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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 5 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 19 novembre 1977

Le comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi S-5, Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada, le Code criminel et la Loi canadienne sur les droits de la personne relativement aux personnes handicapées et, en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, à d'autres matières, et modifiant d'autres lois en conséquence, se réunit aujourd'hui à 15 h 30 pour étudier ce projet de loi.

Le sénateur Lorna Milne (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Nous sommes heureux d'accueillir cet après-midi la professeure Jackman qui nous présentera maintenant son exposé.

Mme Martha Jackman, Faculté de droit, Université d'Ottawa: Je vous remercie de m'avoir invitée à comparaître devant le comité. En tant que professeure de droit constitutionnel à la section de la common law de l'Université d'Ottawa, je m'intéresse évidemment beaucoup à ce projet de loi. Après quelques brèves remarques préliminaires, je serai heureuse de répondre à vos questions.

La Loi canadienne sur les droits de la personne est la pierre angulaire de notre système des droits de la personne. Elle garantit l'égalité des chances à tous les Canadiens, et ce, sans discrimination. Le gouvernement fédéral y est assujetti en tant qu'employeur et en tant que fournisseur de services. C'est également le cas, et cela est peut-être plus important, des entités privées et commerciales qui sont régies par le gouvernement fédéral, notamment le secteur des télécommunications, le secteur bancaire, les forces armées et les pénitenciers. En outre, toutes les entreprises relevant de la compétence fédérale sont assujetties à la Loi canadienne sur les droits de la personne, ce qui les oblige à respecter les exigences de celle-ci en matière de non-discrimination.

La Loi canadienne sur les droits de la personne joue un rôle important parce qu'elle est un exemple concret des engagements qu'a pris le Parlement du Canada à cet égard à l'échelle internationale. Le Canada a toujours participé très activement aux efforts de l'ONU à ce chapitre, qu'il suffise de mentionner la déclaration des Nations Unies, l'adoption de pactes internationaux sur les droits civils et politiques ou sur les droits sociaux, économiques et culturels et, plus récemment, la déclaration de Beijing. La Loi canadienne sur les droits de la personne constitue un exemple concret et majeur de cet engagement de la part du gouvernement fédéral.

Elle joue aussi un rôle important quand vient le temps d'interpréter les codes provinciaux des droits de la personne et les dispositions relatives à l'égalité de la Charte canadienne des droits et des libertés. La Cour suprême du Canada se fonde fréquemment sur la jurisprudence fédérale pour interpréter l'article 15, ce qui a été extrêmement bénéfique pour la législation canadienne sur les droits à l'égalité.

Malgré son importance, la Loi canadienne sur les droits de la personne a sérieusement besoin d'être révisée. Je suis certaine de ne pas être le premier témoin à faire cette déclaration. Je félicite le gouvernement d'avoir présenté ce projet de loi et, surtout, d'y reconnaître la multiplicité des motifs de distinction. Les plaignants ne seront plus obligés de se classer dans une catégorie précise parce que la loi reconnaît expressément l'effet combiné de plusieurs motifs. La loi est très progressiste à cet égard.

Ainsi, le paragraphe 15(8) de la loi révisée interdirait expressément la discrimination directe et indirecte. C'est également un élément important. La constitution d'un tribunal permanent qui fonctionne à plein temps est aussi un progrès immense. De plus, la nouvelle exigence voulant que la commission fasse directement rapport au Parlement, et non plus par l'entremise du ministère de la Justice, accroît l'importance et l'indépendance de la commission et de la loi.

Le dernier point mais non le moindre, c'est que le projet de loi élimine par le biais du Code criminel et de la Loi canadienne sur les droits de la personne un certain nombre des obstacles auxquels devaient faire face les personnes handicapées.

J'approuve toutes ces dispositions. Toutefois, j'ai deux critiques importantes à formuler et ce sont de celles-ci que je vous entretiendrai aujourd'hui. Je vous parlerai tout d'abord du fait que, selon moi, le projet de loi a une incidence très négative sur les Canadiens vivant dans la pauvreté puis, très brièvement, de l'inclusion des coûts dans les critères permettant d'être exempté de l'obligation d'accommodement prévue au paragraphe 15(2) de la loi révisée. J'aborderai chacune de ces questions séparément.

En ce qui concerne l'incidence du projet de loi sur la pauvreté et les personnes vivant dans le besoin, vous savez tous que le Sénat s'intéresse depuis longtemps, et c'est très louable, au problème de la pauvreté. Le rapport qu'a publié en 1971 le comité spécial du Sénat sur la pauvreté au Canada, intitulé justement «La pauvreté au Canada», a fait date. En 1991, le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie a à son tour publié un rapport intitulé «La pauvreté dans l'enfance: vers un avenir meilleur». Ce rapport, bien approfondi et bien documenté, comportait d'importantes recommandations concrètes. Le Sénat peut se féliciter d'avoir été l'un des premiers organismes à penser au déficit social -- à savoir les coûts sociaux que la pauvreté engendrerait à long terme pour les Canadiens. Le comité a même demandé qu'une étude soit effectuée à cet égard. Cette étude était tout à fait originale.

Plus récemment, le sénateur Cohen a écrit un rapport intitulé «La pauvreté au Canada: le point critique». Dans l'avant-propos de ce rapport, votre collègue fait référence au travail que de nombreux autres sénateurs ont effectué dans le domaine de la pauvreté. Elle y déclare aussi que, 25 ans après la publication du rapport sénatorial intitulé «La pauvreté au Canada», le visage de la pauvreté dans notre pays a vieilli, mais n'a pas embelli sous l'effet des privations et des épreuves intensifiées par des politiques gouvernementales qui ne semblent pas bien comprendre les conséquences sociales et politiques de la pauvreté.

Je soutiens que ce projet de loi, de par son silence, perpétue ce type de négligence ou la volonté de ne pas voir les conséquences politiques, légales, sociales et économiques de la pauvreté au Canada ni, ce qui est plus important, la marginalisation dont sont de plus en plus victimes sur les plans politique, social, économique et légal les pauvres de notre société comme individus ou comme groupes.

Fait plus révélateur encore, la Loi canadienne sur les droits de la personne telle qu'elle est actuellement rédigée et malgré les révisions proposées vise à corriger les inégalités les plus frappantes dont certains Canadiens sont victimes, mais le projet de loi ne fait aucune référence à la pauvreté. Et pourtant, celle-ci exacerbe justement tous les types d'inconvénients expressément reconnus dans le projet de loi; la pauvreté constitue en soi un désavantage distinct.

