la paix. Nous pouvons toujours dire non. Il y aura toujours un prix à payer pour avoir fait cela, et il peut y avoir certaines conséquences indirectes qui auront un léger effet négatif sur notre intérêt au bout du compte.
Toutefois, s'il est une chose que le Canada doit faire, une chose qui est d'intérêt national vital -- les Canadiens ne vous permettraient pas d'agir autrement -- c'est bien de maintenir une relation amicale avec les États-Unis. C'est là que se joue notre intérêt le plus tangible. Voilà le véritable impératif. Les autres activités ne sont pas des impératifs.
Cela étant dit, cette situation justifie peut-être que nous prenions des initiatives plutôt positives dans ces autres secteurs. Nous avons de la chance. Nous sommes un des rares États de la communauté internationale qui peuvent faire oeuvre de bienfaisance à l'étranger parce que nous ne subissons pas de pressions contraires qui nous empêcheraient de faire oeuvre de bienfaisance. Autant être constructifs. Nous avons des occasions qui s'offrent à nous et qui, par exemple, ne peuvent pas s'offrir à Israël. Israël a un programme suffisamment lourd pour ne pas se contraindre également à penser à faire du bien dans d'autres parties du monde. Le Canada peut s'y employer, mais c'est un luxe.
Si je suis enclin à souligner cela dans mes écrits de temps en temps, c'est parce que nous avons légèrement tendance, au Canada, à supposer que nous faisons toutes ces choses à l'étranger parce que nous sommes plus purs que tous les autres. Je ne pense pas que nous soyons plus purs que qui que ce soit. Nous sommes parfaitement pareils aux autres. Nous avons un peu plus de chance que tous les autres. Nous n'avons qu'une seule série d'impératifs. Il s'agit de traiter avec les États-Unis et, la plupart du temps, cela se fait sans douleur.
Le sénateur Bolduc: Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous Pearson et sous d'autres premiers ministres, la tradition s'est établie de faire les choses que nous faisons sur la scène internationale, en prétextant du fait que le Canada est un pays commerçant et que nous avons donc besoin d'avoir une image internationale positive. Toutefois, comme vous le dites, nous faisons cela de façon modeste. Par exemple, l'effectif de nos forces armées n'est pas très imposant. Je soupçonne que c'est pour cela que nous faisons ces choses.
M. Stairs: Oui.
Le sénateur Forrestall: Je voudrais bien être sûr de savoir ce qu'est votre position, puisque je sais maintenant ce qu'elle a été au cours des 10 ou 15 dernières années. Vous avez bien été tenté de redéfinir certains éléments de cette fascinante étude, mais vous êtes allé un peu trop loin.
Par exemple, songeons à la période entre le Livre blanc sur la défense de 1994 et les travaux effectués en 1997. Je veux en arriver à cette question-ci: devrions-nous avoir une armée? Quelle aurait été la différence si nous avions suivi les recommandations du Livre blanc sur la défense de 1994?
Chose plutôt intéressante, le major-général Lewis MacKenzie a comparu hier soir devant votre comité. Il a parlé avec vigueur de la nécessité pour le Canada de trouver le moyen de constituer une brigade. Cela nous permettrait de jouer un peu du coude à la table de l'OTAN, du moins dans la mesure où nous continuons à être invités à des réunions qui portent sur le bien-être du personnel des Forces armées canadiennes, surtout si, dans notre cas, il s'agit d'une section de reconnaissance qui va être fusionnée à des troupes britanniques. Ces soldats serviront quand même d'éclaireurs aux Britanniques, qui servent eux-mêmes d'éclaireurs à tous les autres. Il serait agréable d'être invités à la table où l'on discute de notre avenir, mais nous ne le sommes pas.
Si nous avions donné suite aux recommandations du Livre blanc en 1994, que nous auriez-vous dit de différent? Autrement dit, est-il trop tard pour envoyer des militaires sur le terrain? Nous n'avons pas été invités à participer aux discussions et c'est très difficile à accepter. Si nous l'avions été, ce que vous dites maintenant serait-il différent?
Vous avez tout à fait raison. Nous ne sommes pas en mesure de faire une contribution significative et c'est un peu triste de notre part de prétendre que nous le faisons. Cela m'attriste comme Canadien.
M. Bercuson: Le Canada échange des militaires pour de l'influence et il le fait depuis la Guerre des Boers. Comme je le signale toujours à mes étudiants en histoire militaire du Canada, Hitler n'allait certainement pas monter à bord d'une chaloupe pour venir nous faire beaucoup de tort. Si nous avons décidé de participer à la Seconde Guerre mondiale et à d'autres guerres, c'est parce que nous avons considéré que c'était dans notre intérêt pour la mise en valeur et le renforcement de notre pays. C'est encore vrai aujourd'hui.
Je suis convaincu que nous aurions plus d'influence à la table aujourd'hui si nous avions davantage à offrir. Cependant, il ne s'agit pas simplement de savoir ce que vous pouvez offrir, mais aussi quelle est la qualité de ce que vous offrez.
La révolution des affaires militaires représente une révolution dans la capacité d'une force armée de commander, de contrôler, de communiquer et d'exercer une influence sur le champ de bataille. C'est une révolution numérique. C'est une révolution sur le plan de la vitesse et de l'application de renseignements à la solution des problèmes sur le champ de bataille. C'est une révolution qui coûte cher. C'est difficile d'apporter de tels changements sans des soldats bien formés et surtout sans un groupe d'officiers hautement qualifiés. Nos forces armées essaient d'apporter les changements voulus compte tenu des ressources à leur disposition, mais elles ne suffisent pas à la tâche.
Il n'y a qu'une seule force militaire importante dans le monde à l'heure actuelle, les États-Unis. L'objectif des forces armées au Canada consiste à atteindre l'interopérabilité avec les forces américaines. C'est ce qu'elles doivent faire. De façon générale, cette interopérabilité n'existe pas encore.
Nous pourrions envoyer en Bosnie ou ailleurs un grand nombre de militaires, si nous en avions, mais que pourraient-ils faire? Qu'apporteraient-ils sur le plan de la qualité ou de la quantité? Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est une contribution de qualité. Nous ne pouvons pas faire cette contribution parce que nous n'en avons pas les moyens.
Le sénateur Forrestall: Voulez-vous dire que nous devrions peut-être simplement nous abstenir?
M. Bercuson: Dans le cas de la contribution actuelle d'un escadron de reconnaissance, nous avons de la chance parce que cet escadron fait partie d'un régiment particulier dans un groupe de brigade particulier, qui est un groupe de brigade très bien entraîné, et il s'entraîne avec une nouvelle pièce d'équipement depuis déjà quelque temps. Il sait comment s'en servir et c'est une très bonne pièce d'équipement.
