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Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 42 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 9 juin 1999

Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 h 39 en vue d'examiner les ramifications pour le Canada de la modification apportée au mandat de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et au rôle du Canada dans l'OTAN depuis la dissolution du pacte de Varsovie, de la fin de la guerre froide et de l'entrée récente dans l'OTAN de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque et du maintien de la paix, surtout la capacité du Canada d'y participer sous les auspices de n'importe quel organisme international dont le Canada fait partie.

Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: La séance est ouverte. Nous entendrons cet après-midi M. Gwynne Dyer. M. Dyer est né à St. John's, à Terre-Neuve. Il a servi dans les réserves navales du Canada, des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Il a enseigné l'histoire militaire au Collège des Forces canadiennes, en plus d'avoir agi comme maître de conférence en études de la guerre à la Royal Military Academy de Sandhurst. Il est titulaire d'un diplôme en histoire de l'Université de Londres. Il a été chargé de cours agrégé en études du Moyen-Orient à l'Université Oxford.

Hier, un témoin a affirmé qu'il était très important que les citoyens du Canada en général comprennent mieux le travail de maintien de la paix de l'OTAN. M. Gwynne Dyer a devancé le conseil qu'on nous a donné hier: depuis des années, en effet, il a produit, présenté, écrit et dirigé des films pour le compte du réseau anglais de la SRC et de l'Office national du film, des films portant sur des questions liées au maintien de la paix, par exemple la série Protection Force, examen de l'action des Nations Unies dans l'ex-Yougoslavie. Comme bon nombre d'entre vous le savez, la chronique à droit d'auteur sur les affaires internationales qu'il signe deux fois la semaine constitue aujourd'hui sa principale activité.

M. Dyer, nous avons étudié divers aspects du maintien de la paix, mais, presque inévitablement l'exemple de la Yougoslavie-Kosovo vient à l'avant-plan. Notre mandat est presque trop opportun. Nous avons examiné la question du bien-fondé de l'opération de l'OTAN dans la région de la Yougoslavie-Kosovo de même que celle du bien-fondé de la participation des Forces canadiennes à cette opération commandée par le gouvernement du Canada sans aval parlementaire précis. Nous avons posé des questions à propos des situations dans le cadre desquelles le maintien de la paix a des chances de réussir. Je le précise pour vous donner une idée de certaines des questions que nous avons posées et débroussaillées. La parole est à vous.

M. Gwynne Dyer, journaliste, témoignage à titre personnel: Il est vrai que vos travaux ne sont que trop opportuns. Pour le moment, nous ne savons même pas quels seront les résultats immédiats de l'intervention au Kosovo, tout comme nous n'avons pas une idée claire du règlement qui en résultera aux Nations Unies et ailleurs, non plus que des répercussions à long terme que ce règlement pourra avoir.

Avec votre permission, je vais débuter par le noyau, à savoir le Kosovo, puis en passant par des cercles concentriques de plus en plus grands, m'intéresser à la question de l'impact des événements que nous connaissons, au plus haut niveau, les activités de maintien de la paix des Nations Unies et l'ordre international. Au passage, je m'intéresserai aux relations avec la Russie de même qu'à l'impact sur l'OTAN.

À l'heure actuelle, il n'y a pas de cessez-le-feu au Kosovo. Nous ne connaissons pas tous les détails des modalités convenues par les pays du G-8 et soumises aux Yougoslaves, aux Serbes. Nous ne connaissons pas les mesures prises pour assurer le retrait rapide des forces serbes. Au moment où nous nous parlons, les bombardements se poursuivent, mais on peut affirmer sans trop de crainte de se tromper -- faute de quoi rien de ce que nous disons n'aura d'assises solides -- que la guerre prendra fin d'ici une semaine environ, selon des conditions telles que les objectifs avoués de l'OTAN un mois après le déclenchement de la guerre, disons, seront plus ou moins atteints. On assistera au retrait complet ou pratiquement complet des forces yougoslaves du Kosovo et au retour subséquent de «quelques centaines» -- il me semble bien que c'est ce qu'on a dit -- de soldats appelés à assurer la protection des monuments yougoslaves et d'assurer une présence à la frontière. Les soldats en question n'exerceront aucun contrôle pouvant leur permettre de déterminer quels sont les Kosovars qui peuvent rentrer et ceux qui n'en ont pas le droit.

Il semble probable que la force de maintien de la paix sera placée sous le commandement de l'OTAN, ainsi que nous en avons toujours convenu, et qu'elle comprendra un contingent russe de 10 000 militaires ou moins. Étant donné l'état des Forces armées russes, je ne suis pas certain qu'on pourra trouver, équiper et soutenir 10 000 personnes dans la région.

Pour assurer le retour de tous les réfugiés au Kosovo, et éviter la partition, on avait comme principale préoccupation d'empêcher la création d'une zone russe distincte le long de la frontière serbe, ce qui se serait soldé, presque inévitablement, par une partition de facto, soit l'établissement d'une zone contrôlée par les Russes dans laquelle les Serbes du Kosovo qui restent se seraient concentrés. Pour le moment, nous ignorons quelle sera la répartition des forces à l'intérieur du Kosovo, parmi les diverses forces d'occupation chargées du maintien de la paix, en partie parce que nous n'en avons pas été informés et en partie parce que tous les détails n'ont pas encore été arrêtés, je pense. Je pense que l'OTAN comprend bien que nous ne voulons pas de présence russe à la frontière. Selon les plus récentes informations qui ont filtré, cinq zones seront créées. Les Allemands et les Italiens seront postés à proximité de la frontière serbe, et les Britanniques seront probablement basés avec nous au centre, à Pristina. Les Français et les Américains auront des zones au sud, le long de la frontière de la Macédoine. Quant aux troupes de maintien de la paix russes, elles seront cantonnées dans la zone américaine qui sera délimitée par une frontière contrôlée par les diverses forces, pour éviter que les Russes n'exercent un contrôle unique sur une zone particulière. Les mécanismes de commandement et de contrôle seront plus ou moins comparables à ceux qui régissent les troupes du S-4 en Bosnie, où les Russes, sans reconnaître officiellement qu'ils relèvent du commandement de l'OTAN, se comportent plus ou moins comme s'ils l'étaient dans les faits. Un général russe est en poste, et les ordres données aux troupes russes passent par lui.

À la lumière de ces hypothèses, on doit convenir que ces arrangements ont une conséquence immédiate regrettable. À mon avis, c'est inévitable. Nous allons probablement assister à l'exode des Serbes qui restent au Kosovo. Il reste peut-être aussi peu que 100 000 Serbes au Kosovo. La population oscillait entre 150 000 et 180 000, et elle diminue depuis des années. Au début de la campagne de bombardement, bon nombre avaient déjà fui. Il semble tout à fait probable que la plupart de ceux qui restent partiront en même temps que les troupes serbes.

Soit dit en passant, on peut tracer une analogie avec le moment où, en 1995, la ville de Sarajevo a été rendue au contrôle central et unique du gouvernement bosniaque, soutenu par les troupes du S-4. Les secteurs habités par les Serbes de Sarajevo ont tous été évacués, parfois non sans une part de coercition considérable de la part des forces paramilitaires serbes, qui tenaient à montrer que les Serbes ne peuvent absolument pas vivre sous la férule des «musulmans». On ne trouve donc pas de quartier serbe à Sarajevo. Il a été complètement évacué, sans que le gouvernement bosniaque ni nous-mêmes y soyons pour quoi que ce soit.

Voilà ce qui risque de se produire de nouveau. C'est malheureux parce que l'objectif consistait à faire échec au nettoyage ethnique. Inévitablement et à regret, nous avons donc, d'une certaine façon, joué un rôle décisif dans une entreprise de nettoyage ethnique, laquelle s'est toutefois déroulée sans la violence ni la terreur qui ont caractérisé le nettoyage ethnique des Kosovars. Néanmoins, le résultat est fort malheureux. En Serbie, on exploitera donc le message suivant: «On a une fois de plus fait de nous des victimes», tout comme on exploite déjà l'évacuation de Krajina et de Sarajevo.

Je ne crois cependant pas que la même défaite qu'il a subie entraîne nécessairement la chute de Milosevic, qui a subi son quatrième ou cinquième revers en dix ans, selon la façon dont on calcule. Il a perdu toutes les guerres qu'il a déclenchées. Sur le plan des pertes territoriales, il a été catastrophique pour les Serbes. La seule analogie explicite que je puisse tracer est la suivante: Milosevic a été pour les Serbes une catastrophe comparable à celle que Hitler a été pour les Allemands. Au nom du nationalisme et de la réunion de tous les Serbes à l'intérieur d'une seule et unique frontière, il est parvenu à perdre 30 p. 100 des territoires traditionnels serbes de Yougoslavie, ce qui correspond environ à la proportion des territoires allemands traditionnels perdus à la suite des guerres et des agressions de Hitler.

Du point de vue de la Serbie, ce n'est cependant pas l'analyse qui s'impose. L'homme dispose toujours de certains atouts. S'il demeure au pouvoir, la situation dans les Balkans mettra du temps à se stabiliser.

Étant donné que nous nous sommes plus ou moins engagés publiquement à ne pas venir en aide à la Serbie tant et aussi longtemps que Milosevic sera au pouvoir, nous demeurons confrontés à la question de savoir comment le Danube sera rouvert à la navigation puisque, à l'heure actuelle, il est bloqué par un certain nombre de ponts. La Roumanie, qui empruntait toujours le Danube, a perdu environ 80 p. 100 des ses exportations vers l'Allemagne. Nombreux sont ceux qui subissent également des conséquences économiques. La chute de Milosevic nous rendrait un grand service, mais nous ne nous sommes pas engagés à travailler en ce sens, ni en public ni même en privé. Je ne crois pas que nous puissions tenir pour acquis que les Serbes le feront à notre place. C'est une possibilité, mais nullement une cause entendue.

Il est possible que nous nous retrouvions pendant longtemps au Kosovo, un Kosovo vidé de sa population serbe, à deux pas d'une Serbie armée et extrêmement hostile.

Les coûts de cette occupation, même si on fait abstraction des coûts énormes de la reconstruction -- à supposer même que nous ne souhaitions pas reconstruire la Serbie tout de suite, parce que nous n'y acheminons aucune aide -- seront considérables. Il s'agit d'une opération qui prendra beaucoup de temps. Personne, je crois, ne s'en étonnera. Une fois les bombardements amorcés, c'est toutefois le résultat le moins mauvais que nous pouvions espérer. Inutile d'entrer dans les pour et les contre de l'intervention. Vous en avez déjà débattu sous tous les angles. Étant donné la campagne de bombardements, il s'agit du résultat le moins mauvais qu'on puisse imaginer. Nous n'avons pas eu à recourir à une invasion terrestre. Or, une telle intervention -- même si elle se serait peut-être révélée nécessaire -- aurait entraîné, bien entendu, des pertes de vie encore plus lourdes que la campagne de bombardements.

Nous en sortons sans une rupture complète d'avec les Russes, ce qui m'amène à mon prochain sujet, soit les relations avec la Russie. Une fois de plus, nous avons eu beaucoup de chance. La guerre a été mal déclenchée et mal menée, mais nous avons eu la chance de l'emporter, à supposer que ce soit bien le cas. Nous sommes parvenus à maintenir des relations raisonnablement décentes avec les Russes, en dépit du fait qu'ils ont été essentiellement outragés par ce que nous avons fait, sur le plan sentimental, en raison de leurs relations avec les Serbes, et sur le plan plus traditionnel, dans la mesure où on ne leur a pas laissé leur mot à dire dans un secteur qui, traditionnellement, se trouvait à la frontière de leur sphère d'influence.