Je demande donc au comité de modifier le projet de loi de façon à inclure la pauvreté ou la condition sociale parmi les motifs de distinction illicites énumérés au paragraphe 3(1) de la loi. Je vais prendre quelques instants pour vous expliquer pourquoi, à mon avis, votre comité devrait, je dirais même doit, inclure la pauvreté parmi les motifs illicites expressément reconnus.

Le premier point, et le plus important, c'est que le Sénat joue un rôle distinct et unique au sein du pouvoir législatif. Vous ne serez pas surpris d'apprendre que bon nombre des personnes et des groupes voués à la défense des droits de la personne ont été heureux que le pouvoir exécutif envoie d'abord ce projet de loi au Sénat au lieu d'à la Chambre des communes. Tout le monde reconnaît que les sénateurs sont beaucoup plus à l'abri des pressions politiques que les députés quand vient le temps d'examiner et de modifier un projet de loi fédéral. Il faut dire que les liens qui unissent le Sénat et le pouvoir exécutif sont ténus et que la prédominance de ce dernier sur le pouvoir législatif qu'on constate à la Chambre des communes n'est pas aussi visible au Sénat. Je pense que les Canadiens peuvent s'attendre à ce que le Sénat agisse de façon plus indépendante lorsqu'il examine des projets de loi fédéraux. Ce constat est important pour les personnes et les groupes qui comparaîtront pour demander que des modifications soient apportées au projet de loi.

L'autre raison pour laquelle il faut que le Sénat agisse à cet égard c'est, comme je l'ai mentionné plus tôt, la marginalisation politique que subissent les pauvres au Canada à l'heure actuelle. Depuis 10 ans, la Chambre des communes s'intéresse presque exclusivement au problème du déficit financier. Elle ne s'est absolument pas préoccupée du déficit social, à savoir des coûts qu'engendrent les restrictions imposées aux programmes sociaux et aux services et que nous devrons assumer ultérieurement.

Les pauvres ne sont pas bien représentés au Canada, ni à la Chambre des communes, ni ici au Sénat. Toutefois, en raison des pressions exercées sur nos élus, il est hautement improbable que la Chambre prenne les devants pour régler les problèmes liés à la pauvreté. Comme je l'ai déjà mentionné, les pauvres ne sont pas bien représentés -- de fait, ils ne le sont pratiquement pas du tout -- à la Chambre des communes et ils ne sont pas non plus bien servis par le pouvoir exécutif. Si nous attendons que la Chambre des communes agisse en ce sens, nous serons bien déçus.

Qui plus est, le Canada a pris un certain nombre d'engagements importants au chapitre des droits sociaux et économiques. Ainsi, 1997 était l'Année internationale pour l'élimination de la pauvreté et la première année de la Décennie internationale de l'élimination de la pauvreté. Le pouvoir exécutif et la Chambre des communes n'ont pas fait grand-chose pour souligner cet événement.

En 1993, le comité des Nations Unies chargé de vérifier si le Canada respectait le Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux s'est penché sur les réalisations du Canada dans ce domaine. Dans ses observations finales, le comité a signalé sa déception devant le peu de progrès accompli au Canada, un pays pourtant très riche, durant les 10 années écoulées depuis l'adoption du Pacte et sa ratification par le Canada pour lutter contre la pauvreté, tout particulièrement parmi les groupes les plus vulnérables de la société canadienne, notamment les mères qui sont le seul soutien de famille et les Autochtones.

Dans les recommandations de son rapport final, le comité de l'ONU soulignait la nécessité de prendre des mesures législatives concrètes pour mieux reconnaître les droits des pauvres. La Loi canadienne sur les droits de la personne est évidemment un outil de prédilection pour atteindre cet objectif.

En outre, plusieurs codes provinciaux des droits de la personne, pourtant adoptés par des instances qui ne partagent pas la même idéologie, protègent déjà les pauvres contre la discrimination. Ainsi, la Charte québécoise des droits et libertés de la personne reconnaît déjà la condition sociale comme motif de distinction illicite et, comme la commission québécoise a jugé que la condition sociale incluait les prestations d'aide sociale et les différentes sources de revenu, cette disposition est interprétée comme une mesure anti-pauvreté. Le code des droits de la personne en vigueur à Terre-Neuve interdit également la discrimination fondée sur la condition sociale. Les codes de la Saskatchewan, du Manitoba et de la Nouvelle-Écosse interdisent quant à eux la discrimination fondée sur la source de revenu alors que le code de l'Ontario protège les prestataires d'aide sociale contre la discrimination fondée sur l'octroi de telles prestations. Puisque plusieurs provinces ont déjà pris des mesures pour interdire la discrimination fondée sur la pauvreté, la reconnaissance de la condition sociale comme motif de distinction illicite ne constituerait pas une innovation radicale.

Ce qui importe, et en tant qu'experte constitutionnelle je dirais probablement ce qui importe au plus haut point, c'est que cette modification à Loi canadienne sur les droits de la personne est rendue obligatoire par la Constitution canadienne. L'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés accorde à tous les Canadiens le droit à la protection et au même bénéfice de la loi indépendamment d'une discrimination dont pourraient être victimes des personnes défavorisées. Les interprétations qu'ont données de la Charte les tribunaux inférieurs, les cours d'appel et la Cour suprême indiquent clairement que la pauvreté sera reconnue comme un motif de distinction même si elle ne figure pas explicitement dans la liste. On pourrait prétendre, si l'on suit la logique, que comme la Loi canadienne sur les droits de la personne ne protège pas les pauvres du Canada contre la discrimination, elle les empêche d'avoir droit au même bénéfice de la loi, ce qui va à l'encontre de la Charte.

L'article 32 de la Charte stipule que celle-ci s'applique au Parlement et au gouvernement du Canada tandis que l'article 52 prévoit que la Constitution, dont la Charte, est la loi suprême du Canada. À mon avis, les pouvoirs exécutif et législatif ont le devoir de respecter la Charte sans attendre que les tribunaux les y obligent. Cela est particulièrement vrai pour les pauvres qui ne disposent ni des ressources ni des moyens nécessaires pour se présenter devant les tribunaux afin que ceux-ci ordonnent de modifier la loi.

Votre comité se trouve dans une excellente position pour éviter aux pauvres du Canada les difficultés financières et le stress liés à une contestation devant les tribunaux et pour faire épargner aux contribuables canadiens l'argent que le ministère de la Justice dépenserait dans le but de défendre une loi pour l'instant clairement anticonstitutionnelle.

Je sais que le ministère de la Justice a laissé entendre qu'il allait procéder à une révision complète de la loi. On pourrait alors se demander: pourquoi ne pas attendre? Cette promesse me laisse quelque peu sceptique. Depuis plus de 10 ans, le gouvernement fédéral promet de modifier la Loi canadienne sur les droits de la personne et c'est la toute première fois qu'une mesure législative en ce sens est présentée.