Cependant, la plus grande partie de l'armée n'a pas la même capacité. Certaines des unités reçoivent le nouvel équipement, mais il faut du temps pour l'intégrer. Les militaires doivent s'entraîner et apprendre comment s'en servir.
Nous contribuons donc essentiellement parce que nous avons acheté le matériel. Nous avons entraîné des militaires qui vont jouer un rôle important. Cependant, à quoi cela servirait-il d'envoyer des militaires polyvalents dans un secteur où l'on n'a pas besoin d'eux?
Le sénateur Forrestall: Il serait inefficace d'envoyer des unités polyvalentes. Le général MacKenzie a dit hier qu'il importe que ceux qui utilisent le fusil se connaissent depuis un certain temps.
M. Bercuson: Nous pourrions en discuter longtemps. Nous avons trop confié de missions à nos militaires. À cause de la façon dont ce déploiement a eu lieu, nos militaires n'ont pas eu suffisamment de temps pour mettre de l'ordre dans leurs affaires familiales avant leur départ et c'est justement parce que nos forces sont trop petites.
Le sénateur Grafstein: J'ai l'avantage d'avoir déjà lu les écrits de nos deux témoins.
Je voudrais attirer votre attention sur le débat animé qui a lieu aux États-Unis ces temps-ci et dont vous avez tous deux parlé. Je veux parler du débat sur l'OTAN et la politique étrangère des États-Unis dont nous avons été témoins à Québec lors de l'échange interparlementaire canado-américain. Nous avons vu les Américains discuter à huis clos de l'OTAN, de la situation au Kosovo et de la politique étrangère en général.
Il me semble que c'est Henry Kissinger il y a déjà quelque temps qui a vraiment fait le point sur ce débat en disant que, maintenant que l'OTAN est au Kosovo, elle doit en sortir victorieuse pour avoir une force stable dans le reste du monde. C'est ainsi qu'il entrevoit la realpolitik. D'autre part, M. Kissinger a dit que les États-Unis sont partagés entre les réalistes et les moralistes, c'est-à-dire entre ceux qui se préoccupent avant tout de leurs intérêts réels et ceux qui sont motivés par leurs sentiments et que la question du Kosovo tient davantage aux sentiments qu'aux intérêts réels et que, vu la façon dont les choses se sont passées, les États-Unis n'ont pas le choix et doivent régler définitivement la question et défaire M. Milosevic.
Nous pouvons appliquer le même principe au Canada. Nous avons procédé de la même façon. Nous avons joué au jeu militaire parce que nous sommes membres de l'OTAN. Hier, on nous a dit que la contribution du Canada au bombardement aérien nous plaçait au quatrième rang des pays de l'OTAN, mais vous dites que nous ne sommes pas l'un des joueurs importants. Pourtant, nous avons joué un rôle important sur ce plan.
Que devrions-nous faire à la fin du compte? Nous avons joué sur les deux tableaux. Nous croyons être des moralistes à cause de notre activité par l'entremise de l'ACDI et d'ONG. Nous avons appuyé fermement l'OTAN, même si nous avons réduit de façon marquée notre contribution à l'OTAN. C'est une chose que l'ensemble du pays a accepté. Tous les gouvernements et tous les partis au Canada ont décidé que nous devions réduire notre contribution militaire à l'OTAN et nous l'avons fait.
Quelle école de pensée devrions-nous appuyer? Devrions-nous appuyer les réalistes et envisager de façon très réaliste les moyens à notre disposition, nous retirer sur le plan militaire et continuer à participer sans contribuer réellement? Pouvez-vous redéfinir pour nous quel est l'intérêt national du Canada relativement à l'OTAN?
M. Stairs: Vous posez là l'une des questions les plus difficiles qui reviennent constamment sur le tapis en politique internationale. C'est une question d'actualité maintenant, mais elle a été débattue par les philosophes, les universitaires, les hommes politiques et les diplomates pendant des siècles.
C'est une question particulièrement difficile. Les gens au Canada qu'on pourrait s'attendre à voir prendre une position prennent la position contraire dans ce cas-ci. Par exemple, les ONG ont souvent tendance à être les plus belliqueux. Les réalistes, ceux qui analysent de façon traditionnelle la politique étrangère et la politique en matière de défense, ont souvent tendance à être plus modérés même s'il y en a qui vont plus loin que les autres. C'est parce que le problème est très difficile, pour ne pas dire existentiel.
Qu'est-ce qui est dans l'intérêt immédiat du Canada? Essentiellement, c'est dans notre intérêt d'appuyer nos alliés dans cette entreprise grâce à une contribution modérée. C'est dans notre intérêt national. Si nous laissons tomber les Américains, les Britanniques et les autres nations, nous en paierons probablement le prix plus tard. C'est peut-être aussi dans l'intérêt politique du gouvernement à cause des aspects moraux du débat.
J'ai deux objections à la conception moraliste de la politique étrangère. D'abord, cela peut mener à beaucoup de pertes de vie. Une chose que je crains, c'est que si l'OTAN prend goût à ce type d'opération, cela pourrait donner lieu plus tard à des comportements tout à fait répréhensibles. Au Moyen <#00C2>ge, les croisades avaient un objectif hautement moral, mais elles ont mené à des activités horribles. Si vous vous basez uniquement sur le point de vue moral, je ne suis pas vraiment certain que cette façon de faire soit la plus appropriée sur le plan moral. Il s'agit d'une observation purement spéculative.
Ce qui importe vraiment, selon moi, c'est la réponse à la question suivante: sommes-nous disposés, pour appuyer cette campagne, à envoyer à leur mort des citoyens canadiens en uniforme? J'ai de la difficulté avec ça. Je sais que notre armée est composée de volontaires mais il me semble difficile, à moins que l'on ne puisse me montrer qu'il y va très clairement de notre intérêt national, à m'imaginer être dans la salle du cabinet en train de prendre la décision d'envoyer des Canadiens à l'étranger en sachant très bien que certains d'entre eux vont mourir s'ils vont défendre cette cause sur le terrain dans les Balkans.
Ma position sur cette question est très impopulaire. Comme tout le monde, je suis horrifié par les agissements du régime Milosevic. Par contre, il s'agit là d'un problème qui n'est pas nouveau dans les Balkans. Je ne comprends pas très bien pourquoi des Canadiens devraient risquer leur vie pour mettre un terme à la situation, à moins que l'on ne puisse me faire valoir une autre raison importante.
Je tergiverse et je le sais, mais c'est parce qu'il s'agit d'une question existentielle difficile. C'est la plus cruciale des questions politiques. Heureusement qu'il revient aux membres du cabinet de trancher et non pas aux universitaires. Pour ma part, à un moment donné, je me mets à hésiter.