À Moscou, cette situation suscite un fort ressentiment, exploité en public dans le cadre d'une propagande, de commentaires et de sentiments anti-OTAN et anti-Occident. Les personnes et les partis politiques appartenant à ce qu'on appelle populairement la coalition des bruns et des rouges ont vu le soutien populaire dont ils bénéficient s'accroître considérablement, du moins à court terme. Il s'agit de la coalition des communistes devenus nationalistes et des communistes qui, sans être devenus officiellement nationalistes, font toujours front commun avec le Parlement, la Douma. Or, les deux camps adoptent des positions anti-occidentales.

C'est Eltsine qui, en décidant de retirer à Primakov son poste de premier ministre et de le remplacer par Tchernomyrdine à titre de médiateur auprès des Serbes, nous a tirés de l'embarras où nous nous trouvions avec les Russes dans ce dossier. Cette situation est intimement mêlée à la politique russe interne dans la mesure où Primakov était un homme beaucoup plus indépendant et qui, au début du printemps était généralement considéré comme le candidat le plus susceptible de succéder à Eltsine à la présidence au terme des élections qui doivent se tenir au printemps de l'année prochaine, défi qui a suscité certaines préoccupations chez Eltsine.

Sur le plan intérieur, Primakov autorisait la tenue d'enquêtes à propos des affaires privées d'Eltsine et des affaires financières de sa famille, ce qui compromettait la situation de l'homme et de sa famille. Sur le plan interne, on a compris que Eltsine devait remédier au problème. Tant et aussi longtemps qu'il a agi comme médiateur, Primakov a fait figure de partisan loyal des Serbes. Je ne dis pas que Primakov est franchement pro-serbe ou, pendant que nous y sommes, franchement anti-occidental. Il est beaucoup plus subtil, mais ses aspirations politiques -- il était candidat aux élections -- l'obligeaient à adopter cette position en public pour espérer être élu à la présidence l'année prochaine.

La décision prise par Eltsine de limoger Primakov a modifié du tout au tout la situation interne: l'enquête dont le président faisait l'objet a pris fin. Sa décision de remplacer Primakov par Tchernomyrdine au poste de médiateur nous a permis de conclure, au sein du G-8, le genre d'accord que nous avons maintenant plus ou moins arrêté et acheminé aux Nations Unies. Ainsi, on pourra peut-être obtenir que les Nations Unies valident de façon rétroactive des mesures prises en mars dernier sans son autorisation.

Tchernomyrdine est un homme dont l'avenir est essentiellement lié au maintien de l'orientation actuelle de la Russie, sur le plan de la politique intérieure aussi bien que sur celui de la politique extérieure. Grâce à la privatisation de gisements gaziers, c'est-à-dire l'ancien monopole soviétique sur le gaz naturel, cet homme est littéralement milliardaire. Ses intérêts sont très nombreux. Or, il ne pourrait survivre à une transformation radicale du gouvernement russe, par exemple l'arrivée au pouvoir d'une coalition des rouges et des bruns, sans poursuites pénales, une enquête certainement poussée et peut-être la confiscation de ses biens. Il a à coeur la préservation des relations avec l'Occident presque par définition, et à coup sûr par intérêt. Telle est l'origine de l'accord que nous avons conclu avec les Russes. Comme il ne sera pas candidat aux élections de l'année prochaine, il peut se permettre de prendre certaines libertés avec l'opinion populaire russe.

À court terme, tout au moins, nous sommes tirés d'affaire avec les Russes.

L'année prochaine, cependant, des élections parlementaires et présidentielles se tiendront en Russie. On ne sait pas encore très bien quel sera l'impact des événements des trois derniers mois sur ces élections. Si, d'une part, la situation dans les Balkans s'apaise et se stabilise plus ou moins au cours des deux ou trois prochains mois -- c'est-à-dire que la force de maintien de la paix prend position, les Yougoslaves parviennent à déloger Milosevic du pouvoir ou qu'il adopte une politique d'apaisement, les réfugiés commencent à revenir, les troupes russes sont bien intégrées aux troupes du K-4, soit la force de maintien de la paix que nous dépêchons au Kosovo --, la question sera peut-être, d'ici huit mois, suffisamment «sortie» de l'actualité internationale pour ne pas constituer un enjeu majeur des élections russes. En Russie, on a d'autres chats à fouetter.

Si, d'autre part, les troubles se poursuivent au Kosovo parce que l'Armée de libération du Kosovo n'a pas été adéquatement maîtrisée, que la frontière est en proie à de l'agitation, que la Serbie est toujours sous la férule de Milosevic et que, dans huit mois, ces questions font toujours la manchette, nous aurons affaire à une situation tout à fait différente en ce qui concerne l'opinion publique russe et ses préoccupations à propos de l'Occident et de l'OTAN. Cependant, le problème pourrait disparaître, ou peu s'en faut. Après tout, les élections russes -- comme la plupart des élections, à quelques rares exceptions près -- portent sur des enjeux intérieurs. Dieu sait que ce ne sont pas les enjeux intérieurs qui manquent en Russie.

Implicitement, l'OTAN s'est engagée à poursuivre son expansion à la suite de la présente campagne. Certes, les promesses que nous avons faites aux Roumains, aux Bulgares et aux Macédoniens et peut-être aussi aux Albanais signifient que ces pays viennent en tête du peloton des candidats à une future expansion de l'OTAN.

Il y a peut-être certains compromis possibles. Il y en a toujours eu dans la mesure où les pays d'Europe de l'Est qui viennent d'échapper à la sphère d'influence soviétique -- ou même à l'Union soviétique elle-même en ce qui concerne les États baltes -- et l'Ukraine -- ont toujours été disposés à accepter une adhésion à l'OTAN ou à l'Union européenne, soit une mesure qui les intègre à la grande Europe, à l'Europe de la prospérité. En fait, la plupart de ces pays, si on leur donnait le choix, opteraient pour une adhésion à l'Union européenne, laquelle a des connotations économiques bien plus importantes et positives qu'une adhésion à l'OTAN, mais ils tiennent à faire partie de l'un ou l'autre de ces deux clubs.

On peut concevoir que nous puissions les persuader de joindre les rangs de l'UE et non ceux de l'OTAN, à supposer que nous décidions que nous n'avons pas besoin de tout un contingent des Balkans dans l'OTAN, mais comment convaincre l'Union européenne de l'accepter? Nous n'y sommes pas parvenus la première fois pour la Pologne, la République tchèque et la Hongrie, qui, sur le plan économique, étaient des candidats à l'Union européenne beaucoup plus plausibles que ceux qui se pressent aujourd'hui au portillon.

Pour obtenir qu'ils appuient la guerre et qu'ils nous permettent d'utiliser leurs bases aériennes de même que pour faire admettre dans les Balkans, à l'extérieur de la Yougoslavie, le bien-fondé de notre action, nous avons fait des promesses. Il s'agit du genre de promesses qui peuvent être brisées, en ce sens qu'elles ont été faites verbalement et de façon un peu floue, mais, étant donné que nous aurons, j'en ai bien peur, des troupes postées en Bosnie, au Kosovo et ailleurs pendant fort longtemps, nous n'allons pas trouver d'échappatoire facile. Par conséquent, une nouvelle ronde d'expansion des cadres de l'OTAN me paraît très probable, sinon à peu près inévitable.

Cependant, cette nouvelle ronde d'expansion ne devrait pas, de par sa nature, perturber les Russes au même titre que la dernière. Nous ne nous rapprochons pas d'eux. En fait, elle nous oriente vers le sud et nous éloigne de ce qu'ils considèrent comme l'approche directe. Bien entendu, aucun membre de l'OTAN ne se trouve aux frontières de la Russie. Les États baltes et le Bélarus constituent une zone-tampon d'une largeur de 250 milles entre le territoire de l'OTAN le plus à l'est et le territoire russe le plus à l'ouest. Cependant, nos actions leur ont sans contredit déplu. Je n'entrerai pas dans la question des pour et des contre. Je suis certain que vous l'avez déjà fait. J'essaie simplement de deviner l'humeur de la Russie à la lumière de ce que nous allons faire ensuite.

L'expansion dans les Balkans, quelle que soit la forme qu'elle prendra, entraînera à coup sûr l'adhésion de la Slovénie et, j'imagine, de la République slovaque -- on ne peut pas faire attendre ces pays plus longtemps que la Roumanie et la Bulgarie, sans parler de la Macédoine et de l'Albanie, qui seraient des candidats plutôt improbables, si ce n'était de l'obligation où nous nous trouverons de payer nos dettes. Les Russes ne devraient pas trop s'en formaliser. Bien entendu, ils vont s'indigner pour la forme, mais leurs intérêts ne seront en aucun cas compromis.

Il y aura une nouvelle ronde d'expansion des cadres de l'OTAN.

On doit maintenant tenir compte des préoccupations relatives à la cohésion de l'OTAN et de ses 19 pays membres actuels et aussi de l'impact de la présente campagne sur la question des interventions «hors-zone». En ce qui concerne la cohésion, l'OTAN, forte de l'approche adoptée tout au long de la campagne, soit celle du plus petit dénominateur commun -- on ne doit rien faire qui puisse soulever l'opposition de l'un ou l'autre des membres -- a remarquablement tenu le coup.

Environ 90 p. 100 des Grecs s'opposaient vivement à ce que nous faisions; cependant, le gouvernement grec a toujours soutenu nos actions, non pas en mettant à notre disposition sa propre force aérienne, évidemment, mais bien en permettant aux troupes britanniques, américaines et autres lesquelles pouvaient très bien participer à une invasion terrestre, à passer par Thessalonique pour remonter jusqu'en Macédoine. Les Italiens, très insatisfaits de toute la situation, ont mis des bases aériennes à la disposition des centaines -- et même de près d'un millier -- d'avions de l'OTAN qui, chaque soir, ont pilonné la Serbie. Les Hongrois, qui comptent une forte minorité dans le nord de la Yougoslavie, soit environ 300 000 âmes, ont malgré tout fourni des bases aériennes pour le ravitaillement et, par la suite, pour les F-16.

Malgré les critiques et les incessantes menaces de division, l'Alliance, dont la cohésion a été mise à l'épreuve, a remarquablement bien tenu le coup, étant donné la nature controversée de la guerre et la façon maladroite dont elle a été menée -- laquelle est imputable à l'approche du plus petit dénominateur commun qui a été adoptée, à savoir pas de troupes terrestres et pas de victimes dans notre cas.

En contrepartie, l'incapacité d'obtenir des résultats relativement satisfaisants au Kosovo pourrait sonner, à plus d'un égard, le glas de l'OTAN non pas parce que les divers membres auraient claqué la porte en rendant leur carte de membre, mais bien parce qu'ils auraient cessé de prêter foi aux promesses de protection de l'organisation. En particulier en Europe de l'Est, on aurait commencé à conclure des accords parallèles secrets, dans la mesure où l'expansion des cadres de l'OTAN en Europe de l'Est se justifiait. La justification la plus plausible est que l'organisation empêche les Polonais de conclure des traités secrets avec les Ukrainiens à propos de la Russie, et ainsi de suite. Au lieu de conclure des ententes privées, qui sont par nature instables et extrêmement préoccupantes pour les Russes, ils joignent les rangs de l'OTAN, ce qui est déjà quelque chose. Au passage, nous les avons obligés à régler tous leurs différends frontaliers. Ce n'est peut-être pas suffisant, mais ce n'est pas rien.