J'ai participé à certaines des négociations visant à modifier le projet de loi avant le déclenchement des élections fédérales et je puis vous assurer qu'un grand nombre de pressions politiques et de manoeuvres ont été exercées à ce moment-là. Ainsi, un certain nombre d'éléments n'ont pas été inclus dans le projet de loi parce que le ministère de la Justice avait l'impression qu'ils ne permettraient pas de recueillir beaucoup de suffrages.

Compte tenu du programme législatif très chargé et de la régionalisation de la Chambre, moi-même et d'autres experts de la législation sur les droits de la personne, ainsi que d'autres groupes oeuvrant dans ce domaine, ne croyons absolument pas qu'une révision complète de la loi, si tant est qu'elle soit effectuée, donnerait vraiment lieu à une nouvelle mesure législative avant les prochaines élections.

À mon avis, il ne s'agit pas là du coup d'envoi mais bien du dernier essai pour les dix prochaines années. Non seulement il serait terriblement injuste pour les pauvres de remettre cette question à plus tard, mais cela risquerait également d'aller à l'encontre de la Constitution. Il a déjà été démontré que les lois fédérales sont discriminatoires à l'égard des pauvres du Canada.

J'aimerais faire référence à un rapport que l'ACEF-Centre de Montréal a présenté en juin 1996 à Industrie Canada et qui indique parfaitement bien le type de discrimination dont sont victimes les pauvres de notre pays lorsqu'ils veulent avoir accès aux services bancaires, une sphère de compétence relevant exclusivement du fédéral. À moins que le gouvernement fédéral ne prenne les mesures qui s'imposent à cet égard, les lois canadiennes continueront d'être discriminatoires à l'égard des pauvres.

Comme je l'ai mentionné plus tôt, la Loi canadienne sur les droits de la personne joue un rôle important sur le plan symbolique. Si le Sénat modifie le projet de loi de la façon dont je l'ai suggérée, il aidera les personnes qui cherchent à faire adopter des modifications équivalentes aux différents codes provinciaux.

Le lien qui existe entre la Loi canadienne sur les droits de la personne et la Charte est également important. Si le Sénat modifie le projet de loi de sorte que la Loi canadienne sur les droits de la personne reconnaisse explicitement la condition sociale comme motif de distinction illicite, il influera également sur l'interprétation des lois canadiennes en ce qui concerne l'égalité des droits des pauvres. Ce geste constituera une réponse concrète du pouvoir législatif, du Sénat en particulier, au rapport et aux recommandations du comité des Nations Unies qui a étudié cette question.

En conclusion, je signale que la pauvreté joue un rôle primordial au chapitre des droits de la personne. Cette question revêt de plus en plus d'importance à mesure que s'accroît la marginalisation des pauvres au sein de la société canadienne. Si le Sénat modifie le projet de loi de la façon dont je le suggère, les pauvres seront rassurés de savoir que leur voix peut être entendue à Ottawa, même s'ils ne sont pas représentés au niveau électoral.

Ma dernière question est la suivante: pourquoi ne pas modifier le projet de loi? Le pouvoir exécutif peut toujours expliquer aux membres de votre comité les raisons pour lesquelles cet élément discriminatoire de la Loi canadienne sur les droits de la personne doit être maintenu. Il devrait incomber au pouvoir exécutif de vous expliquer pourquoi la loi devrait demeurer discriminatoire et anticonstitutionnelle en ce qui concerne les droits des pauvres.

La deuxième observation que je vais faire va être plus courte et très directe. D'autres spécialistes et groupes qui comparaîtront devant vous diront la même chose. Il s'agit du nouveau paragraphe 15(2) proposé, de l'obligation d'accommodement, en particulier. Comme vous le savez, lorsqu'un plaignant réussit à prouver qu'il a fait l'objet de discrimination au sens de la loi, il faut prévoir une réparation à moins que, conformément au paragraphe 15(2), on ne puisse prouver que la réparation constituera une contrainte excessive.

Dans la loi actuelle sur les droits de la personne, la notion de contrainte excessive s'accompagne obligatoirement d'une très grande justification. Sous son libellé actuel, le paragraphe 15(2) qualifie la notion de contrainte excessive de façon nouvelle et inquiétante. Le paragraphe 15(2) laisse entendre qu'il est possible de prétendre qu'il y a contrainte excessive en matière de coûts liés à la réparation de la discrimination, et nuance le droit actuel de ne pas faire l'objet de discrimination en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne en l'accompagnant d'un avertissement à l'effet que la discrimination sera tolérée s'il est trop coûteux d'y remédier.

Nous devons poser la question suivante: quelles seront les répercussions de cette nouvelle qualification d'un droit bien compris et bien établi à la non-discrimination? Je vous renvoie à la récente cause Elderidge c. Colombie-Britannique (vérificateur général) jugée par la Cour suprême du Canada. Comme vous vous en souvenez peut-être, la Cour suprême du Canada a déclaré dans la décision récente qu'elle a prise au sujet de la cause Elderidge que le fait de ne pas inclure les services d'interprétation gestuelle dans les services de santé subventionnés par la province de la Colombie-Britannique enfreint les droits à l'égalité des pauvres, au sens où il s'agit d'une discrimination contre eux, fondée sur leur incapacité. Le vérificateur général de la Colombie-Britannique et tous les intervenants officiels ont saisi la Cour suprême de la cause Elderidge et déclaré qu'elle devrait refuser de satisfaire à la demande d'égalité des Elderidge en raison des coûts trop élevés et des graves répercussions financières sur les dépenses des provinces en matière de santé. Dans la cause Elderidge, les vérificateurs généraux ont présenté cet argument, quand bien même il avait été clairement prouvé au procès que le coût des services d'interprétation gestuelle pour les sourds en Colombie-Britannique s'élèverait à 150 000 $ par année, alors que le budget provincial de la santé est de 6 milliards de dollars. Malgré cette somme d'argent qui semble négligeable et malgré la violation claire et insigne des droits à l'égalité des sourds, chaque vérificateur général qui a comparu devant la cour a prétendu qu'il fallait rejeter la demande pour des raisons de coûts trop élevés -- cela entraînant des coûts excessifs pour l'État.

En vertu de la Charte canadienne des droits et libertés et de la jurisprudence qui en découle et selon la jurisprudence canadienne des droits de la personne, laquelle ne reconnaît pas le coût comme étant un facteur légitime permettant de priver un particulier de ses droits à l'égalité, la Cour suprême du Canada a rejeté les arguments du vérificateur général. Selon elle, à partir du moment où la discrimination avait été prouvée, les Elderidge avaient droit à une réparation; elle a donc refusé d'admettre que le fait de demander à l'État de dépenser des fonds représentait un exercice illégitime des pouvoirs judiciaires.