À première vue, j'ai tendance à dire que nous devons arrêter ce monstre. Mais se peut-il qu'un tel monstre n'existe qu'en Yougoslavie? Lorsque je pense à l'histoire de la Yougoslavie, au fait que ces troubles durent depuis très longtemps et nous ont même entraînés dans la Première Guerre mondiale, je vois difficilement la justification de tuer des Canadiens. Je suis d'autant plus troublé que la plupart des organisations qui se disent prêtes à sacrifier des vies sont surtout prêtes à sacrifier celles des autres.
Me voici donc devant une question extrêmement difficile -- tout autant pour vous que pour moi -- et c'est ce que j'ai à vous donner de mieux comme réponse.
M. Bercuson: Tout d'abord, un commentaire au sujet d'une donnée statistique que vous citez et selon laquelle notre participation serait la quatrième en importance. Les gens du ministère de la Défense m'ont cité toutes sortes de chiffres à ce sujet. Il faut toutefois retenir qu'il s'agit essentiellement d'une opération aérienne américaine. Les Américains ont les avions et ils ont la technologie. Les Britanniques participent. Tout le reste est symbolique.
Nos CF-18 peuvent lancer des missiles guidés, ce qui n'est pas le cas des appareils néerlandais, et ce sont des appareils néerlandais qui escortent les bombardiers canadiens vers leurs cibles. Devons-nous nous demander si les Néerlandais sont parmi les participants les plus importants? Leur participation aux bombardements est certainement faible. Notre apport de 18 appareils sur une flotte qui en compte plus de 600 est minime, d'autant plus que nous n'en faisons voler que six à la fois.
Pour ce qui est de ma deuxième observation, je ne vais pas tenter de m'esquiver en disant que je suis historien et non pas politologue. Dans ma vision du monde, il n'est pas question de renvoyer dos à dos morale et réalisme. L'histoire nous enseigne que les tyrans qui commencent par tuer leur propre peuple finissent souvent par tuer quelqu'un d'autre. Il n'est pas possible d'établir une distinction entre la morale et l'intérêt national. Avons-nous combattu Hitler parce que la morale nous dictait de le faire ou l'avons-nous fait par intérêt national? Je ne saurais exactement comment trancher dans ce cas.
Le sénateur Grafstein: Kissinger répondrait à cela qu'il serait prêt à risquer l'intérêt national pour assurer un équilibre des forces plutôt que de le faire au nom d'un ensemble de principes humanitaires. Vous parlez en effet d'équilibre des forces, et il s'agit d'une notion que l'on est en train de délaisser à l'heure actuelle.
M. Bercuson: Nous nous en sommes distancés.
Le sénateur Grafstein: Après cette brève réponse, pourriez-vous abréger, étant donné que j'aimerais parler d'autre chose.
M. Bercuson: J'aimerais répondre à votre troisième question, au sujet de notre intérêt national. Selon moi, notre intérêt national est très clair. Nous ne pouvons faire cavalier seul, de sorte que notre intérêt national consiste à faire partie d'une équipe. Et il serait souhaitable que l'équipe reste unie. Dans dix ans, l'OTAN ne ressemblera pas du tout à ce qu'elle est aujourd'hui. Je crois que les États-Unis auront une perspective de plus en plus unilatéraliste et de moins en moins multilatéraliste, étant donné que le multilatéralisme limite davantage les Américains dans la réalisation des objectifs nationaux qui leur sont propres.
Je crois par ailleurs que, en définitive, les objectifs nationaux du Canada sont plus ou moins le reflet de ceux des Américains. Plus nous nous éloignons de nos côtes, plus les intérêts des États-Unis et du Canada convergent, pour des questions comme celles de l'avenir de l'Asie du Sud-Est et de l'avenir de la Chine, et cetera. Nous discutons beaucoup avec les Américains de saumon, de bardeaux de cèdre et de magazines et c'est bien normal mais, lorsqu'il est question de libre circulation des idées, de libre- échange en Asie, de démocratie, nos idées sont pratiquement identiques à celles des Américains.
Le sénateur Grafstein: Si tel est le cas -- et je signale que notre comité se penche sur le rôle futur de l'OTAN et la participation future du Canada -- et si nous nous inquiétons du rôle de cavalier seul et d'intervenant unilatéral des États-Unis, ne devrions-nous pas adopter l'approche des Lilliputiens de Jonathan Swift? Autrement dit, notre intérêt devrait-il être multilatéral? Je croyais en effet que l'un de nos grands principes de base consistait à contenir les États-Unis en les ficelant par un aussi grand nombre possible de liens multilatéraux de manière à ce qu'ils ne puissent abuser de leur pouvoir d'une manière qui s'écarte, selon certains, des normes internationales.
M. Bercuson: Il se peut que M. Stairs et moi-même ne soyons pas d'accord sur cet aspect. D'après moi, cette politique n'a jamais fonctionné. M. Stairs a étudié la guerre de Corée dans la perspective diplomatique et, pour ma part, je l'ai étudiée dans une perspective militaire. Je ne crois pas que nous ayons jamais limité les Américains. Nous avons cependant déployé beaucoup d'énergie à tenter de le faire.
Ce que nous avons à faire de mieux, c'est de tenter de collaborer avec les Américains en jouant le rôle du partenaire constructif, en nous efforçant de cibler nos apports de manière à obtenir quelque influence à Washington. Il se peut qu'une telle perspective d'avenir blesse notre fierté de Canadiens, mais je ne vois aucune autre possibilité.
Également, tenter de créer des alliances avec les Hongrois et les Polonais, et cetera., alors que, comme l'a dit M. Stairs -- avec qui je suis tout à fait d'accord -- nous n'avons, en toute circonstance, qu'un seul intérêt à l'extérieur de nos frontières, à savoir les États-Unis d'Amérique et les bonnes relations que nous devons entretenir avec eux, n'est que de la folie.
Le sénateur Grafstein: Ainsi, vous feriez complètement abstraction de l'Europe, des intervenants européens.
M. Bercuson: Je n'en fais pas abstraction. Je sais où l'Europe doit se situer. Lorsque vient le moment pour le Canada de décider en ordre de priorité quels sont les intérêts que nous devons servir, il ressort, que pour servir nos intérêts nous devons servir les intérêts américains avant de servir ceux de l'Europe.
Le sénateur Stollery: J'ai constaté que notre population croît beaucoup plus rapidement que celle des États-Unis depuis quelques années. Quand va-t-on s'en rendre compte?