Si nous avions échoué au Kosovo et fait la preuve que, poussés dans nos derniers retranchements, nous n'étions pas disposés à risquer la vie de soldats occidentaux, la garantie que représente l'OTAN n'aurait plus de valeur à leurs yeux, et nous en serions revenus à l'époque des accords privés.

La cohésion a tenu le coup, et je pense qu'elle se maintiendra, quelles que soient les surprises qui nous attendent dans les Balkans, tandis que nous viendrons aux prises avec les conséquences de la victoire plutôt déroutante que nous avons remportée.

À propos de l'OTAN, un mot enfin de la question du «hors-zone» ou, comme certains l'affirmeraient, du «hors-jeu». Je ne pense pas que les résultats actuels disposent de la question du «hors-zone», qui ne se pose pas uniquement du point de vue d'une capacité opérationnelle dans les Balkans. Le «hors-zone», dans ses formulations les plus audacieuses -- ce que fait l'OTAN maintenant qu'elle n'est plus en lutte contre les Russes -- a été défini comme une capacité d'intervention en dehors de l'Europe. D'une certaine façon, bien entendu, il y a un précédent. Au fond, la guerre du Golfe, c'était l'OTAN et quelques alliés arabes qui sont intervenus bien en dehors de la zone, de sorte que la guerre du Golfe est le véritable précédent. Même s'il ne s'est pas agi officiellement d'une opération de l'OTAN, c'était des armées de l'OTAN qui agissaient selon la doctrine de l'OTAN à quelques milliers de milles de leur base d'attache habituelle. Le Kosovo n'ajoute rien à ce précédent, mais il n'y enlève rien non plus. La question demeure entière. Nous pourrons en reparler.

Avant d'aborder la question du maintien de la paix et tout le reste, je dirai maintenant un mot de la stratégie et de l'impact que cette guerre a eu sur elle, parce qu'il y a des implications.

Ceux qui croyaient pouvoir gagner une guerre en recourant exclusivement à la puissance aérienne verront dans le résultat de cette guerre la confirmation de leurs hypothèses. Je n'y croyais pas avant, et je n'y crois toujours pas aujourd'hui. Si nous avons obtenu la signature de Milosevic, c'est, je crois, en raison de trois facteurs qui s'ajoutent à la campagne de bombardements. À elle seule, la campagne de bombardements aurait pu se poursuivre pendant des mois sans que Milosevic bronche, mais on doit tenir compte de trois facteurs. Premièrement, Tchernomyrdine a remplacé Primakov, et les Russes ont cessé d'être des alliés de facto des Serbes et ont entrepris de négocier un accord avec nous. Nous les avons isolés.

Deuxièmement, l'inculpation de Milosevic et de huit de ses officiers supérieurs par Louise Arbour a considérablement ajouté aux pressions exercées. Milosevic est un homme très attaché au pouvoir, mais aussi très préoccupé par sa propre survie. Il s'ensuit qu'il n'a pas les moyens de perdre le pouvoir, parce que, dans cette éventualité, il risquerait de se retrouver devant le tribunal. Il a compris qu'il valait mieux conclure un accord pendant qu'il avait encore une chance de garder le pouvoir.

Le troisième et principal facteur qui l'a amené à la table a été que, dans les deux semaines qui ont précédé, nous avons enfin commencé à évoquer sérieusement la possibilité de recourir à des forces terrestres. Pour éviter une attaque terrestre au terme de laquelle il aurait presque certainement perdu le pouvoir, il a préféré conclure un accord. Les partisans de ce qu'on pourrait appeler la «coercition immaculée» -- pas de victimes dans notre camp, bombardements aériens seulement -- seront cependant réconfortés dans leur croyance selon laquelle il s'agit d'un moyen utile d'exercer une puissance militaire à distance et de «garder la paix» ou, pour reprendre la terminologie des années 90, de «rétablir la paix», c'est-à-dire la coercition exercée sur ceux qui refusent de garder la paix de leur plein gré.

Cet enjeu aura une incidence sur mon dernier sujet, à savoir l'avenir du maintien de la paix et des relations entre les Nations Unies, d'autres organisations capables de d'exercer une force internationale, comme l'OTAN, et la nature de l'ordre mondial en voie d'émergence. Il s'agit d'un vaste programme. On pourrait en parler longuement, mais, par souci d'être bref, je n'en dirai que quelques mots.

Je ne parlerai pas de la question de la légitimité de l'intervention de l'OTAN au Kosovo, en mars, du point de vue du droit statutaire ou coutumier parce que je suis certain que vous avez déjà abordé cette question. J'évoquerai plutôt la place que cette intervention occupe dans l'ensemble de questions plus larges qui ont émergé tout au long des années 90 et qui arrivent peut-être aujourd'hui à maturité.

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, soit la plus importante de l'histoire, on dénombrait 45 millions de morts, la plupart des grandes villes de la planète étaient en ruines, et les citoyens avaient très peur. Ils ont donc créé les Nations Unies pour prévenir non pas une, mais bien deux calamités. La calamité la plus grande, c'était les guerres internationales d'agression, la violation des frontières par des États, de sorte que la Charte des Nations Unies, rédigée en 1945, porte sur la souveraineté, l'inviolabilité de la souveraineté, et l'interdiction absolue pour tout État de traverser les frontières d'une autre État, pour quelque motif que ce soit, peu s'en faut, sinon pour contrecarrer une menace à la paix. En d'autres termes, les États dans les faits peuvent faire ce qu'ils veulent de leurs populations nationales ou d'une portion d'entre elles, la souveraineté étant érigée en principe sacro-saint. Sinon, on conclura des alliances, et des guerres éclateront. Si on peut compter sur la capacité des Nations Unies de garantir, par l'entremise du Conseil de sécurité, la souveraineté des États, on pourra peut-être éliminer les guerres internationales.

L'autre problème dont nous voulions éviter la répétition en 1945 était l'holocauste, le génocide, l'extermination organisée de millions de personnes pour des raisons politiques. Les auteurs de la Charte des Nations Unies de 1945, ou bon nombre d'entre eux, ont également signé la Déclaration des droits de l'homme ne 1948 et la Convention internationale contre le génocide, également en 1948. Dans les deux cas, il s'agit de documents des Nations Unies qui établissent un pilier du droit international entièrement séparé, lequel prohibe des catégories entières de comportements de la part de gouvernements nationaux, sans préciser les modalités d'application de ce droit international. Il doit cependant être traité sur un pied d'égalité avec la charte et la sacro-sainte souveraineté de 1945.

Le problème, bien entendu, c'est que, entre ces deux piliers, une contradiction saute aux yeux. Si tous les États étaient absolument souverains, comment pourrait-on faire appliquer les dispositions qui régissent les droits de la personne et interdisent le génocide? Foncièrement, les intéressés savaient tous -- ils n'était pas stupides -- qu'ils créaient deux piliers contradictoires parce qu'ils étaient l'un et l'autre nécessaires et que, à leur avis, la vie se chargerait de définir les moyens de les concilier. En réalité, la vie est devenue la guerre froide: au cours des 30 années suivantes, la souveraineté a été le seul pilier visible.

La menace d'une guerre nucléaire représentait une perspective si terrifiante que la prévention d'une guerre internationale -- et par conséquent le pilier de la souveraineté, a tout à fait dissimulé à la vue le pilier du droit international, érigé après la Deuxième Guerre mondiale. Le raisonnement était le suivant: «Si la guerre nucléaire est la conséquence d'une erreur sur ce plan, nous allons nous concentrer sur la paix, la paix internationale et la souveraineté, et nous n'allons pas tenter de nous mêler du sort que réservent les États à leur population à l'intérieur des limites de leur territoire, surtout les grands États puissants.»

Au terme de la Guerre froide, on a entrepris de faire sortir l'autre pilier de l'ombre. Tout au long des années 90, on l'a vu revenir discrètement à l'avant-plan de la scène internationale. Ce n'est pas la première fois que, dans les années 90, les Nations Unies ont ratifié -- cette fois-ci, elles ne l'ont pas fait, même si, en rétrospective, elles le feront en avalisant une résolution adoptée en application du chapitre 7 pour autoriser l'envoi de Casques bleus au Kosovo -- des interventions dans les États souverains, contre leur gré, au nom des droits de la personne.

La première fois, c'était à Haïti. Pour justifier une résolution autorisant une intervention militaire à Haïti, malgré la volonté de son gouvernement, nous avons déclaré que Haïti représentait une menace contre la paix. Ce n'était pas une menace contre la paix. Haïti ne pouvait menacer Porto Rico. Haïti ne menaçait personne. Dans ce pays, on opprimait les résidents, ce qui déclenchait des vagues de réfugiés, ce qui a incité les Américains à agir, de sorte que les Nations Unies ont «finassé». L'intervention était en réalité fondée sur le pilier des droits de la personne, mais on a dit qu'elle était fondée sur celui de la souveraineté, c'est-à-dire la menace de guerre. Comment justifier une intervention dans un État souverain? La réponse est la suivante: seulement en cas de menace à la paix.

Depuis, nous avons été témoin de quelques interventions travesties du genre, lesquelles sont essentiellement des interventions humanitaires axées sur les droits de la personne. Il s'est agi dans tous les cas d'expériences malheureuses. On songe à la Somalie et à l'intervention très tardive en Bosnie.

Si, en revanche, on aborde la question sous l'angle du Kosovo, on constate que nous nous sommes engagés dans ce dossier, malgré nous, tout au long des années 90. Aujourd'hui, le conflit est ouvert au grand jour. Nous avons déclaré une guerre au nom de la défense des droits de la personne. Il y a là un paradoxe énorme, auquel nous pourrons réfléchir, ou tout au moins une ironie -- une guerre pour défendre les droits de la personne. Je pense qu'il est difficile de concevoir d'autres motifs crédibles pour justifier l'intervention. On aura beau affirmer que la guerre a été déclenchée pour préserver la cohésion de l'OTAN, qui a proféré de si nombreuses menaces creuses, mais les menaces en question n'ont-elles pas été proférées en raison des préoccupations liées aux droits de la personne dans les pays membres de l'OTAN? La motivation, essentiellement, ne relevait pas de l'ordre traditionnel, de la raison d'État.

Si la Chine n'impose pas son veto, nous aurons affaire, dès la semaine prochaine, à un groupe de nations qui interviennent de façon unilatérale pour défendre leur définition des droits de la personne et leur définition de la nécessité de prévenir le génocide. Incapables de faire avaliser une intervention militaire par le Conseil de sécurité, les pays en question sont intervenus militairement de toute façon, ont mis sur pied une campagne à laquelle ont participé un millier de bombardiers et qui a entraîné la mort d'au moins 1 200 civils -- c'est le meilleur chiffre que j'ai pu obtenir de Serbie -- et de plus de 5 000 soldats serbes. Fait accessoire, mais malgré tout très prééminent, 900 000 ou un million de Kosovars ont été chassés de leur foyer par les Serbes, qui étaient en train de le faire de toute façon, mais l'intervention a certes eu pour effet d'accélérer le processus. L'intervention s'est déroulée sous les auspices des Nations Unis, malgré l'opposition d'au moins deux membres permanents du Conseil de sécurité. Rétroactivement, l'intervention est ensuite ratifiée et justifiée aux termes du chapitre 7. C'est la même situation qu'en Haïti, au cube. Sur le plan juridique, nous avons autorisé une intervention de l'État souverain de Haïti au nom des droits de la personne, mais nous avons dit agir en réaction à une menace contre la paix. Nous faisons la même chose aujourd'hui, non pas après une intervention sans effusion de sang, mais après une guerre de trois mois.