Dans ce contexte, l'impact du paragraphe 15(2) proposé de la Loi canadienne sur les droits de la personne n'est pas clair, car il inscrit un motif que, jusqu'à présent, les tribunaux ont rejeté. La situation créée par le paragraphe 15(2) est particulièrement problématique du point de vue des Canadiens pauvres. Dans la plupart des cas, ils subissent un préjudice non par suite d'actes discriminatoires de la part de l'État, mais par le fait que l'État ne prend pas les mesures nécessaires pour garantir l'égalité de leurs droits. Dans le cas de pratiquement toutes les demandes de réparation que des Canadiens pauvres pourraient présenter en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la réparation entraînera des coûts.

J'aimerais revenir à la situation des banques. Quel a été l'argument des banques, lorsqu'on leur a prouvé qu'elles faisaient preuve de discrimination à l'égard des pauvres? Elles ont répondu que ce serait coûteux -- trop coûteux d'offrir aux pauvres l'égalité d'accès aux services bancaires.

Le paragraphe 15(2) proposé ouvre tout grand la porte à ce genre de justification. Non seulement un plaignant doit-il prouver qu'il a fait l'objet d'un acte discriminatoire, mais encore faut-il qu'il prouve que la réparation qu'il demande ne s'accompagnera pas de coûts. C'est totalement irréaliste et va à l'encontre de la jurisprudence au Canada en matière de droits à l'égalité et de droits de la personne.

Je demanderais, et je crois que plusieurs autres spécialistes et groupes de défense des droits de la personne le demanderont également, que l'on supprime le facteur coût du paragraphe 15(2) du projet de loi. Si vous n'êtes pas prêts à le faire, votre comité devrait, à tout le moins, qualifier la notion de coût en y ajoutant le mot «excessif», de manière que ce soit à l'entité qui a enfreint le droit à l'égalité ou qui a pris une mesure discriminatoire, de prouver la contrainte excessive en matière de coût excessif et non simplement de coût.

Comme le sénateur Cogger l'a déjà mentionné, le paragraphe 15(3) du projet de loi suscite également de véritables inquiétudes. Il donne au Cabinet un pouvoir réglementaire lui permettant de définir «contrainte excessive». C'est complètement irrégulier dans toute loi sur les droits de la personne. Cela équivaut à retirer aux tribunaux et à la Commission des droits de la personne le pouvoir de définir ce qu'est une contrainte excessive et de le remettre dans les mains du Cabinet. Il est facile d'imaginer les inquiétudes que cela suscite. Si le gouvernement fédéral n'obtient pas gain de cause dans le cas d'une affaire relative à des droits de la personne, il va simplement adopter un règlement pour en contrecarrer l'effet. Il s'agit d'un pouvoir réglementaire dans le domaine des droits de la personne.

C'est très inquiétant. Au lieu d'avoir un examen public, un débat sur un projet de loi devant votre comité au Sénat, puis devant la Chambre des communes et enfin devant un comité de la Chambre des communes, nous aurions simplement un règlement du Cabinet.

Si votre comité considère qu'un tel pouvoir s'impose ou si l'exécutif réussit à vous convaincre qu'un tel pouvoir réglementaire s'impose, c'est la Commission des droits de la personne, à tout le moins, et non le Cabinet -- c'est-à-dire l'entité compétente en matière de définition de notions comme celle de contrainte excessive -- qui devrait avoir ce pouvoir.

Je vais conclure en disant qu'il s'agit d'un projet de loi très important qui a grandement besoin d'être examiné. Les spécialistes et groupes de défense des droits de la personne espèrent que ce comité prendra au sérieux le rôle qu'il doit jouer pour ce qui est de l'examen de ce projet de loi et qu'il écoutera les propositions d'amendement qui lui sont faites, car nous ne pensons pas que ce projet de loi puisse faire l'objet d'un autre examen au cours des dix prochaines années.

Je vous remercie de m'avoir écoutée. Je répondrais avec plaisir à toute question que vous aimeriez me poser.

La présidente: Merci, madame le professeur.

Le sénateur Kinsella: Merci pour votre excellent exposé, madame Jackman.

Nous devons examiner ce projet de loi d'un point de vue parlementaire et en fonction du calendrier parlementaire. Nous avons eu un débat lors de la deuxième lecture du projet de loi et beaucoup d'entre nous appuyons le motif du projet de loi. Ce projet de loi ne serait pas en comité si nous n'avions pas voté pour en appuyer le motif. Toutefois, j'aimerais que le comité termine son travail sur ce projet de loi et passe à l'étape de la troisième lecture au Sénat le 10 décembre, Journée internationale des droits de l'homme. Le 10 décembre 1997 marquera le début du 50e anniversaire de la proclamation de la Déclaration universelle des droits de l'homme et cette Chambre du Parlement soulignerait cette journée comme il se doit, si elle était en mesure d'atteindre cet objectif.

Ceci étant dit, ce comité et nos collègues qui font rapport au Sénat devront tenir compte de ce qui a été présenté. Nous pouvons régler certaines questions dans le contexte du projet de loi ainsi que celles relatives au type de ce projet de loi.

Ceci étant dit, je serais tout à fait prêt à examiner la Loi canadienne sur les droits de la personne ainsi que le rôle que la Commission des droits de la personne pourrait jouer à l'égard des deux pactes internationaux. Comme vous le savez, en Australie, la Commission australienne des droits de la personne, commission nationale, est chargée de promouvoir les droits de la personne cités dans les deux pactes internationaux.

Que diriez-vous si la Commission canadienne des droits de la personne recevait le mandat de promouvoir et d'appliquer, à l'échelle nationale, les dispositions des deux pactes internationaux, notamment le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui traite directement de la question de la pauvreté et qui décrit les droits de la personne, malgré l'opinion que renferme le rapport du comité mixte sur l'Accord de Charlottetown, présidé par notre collègue le sénateur Beaudoin et par Mme Dobbie, où on peut lire à la page 83 que les droits économiques, sociaux et culturels ne sont pas vraiment des droits, mais des privilèges? Vous pouvez le lire dans le rapport. Au cours du débat, nous avons souligné que, dans les pactes, il s'agit de droits de la personne.

Il faut que les Canadiens comprennent bien, tout d'abord, que les droits inscrits dans les pactes sont des droits de la personne et, ensuite, comment nous pouvons avoir recours à cette norme internationale à laquelle le gouvernement du Canada, en accord avec toutes les compétences au Canada, a souscrit en 1976.

Ma question porte sur l'inquiétude que vous ressentez au sujet de la pauvreté. Que diriez-vous d'une telle approche?