M. Bercuson: Les Américains s'en rendent compte, d'une manière qui n'est pas particulièrement confortable pour nous. Les Américains voient croître notre population, et voit croître notre produit intérieur brut, notre capacité d'assumer un plus lourd fardeau dans les opérations militaires internationales et, constatant que nous ne le faisons pas, ils deviennent de plus en plus impatients. Leur impatience se manifeste de diverses façons et je crois bien que vous en êtes conscients.
Le sénateur Stollery: J'y pensais dans une perspective plus étroite, à savoir -- sans vouloir être mélodramatique -- que le potentiel guerrier d'un pays augmente d'une façon directement proportionnelle à sa population. À quel point cet élément entre-t-il dans l'équation?
Le Canada est un pays plus puissant aujourd'hui sur le plan militaire qu'il l'a jamais été dans son histoire à cause de sa population de 31 millions. Si nous le voulions vraiment, nous devrions pouvoir devenir plus puissants que nous le sommes. Je ne suggère pas un instant que nous nous mesurions aux États-Unis ou qu'il y a un intérêt à le faire, mais dans ce contexte, c'est toujours ainsi qu'on nous a perçus.
M. Bercuson: Sauf le respect que je vous dois, je ne suis pas d'accord avec vous. Vous ressortez une notion du concept de la puissance militaire qui remonte au XIXe siècle, soit celui de la fabrique de machines à vapeur. Si vous regardez ce qui se passe dans le monde, vous verrez des puissances militaires plus importantes mais aux effectifs réduits, à cause de l'évolution de la technologie militaire.
Le meilleur exemple que je pourrais vous donner est probablement celui des changements qu'on apporte actuellement dans l'Armée de libération populaire de la Chine, où l'on est en train de réduire considérablement les effectifs de l'aviation et de la marine, par rapport à ce qu'ils étaient il y a plusieurs années, mais on y remplace la quantité par la qualité. Nous avons vu certains résultats de cette tactique ces deux dernières semaines dans l'affaire du scandale d'espionnage.
Les effectifs n'ont tout simplement plus la même importance. Ce qui compte, c'est ce qu'on a, l'avancement de notre technologie, et notre capacité de l'utiliser comme il se doit.
Le sénateur Stollery: Je pensais vraiment aux campagnes où l'on utilise une technologie rudimentaire, car c'est le type de campagne que nous avons vue -- sauf en Irak -- au cours des dix derniers conflits. Ceux du Vietnam, de la Somalie et du Kosovo utilisaient une technologie rudimentaire. On essaie d'introduire la haute technologie dans les campagnes terrestres, mais tout le monde se demande si cela fonctionne.
Le président: Dans sa réponse à la question très difficile du sénateur Grafstein, M. Stairs a indiqué qu'il était heureux de ne pas participer à la prise de décisions au Conseil des ministres. J'ai pensé que l'une des raisons pour lesquelles il préférerait ne pas avoir à participer était peut-être qu'en dépit de l'attrait moral que présente pour le Canada la participation à des conflits comme celui de la Yougoslavie, et plus précisément du Kosovo, il doute qu'en fin de compte, après une opération majeure, nous réussirions en fin de compte à rétablir la situation. Nous parviendrions peut-être à imposer une paix temporaire, ou nous pourrions peut-être proposer une paix à long terme à condition d'être prêts à y envoyer des soldats pendant plusieurs générations, ou même pendant deux ou trois siècles, dans le type de situation qui existe dans cette région des Balkans.
Cela nous amène à nous demander s'il est souhaitable d'élargir ou d'étendre l'OTAN. Nous nous placerions peut-être ainsi dans une situation qui entraînera une série de problèmes comme celui que présente la Yougoslavie.
M. Stairs: Essentiellement, vous avez extrapolé à partir de mon argument, et vous l'avez très bien fait. À un moment donné, si nous obtenons un accord de Milosevic, je peux envisager que des troupes de l'OTAN se rendront au Kosovo et y resteront, qu'on permettra ainsi à des Kosovars albanais de rentrer chez eux, que des puissances occidentales reconstruiront un certain nombre de maisons et d'installations, par exemple. Cependant, les troupes devront rester là très longtemps et il faudra convaincre toutes les parties en cause qu'elles sont prêtes à y rester très longtemps.
Pour ce qui est de la durée de l'engagement, si vous me demandiez ce que nous pouvons faire pour établir les conditions qui nous permettraient un jour de repartir sans craindre que les massacres tribaux reprennent, je dirais que l'engagement devrait probablement être d'au moins deux générations et peut-être trois.
Si vous me demandiez quel ministère je voudrais contrôler après le ministère de l'Intérieur, ce serait le ministère de l'Éducation. Les problèmes sont principalement des problèmes de socialisation politique. Ils sont très profondément enracinés. Ces processus de socialisation se sont déroulés sur de très longues périodes. Tant qu'on ne modifiera pas le processus qui contrôle la façon dont les jeunes pensent à l'approche de l'âge adulte, on ne changera pas la réalité.
Si l'on prend très à coeur la question que vous m'avez posée, il faudrait être là très longtemps et de façon très envahissante, comme c'est maintenant le cas en Bosnie. La Bosnie est maintenant devenue un protectorat multinational. Personne ne croit les Bosniaques capables de s'occuper eux-mêmes de leurs affaires. Il en ira de même dans ce cas-ci. Je ne crois pas que ce soit une entreprise à court terme.
Lorsque nous sommes allés en Haïti, nous avions négocié avec les États-Unis pour qu'il s'agisse d'une opération de trois mois. C'est absurde. Nous sommes allés en Somalie, nous avons été confrontés à un peu d'hostilité et nous sommes revenus à la course. Aucune de ces questions n'est simple. Aucune ne peut être réglée en quelques mois ou en quelques années si l'on veut vraiment découvrir les causes profondes des problèmes, ce qui, à l'heure actuelle, correspond à ce que semblent dire bon nombre de puissances occidentales.
Le sénateur Di Nino: Permettez-moi de m'écarter de la situation du Kosovo. C'est un sujet qui soulève beaucoup d'émotions, des émotions qui embrouillent nos objectifs.
Mes deux ou trois prochaines questions porteront sur une observation de M. Bercuson.
Si je vous ai bien compris, vous avez dit que d'ici 10 ans, il est fort probable que les États-Unis et leurs alliés domineront l'OTAN. Est-ce bien ce que vous avez dit?
M. Bercuson: Oui, c'est vrai pour ce qui est de l'organisation militaire de l'OTAN. À titre d'organisme politique, l'OTAN demeurera probablement telle qu'elle est. Ce qui changera, c'est sa structure militaire actuelle.
Le sénateur Di Nino: L'OTAN pourra-t-elle survivre sans une composante militaire?