Où en sommes-nous donc, du point de vue de l'ordre international et, en particulier, du maintien de la paix et du rôle du Canada à cet égard? Je n'en sais strictement rien. D'une certaine façon, il est trop tôt pour le savoir. Les impondérables sont trop nombreux. Nous avons ouvert un panier de crabes. Il devait probablement l'être. Dans un monde qui se mondialise, dans un monde démocratique, dans un monde où chacun peut voir le sort que les gouvernements réservent à leur population, la loi de la souveraineté absolue est une mauvaise loi. Elle est nécessaire dans la mesure où elle est tout ce qui nous protège contre une agression transfrontalière pure et simple, mais l'autre pilier doit également être remis à l'avant-plan.

Comment intégrer les deux, comment concilier le respect de la souveraineté et le droit international pour défendre les droits de la personne dans le cas de violations grossières comme celles qui se commettent au Kosovo, je n'en sais rien. Je crois que personne ne le sait. Cette fois-ci, nous jouons par oreille, et c'est désormais la règle du jeu. Au cours des cinq ou dix prochaines années, le maintien de la paix prendra quelques formes des plus étranges.

En terminant, permettez-moi de vous présenter un scénario optimiste, dont j'ignore s'il s'avérera. C'est en Corée, en 1950, soit seulement cinq ans après la signature de la Charte des Nations Unies, qu'on a pour la première fois mis à l'épreuve la loi de la souveraineté absolue des États et l'obligation de tous les membres des Nations Unies de se porter à la défense de cette souveraineté en cas d'agression. Par chance, nous sommes parvenus à obtenir une résolution des Nations Unies: à l'époque, en effet, les Russes boycottaient le Conseil de sécurité. Nous avons mené une guerre de trois ans. Cette guerre a fait deux ou trois millions de victimes, dont environ 2 000 Canadiens et 55 000 Américains, qui ont donné leur vie pour défendre la souveraineté absolue d'un État plutôt délabré, la Corée du Sud. Ce n'est que 40 ans plus tard, soit au Koweit, en 1990-1991, que nous avons dû faire de nouveau la guerre. En marge de la sphère arabo-israélienne, qui constitue une exception mondiale, c'était la première fois depuis la Corée que des chars d'assaut traversaient une frontière internationale sans provocation et tentaient d'occuper un État voisin. Cela ne s'était pas produit depuis 40 ans, soit depuis la guerre de Corée. Le scénario optimiste que je souhaite vous présenter avant que nous ne commencions à débattre de toute cette question, c'est que l'intervention au Kosovo aura peut-être des conséquences similaires. Il n'est pas dit que nous ne devrons faire la guerre tous les ans maintenant que nous avons montré que, à la lumière d'une série de circonstances impondérables, nous pouvons le faire avec l'aval rétroactif de la communauté internationale. Étant donné l'émergence des tribunaux internationaux, qui seront progressivement intégrés à la Cour criminelle internationale, initiative dont notre pays peut s'arroger une part du mérite, nous parviendrons peut-être à trouver un moyen de mettre les droits de la personne à l'avant-plan sans avoir à déclarer une guerre à ce propos tous les ans.

C'est tout ce que j'avais à dire pour le moment.

Le président: Vous dites que, dans le cas de la Yougoslavie et du Kosovo, nous n'avons pas respecté la notion de la souveraineté des États; l'OTAN a plutôt justifié son intervention sur la foi des déclarations relatives aux droits de la personne, et ainsi de suite. Voilà un argument ingénieux. Étant donné notre incapacité d'intervenir dans d'autres États souverains pour y défendre les droits de la personne, dans quelle mesure résiste-t-il à l'analyse? Nous avons tous des exemples en tête.

M. Dyer: Du Kurdistan au Timor en passant par je ne sais où.

Le président: Oui. Avez-vous des commentaires à faire à ce propos?

M. Dyer: On doit invoquer le réalisme fondamental en vertu duquel on évite d'intervenir dans des États qui sont trop gros pour qu'on s'en prenne à eux. Personne n'osera prendre la part du Tibet: la Chine est tout simplement un opposant de trop grande taille.

On note aussi une autre complication: il est beaucoup plus difficile d'intervenir en cas de violations des droits de la personne dans des pays amis et alliés que dans des pays avec lesquels nous entretenons des liens moins étroits. La Turquie appartient à cette catégorie.

Pour répondre de façon générale à votre question, je dirais que, dans les pays auxquels vous avez fait allusion, les violations des droits de la personne remontent à il y a assez longtemps, dix ans ou plus dans la plupart des cas. Les problèmes se sont posés avant que n'émerge toute possibilité d'intervention -- cette possibilité ne date que de la fin de la guerre froide -- par quiconque se préoccupe des questions relatives aux droits de la personne. Ces problèmes se sont posés avant que n'apparaissent, dans les années 90, le droit et les pratiques qui permettent de s'y attaquer.

La réponse plus large, c'est qu'aucun organisme chargé de l'application de la loi ne tente de faire face à tous les cas d'abus. On choisit ceux qui sont les plus près de nous et les plus faciles à régler, ou encore ceux qui sont les plus embêtants.

Le président: Les propos que vous avez tenus en conclusion soulèvent une question additionnelle, à savoir celle de l'expansion des rangs de l'OTAN. Vous faites allusion aux cas les plus près de chez nous. Au fur et à mesure que les cadres s'élargissent, de nouveaux problèmes se rapprochent de nous.

Avant notre rencontre, j'allais formuler deux questions. Premièrement, l'OTAN, à supposer que ses cadres soient élargis, sera-t-elle confrontée à de nouvelles situations exigeant le déploiement d'une force de maintien de la paix à l'intérieur d'États? Deuxièmement, les pays de l'OTAN, à la lumière de l'expérience du Kosovo, seront-ils disposés à mettre sur pied de nouvelles missions de maintien de la paix et capables de le faire?

M. Dyer: La première question est importante dans la mesure où, à mon avis, on peut y répondre de façon assez cohérente et rassurante. Nous avons déjà obligé les Roumains, les Bulgares, les Hongrois, les Slovaques et ainsi de suite à régler leurs problèmes, leurs différends mutuels concernant les frontières, le traitement des minorités, et ainsi de suite. Ce n'est qu'à cette condition qu'on étudiera leur candidature. Nous utilisons l'adhésion à l'OTAN comme une carotte pour faire en sorte que cette possibilité se concrétise.

L'ajout de ces pays à l'OTAN n'entraînerait pas la multiplication de situations susceptibles de provoquer les conflits qu'on a connus en Bosnie et, par la suite, au Kosovo.

La Roumanie et ses voisins constituent le seul cas difficile. Dans le nord-ouest de la Roumanie, on retrouve des minorités de langue hongroise et allemande. À l'extérieur de la Roumanie, soit dans le nord-est de la République de Moldavie, territoire découpé de la Roumanie par l'Union soviétique à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on trouve des personnes qui parlent roumain. Le pays est rempli de personnes qui parlent roumain, mais on en a fait une République soviétique. Des problèmes particuliers se posent autour des frontières de la Roumanie. Les autres frontières de la région ne posent pas trop de problèmes, à condition que la Macédoine ne s'effondre pas, et l'adhésion de la Macédoine à l'OTAN est peut-être le meilleur moyen d'éviter que ses frontières ne s'effondrent. Je ne pense pas que nous nous retrouverions à faire davantage au chapitre du maintien de la paix. En cas de problème, nous serions de toute façon partie prenante.

Le président: Quelle influence l'expérience du Kosovo aura-t-elle sur la volonté des dirigeants et en particulier des électeurs des pays de l'OTAN -- je songe principalement aux États-Unis -- d'entreprendre de telles interventions dans des États souverains, en particulier en Europe de même que sur leur attitude à cet égard?

M. Dyer: Je serais très étonné que cette intervention ait pour effet net de réduire la volonté d'agir étant donné, de notre côté, le faible coût de l'opération, en vies humaines, qui est remarquable. Essentiellement, personne n'a été tué au combat. On n'a pas la perception de coûts élevés. Si les coûts financiers sont considérables, les informations à ce propos tendent à ne pas parvenir jusqu'au grand public. Ces coûts font partie des budgets des dépenses généraux, lesquels sont répartis sur des années. Ce n'est pas une question de prospérité ou de pauvreté pour les pays occidentaux. Leur mode de vie ne sera pas sensiblement modifié. Du point de vue de l'opinion publique, l'intervention s'est faite à peu près sans coûts.

La seule angoisse que le public a eu à subir, c'est regarder, à la télévision, les bombes exploser, les réfugiés fuir et les personnes souffrir. Lorsque c'est tout ce qu'une guerre vous coûte, la morsure n'est pas bien profonde.

On n'a noté aucune attrition sensible dans la volonté d'entreprendre des opérations de maintien de la paix, à condition qu'elles soient de l'ordre de la dernière -- sans troupes terrestres.

Serait-on disposé à entreprendre une intervention d'envergure avec des troupes terrestres? Nous n'en avons pas fait le constat cette fois-ci parce qu'on n'a pas mené d'opération terrestre. Certaines données intéressantes provenant des États-Unis laissent entendre que la sagesse politique commune à Washington, à savoir que le public américain ne tolérera pas plus de 50 victimes, est erronée. Je ne me rappelle plus très bien comment les questions étaient formulées, mais il s'agissait d'une enquête menée par un sondeur de renom qui a eu recours à un échantillonnage considérable, 4 000 répondants ou environ. On leur a posé une série de questions portant sur le nombre de victimes qu'un électeur américain jugerait acceptable pour l'obtention d'un résultat juste, qu'importe la définition qu'on en donne, dans le cadre d'une intervention comme le Kosovo, où les intérêts américains ne sont pas directement en cause, mais où les questions de justice se posent.

Les résultats ont été relativement surprenants dans la mesure où une majorité claire, je crois qu'elle était des deux tiers, s'est dite disposée à accepter 500 victimes, «à condition que nous gagnions». Voilà qui va à l'encontre de la sagesse populaire la plus répandue aux États-Unis -- celle qu'on véhicule dans les médias et à Washington. Nous n'avons pas mis cette volonté à l'épreuve. Nous ne savons pas. Je suis heureux que nous n'ayons pas eu à le faire, mais nous ne savons toujours pas si le mythe selon lequel le public américain serait «dégonflé» se vérifie ou non.

De la même façon, nous ne savons pas si l'opinion publique britannique est aussi ferme que Tony Blair l'a laissé entendre, à supposer que le conflit se soit transformé en guerre terrestre. À l'occasion de la guerre des Malouines, deux ou trois cents militaires ont perdu la vie.

Je ne veux pas aborder cette question à la légère. Je parviens maintenant au noeud du problème, à savoir la volonté des populations occidentales d'accepter des victimes, même dans les causes les plus justes.

Dans le cadre de futures interventions, on préférera certainement agir du haut des airs afin d'éviter d'éprouver le soutien du public, au vu de victimes et du recours à des forces terrestres. C'est malheureux, en partie parce que, dans de nombreux cas, le recours à la puissance aérienne sera à la fois malavisée et futile. À mon avis, il se serait probablement révélé futile dans le cas du Kosovo, n'eût été le groupe de facteurs que j'ai mentionné plus tôt et qui est entré en ligne de compte au cours des deux ou trois dernières semaines.