Mme Jackman: Bien sûr, je serais enchantée si le mandat de la commission était élargi, même si, à mon avis, les deux mesures sont complémentaires.

Dans la loi fédérale actuelle, il est évident que la notion de condition sociale, exprimée en fonction des droits à l'égalité inscrits dans les pactes internationaux, est ce qui fait défaut.

On assiste en ce moment au Canada à un débat sur la justiciabilité des droits sociaux et économiques. Mon ancien collègue, le sénateur Beaudoin, et moi-même, sommes en profond désaccord à ce sujet et l'avons toujours été.

Je suis pour la reconnaissance au Canada des droits sociaux et économiques -- les droits des pauvres. À mon avis, nous avons à l'heure actuelle un système à deux niveaux en matière de protection des droits de la personne, système très défavorable pour les pauvres. Je sais que votre comité et le Sénat bénéficieraient de l'appui inconditionnel des groupes de lutte contre la pauvreté, des groupes de femmes et autres groupes des droits à l'égalité si vous proposiez ce genre de mesure. Pour l'instant, non seulement n'avons-nous pas de mécanisme de mise en oeuvre du pacte, mais nous n'avons pas non plus de mécanisme national d'examen. À l'heure actuelle, il n'y a pas de forum au Canada qui permette de demander l'examen de la question, à tout le moins. Il est toujours possible de saisir les tribunaux de toute question relative à des droits civils ou politiques, mais il n'y a rien de prévu pour les droits sociaux, le droit à l'alimentation, par exemple, qui est considérablement mis à l'épreuve au Canada en ce moment; c'est ce qui marginalise les questions qui sont des plus importantes pour la plupart des Canadiens défavorisés.

Le sénateur Kinsella: Je suis d'accord avec vous. Je crois que la Commission des droits de la personne, selon ce genre de modèle, jouerait le rôle de vérificateur social.

Le sénateur Gigantès: À votre avis, la Commission des droits de la personne peut-elle jouer le rôle que propose le sénateur Kinsella, en l'absence de toute loi reconnaissant ces droits et donnant à la Commission le mandat d'appliquer cette loi particulière?

Mme Jackman: La Commission ne peut pas unilatéralement mettre la loi en application. À cause du partage des pouvoirs au Canada, la mise en application de beaucoup des droits inscrits dans le pacte international exige des mesures législatives provinciales. Toutefois, la Commission peut examiner la question et en faire rapport.

J'aimerais vous citer l'exemple de l'abrogation du Régime d'assistance publique du Canada prévue dans le budget de 1995. C'est un pas en arrière en ce qui concerne notre respect du pacte international. Aucun forum n'a permis d'attirer l'attention des assemblées législatives ou du public sur ce point. La plupart des Canadiens ne savent absolument pas que le gouvernement fédéral a abrogé le seul mécanisme de mise en oeuvre des droits sociaux et économiques dont nous disposions.

Même si la Commission ne peut évidemment pas légiférer et même si elle ne peut pas appliquer les droits dans la mise en oeuvre de la loi, je crois que le mandat de la Commission, prévu sur papier, en matière de rapports d'enquête et d'éducation du public, serait des plus appropriés dans ce domaine.

Le sénateur Kinsella: Vous proposez que l'on ajoute à la liste des motifs de distinction illicite qui se trouve dans la Loi actuelle sur les droits de la personne le motif «condition sociale», «source de revenu», ou autre motif semblable, à l'instar de Terre-Neuve et du Québec.

Vous avez dit également que c'est probablement déjà prévu. Voulez-vous parler de la situation de l'affaire Haig où la cour a dit qu'il fallait lire entre les lignes de la Loi canadienne sur les droits de la personne?

Mme Jackman: Au cours des cinq prochaines années, si le corps législatif ne fait rien, il y aura des litiges à ce sujet. Il est à mon avis honteux que les Canadiens pauvres soient forcés d'aller devant les tribunaux pour faire reconnaître un droit qui devrait clairement exister. Toutefois, la solution serait de dire que le fait de ne pas inclure la condition sociale dans la loi, qui est censée garantir les droits à l'égalité des pauvres en matière de discrimination, enfreint l'article en question. Je peux dire, d'un point de vue très conservateur et doctrinal, que cet argument serait accepté. Toutefois, en plus des difficultés que cela occasionnera, cela exigera beaucoup d'argent et de temps pour un groupe de personnes qui ne disposent ni d'argent ni de temps.

Le sénateur Gigantès: Mais qui ont beaucoup de difficultés.

Le sénateur Beaudoin: J'aimerais dire tout d'abord que je suis heureux d'être de retour au comité des affaires juridiques. Toutefois, en même temps, j'ai quelques regrets, car certaines des positions que j'adopte sont mal comprises.

Je suis en faveur des droits économiques et sociaux et je crois qu'ils devraient être définis comme des droits et non des privilèges, comme l'a indiqué le sénateur Kinsella. C'est lorsque nous essayons de les définir que les problèmes se posent. Il est probablement plus facile de définir les droits économiques que les droits sociaux, mais il reste que les définitions créent toujours des difficultés.

Ceci étant dit, votre proposition m'a fort impressionné et je suis d'accord avec le principe voulant que le mot «pauvreté» soit inclus.

Le sénateur Gigantès: Elle est là, la pauvreté est toujours parmi nous.

Le sénateur Beaudoin: La pauvreté est parmi nous, mais le mot ne figure pas dans cet article.

Comment un tribunal comme la Cour suprême réglerait-il la question en pratique? C'est une chose de dire que nous ne devrions pas établir de distinction fondée sur la pauvreté, mais comment y parvenir en pratique?

Mme Jackman: Pardonnez-moi d'avoir laissé entendre que vous n'êtes pas en faveur des droits sociaux et économiques. C'est probablement au sujet de la question de la justiciabilité que nous ne sommes pas d'accord.

Le sénateur Beaudoin: Oui. J'ai toujours dit qu'il est facile pour un tribunal de rendre une décision au sujet de la liberté d'expression, de la liberté religieuse, et cetera, mais que c'est toute une autre histoire lorsqu'il s'agit de la définition des droits sociaux. Si c'est ce que vous voulez dire, je suis d'accord avec vous.

Mme Jackman: Peut-être pourrais-je revenir sur l'exemple des banques, bien que je puisse également citer un exemple de la fourniture d'un service par le gouvernement fédéral qui a également causé beaucoup d'inquiétude.