M. Bercuson: Voilà une bonne question. Ce serait peut-être possible grâce à la création de l'OSCE et compte tenu des négociations entre l'Europe et les organismes de sécurité européens. De plus en plus, je constate que les puissances européennes identifient les intérêts européens dans leur propre perspective et que les États-Unis en font autant. Il n'y a plus une aussi grande convergence des intérêts qu'au cours des quatre ou cinq dernières décennies, surtout durant la guerre froide.
Par exemple, les Américains ont récemment essayé de reconstruire une coalition multilatérale en Irak, contre le président Hussein. Cette expérience a laissé aux États-Unis une amertume considérable contre le multilatéralisme. On peut discuter -- comme les Américains le font entre eux -- de la valeur du multilatéralisme en tant que politique, mais compte tenu des événements actuels, les Américains ont laissé tomber le multilatéralisme. Ils ont l'OTAN comme partenaire. Mais l'OTAN a-t-elle vraiment le choix de s'allier aux Américains, qui en constituent le principal élément?
Qu'arrivera-t-il plus tard? Il semble que les Grecs ne veulent pas prendre part à cette opération et que l'enthousiasme des Italiens est mitigé. Qui sait ce que pensent de cette opération les nouveaux membres d'Europe centrale? Cette opération est peut-être possible maintenant grâce à leur participation, mais qu'en sera-t-il de la prochaine fois?
Je prévois qu'à l'avenir, les États-Unis lanceront des opérations militaires de leur propre chef, avec l'aide de ceux qui voudront bien y participer. Les Britanniques emboîteront toujours le pas aux Américains, pour de bonnes raisons. On peut toutefois se demander qui d'autre en fera autant.
Le sénateur Di Nino: Dans ce cas, que feront les Allemands et les Français? Prévoyez-vous qu'il y aura une association européenne, tant sur les plans politique que militaire?
M. Bercuson: Oui. Les Français et les Allemands se rapprochent déjà du point de vue militaire. Ils le font grâce à la création de brigades conjointes, pour les forces terrestres, les opérations navales, et cetera. Cette tendance se poursuivra probablement. Tous ceux qui interprètent les feuilles de thé savent qu'une fois la reconstruction de l'Allemagne de l'Est achevée, la puissance industrielle qu'est l'Allemagne sera un élément militaire important dans l'Europe de l'Est et du Centre.
Le sénateur Di Nino: On nous a également dit que la qualité des contributions de l'Europe à l'OTAN, surtout du point de vue militaire, n'est pas aussi grande qu'elle le devrait. Les pays européens n'apportent pas une contribution aussi grande qu'on pourrait s'y attendre. Est-ce exact, à l'heure actuelle?
M. Bercuson: Comment mesure-t-on cela? À une certaine époque l'OTAN disait aux pays quelle contribution ils devraient faire. Cela ne se fait plus tellement aujourd'hui. Tout le monde est tombé sous la norme -- peu importe où se trouve cette norme. Tout le monde a retiré un dividende de la paix dans une certaine mesure.
Je ne pense pas que ce soit un problème pour tous les pays européens. Je ne pense pas que quiconque s'inquiète de ce que les Belges et les Hollandais -- avec tout le respect que je dois à ces pays -- et les Luxembourgeois dépensent pour la sécurité en Europe. La sécurité européenne dépendra des Français et des Allemands, pour ce qui est du continent, et des Britanniques dans une certaine mesure, et pas tellement des autres pays.
Le sénateur Di Nino: Si certains membres européens de l'OTAN ne font pas une contribution équivalant à la norme, et s'ils comptent davantage sur les États-Unis -- je parle ici des militaires -- est-ce que cela fait partie de l'évolution vers le scénario que vous nous décrivez pour les 10 prochaines années?
M. Bercuson: Oui, dans la mesure où les Américains exigeront de plus en plus -- et ils l'exigent certainement à l'heure actuelle -- une sorte de compensation. Par exemple, si un pays veut se joindre à l'OTAN, on lui demandera quelle est sa capacité technologique, ce qu'il est prêt à assumer. Si ce pays n'a pas de capacité technologique, comme ils l'ont démontré dans d'autres cas, ils ne seront pas prêts à jouer.
Le sénateur Di Nino: À votre avis, quel est l'impact de ce qui arrive à l'heure actuelle avec l'OTAN par rapport à l'ONU? Deuxièmement, croyez-vous que le monde connaîtra une évolution vers des pouvoirs militaires géographiques?
M. Stairs: Pour ce qui est de l'ONU, je suppose que la réponse est peut-être que cette dernière est peut-être en train de s'affaiblir. L'ONU, c'est nous. L'ONU n'existe pas isolément de la politique de ses membres. C'est la complexité et le pluralisme des politiques qui fait qu'il est difficile pour cette organisation d'agir.
Dans les Balkans à l'heure actuelle, l'OTAN agit parce qu'elle a une gamme étroite de membres. Par conséquent, à part le fait qu'elle ait des instruments à sa disposition, elle a également une politique plus étroite. Il est plus facile pour l'OTAN de prendre une décision. En un sens, cela affaiblit les Nations Unies, mais les Nations Unies sont affaiblies par quelque chose de plus fondamental que l'exemple actuel de l'OTAN.
Cela me fait penser à une autre observation au sujet d'une question qui a été posée précédemment. Le danger, si l'OTAN accroît trop le nombre de ses membres et diversifie la politique de sa composition, c'est qu'elle risque graduellement de s'affaiblir tout comme les Nations Unies se sont affaiblies, sauf, bien sûr, que les grandes puissances qui en font partie risquent de continuer de dominer, peu importe ce que disent les plus petites puissances. C'est en quelque sorte un danger.
Au fur et à mesure qu'elle cessera d'être une défense collective pour devenir plutôt une sécurité collective, elle risque également d'avoir certaines des faiblesses que l'on retrouve dans les organisations de sécurité collective.
Le sénateur Di Nino: Deuxièmement, entrevoyez-vous des pouvoirs militaires géographiques -- par exemple, les Européens, les Nord-Américains?
M. Stairs: Si les Américains en ont assez du problème du partage du fardeau, qui s'applique à nous autant qu'aux Européens, et s'ils en ont assez de la connexion européenne en général, cela pourrait être problématique. Dans certains milieux américains, les gens commencent à se demander pourquoi les Européens ne peuvent pas s'occuper de cela; cela se passe chez eux et ils ont maintenant récupéré et en fait, nous font concurrence sur le plan économique sur le marché mondial en général.
Si l'on retrouve de plus en plus ce genre d'attitude, alors émergeront dans le monde ce que Winston Churchill pensait être une bonne idée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, c'est-à-dire des sphères régionales d'influence. Cela pourrait arriver.