Aux yeux d'une bonne partie du monde, nous jouons les Darth Vader en intervenant de façon impersonnelle du haut des airs, en ne nous salissant pas les mains, en ne faisant jamais courir de risques aux nôtres, en bombardant les fourmis sur le sol. Cela ne sent pas bon.

Le président: Je vais faire circuler un article daté du 9 juin portant sur la situation en Roumanie où, apparemment, un groupe d'intellectuels militent en faveur de la liberté et de l'indépendance. Je le ferai après la réunion. Si je le mentionne, c'est que l'article en question se rapporte à ce que nous venons tout juste d'entendre.

Le sénateur De Bané: Dans votre analyse de l'objectif et de la raison d'être de l'intervention au Kosovo, vous dites que, pour la première fois, nous avons agi pour des motifs moraux. Est-ce cela essentiellement le sens de ce que vous avez dit?

M. Dyer: Si oui, j'ai dépassé ma pensée. Il y a, je crois, d'autres exemples, mais aucun d'entre eux n'est très récent.

Le sénateur De Bané: Vous nous avez dit qu'il s'agissait essentiellement, dans ce cas, d'une question éthique.

M. Dyer: Oui.

Le sénateur De Bané: Que pensez-vous de l'argument que nous a présenté un autre témoin, un professeur de sciences politiques, qui a affirmé que, dans son esprit, il ne faisait aucun doute que la raison d'être de l'intervention était non pas de venir en aide au peuple kosovar, mais bien plutôt de châtier un être qui a déclenché pas moins de quatre guerres au cours des dix dernières années et infligé de pénibles souffrances aux peuples de la Slovénie, de la Croatie, de la Bosnie et, aujourd'hui, du Kosovo. Les États-Unis et l'Europe de l'Ouest ont dit: «C'est assez» et: «Nous allons le punir».

Comme vous le savez, le massacre des Kosovars s'est poursuivi sans relâche au cours des huit dernières semaines. On aurait pu faire davantage. On nous a dit que des soldats auraient pu être dépêchés pour protéger les Kosovars, mais notre intention était de châtier un dirigeant cruel et brutal. On nous a dit que l'intervention n'avait strictement rien à voir avec l'éthique; il s'agissait plutôt d'une démonstration de force brute. C'est l'argument qu'on a défendu devant nous.

Bien sûr, d'autres ont dit que le Congrès américain n'aurait pas permis à l'armée de terre de s'en mêler. Quand George Bush a décidé d'envoyer des soldats dans le Golfe, la majorité des Américains s'y opposait. Cependant, M. Bush a signalé que ce geste était nécessaire, et il a éprouvé peu de difficultés à le justifier. Vous l'avez vous-même dit: 60 p. 100 des Américains ont déclaré qu'ils accepteraient la perte de 500 vies. Que pensez-vous de l'argument qui nous a été soumis?

M. Dyer: Je ne l'accepterai pas, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, les statistiques provenaient d'un sondage d'opinion très récent. Il a été effectué lorsque toutes les décisions avaient été prises, tant dans le cas qui nous occupe que pour toutes les autres interventions. C'est non pas la guerre du Golfe, mais bien l'intervention en Somalie qui a produit la «limite somalienne», car on y a constaté que le public américain ne saurait supporter de voir plus de 20 soldats américains morts à la télévision.

Le retrait rapide des contingents américains de Mogadiscio et de la Somalie après la fusillade qui a mené à la diffusion d'images de soldats américains morts qu'on traînait dans les rues constitue un retrait des interventions terrestres. En Bosnie, quand nous avons fini par agir, notre intervention se limitait à des frappes aériennes. Nous n'avons affecté aucun soldat au sol. La réticence à subir des pertes de personnel au sol, en particulier chez les Américains, a été plutôt constante depuis la Somalie, c'est-à-dire en 1992.

Les pertes américaines pendant la guerre du Golfe correspondent environ au tiers du chiffre de 500 décès. Nous n'avons pas mis ce seuil de tolérance à l'épreuve.

Pour ce qui est de l'intention de faire du mal à un brutal dictateur ou de protéger les Kosovars, on aurait pu mieux s'y prendre, non pas nécessairement au moyen d'une guerre terrestre, mais plutôt grâce au rassemblement de troupes au sol susceptibles d'intervenir dans la région. Nous n'aurions peut-être jamais eu à le faire si nous avions installé des troupes sur la frontière du Kosovo, menacé Milosevic de bombardements s'il n'arrêtait pas ce qu'il faisait et, une semaine plus tard, traversé la frontière.

Je me suis montré ouvertement cinglant à l'égard de cette stratégie. Sur le plan militaire, elle est pourrie. Sur le plan diplomatique, elle est pourrie. Malgré les dix ans de dévastation des Balkans par Milosevic, ce type de guerre sans combat est la seule forme d'action militaire sur laquelle s'entendaient les membres de l'OTAN.

Pourquoi a-t-on pris cette mesure au Kosovo, alors que nous ne l'avons pas prise dans des situations plus graves auparavant? À l'époque où les frappes aériennes commençaient, aucun des gestes commis par Milosevic au Kosovo n'était comparable à ce qui avait été fait à Srebrenica ou à ce que son peuple a fait au début de la guerre en Bosnie, où le nettoyage ethnique s'effectuait partout au nord de la frontière serbe, ou, de fait, à Vukovar, pendant la guerre précédente avec la Croatie. Il s'agissait d'une transgression moins grave.

Pourquoi l'avons-nous fait au Kosovo? Je ne partage pas l'opinion selon laquelle on voulait faire du mal à un brutal dictateur. Je crois que notre intervention découlait d'un sentiment de culpabilité. Dans presque tous les pays clés de l'OTAN, les personnes responsables de la politique étrangère ont la Bosnie et le Rwanda sur la conscience: ils n'ont pas réagi quand il le fallait dans ces pays.

En ce sens, les facteurs psychologiques qui nous poussent à réagir sont liés non pas au désir de blesser cet homme brutal, mais bien de sauver notre âme. Nous avons, et de façon éhontée, manqué à nos responsabilités pendant les événements horribles qui ont marqué 1994, 1995 et 1996, et l'histoire se répète: ce n'est pas aussi gros, mais c'est encore notre responsabilité. Comment réagissons-nous?

Comme d'habitude, un mélange de motifs s'applique. Les motifs sont toujours confus. On peut repérer une foule de raisons dans le cas de M. Clinton et de la place qu'il occupe dans l'histoire. Cependant, je n'accepte pas l'opinion selon laquelle cette stratégie a été choisie, dans un sens, sans qu'on tienne compte de son effet sur les Kosovars. On a plutôt opté pour cette stratégie parce qu'aucune autre ne permettait de réagir. Même s'il s'agissait d'une mauvaise stratégie, c'était la seule qui était véritablement fondée sur nos préoccupations face à la détresse des Kosovars, même si cette «demie» stratégie a entraîné des conséquences catastrophiques pour eux.

Le sénateur Di Nino: On a émis une opinion -- qui, selon moi, a une certaine validité -- selon laquelle les frappes aériennes visaient entre autres à diminuer la capacité militaire des Serbes afin qu'ils ne puissent plus déclencher d'autres conflits armés. Que pensez-vous de ce point de vue?

M. Dyer: Je ne crois pas que ce soit le cas. La capacité de l'armée serbe d'attaquer quiconque était déjà plutôt limitée. Les militaires serbes n'éprouvaient aucune difficulté à tuer des villageois. Cependant, on a dépensé très peu d'argent sur l'armée yougoslave depuis un bon moment. Elle ne pourrait pas lancer une offensive importante à l'étranger. Exception faite, peut-être, du Monténégro, le Kosovo était le dernier domino. Il ne reste plus personne en ex-Yougoslavie à qui faire la guerre.

Nous sommes confrontés à l'habitude de Milosevic de déclencher une crise lorsqu'il éprouve des difficultés au pays. Cela explique en grande partie pourquoi, au printemps de l'an dernier, le Kosovo est soudainement devenu un cas problème, lorsque Milosevic a attaqué un certain nombre de villages pour des raisons qui, selon moi, ont peu à voir avec le Kosovo. Du point de vue des Serbes, la situation du Kosovo n'était pas mauvaise avant que Milosevic commence à incendier des villages. C'est ce qui a permis à l'UCK de prendre une telle envergure.

Je ne crois pas qu'on puisse affirmer qu'on a cherché à dégrader l'armée yougoslave pour empêcher d'éventuelles attaques. Si nous avions opté pour une guerre terrestre, il aurait certainement été souhaitable, à ce moment, de détruire le plus grand nombre possible de dépôts de munitions, de ponts ferroviaires, d'ateliers de réparation de chars d'assaut et de bases aériennes.

D'ailleurs, si l'on décide de s'en tenir uniquement aux frappes aériennes, il faut déterminer les cibles. Qu'est-ce qu'on peut bombarder pour montrer à Milosevic que nous sommes sérieux et qu'il doit changer son comportement, sachant qu'on doit tout faire pour éviter la perte de vies civiles, non seulement parce que c'est la chose à faire, mais aussi parce que chaque mort civile sera constamment diffusée dans votre pays et affaiblira le soutien de votre public à l'égard de cette politique? Essentiellement, on téléphonait aux Yougoslaves pour leur dire: «Ce soir, ce sera le ministère de l'Intérieur: veillez à ce que les gardiens de sécurité quittent l'immeuble.» Nous avons commis des erreurs, mais c'était exceptionnel. Aucun des édifices gouvernementaux bombardés n'a fait de victimes. Ils ont sorti les ordinateurs et les dossiers bien avant.

Le sénateur Di Nino: Ce n'était pas une coïncidence, alors?

M. Dyer: Bien sûr que non.

Le sénateur Di Nino: Je plaisante.

M. Dyer: Quoi bombarder? Il ne reste que les cibles militaires, solution plutôt valide, et on les bombarde, même si, dans nombre de cas, elles n'ont pas grand chose à voir avec le Kosovo et ne menacent personne d'autre. Lorsqu'on mène une campagne de bombardement, il faut bien bombarder quelque chose.

Le président: Comme je l'ai déjà dit plus tôt, je crois que notre mandat est très opportun, car nous parlons d'éléments spécifiques touchant le Kosovo.

Le sénateur Di Nino: Je suis d'accord.

Le président: Si les sénateurs tiennent à poser ce type de question, je n'ai aucune raison de m'y opposer.

Le sénateur Di Nino: Nous devrions peut-être rajuster le tir.

Le président: Nous voulons nous concentrer sur la faisabilité du processus de maintien de la paix.

Le sénateur Di Nino: Le principal objectif de notre étude consiste à examiner le rôle de l'OTAN, et en particulier la participation future du Canada aux activités de l'OTAN. De toute évidence, les mesures prises au Kosovo influeront sur la forme future de l'OTAN. D'après vous, de quelle façon cela va-t-il influer sur l'OTAN du XXIe siècle?

M. Dyer: À vrai dire, je ne sais pas. Nous sommes au milieu de quelque chose, mais nous ne pouvons que formuler des hypothèses.

Je ne crois pas que l'OTAN deviendra l'organisme de prédilection pour le maintien de la paix dans l'hémisphère Nord. Elle l'a fait à quelques reprises, en son nom propre en Bosnie et, maintenant, au Kosovo, et elle l'a fait deux fois, sous un autre nom, notamment dans la guerre du Golfe. Il y a une limite quant au nombre d'interventions à l'extérieur du territoire de l'OTAN que les Portugais et les Polonais peuvent appuyer. Cette limite est bien vite atteinte.