Dans l'exemple des banques, imaginez une personne qui se présente au guichet et qui demande à encaisser son chèque d'assurance sociale. Le caissier va demander au client s'il a un compte dans cette banque. S'il n'en a pas -- peut-être parce qu'il n'a pas de pièce d'identité suffisante, ou parce qu'il déménage souvent, ou parce qu'il trouve intimidant d'aller dans une banque -- le caissier peut refuser d'encaisser le chèque ou, sinon, dire que la banque va encaisser le chèque, tout en insistant pour que le client ouvre un compte. Il peut dire: «Étant donné que nous ne vous connaissons pas et que vous avez l'air un peu douteux, nous allons retenir votre chèque pendant quatre ou cinq jours».

Cela crée beaucoup de problèmes pour les gens qui reçoivent un chèque d'assistance sociale. Que font-ils? Ils font appel à des services d'encaissement de chèques qui leur réclament une commission de 5 à 15 p. 100, sinon, ils vont au magasin Loeb faire leur épicerie afin de pouvoir encaisser leur chèque. Ils sont en fait privés de services que nous tenons tous pour acquis -- un compte bancaire, un accès facile à notre argent et une carte de paiement.

Je recommande l'expression inscrite dans la Constitution, soit «condition sociale», parce que la commission du Québec a déjà cerné le concept. L'expression est dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne depuis quelque temps déjà. Elle a un sens bien défini. On la trouve aussi dans le code de Terre-Neuve. L'expression n'est pas nouvelle. Insérer le mot «pauvreté» pourrait donner lieu à d'autres préoccupations, tandis que l'expression «condition sociale» a un sens bien défini.

Un éventuel client de banque pourrait prétendre, devant la commission fédérale, en produisant comme preuve le rapport de l'ACEF-Centre, que l'industrie bancaire fait une distinction, dans la prestation de ses services, en fonction de la condition sociale. Les pauvres obtiennent des services bancaires de qualité inférieure. En fait, dans de nombreuses banques, ils n'obtiennent rien du tout.

Ce serait un cas classique. Il faudrait que la banque justifie à la commission, devant un tribunal, pourquoi l'obligation de fournir aux pauvres les mêmes services que les Canadiens de la classe moyenne tiennent pour acquis représente une contrainte excessive.

Le code canadien ne permet pas actuellement, au moyen de l'article 15.2 projeté, un affrontement du genre auquel donne lieu l'article 1 entre celui qui est accusé de discrimination et le tribunal ou la victime, ce qui permettrait d'avoir une discussion sur la justification de certains agissements. Il serait très difficile aux banques de prétendre que l'obligation de fournir des services bancaires égaux leur imposeraient des contraintes excessives. Elles préfèrent tout simplement ne pas le faire; elles sont intrinsèquement conservatrices.

Quant au gouvernement en tant que fournisseur de services, de toute évidence, la question se complique. Je reprends l'exemple le plus radical que je connais -- l'abolition du Régime d'assistance publique du Canada. Aux termes de celui-ci, le gouvernement fédéral ne transférait des fonds d'assistance sociale aux provinces que si elles s'assuraient que les prestataires en avaient vraiment besoin. Il n'était pas question d'enquêter pour savoir, par exemple, si les prestataires étaient de bons parents ou aptes à travailler. Pour que la province ait droit au transfert, il fallait simplement que les prestataires aient droit à l'assistance sociale.

On pourrait prétendre que l'abolition du Régime d'assistance publique du Canada revenait à mettre en oeuvre, dans une loi, une politique, un choix budgétaire, qui fait une distinction à l'égard des pauvres.

Le sénateur Beaudoin: Je suis d'accord avec vous. Votre explication me semble fort logique. Le mot «pauvreté» figure-t-il dans une autre loi? L'a-t-on interprété dans le sens que vous proposez?

Mme Jackman: Parce que la «pauvreté» n'est pas incluse comme motif interdit dans un code provincial, je vous répondrai par la négative. Cependant, la «condition sociale» a été invoquée devant les tribunaux deux fois au Québec. Dans l'un, il était question de location à usage d'habitation, situation dans laquelle une personne désirant louer un appartement se voit refuser la location parce qu'elle touche de l'aide sociale. Le locateur refusera peut-être d'accepter le prestataire d'aide sociale comme locataire, même si celui-ci est capable de verser un dépôt en cas de dommages et qu'il n'y a jamais eu de plainte contre lui en tant que locataire. Le locateur ne voudra peut-être tout simplement pas d'un prestataire d'aide sociale dans son immeuble.

Le sénateur Beaudoin: C'est de la discrimination.

Mme Jackman: Cette forme de discrimination n'existe pas dans le code fédéral.

Le sénateur Beaudoin: Si vous inscrivez le mot «pauvreté», voire «condition sociale», le code la reconnaîtrait.

Mme Jackman: Au Québec, on a décidé qu'un locateur faisait de la discrimination s'il refusait la location à une éventuelle locataire pour la simple raison qu'elle était mère et prestataire d'aide sociale.

C'est discriminatoire. Nous le savons intuitivement.

Le sénateur Beaudoin: Vous m'avez convaincu qu'il sera un peu plus difficile de régler la situation en ce qui concerne les banques.

Mme Jackman: Votre comité sénatorial a été chargé d'examiner le projet de loi et d'y proposer au besoin des modifications, avant son adoption. Modifiez le projet de loi dans le sens que je propose, puis demandez au ministère de la Justice ou à la Chambre de vous expliquer pourquoi il faudrait que la Loi canadienne sur les droits de la personne continue de priver les Canadiens pauvres de la protection offerte à tous les autres. Comme je l'ai dit, les formes les plus grossières de discrimination, soit la race, le sexe et l'orientation sexuelle, sont interdites. Par contre, les pauvres ne sont pas protégés.

Le sénateur Beaudoin: Est-ce ce que vous proposez comme amendement au projet de loi à l'étude?

Mme Jackman: Je vous demande de modifier l'article 3.1 du projet de loi de manière à inclure, dans la liste des motifs interdits, la «condition sociale». Ainsi, la race, le sexe, l'orientation sexuelle et la condition sociale seraient explicitement interdits dans le projet de loi. Je ne crois pas que ce soit trop radical pour un comité comme le vôtre.

Le sénateur Pearson: Je suis d'accord avec le sénateur Beaudoin que l'inclusion de la «condition sociale» est très sensée. D'un point de vue pratique, je me demande, moi aussi, ce que cela signifierait réellement dans une loi fédérale sur les droits de la personne. Les banques relèvent naturellement de la réglementation fédérale. Quant à votre exemple illustrant la difficulté d'encaisser un chèque d'assistance sociale, j'estime que pareille attitude est insensée parce qu'il faut honorer les chèques du gouvernement.