Le débat compensatoire aux États-Unis adopte un point de vue international plus général et considère qu'il est beaucoup plus efficace pour les intérêts américains de s'engager très activement dans des organisations qu'ils savent en fin de compte pouvoir dominer. À cet égard, il est en général dans l'intérêt des États-Unis de maintenir leur participation en Europe. On pourrait faire valoir que les Européens comptent sur cet intérêt des Américains s'ils ne paient pas une aussi grande partie de la facture que certains pourraient croire.
Il est difficile de savoir comment ce débat évoluera, mais je suppose que les Américains ne perdront pas leur intérêt pour l'Europe dans un avenir prévisible. Ce n'est pas une préoccupation immédiate.
Le sénateur Losier-Cool: Ma question fait suite à celle du sénateur Forrestall.
[Français]
Monsieur le président, je suis plus à l'aise pour poser ma question en français au professeur Bercuson. Le sénateur Forrestal a parlé d'une contribution significative des Forces armées canadiennes à l'OTAN. Vous mentionnez à la page 5 et en haut de la page 6 les limites des forces canadiennes. Croyez-vous que le ministère canadien de la Défense devrait changer ses priorités initiales afin d'apporter une contribution significative à l'OTAN?
Dans le deuxième volet de ma question, lorsque vous parlez de l'évolution vers la paix, j'aimerais avoir votre avis sur ce que vous appelez au haut de la page 6: «The Old Classic Pearsonian peacekeeping». Comment cela se rapproche-t-il ou est-ce complètement différent?
[Traduction]
M. Bercuson: Je ne crois pas que le ministère de la Défense nationale puisse faire plus pour tirer davantage parti de l'argent qu'il reçoit du gouvernement. J'ai eu la chance d'être conseiller politique de M. Young lorsqu'il était ministre et je fais maintenant partie du comité chargé de surveiller les changements dans les forces armées et le ministère de la Défense nationale ce qui m'a permis d'examiner ce que le ministère avait fait au cours des quatre ou cinq dernières années.
Quiconque s'imagine qu'il est possible d'en obtenir plus pour son argent ne tient pas compte des réalités. Grâce aux diverses mesures qu'il a prises, en recourant notamment à la sous-traitance des contrats privés, le ministère obtient sans doute le maximum de son argent. Il n'a pas suffisamment de ressources financières pour continuer.
Quiconque se donne la peine d'aller parler au personnel de l'immeuble situé à côté du canal se fera dire que, tôt ou tard, le gouvernement canadien devra décider d'injecter un milliard et demi de plus par an dans le budget de la Défense nationale ou de réduire les effectifs par rapport au chiffre actuel de 60 000.
Si vous réduisez l'effectif des forces armées, vous pouvez dire adieu à des programmes comme Révolution dans les affaires militaires, vous pouvez dire adieu au Rapport d'efficacité du système de combat, à la formation des officiers et à une force apte au combat de haut calibre. Ce n'est pas possible.
À l'heure actuelle, les officiers et sous-officiers n'ont pas le temps de s'acquitter de leurs fonctions, de poursuivre leur formation, d'aller au collège d'état-major, de suivre leur entraînement et d'obtenir les diplômes dont le gouvernement dit qu'ils ont besoin pour gérer les forces armées modernes. C'est avec un effectif de 60 000. Si vous tombez à 40 000, oubliez tout cela.
Quant à la deuxième question, le meilleur exemple que je puisse vous donner est notre expérience en Croatie et en Bosnie. Lorsque la FORPRONU a été créée, c'était sur le modèle classique à la Pearson. C'était une force qui devait s'interposer entre deux parties qui semblaient vouloir conclure un accord, mais qui ne pouvaient pas se résoudre à se faire mutuellement confiance. Par conséquent, comme ce fut le cas à Chypre ou au Sinaï ou encore en Croatie, la FORPRONU était censée s'interposer entre les Croates et les Serbes. La situation s'est dégradée, cédant la place à une véritable guerre civile qui a duré plusieurs années, comme chacun sait.
Nos forces sont allées là-bas avec des règles d'engagement qui ne leur permettaient pas de se défendre comme il faut. Elles avaient un équipement insuffisant. Elles n'avaient pas les moyens de se défendre. Dans bien des cas, elles se sont retrouvées directement sous le tir des soldats croates et serbes.
L'une des batailles mystères a été un combat intensif de 36 heures, la bataille de la poche de Medak au cours de laquelle le deuxième bataillon du Princess Patricia's Canadian Light Infantry a dû repousser une attaque lancée par les forces croates pour prendre le contrôle d'une région désignée comme neutre. Les Canadiens ne sont pas au courant de ce fait.
En réalité, le maintien de la paix à la Pearson existe toujours dans certaines régions du monde. Néanmoins, ce qu'il fallait en ex-Yougoslavie, en Bosnie et en Croatie, c'était des forces lourdement armées capables non seulement de se défendre, mais d'arrêter le massacre.
Le commandant du deuxième bataillon du Princess Patricia's Canadian Light Infrantry a déploré, dans son rapport au ministère de la Défense, le fait que ses soldats savaient que l'ennemi procédait à une épuration ethnique dans leur secteur d'opération, mais qu'ils n'étaient pas mandatés par les Nations Unies pour l'empêcher. Il était convaincu que s'ils y avaient mis un terme, cela aurait donné le ton pour le reste de la guerre en Bosnie et en Croatie.
Le sénateur Losier-Cool: Si je me souviens bien, je crois que nous en avons entendu parler à une autre réunion.
Le président: Le colonel Galvin est venu témoigner.
Le sénateur Roche: Monsieur Bercuson, comme vous le savez, le comité s'intéresse aux relations entre l'OTAN et les Nations Unies. D'après votre exposé, vous semblez considérer qu'en raison de la faiblesse des Nations Unies, l'OTAN doit nécessairement jouer un rôle plus décisif. Nous le constatons actuellement au Kosovo.
Le secrétaire général des Nations Unies a déclaré l'autre jour, en insistant, qu'il était nécessaire de rétablir l'autorité suprême du Conseil de sécurité des Nations Unies en ce qui concerne le recours à la force.
Cela concorde-t-il avec votre opinion selon laquelle l'OTAN doit exercer plus d'influence sur la détermination à maintenir la paix, définie comme la paix à l'intérieur des États, pour laquelle vous pensez que les Nations Unies ne sont pas suffisamment équipées? Comment conciliez-vous la nécessité pour l'OTAN de devenir plus forte, plus influente dans un monde plein de dangers et l'appel lancé par le secrétaire général pour le rétablissement de la primauté du Conseil de sécurité des Nations Unies?