Les interventions ailleurs, sous le régime d'un nouvel ensemble de normes et de règles visant à réunir ces deux piliers et à régler les questions liées aux droits de la personne et à la souveraineté dans d'autres parties du monde, seront probablement menées par d'autres organisations régionales, si elles peuvent s'organiser.

L'Afrique fonde beaucoup d'espoir à cet égard, compte tenu du fait que la plupart des guerres dans le monde se trouvent sur ce continent. Des initiatives ont été prises en Afrique pour régler ce type de question, sous les auspices de l'Organisation de l'unité africaine, ou par des groupes désireux de changer les choses, comme les forces d'intervention de l'Afrique de l'Ouest au Libéria et au Sierra Leone. Que les interventions fonctionnent ou non, les pouvoirs régionaux créent des précédents en acceptant une part de responsabilité. Cela nous renvoie, de fait, à l'invasion de l'Ouganda par Nyerere, pour débarrasser l'Ouganda de Milton Obote. L'invasion était tout à fait illégale. Que faisait la Tanzanie en Ouganda? Cependant, si on applique les critères grâce auxquels nous avons justifié notre intervention au Kosovo, cette invasion était, quand on pense aux résultats obtenus, tout à fait justifiée. Sous Nyerere, la Tanzanie n'a ni abusé de son influence à long terme, ni tiré d'avantages injustes de ses actions, véritablement altruistes. Le régime qui a pris naissance, et qui gouverne l'Ouganda depuis, a fait bien meilleure figure que tout autre gouvernement qui l'a précédé.

Ce même régime, sous Museveni, est intervenu, dans un premier temps, au Rwanda, pour mettre fin au génocide, et, ensuite, dans l'est du Congo, pour chasser les «génocidaires» qui s'y étaient réfugiés, avec l'appui de Mobutu. Cette intervention était très similaire à celle que nous avons entreprise, à ceci près qu'on a eu recours à des troupes au sol. Je pense que d'autres régions seront laissées à elles-mêmes.

Le sénateur Di Nino: Estimez-vous que les Nations Unies auraient un rôle à jouer à l'égard de ce type d'interventions régionales?

M. Dyer: Je le crois, oui. Il est très frappant qu'après avoir pris un risque, nous soyons si pressés de retourner sous l'égide des Nations Unies. Une résolution du chapitre 7 adoptée par les Nations Unies rétablit les choses. Peu importe la situation antérieure, elle est maintenant tout à fait légale et autorisée par les Nations Unies. C'est une résolution rétrospective. Nous en avions toujours eu besoin, nous savions que nous en avions besoin, mais nous n'arrivions pas à obtenir l'accord immédiat des Russes, et certainement pas des Chinois, alors nous avons décidé d'aller de l'avant et de le faire quand même. L'un des principaux objectifs consistait à obtenir l'appui des Russes à l'égard d'une résolution du Conseil de sécurité qui autoriserait les mesures que nous avons prises, et c'est justement pour réaliser cet objectif que nous avons déployé tous ces efforts diplomatiques au cours des six dernières semaines. Leur appui est l'un des facteurs clés qui ont influé sur les actions de Milosevic au cours de la dernière semaine.

Nous avons besoin de cette résolution. L'objectif consiste non pas à faire fi des Nations Unies, mais bien à rétablir ce pilier des droits de la personne, le droit des Nations Unies, de le remettre à l'avant-plan et de l'intégrer à notre utilisation des Nations Unies, de la même façon que nous l'avons utilisé à l'égard de dispositions de la charte relatives à la souveraineté et à la menace à la paix. L'essentiel, c'est de le faire au sein de l'ONU.

Le sénateur Roche: Qu'entendez-vous par «rétabli les choses»?

M. Dyer: C'était de l'ironie.

Le sénateur Roche: Cela renvoie à votre commentaire initial selon lequel la résolution qui commence à faire son chemin au Conseil de sécurité de l'ONU offre une «validation rétrospective» des mesures qui ont été prises. Est-ce que cela ne crée pas un précédent très dangereux, qu'un corps militaire voulant intervenir, pour quelque raison que ce soit, puisse le faire, sans tenir compte du droit international, selon lequel le Conseil de sécurité a la prééminence pour ce qui est de permettre le recours à la force?

Puisque votre comité se prononcera sur ce type de situation dans son rapport, j'aimerais, avec le respect que je vous dois, contester cette idée. Peut-être ne vouliez-vous pas aller si loin. Je voudrais que notre rapport puisse faire valoir et soutenir le principe selon lequel aucun corps militaire ne peut faire fi du droit international, tel qu'appliqué par le Conseil de sécurité, et ensuite faire des démarches pour obtenir une validation rétrospective et rétablir les choses. C'est bien trop dangereux. Le comité devrait déclarer sans détour que ce type d'action ne doit plus jamais se produire.

M. Dyer: Je comprends pourquoi vous ne voulez pas que cela se produise. Je conviens que nous sommes en eaux dangereuses. Pour remettre la question des droits de la personne et le droit de la communauté internationale d'agir sur cette question à l'avant-plan, nous avons risqué le peu de stabilité que nous avions apportée aux affaires internationales en consacrant la souveraineté à titre de seul principe opérationnel du droit international, ou, au moins en la traitant comme si elle était le seul principe pertinent. C'est une opération dangereuse. Nous avons ouvert un panier de crabes, je suis tout à fait d'accord avec vous.

Cependant, je ne vois pas comment nous aurions pu l'éviter, car on ne peut plus, avec la disparition de la menace des armes nucléaires, justifier le fait de ne pas réagir au non-respect des droits de la personne simplement parce que c'est trop risqué et que cela pourrait occasionner une attaque nucléaire. Compte tenu de l'opinion publique dans les pays démocratiques et du niveau actuel des communications mondiales, les gens n'accepteront pas l'inaction.

Lorsqu'il se produit des conflits comme en Bosnie, au Rwanda ou au Kosovo, des pressions énormes sont exercées pour qu'on agisse. Nous devons trouver des moyens d'intervenir qui ne mineront pas complètement le peu de stabilité que nous avons réussi à établir. Je partage tout à fait vos préoccupations, mais je ne vois pas comment nous aurions pu éviter de nous engager dans au moins une décennie, j'en suis certain, de turbulence juridique, le temps de trouver des solutions à cette situation. J'espère que la turbulence se limitera au côté juridique.

En allant de l'avant, nous avons risqué le peu de stabilité que nous avions réussi à assurer en respectant toujours le principe de l'inviolabilité de la souveraineté. Les justifications rétrospectives ne sont pas les meilleures.

Le président: C'est la situation classique où le mieux, dans le cas qui nous occupe, les droits de la personne, est l'ennemi du bien, c'est-à-dire le droit.

Le sénateur Andreychuk: Vous avez déclaré que les droits de la personne ont commencé à être placés à l'avant-plan au moment de l'intervention en Haïti. N'avons-nous pas, de fait, mis cette question à l'épreuve en Irak? Lors du retrait de Hussein, l'ONU et d'autres nations se sont immédiatement entendues sur le fait qu'on devait aider les Kurdes, ce que nous avons fait, mais on s'est retiré lorsqu'on a eu l'impression que c'était trop. N'est-ce pas la première vraie mise à l'épreuve de cette théorie?

M. Dyer: Oui, je serais d'accord. C'était au tout début. La guerre froide était terminée, mais certains n'en étaient pas encore convaincus. Il est certain que nous avons retiré nos garanties très rapidement lorsqu'elles sont devenues trop coûteuses. Nous avons fini par appliquer une zone d'exclusion aérienne sous laquelle les Kurdes tombaient comme des mouches. Toutefois, j'accepterais votre argument. On peut voir que cela va se produire, aussitôt que le danger n'est pas excessif.

Le sénateur Andreychuk: Nous nous attachons maintenant à ce nouveau pilier. J'ai tendance à être d'accord avec votre analyse. Quelles seront les répercussions de cette situation sur la politique étrangère canadienne? Nous n'avons pas beaucoup parlé avec vous de la politique étrangère du Canada et de son rôle dans l'OTAN. Vous avez fait allusion au fait que nous ne nous en prenons pas aux géants, comme la Chine dans le cas du Tibet.

M. Dyer: Nous n'avons rien fait en Tchétchénie.

Le sénateur Andreychuk: Nous adoptons une approche pragmatique. Nous n'y toucherons pas. Par contre, nous n'avons pas réagi de la même façon quand c'était sécuritaire et que l'OTAN était de la partie. Dans le passé, nous n'étions pas perçus de cette façon. Nous avions la réputation de travailler partout dans le monde sur les questions de la protection des droits de la personne, par l'entremise des Nations Unies ou de l'OTAN, d'une façon très sécuritaire. Le Canada ne participait pas à la conception d'initiatives: il organisait les opérations de maintien de la paix. Croyez-vous que cela va changer l'attitude du Canada ou la position de son gouvernement?

M. Dyer: Je ne peux parler pour le gouvernement canadien. Je crois que l'évolution de l'attitude canadienne au chapitre du maintien de la paix sera plutôt complexe.

Nous en avons toujours fait beaucoup au sein de l'OTAN. L'opération à Chypre, par exemple, a été complètement mise en oeuvre par l'OTAN, avec l'autorisation de l'ONU. Quant à la situation en Haïti, même s'il y avait d'autres pays de l'OTAN sous les auspices d'autres organisations, ce sont surtout les Français, les Américains et nous-mêmes qui avons contribué le plus.

Nos activités de maintien de la paix au sein de l'OTAN vont-elles augmenter ou diminuer au fil de l'évolution du rôle de l'organisation? Pour répondre à cette question, je reviendrais à ce que j'ai déjà dit: je ne crois pas que l'OTAN participera à un grand nombre d'interventions hors de son territoire. Le problème avec le Kosovo, c'est qu'il n'était pas très loin. Il est situé entre deux zones de l'OTAN. Il semble peu probable que nos activités de maintien de la paix au sein de l'OTAN prennent de l'ampleur.

Par contre, les activités de maintien de la paix de l'ONU pourraient évoluer d'une manière imprévue dans le cadre de nos efforts pour concilier ces deux piliers. Les activités de maintien de la paix sous les auspices de l'ONU pourraient prendre des formes plutôt différentes de ce que nous avons vu auparavant, y compris, dans certains cas, le recours à la force pour assurer le respect des droits de la personne. En 1994, au Rwanda, les forces de l'ONU étaient sur place, et un génocide a été déclenché. Si nous avions soutenu Roméo Dallaire, commandant canadien de cette force, en acheminant les renforts qu'il nous avait demandés, nous aurions fait la même chose au Rwanda il y a cinq ans qu'à l'heure actuelle. De fait, c'est ce que nous aurions dû faire. Plus d'un million de personnes ont perdu la vie parce que nous ne l'avons pas fait. Nous avons retiré nos soldats, de sorte que nous n'avons jamais tenté de régler la situation.

Il existe une foule de possibilités d'activités de maintien de la paix sous les auspices de l'ONU, y compris des interventions armées, alors que les possibilités d'intervention sous les auspices de l'OTAN sont relativement limitées. Je ne crois pas vraiment que l'OTAN a garanti son avenir dans le cadre de cette opération. Son avenir dépendra d'autres facteurs.