Toutefois, il peut arriver à quiconque de se voir refuser l'encaissement d'un chèque. C'est arrivé à mes enfants. Certains sont pauvres, d'autres pas. Je n'ai jamais perçu cela comme de la discrimination à l'égard d'un groupe particulier. Bien sûr, je parle des chèques en général, plutôt que des chèques du gouvernement. Il existe un juste milieu. On suppose au départ que la réglementation s'applique à tous de la même manière.

Pouvez-vous me donner des exemples concrets de ce qui changerait dans la vie des Canadiens si nous modifiions de la sorte la Loi sur les droits de la personne?

Mme Jackman: Je vous exhorte à lire le rapport bien documenté publié par l'ACEF-Centre. Voyez, par exemple, le pourcentage de personnes pauvres qui n'ont pas de compte bancaire et le pourcentage de personnes pauvres qui se voient couramment refuser l'encaissement d'un chèque, par opposition à un refus occasionnel. Examinez bien le pourcentage de personnes pauvres qui sont obligées de recourir à des services d'encaissement de chèques moyennant un certain montant.

L'exemple de ce qui se passe dans les banques est fort bien documenté. Je fournirai au greffier ou à l'attaché de recherche les coordonnées du rapport. Il a été présenté en français et en anglais à Industrie Canada qui, j'en suis sûre, peut vous en fournir un exemplaire. Le rapport renferme beaucoup de preuves non seulement anecdotiques, mais aussi empiriques.

Le sénateur Pearson: Ce serait utile.

Mme Jackman: Comme exemple concret, en voilà un où la preuve existe et où elle est claire.

Mis à part le fait que l'on oblige la personne pauvre à se plaindre auprès de la commission d'actes individuels de discrimination, j'ai aussi souligné la valeur de leadership et l'influence symbolique qu'aurait la Loi canadienne sur les droits de la personne. Elle représente la pierre angulaire du droit en la matière. Elle interagit avec la Charte. Elle énonce notre engagement à respecter nos obligations internationales en matière de droits de la personne; or, elle comporte une énorme lacune, car elle ne reconnaît pas le droit des pauvres de ne pas faire l'objet de discrimination en raison de leur pauvreté.

Le sénateur Pearson: Nous acceptons tous ce point particulier. La difficulté réside dans la manière de colmater la brèche. Je comprends ce que vous nous avez décrit dans les exemples concernant les banques, mais je connais bien des riches auxquels on a refusé d'encaisser des chèques. Cela m'est déjà arrivé.

Mme Jackman: C'est au plaignant qu'il revient de prouver la discrimination. Si un pauvre choisit de s'adresser au commissaire ou qu'un groupe comme l'ACEF-Centre, qui représente les pauvres, décide de s'adresser à la commission, il faut qu'il prouve qu'il y a eu discrimination en conformité avec les principes juridiques énoncés dans la loi. Quiconque se plaint d'être victime de discrimination doit en faire la preuve.

Le sénateur Pearson: Les banques mises à part, avez-vous d'autres exemples à nous donner?

Mme Jackman: Les télécommunications sont un autre secteur assujetti à la réglementation fédérale. Nous tenons pour acquis l'accès aux cartes bancaires, à la câblodistribution et au service téléphonique. L'abonnement au câble et au téléphone sont deux autres domaines où ceux qui vivent dans la pauvreté ont beaucoup plus de difficulté que les autres à obtenir des services. Le téléphone en est un bon exemple.

Le sénateur Pearson: Que voulez-vous dire?

Mme Jackman: J'ignore à quand remonte votre dernière visite au comptoir téléphonique de Bell, mais croyez-moi. Il peut être extrêmement difficile de prouver la viabilité financière exigée pour s'abonner au service téléphonique, comme à tout autre service municipal.

Ce n'est pas tant la politique du fournisseur qui pose problème que son pouvoir discrétionnaire. Je me souviens d'une affaire à Peterborough concernant les pratiques d'un fournisseur de gaz qui exigeait de ses éventuels clients qu'ils lui fournissent d'anciens relevés. Si vous étiez incapable de le faire, vous ne pouviez pas obtenir le service.

Pour tout genre de service de télécommunications -- on n'a pas fait beaucoup de recherche pour documenter ces faits, mais il existe des preuves anecdotiques --, les pauvres, en règle générale, n'obtiennent pas la même qualité de service ni le même accès que les Canadiens de la classe moyenne. Cette différence résulte non seulement de leur situation économique, mais aussi de stéréotypes au sujet de la pauvreté et des causes de la pauvreté.

Le rapport de le sénateur Cohen en est un témoignage éloquent.

Le sénateur Pearson: Quand on défend une idée, il est utile de pouvoir donner quelques exemples très concrets de véritable discrimination qui pourraient être contestés devant les tribunaux.

Le sénateur Watt: Avez-vous des renseignements qui pourraient m'éclairer sur la place occupée par les Autochtones dans ce scénario?

Mme Jackman: Comme vous le savez, la Loi canadienne sur les droits de la personne ne s'applique pas à la Loi sur les Indiens. Je sais qu'il y a eu certaines discussions à ce sujet et que le fait causait des préoccupations, parce qu'il s'agit-là d'un domaine de compétence fédérale auquel on s'attendrait habituellement que la loi s'applique.

Je ne me prétends pas une experte quand je fais des propositions à votre comité. Toutefois, le fait que la loi ne s'applique pas à la Loi sur les Indiens et aux Indiens a été soulevée durant les consultations qui ont lieu avec le ministère de la Justice lorsque le projet de loi à l'étude en était à l'étape de la rédaction.

Il serait très intéressant de savoir ce que vous répondraient les fonctionnaires de la Justice à ce sujet. Il s'agit peut-être là d'une autre omission dans le projet de loi qui, a-t-on laissé entendre encore une fois, pourrait peut-être être réparée à la deuxième phase. Pour les mêmes raisons, je ne crois pas que la pauvreté sera incluse comme motif de discrimination interdit, durant le mandat de l'actuel gouvernement. Je ne m'attendrais pas, non plus, que la question autochtone soit réglée. Vous voudrez peut-être la creuser, car c'est un autre point d'interrogation dans la loi.

Le sénateur Watt: Savez-vous si les Nations Unies ont reconnu que la collectivité autochtone formait un peuple?

Mme Jackman: Je sais que les groupes indigènes représentant les Autochtones du Canada et d'autres juridictions ont formé un groupe de démarchage efficace aux Nations Unies en vue de faire adopter un pacte international sur les droits des peuples autochtones. Toutefois, ce n'est pas un domaine au sujet duquel je puis vraiment me prononcer.

Le sénateur Watt: Savez-vous si ce dossier a progressé ou si la reconnaissance est toujours refusée?