M. Bercuson: Si l'ONU et son Conseil de sécurité peuvent se réformer... c'est une question à laquelle nous nous sommes attaqué dans les années 40. Nous l'avons fait aussi dans les années 50 en ce qui concerne le veto soviétique, par exemple. Nous y sommes encore confrontés aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'un veto soviétique, à toutes fins utiles, la Russie commence à se comporter actuellement comme la Russie tsariste et, à bien des égards, comme le faisait l'Union soviétique.
Vous savez sans doute que, pendant des années, les analystes de l'Union soviétique n'étaient pas certains si la conduite soviétique était attribuable au communisme ou à l'impérialisme russe traditionnel. C'est une tout autre question.
Si les Nations Unies pouvaient se réformer de façon à démontrer leur capacité d'exercer un commandement militaire efficace, leur capacité à intervenir dans les conflits à l'intérieur des États comme celui-ci ou comme d'autres qui ont eu lieu en Afrique, pourquoi ne pas suivre le leadership des Nations Unies? C'est toujours préférable si la chose est possible.
Néanmoins, pour ce qui est de ma position au sujet de ce conflit au Kosovo, j'estime que si les Nations Unies ne sont pas en mesure d'intervenir, il faut que quelqu'un le fasse.
Le sénateur Roche: Pour ce qui est de l'avenir, vous semblez penser que l'autorité des Nations Unies devrait être rétablie et que notre comité devrait peut-être le souligner. Ne serait-il pas davantage dans l'intérêt du Canada, étant donné nos relations toujours fragiles avec les États-Unis, de rétablir une véritable autorité multilatérale dans le cadre d'un conseil de sécurité mieux en mesure de fonctionner que de nous soumettre à l'OTAN qui est placée sous la conduite des États-Unis?
M. Bercuson: La différence entre vous et moi est que j'essaie sans doute de tenir compte de ce que je considère comme les dures réalités. Vous parlez de la primauté des Nations Unies. Je ne suis pas un expert en droit international. D'après ce que je peux voir, au cours des 99 dernières années, le droit international a surtout été déterminé par les pays qui avaient la puissance voulue pour le faire. Nous avons la chance aujourd'hui que la seule super puissance mondiale soit également une démocratie libérale qui répond à certains de ses propres impératifs, sinon à d'autres forces internationales, impératifs qui répondent à certaines normes concernant la moralité, la liberté de la personne humaine, et cetera. Les États-Unis ne représentent pas la perfection, mais quel pays peut y prétendre?
La primauté des Nations Unies en toutes circonstances et sans condition est une chose avec laquelle je ne serai jamais d'accord.
Le sénateur Roche: Nous ne pouvons pas prolonger ce dialogue pour le moment. Mais je tiens toutefois à souligner que la Charte des Nations Unies est très claire à ce sujet et que la Charte de l'OTAN, sa réaffirmation par l'OTAN et le nouveau concept stratégique précisent que l'OTAN devrait toujours conduire ses opérations avec le consentement du Conseil de sécurité des Nations Unies.
M. Bercuson: À mon avis, le Conseil de sécurité des Nations Unies n'aurait jamais approuvé l'opération en cours. Quelqu'un doit absolument arrêter cet homme qui est en train de tuer énormément de gens.
Le sénateur Roche: Je suis tout à fait d'accord, il fallait mettre fin aux activités de Milosevic et compagnie, mais je considère que le président refuse de me laisser explorer les façons dont il convenait de procéder. Vous remarquerez que mes questions portaient sur l'avenir.
Monsieur Stairs, l'OTAN a publié un communiqué à Washington et a en même temps annoncé un concept stratégique qui l'engage à remettre en question ses politiques en matière d'armement nucléaire: à votre avis, comment cet examen se déroulera-t-il? Que pensez-vous de cette réaffirmation de l'OTAN selon laquelle les armes nucléaires sont essentielles à la lumière de l'opinion consultative de la Cour internationale de justice et des exigences de l'article 6 du Traité de non-prolifération?
À votre avis, dans la situation actuelle, comment l'OTAN peut-elle remettre en question sa position sur les armes nucléaires d'une façon réaliste et responsable?
M. Stairs: Je ne vois pas comment cela est possible car je ne pense pas que l'OTAN les abandonne. Autrement dit -- et nous avons déjà eu cette discussion -- je suis absolument convaincu qu'elle ne les abandonnera pas. En fait, elle estime que la Grande-Bretagne, la France et également les États-Unis doivent posséder des armes nucléaires.
Cette remise en question pourrait porter sur certains aspects, comme le non-emploi en premier, mais j'ai plutôt l'impression que cela n'aboutira à rien car rien n'indique que les Américains, en particulier, accepteront cette proposition, même si tous les autres alliés de l'OTAN étaient d'accord. Je ne pense pas que cela se réalise.
Il y a peut-être des discussions, on parle peut-être des aspects techniques, des perceptions, on parle peut-être du déploiement de missiles antibalistiques dans divers théâtres d'opération, ce genre de choses, mais je serais très surpris qu'on procède à un examen susceptible d'accomplir ce que vous espérez.
Le sénateur Roche: Ce n'est pas ce que j'espère, c'est une question de droit international, les exigences de l'article 6 du Traité de non-prolifération. Si vous rédigiez le rapport de ce comité, indépendamment de ce que vous prévoyez vous-même, que diriez-vous du fait que l'OTAN continue à posséder des armes nucléaires en dépit des exigences du Traité de non-prolifération et de l'opinion consultative de la Cour internationale de justice?
M. Stairs: Là encore, nous partons peut-être d'une hypothèse différente. Vous partez du principe que l'OTAN devrait s'incliner devant des dispositions du droit international qui vous semblent pertinentes. En termes légaux, c'est peut-être le cas ou bien ce n'est pas le cas.
Le sénateur Roche: Voulez-vous dire que l'OTAN pourrait fonctionner légitimement sans se référer au droit international?
M. Stairs: Je pense que c'est précisément ce qu'elle fait.
Le sénateur Roche: Et vous prenez cela calmement?
M. Stairs: Évidemment, je préférerais, d'une façon générale, que la politique internationale s'incline devant la règle de droit. Toutefois, nous n'en sommes pas encore là. À mon avis, ce n'est pas la façon dont le monde fonctionne. Certainement, je serais d'accord pour qu'on évolue progressivement vers un système de droit qui pourrait être considéré comme raisonnablement sûr par tout le monde. Le problème dans ce genre de choses c'est qu'il n'existe pas de règle de droit qui soit raisonnablement sûre.