Le sénateur Andreychuk: Il me semble que le Canada s'est plutôt affirmé quand l'ONU a commencé à travailler sur ses piliers; de plus, nous avons toujours fait la même chose au sein de l'OTAN, de façon à faire adopter certaines de ces initiatives par l'OTAN. J'ai l'impression que nous avons été laissés de côté dans le cadre de cette dernière initiative, et nous semblons nous détacher de l'OTAN. Notre position au sein de l'OTAN sera-t-elle perçue différemment? Nos partenaires de l'OTAN nous perçoivent-ils différemment dans le cas qui nous occupe?

M. Dyer: Je ne dirais pas cela. Nous nous sommes présentés avec des avions le premier jour. Contrairement à d'autres membres de l'OTAN, qui ont fourni de 12 à 18 avions, nous avons effectué des missions de bombardements. Nous ne nous sommes pas limités uniquement aux missions de reconnaissance et à autres tâches plus propres. Dès la fin de semaine, 800 soldats canadiens seront au Kosovo. Nous sommes là.

Le sénateur Andreychuk: Au début, nous participions davantage à la conception de la politique. J'ai l'impression que nous suivons les initiatives au lieu de faire partie des décideurs.

M. Dyer: Puisque je ne sais pas ce que les ministres des Affaires étrangères se disent entre eux, je ne sais pas si c'est le cas. J'ai l'impression que notre bureau des affaires étrangères a joué un rôle assez important tout au long de cette initiative.

Essentiellement, vous me demandez quelles seront les répercussions de cette situation sur notre position au sein de l'OTAN. Comme l'a déjà dit Woody Allen, «le plus difficile, c'est de se présenter sur le champ de bataille», et c'est ce que nous avons fait. En ce qui concerne notre droit de faire partie des décideurs, je ne crois pas qu'il se soit dégradé.

Par contre, au cours des deux ou trois dernières années, la politique étrangère canadienne a évolué d'une façon intéressante: on tente de concevoir des initiatives mondiales indépendamment de l'OTAN. Je pense à l'initiative touchant les mines antipersonnel et le tribunal criminel international. Il est intéressant de signaler que, même si ces initiatives énervent grandement les Américains, l'OTAN est de notre côté. Tous les autres pays membres de l'OTAN se sont rangés de notre côté. Cela me laisse croire que, compte tenu du rôle très important que joue le Canada à l'égard de ces deux initiatives, notre place parmi les décideurs de l'OTAN est raisonnablement sûre. Nous ne sommes pas considérés comme des amateurs s'intéressant à des initiatives peu importantes.

Au contraire, il suffit de songer, par exemple, à l'initiative touchant les mines antipersonnel, où les Britanniques et les Français, qui soutenaient les Américains au début, se sont rangés de notre côté. Si le conflit au Kosovo n'était pas survenu, cela aurait pu être vrai, dans une certaine mesure, pour la plus récente initiative, qui touche le non-emploi en premier d'armes nucléaires dont nous discutions en février et en mars et à l'égard de laquelle nous avions l'appui total des Allemands qui, même s'ils ont dû se rétracter en public, étaient de notre côté.

La capacité du Canada d'utiliser l'OTAN à ses propres fins diplomatiques, qu'il s'agisse de questions relevant spécifiquement de l'OTAN ou non, ne semble pas, à mon avis, être diminuée.

Le sénateur Stollery: Ma question concerne le point que vous avez soulevé sur la contradiction entre la Charte des Nations Unies de 1945 et la Déclaration des droits de l'homme de 1948. La Charte de l'ONU a été signée dans un contexte d'après-guerre, en 1945. De fait, ses auteurs se rencontraient avant même que la guerre soit terminée. L'importance de la signature de la déclaration en 1948, du moins pour moi, a été occultée par les nombreuses choses qui se sont produites à cette époque, comme le pont aérien de Berlin -- et je crois qu'à cette époque, tout le monde tentait d'embarrasser les Russes et les communistes et de les présenter sous un jour défavorable.

Je pose la question parce que je crois que cette contradiction est profonde, et je vous remercie de nous l'avoir signalée. Je ne crois pas que la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 ait jamais eu, dans l'imaginaire collectif, le même poids que les Nations Unies, qui ont succédé à la Société des Nations, un gros échec, sans compter l'ambiance qui régnait en 1945.

Je veux savoir ce que vous pensez de l'interprétation libre des résolutions du Conseil de sécurité; c'est en lisant un article très intéressant de l'American Journal of International Law, paru en janvier, qui portait sur les efforts pour contourner le Conseil de sécurité, que j'ai pu prendre connaissance de cette situation. Une série complète de résolutions avaient été interprétées librement. Certaines personnes, je suppose, pensent que les Nations Unies fonctionnent de cette façon. Autrement dit, on considère que les résolutions accordent des pouvoirs, malgré l'avis contraire de la majorité des membres du Conseil de sécurité. Je crois que c'est une question très importante et inquiétante. On nous a dit que le Conseil de sécurité, la Russie et la Chine avaient un droit de veto, de sorte que nous devons trouver une autre façon créative d'y parvenir, malgré le fait que nous appartenons à une organisation dont les membres originaux disposent d'un droit de veto. Où cela va-t-il mener les Nations Unies?

Serait-ce exagéré d'affirmer que les Nations Unies, avec ce type d'interprétation libre, a bien peu à offrir en ce qui concerne la défense de pays comme le Canada ou de pays qui ne sont pas des joueurs clés dans notre monde de plus en plus troublé?

M. Dyer: Je ne suis pas d'accord pour dire que le monde est de plus en plus troublé. Je crois que c'est une illusion d'optique. Nous vivons dans un monde où les conflits nous sont présentés par les médias, mais on ne saurait dire que le monde est en proie à des troubles croissants. Ce n'est pas du tout mon point de vue. Il s'agit d'un monde où la démocratie et la paix gagnent du terrain, mais où certains désastres attirent beaucoup d'attention.

L'interprétation libre des résolutions de l'ONU a marqué les années 90, mais on ne peut pas dire que cette pratique date d'hier. Si, par hasard, on réussit à faire adopter une résolution qui sert nos fins ou qui peut être interprétée de cette façon, il ne faut pas retourner et demander ce qu'elle signifie. N'abordez plus jamais la question. C'est ce que nous avons fait en Corée pendant trois ans. Les Russes se sont présentés le lendemain du jour où nous avons obtenu l'autorisation de recourir à la force armée contre la Corée du Nord. Pendant les trois années qui ont suivi, les Russes n'ont jamais réussi à déposer et à faire adopter une résolution pour arrêter l'intervention. C'est de cette façon que se joue le jeu.

Au cours des années 90, on a souvent assisté à des situations, en particulier dans les Balkans, où l'OTAN recevait une autorisation des États-Unis qui n'autorisait pas tout à fait le recours à la force armée, et où on l'interprétait. Cela s'est aussi produit dans le Golfe et en Irak.

Le sénateur Stollery: Avec la question de l'inspection.

M. Dyer: Exactement. Il ne faut pas revenir et demander une explication. Il faut utiliser la résolution et l'interpréter à notre façon. C'est chose courante en politique et dans la vie en général, mais il est inquiétant de constater l'étendue de cette pratique aux Nations Unies.

Dans un certain nombre d'occasions, la résolution était formulée de façon à ne pas tout à fait autoriser le recours à la force. Cette formulation est destinée aux pays, comme la Russie, qui ne peuvent afficher publiquement leur soutien, de sorte que les pays en faveur de l'adoption de la résolution peuvent créer une coalition. En 1994-1995, vers la fin de la guerre en Bosnie, par exemple, l'OTAN s'est préparée très lentement et a tergiversé longtemps avant de bombarder les Serbes afin d'assurer la paix, ce qui a mené à la ratification de l'accord de Dayton.

Les résolutions adoptées par l'ONU n'ont jamais explicitement autorisé l'OTAN à bombarder les Serbes. Par contre, la formulation était assez vague pour permettre à quiconque était prêt à larguer des bombes de l'interpréter en ce sens. Les Russes le savaient. Le ministre russe des Affaires étrangères de l'époque, plus favorable à l'OTAN que le ministre actuel, comprenait tout à fait ce qu'il faisait lorsqu'il a autorisé cette résolution, mais il ne pouvait donner l'impression d'appuyer une résolution autorisant ouvertement les bombardements.

L'OTAN fait bien plus que contourner les règles. Il y a aussi de la complicité, parfois cachée, comme c'est le cas avec les Chinois. La Chine ne s'opposait pas aux bombardements en Bosnie. C'est en Europe, c'est notre patelin. Compte tenu de leur position politique, les Chinois ne pouvaient publiquement donner l'impression d'autoriser une intervention dans les affaires internes d'un pays souverain. Lorsque cette question est soulevée, on leur remet souvent le Tibet sur le nez. La Chine s'est abstenue et n'a pas fait obstacle à l'adoption de la résolution, et la résolution était rédigée de façon à permettre à la Chine de s'abstenir et de ne pas faire obstacle à la résolution. De telles situations sont nombreuses, quoique, dans le cas du Kosovo, en toute franchise, nous sommes allés beaucoup plus loin. Nous avons joué un jeu très dangereux en ce qui concerne le Kosovo, pour ne pas dire que nous avons carrément fait fi de la loi.

Le sénateur Stollery: Je n'irai pas plus loin sur cette question. Cela me fait penser à la situation de Cuba, en 1962, où l'on a interprété librement des résolutions du Conseil de sécurité. Compte tenu des deux contradictions que vous avez soulevées au cours de votre exposé très intéressant, je crois que ce troisième point est très troublant.

Le sénateur Roche: Tout au long de la guerre au Kosovo, la Russie, la Chine et quelques petits États ont fait valoir que, compte tenu de l'agressivité de l'OTAN, il est d'autant plus nécessaire pour ces deux pays de se doter d'une capacité nucléaire. Même si ces déclarations sont peut-être présompteuses, les experts de la question du désarmement nucléaire s'entendent généralement pour dire que le conflit au Kosovo a occasionné un recul en ce qui concerne le désarmement nucléaire. En même temps, l'OTAN a annoncé qu'elle examinerait ses politiques relatives aux armes nucléaires. D'après vous, que devrait faire l'OTAN en ce qui concerne ses politiques touchant les armes nucléaires?

M. Dyer: Le fait que la question du non-emploi en premier n'ait pas été convenablement présentée à l'occasion du sommet abrégé de l'OTAN qui marquait le cinquantième anniversaire, tenu à Washington en avril dernier, constitue le plus gros recul en ce qui a trait au réexamen des politiques de l'OTAN relatives aux armes nucléaires. À mon avis, dans le contexte de l'OTAN, le non-emploi en premier est l'étape la plus éminemment logique et nécessaire vers une politique plus étendue relativement au désarmement nucléaire d'une Europe où la présence d'un si grand nombre d'armes nucléaires n'est plus justifiée. Il n'y a aucune confrontation militaire ou politique en Europe. Alors, pourquoi toutes ces armes?

Il faut, au moins en guise de première étape, adopter le principe du non-emploi en premier, que les Soviétiques ont adopté au cours des derniers jours de l'Union soviétique et que les Russes, au moins officiellement, ont ensuite refusé d'appuyer. Je ne crois pas un instant qu'un commandant ou un chef politique russe sain d'esprit tenterait une attaque nucléaire, compte tenu de l'écart énorme entre les forces actuelles de l'OTAN et celles de la Russie, ni même qu'on aurait tenté une telle manoeuvre dans le passé.

Il est important que ce principe soit à l'avant-plan. C'est un principe qui va de soi et qui n'a jamais désavantagé l'OTAN, même s'il fut une époque où nous prétendions le contraire, laissant croire que nos forces terrestres étaient inférieures.