La réalité, c'est que dans le monde il y a des gens comme Milosevic. La réalité, c'est que souvent ils ont un pouvoir énorme. La réalité, c'est qu'ils ne s'occupent absolument pas de la règle de droit. Tant que nous vivrons dans la jungle de Hobbes -- et rien ne permet de penser qu'elle a été apprivoisée -- je vous avoue que je ne pourrais pas faire confiance à des documents légaux de ce genre. Nous vivons dans la jungle, nous n'en sommes pas sortis. Nous avons beau essayer d'en sortir, et c'est certainement ce vers quoi tend le gouvernement du Canada en cherchant à imposer de nouvelle normes de politique internationale dans toutes sortes de domaines, des normes qui progressivement décourageront les États d'enfreindre la loi pour promouvoir leurs propres intérêts. C'est un objectif admirable, mais il faudra très longtemps pour y parvenir, et en attendant, nous devons nous assurer que notre poudre reste bien sèche, et cela veut probablement dire des armes nucléaires.
Le sénateur Andreychuk: En ce qui concerne le Kosovo, c'est surtout Milosevic qui mobilise notre attention, mais si nous devons envoyer une mission de maintien de la paix dans la région, quels que soient sa nature et son mandat, il faut bien dire que l'ALK constitue une partie du problème. Si notre mission de maintien de la paix en Bosnie a échoué, c'est que nous n'avons pas compris les interactions entre les différents agresseurs. Maintenant que l'OTAN s'est associée de très près avec les factions anti-Milosevic, ce qui la range presque automatiquement au côté de l'ALK (et sur le terrain c'est probablement ce qui s'est produit) à votre avis, comment une entreprise de maintien de la paix pourrait-elle se dérouler?
Je n'ai jamais pensé que nous pourrions persuader les États-Unis d'abandonner leurs objectifs de départ mais nous pourrions certainement trouver un moyen plus approprié, même si vous n'avez pas l'impression que nous pouvons, collectivement, multilatéralement, influencer les États-Unis. Dans certains cas nous avons été très persuasifs.
Pensez-vous que nous pourrions essayer d'agir auprès du Congrès et du président et ignorer les options multilatérales, ou bien pensez-vous que nous n'avons aucune influence?
M. Bercuson: Nous devons montrer au Congrès et au contribuable américain que nous sommes résolus à faire une contribution proportionnelle à notre taille, à notre richesse et à nos possibilités, à nos capacités technologiques, à nos niveaux d'éducation, et cetera. Nous voulons faire cette contribution à la paix et à la sécurité internationales, en particulier si cela doit servir les intérêts occidentaux, la libre circulation des personnes et des idées. Tant que nous ne ferons pas cela, on ne nous prendra pas au sérieux.
Quant à votre première question, l'Ouest aborde ce problème d'une façon déplorable depuis 1991, et c'est précisément ce que vous soulignez. Je peux faire une comparaison historique directe avec la façon dont on a fait appel aux forces de libération en Asie du Sud-Est contre les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Quand la guerre a été terminée, nous avons dit à ces forces de libération nationale: «Merci bien, vous avez été bien aimables de nous aider, mais les Japonais sont maintenant battus et vous pouvez rentrer chez vous dans la jungle.» Ce n'est pas ce qu'ils ont fait, et nous savons quelles en ont été les conséquences.
Pour obtenir un accord sur un règlement politique de la situation au Kosovo, un accord dans ses propres termes, l'OTAN va devoir se retourner contre l'ALK et lui porter un coup bas. Va-t-elle pouvoir le faire? C'est une autre question.
Le sénateur Stollery: Je suis tout à fait d'accord avec vous au sujet de l'ALK.
Hier soir je lisais quelque chose au sujet de cette discussion très réaliste. Parfois, les choses semblent tout à fait parfaites, mais à condition d'ignorer totalement les aspects humains. Je remontais en arrière dans les résolutions des Nations Unies, jusqu'à la guerre de Corée, et j'ai été surpris de voir comment elles étaient déformées et de lire que parfois, lorsque l'ONU reçoit une résolution du Conseil de sécurité, parce qu'ils ont eu cette résolution, le Conseil de sécurité n'exerce pas toujours son veto. Je parle des 50 dernières années.
Je me souviens de la filière Pearson-Dean Acheson. Ils étaient des amis très proches, et à cause de cette amitié, à cette époque-là nous avions beaucoup d'influence.
Le Conseil de sécurité adopte une résolution, et ensuite, cette résolution peut être déformée pour autoriser un recours à la force. C'est une façon de légitimer le recours à la force par résolution. Je suis surpris de voir à quel point cela a été fréquent depuis la guerre de Corée. Je connais les problèmes. Lorsque les Britanniques ont quitté la Palestine en 1948, si je ne me trompe pas, le Conseil de sécurité avait adopté une résolution à l'unanimité. Les Russes ont accepté la création de l'État d'Israël.
J'aimerais avoir plus de détails à ce sujet. J'imagine que vous devez étudier la question, le fait qu'après avoir reçu une résolution ils l'utilisent pour légitimer des actes d'une façon que moi, citoyen ordinaire, je n'aurais pas cru possible. C'est une pratique qui a beaucoup affaibli les Nations Unies.
M. Stairs: Cela est dû au fait que l'ONU peut adopter une résolution, mais ce n'est pas un système de commandement et de contrôle. À l'origine, il y avait un comité militaire. On pensait que les chefs d'état-major des grandes puissances pourraient se réunir en comité militaire et fonctionner comme fonctionnent les chefs d'état-major de la Défense à l'intérieur d'un État. Toutefois, cela n'a jamais fonctionné.
Ce qui se passe dans la réalité, c'est que cette fonction est déléguée, la plupart du temps, parce qu'il s'agit d'opérations importantes, par l'entremise des États-Unis et de ses alliés. Lorsque les circonstances sur le terrain changent, ils ont alors une certaine liberté de manoeuvre, et s'ils pensent que c'est justifié, ils ont tendance à tirer sur la corde.
Dans le cas de la Corée, ils sont revenus devant l'Assemblée générale pour demander les instructions et l'autorisation de pénétrer en Corée du Nord, et cetera.
Le problème tient surtout au fait que l'ONU adopte une résolution mais que quelqu'un d'autre doit l'appliquer. C'est un peu comme les fonctionnaires au gouvernement.
Le président: Monsieur Stairs, est-ce que vous accepteriez de répondre à cette question par écrit après y avoir réfléchi? Ce serait peut-être la solution.
M. Stairs: Oui, monsieur le président.
Le président: Merci beaucoup.
Monsieur, grâce à vous, nous avons eu un excellent après-midi. Ce n'est pas la première fois, mais c'est un des meilleurs que nous ayons eus. Je vous remercie beaucoup d'être venus nous aider.
La séance se poursuit à huis clos.