Quant à l'impact de l'intervention au Kosovo sur les politiques d'autres pays relatives aux armes nucléaires, je crois qu'il sera plutôt limité, à un point tel qu'il sera pratiquement impossible à mesurer. Il arrive souvent que des pays lancent de telles déclarations uniquement pour montrer qu'ils sont très contrariés ou pour créer auprès du public l'impression qu'il s'est produit quelque chose de terrible, lorsqu'ils désapprouvent une intervention. Bien sûr, les Chinois et les Russes sont des puissances nucléaires depuis très longtemps, et ils n'ont jamais signifié leur intention de se débarrasser de leurs armes nucléaires. Je ne vois pas en quoi le conflit au Kosovo aurait pu aggraver cette situation.

Je ne crois tout simplement pas que la situation au Kosovo inciterait des États plus petits à soudainement déclarer qu'ils veulent acquérir des armes nucléaires.

Après tout, l'intervention au Kosovo ne sort pas de l'ordinaire, en ce qui a trait au recours d'un État à la force militaire contre un État plus petit, ou au recours, par une alliance, à la force militaire contre un État plus petit. Les motifs, le contexte politique et la portée sont très différents, mais ce n'est pas la première fois que les plus gros frappent sur les plus petits.

Les pays qui croient vraiment avoir besoin d'armes nucléaires, par exemple, le Pakistan, le feront. Ils savant probablement déjà s'ils en ont besoin ou pas. Cela ne changera pas beaucoup.

Le sénateur Prud'homme: J'attends depuis six ans, et je ne suis toujours pas membre du comité. Nous éprouvons parfois de grandes difficultés à mettre de l'ordre dans notre organisation, et cela m'a rendu amer.

M. Dyer, je ne manque pas une occasion de lire vos articles. J'ai aussi eu le privilège de vous entendre présenter des exposés. Vous provoquez toujours une réaction chez vos auditeurs. Aujourd'hui, cependant, je crois que vous vous retenez un peu.

L'attention du public s'attache-t-elle au tout dernier commentaire ou reportage de CNN? Est-ce cela qui retient notre attention?

Depuis le début de ma carrière, je me consacre -- certains diront malheureusement -- à la question du Moyen-Orient. J'en paie les conséquences, mais je ne m'en plains pas. Nous avons oublié les deux millions de personnes qui pourrissent dans les camps de réfugiés depuis 52 ans. Tout le monde s'en fout. Lorsqu'on aborde la question du Moyen-Orient, que ce soit ici à Washington ou ailleurs, les autres commencent à parler des séries mondiales, de la religion ou de sexualité, mais personne n'ose aborder le sujet du Moyen-Orient. J'ai de la difficulté à comprendre cela.

Ne risquons-nous pas de faire la même chose ici? Il est possible que les réfugiés kosovars éprouvent beaucoup de difficultés à retourner au Kosovo. Je ne crois pas que les organisations terroristes vont les accueillir à bras ouverts. D'ailleurs, ces organisations ne disparaîtront pas du jour au lendemain. Elles en viennent à être considérées comme les «boucs émissaires des Américains», et ce n'est pas peu dire. Vont-elles en tirer avantage? Dans l'affirmative, bien sûr, les Serbes réagiraient d'une façon ou d'une autre.

Mon collègue qui était en Algérie en sait quelque chose.

M. Dyer: Je m'excuse de n'avoir pas été assez provocant. Vous ne me payez pas assez. Vous ne me payez pas du tout.

Dois-je comprendre que votre question porte sur le rôle de l'UCK après le cessez-le-feu?

Le sénateur Prud'homme: Il est très important de les faire participer au processus décisionnel. Nous les avons utilisés à des fins militaires, en particulier au cours du dernier mois, essentiellement pour faire sortir les Serbes de leurs cachettes et de leurs bases, afin que nous puissions les bombarder. Il n'y a pas de doute là-dessus. Ils attaquent, les Serbes sortent, nous frappons les Serbes.

L'utilisation des communications par satellite a permis une grande coordination. Cette coordination est officieuse, car nous ne sommes pas supposés nous ranger du côté de l'UCK: nous sommes supposés être neutres en ce qui concerne le conflit relatif à la souveraineté du Kosovo. D'ailleurs, il n'y a pas de guerre.

M. Dyer: S'il y a, cette semaine, un règlement dans le cadre duquel les Serbes se retirent du Kosovo et nous y entrons il faudra, d'abord et avant tout, veiller à ce que les membres de l'UCK, redescendus des collines, se tiennent loin des Serbes qui souhaitent rester au Kosovo, et à leur enlever leur artillerie lourde. Sinon, il est possible que l'UCK devienne une force politique au Kosovo et qu'elle empêche l'établissement d'un milieu véritablement démocratique et provoque d'autres conflits avec la Serbie en maltraitant les Serbes du Kosovo.

Essentiellement, nous nous sommes engagés non pas à les désarmer, ce qui était prévu dans les accords de Rambouillet, mais bien à les démilitariser. C'est une nuance de vocabulaire intéressante. Selon mon interprétation du terme «démilitarisation», on fera sortir les membres de l'armée de libération du Kosovo des collines pour en faire des policiers, du moins ceux qui ne retournent pas dans leur famille. Le mouvement s'est décuplé au cours des dix derniers mois. Nombre d'entre eux sont des jeunes hommes qui s'étaient réfugiés à l'étranger. Certains ont été embauchés de force, alors que d'autres s'étaient portés volontaires pour aller dans les collines. Il ne s'agissait pas de guérilleros professionnels. Il serait probablement plus approprié de les qualifier de «chair à canon». Nombre d'entre eux retourneront chez eux.

Il est certain qu'on doit aider un noyau de personnes dans le système, mais il serait préférable de veiller à ce que les Albanais kosovars ne s'approprient pas tout le pouvoir politique. Voici la situation telle qu'elle semble se développer: nous ramènerons ces gens au Kosovo; nous renverrons nombre d'entre eux chez eux; nous saisirons les armes lourdes des autres, et ils en ont acquis beaucoup -- non pas directement de nous, mais bien de certains pays du Moyen-Orient -- et nous donnerons des brassards de policier aux autres. Quelles sont nos options dans une telle situation? J'espère que nous établirons des patrouilles partagées, auxquelles nous participerions.

C'est la solution logique, et c'est ce que je ferais si j'étais commandant là-bas. La formulation des accords me donne à penser qu'on y a bien réfléchi. C'est le mieux qu'on puisse faire. Cela peut fonctionner, ou pas. Il est certain que cela ne fonctionnera pas dans tous les villages dès la première semaine.

Le sénateur Prud'homme: Si ces policiers sont kosovars, j'espère qu'ils seront accompagnés d'homologues américains. Avec un peu d'imagination, si j'étais Serbe, je pourrais, pour creuser le fossé davantage, tirer sur la première personne que je crois ne pas être un Kosovar.

M. Dyer: Vous supposez que les Serbes qui restent opposeront une résistance. Si un tel phénomène a lieu, nous éprouverons ce type de problème. Au cours des autres conflits dans les Balkans, aucun Serbe n'est déjà resté derrière. Il suffit de penser à Krajina et à la Slovénie de l'Est, deux régions qui ont fait l'objet d'un nettoyage ethnique par les Serbes de Croatie au début de la guerre de 1991-1992. Lorsque Krajina a finalement succombé à l'armée croate en 1995, aucun Serbe n'est resté derrière. Il n'y avait aucune action de guérilla.

Cela s'applique aussi aux régions de la Bosnie qui ont été reprises par l'armée du gouvernement bosniaque et les forces bosniaques-croates, plus tard cette année-là. Personne n'est resté derrière. Quand la Slovénie de l'Est a enfin été évacuée, grâce aux efforts de médiation de l'ONU, tous les Serbes sont partis, personne n'est resté. C'est la tendance qui s'est dessinée.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, nous percevons les Serbes comme les meilleurs guérilleros du monde, ou du moins comme les mieux connus. Il y a deux générations de cela. Ces hommes ont des médaillons dans le cou. Ce ne sont pas les mêmes gens. Je ne dis pas qu'ils ne savent pas comment se battre, mais il ne s'agit pas de paysans robustes, guérilleros de nature, et ils ne sont jamais restés derrière après les conflits. Il n'y a eu aucune action de guérilla dans les territoires perdus aux mains des Serbes pendant toute la période de conflit dans les Balkans. Je ne m'attends pas à ce que cela se produise au Kosovo.

Le sénateur Robertson: Ma question complète presque celle du sénateur Andreychuk. Si on envisage l'avenir et la situation actuelle de l'OTAN et des Nations Unies, la politique étrangère du Canada sera-t-elle davantage influencée par l'orientation de l'OTAN ou par celle des Nations Unies?

M. Dyer: Les Nations Unies s'orientent vers une période de changement très rapide. Nous devons, dans une certaine mesure, déterminer où nous mettons notre argent, nos heures-personnes, notre temps et nos efforts, et toutes ces ressources sont limitées. Quoi qu'on fasse, nos efforts irriteront quelqu'un, mais nous pouvons choisir qui irriter.

Au cours des deux à cinq prochaines années, les efforts de restructuration viseront non pas l'OTAN, mais bien l'ONU: il est possible que ces efforts touchent le Conseil de sécurité, à l'égard duquel un débat sur la question du droit de veto et de son utilisation -- vestige de 1945 -- est prévu et attendu depuis longtemps. Il est certain que l'on changera la façon de faire des choses à l'échelle internationale, particulièrement en ce qui concerne les efforts pour concilier les préoccupations touchant les droits de la personne et les préoccupations traditionnelles sur la souveraineté. De plus, les conclusions d'organismes comme le tribunal criminel international entraîneront de grands changements au chapitre du droit international.

Je prédis que les Américains finiront par embarquer. Ils fermeront la marche, tout comme ils l'ont fait sur la question du droit et d'un grand nombre d'autres questions. Les Américains ont tendance à accepter ces initiatives dix ans plus tard. Il y aura donc une période d'activité plutôt fébrile pour la création non pas de législation nécessairement, mais bien de précédents, et pour l'examen des répercussions et des problèmes liés à ces précédents.

Il est certain que j'orienterais nos efforts en ce sens, et c'est probablement ce qui se produira. Il n'y a pas grand chose d'autre à faire. Il est possible, voire probable, que l'OTAN recrute les pays du sud de l'Europe que j'ai mentionnés au début, tout simplement parce qu'elle a promis de le faire. Cependant, cela ne suffira pas à nous occuper pendant deux ou cinq ans. Ce n'est pas la priorité.

À moins que les Russes ne tournent très mal, je ne vois pas pourquoi l'OTAN serait le centre de l'action au cours des cinq prochaines années. L'OTAN a pénétré dans un domaine inexploré avec cette intervention, peut-être pas avec toute la considération que nous aurions attendue, mais c'est maintenant à l'ONU d'agir. Je me demande comment on peut concilier ce que l'ONU s'apprête à justifier avec les autres dispositions du droit coutumier de l'ONU. C'est là que cela doit se produire.

L'OTAN ne fera pas cela chaque année. Je ne crois pas qu'elle le fera encore.

Le président: On nous a fourni un volume important d'information à examiner. Au point où nous en sommes, nous devrions mettre fin à la rencontre. Je tiens à remercier M. Dyer de nous avoir présenté un exposé éloquent et bien informé.

Le comité poursuit ses travaux à huis clos.


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