Mme Jackman: À ce stade-ci, le pacte n'a pas été adopté. Les peuples indigènes exercent beaucoup de pressions en vue de le faire adopter. Ils jouissent d'ailleurs de beaucoup d'appui des groupes au sein desquels je travaille à faire reconnaître le principe de l'égalité.

Le sénateur Watt: Je reviens au point que vous avez soulevé, soit au fait que cela relève de la compétence fédérale. Cet article permet au gouvernement du Canada de voir aux intérêts des peuples autochtones. C'est son objectif.

Comme le projet de loi à l'étude ne fait pas de place à la race ou au sexe, en quoi votre proposition est-elle utile? Aiderait-elle les Autochtones, en ce sens qu'ils pourraient être classés comme ayant une certaine condition sociale, qu'il s'agisse de pauvreté ou d'autre chose? Serait-ce une étape à franchir pour régler la question que vous avez soulevée, même si vous n'y voyez pas de rapport avec les Autochtones? Est-ce votre interprétation?

Mme Jackman: Le paragraphe 3(1) offre une protection contre la discrimination fondée sur la race, ainsi que sur l'origine ethnique. Les Autochtones sont donc protégés contre la discrimination fondée sur la race.

Comme vous le savez beaucoup mieux que nous, les Autochtones sont beaucoup plus nombreux à être défavorisés, sur le plan économique. Ils comptent parmi les plus pauvres des Canadiens. Le comité des Nations Unies qui examine à quel point le Canada respecte ses obligations en vertu du pacte social et économique a fait remarquer notamment qu'il ne se préoccupait pas de la pauvreté chez les Autochtones.

Dans la mesure où les pauvres sont victimes de discrimination, les Autochtones le sont doublement. Si la condition sociale était ajoutée comme motif de discrimination interdit dans la loi, l'article 3.1 projeté serait fort utile, car les Autochtones pourraient alors se plaindre qu'on leur refuse des services bancaires. Les services leur sont peut-être refusés parce qu'ils sont pauvres ou parce qu'ils sont autochtones.

L'article 3.1 projeté reconnaît de multiples motifs de discrimination et faciliterait beaucoup la vie aux plaignants autochtones.

Le sénateur Gigantès: Vous m'avez convaincu, mais que répondrons-nous aux disciples du fameux économiste irlandais Murphy selon lequel le monde appartient aux riches? Les banquiers nous diront: «Nous demandez-vous de prêter de l'argent à quelqu'un qui n'a absolument pas de biens matériels, sans garantie aucune de pouvoir recouvrer le prêt?»

De plus, ils feront valoir qu'avec les moyens contemporains de reproduction et d'imagerie numérique, la production de faux chèques d'assistance sociale est l'enfance de l'art et que n'importe quel petit futé peut accéder à la liste des prestataires des chèques d'assistance sociale et y ajouter des noms. Ils nous demanderont pourquoi nous souhaitons les obliger à assumer pareils risques, aux frais des actionnaires de la banque. Que leur répondrons-nous?

Mme Jackman: Je conçois deux réponses à chaque question. Pour ce qui est de la première, la modification du projet de loi aurait pour effet d'empêcher les banques de faire de la discrimination à l'égard des pauvres. Si la banque rejette une demande de prêt parce que l'emprunteur est incapable de prouver qu'il a la capacité de rembourser, elle ne fait pas de la discrimination. Par contre, elle le fait quand elle refuse, comme elle le fait actuellement, aux pauvres des services auxquels ont droit tous les autres.

Je suis parfaitement d'accord avec vous. Je m'attends bien que les banques fassent valoir cet argument si elles ont vent que le Sénat envisage sérieusement de modifier le projet de loi en ce sens. Ce serait un argument fallacieux. Ce qui est interdit, c'est la discrimination.

Quant aux fraudes, c'est encore une question de contraintes excessives. Il est permis de croire que les banques prennent toutes sortes de mesures pour se protéger contre la fraude et les chèques falsifiés. Il faut plutôt se demander pourquoi elles se protègent contre les chèques d'assistance sociale falsifiés en refusant simplement de les encaisser. À nouveau, c'est à la banque qu'il appartient de prouver qu'il s'agit d'une décision rationnelle plutôt que d'une décision fondée simplement sur des stéréotypes et la facilité.

Le sénateur Gigantès: Je vois ce que vous voulez dire.

Qu'en est-il d'un autre motif de discrimination que l'on trouve dans les politiques internationales? Dans les Maritimes et au Québec, on licencie des gens parce qu'ils n'appartiennent pas au parti qui vient d'assumer le pouvoir. Il y a eu toute une série de licenciements depuis que le Parti québécois a pris le pouvoir à Québec. Dans certaines provinces atlantiques, nous savons tous que, lorsque le pouvoir change de mains, il y a beaucoup de départs au sein de la fonction publique, y compris aux plus bas échelons. Ces fonctionnaires sont remplacés par d'autres. Seriez-vous en faveur d'inclure la discrimination pour des motifs politiques?

Mme Jackman: Les convictions politiques sont un motif interdit bien reconnu dans de nombreux traités internationaux et canadiens. Heureuse la personne à qui cela arrive au Québec, parce que c'est la seule province au Canada qui offre de la protection contre la discrimination fondée sur les convictions politiques.

Le sénateur Kinsella: Cela se produit aussi à Terre-Neuve.

Le sénateur Gigantès: Cette forme de discrimination existe tout de même.

Mme Jackman: Nous avons au moins une loi qui protège nos droits. Même si j'habite en Ontario et que je ne partage pas les idées du parti au pouvoir, je serais d'accord, bien entendu, qu'on ajoute les convictions politiques à la liste des motifs. Toutefois, ce n'est pas, pour l'instant, une de mes priorités.

Le sénateur Gigantès: Le président Roosevelt était contre le principe de l'aide sociale et en faveur du travail obligatoire. Il était bien organisé. La ville de Key West n'était qu'un ramassis de vieilles bicoques. Grâce au travail obligatoire, elle est devenue ce qu'elle est aujourd'hui. On a envoyé là-bas des chômeurs qui possédaient les compétences voulues, ainsi que des ingénieurs et autres spécialistes, et ils ont accompli un travail merveilleux. S'ils voulaient recevoir leur chèque, ils devaient travailler.

Il n'est pas question qu'on impose cela aux malades ou aux mères célibataires. Toutefois, pourquoi ne pourrait-on pas dire aux hommes célibataires et en santé, «Vous ne pouvez pas vivre de l'aide sociale parce que nous avons mis sur pied des projets intéressants auxquels vous pouvez participer et qui vous permettront d'acquérir des compétences manuelles?»

Mme Jackman: Les listes d'attente pour participer aux programmes d'emploi dans les provinces et territoires sont longues. On n'arrive pas à satisfaire à la demande. Les assistés sociaux veulent travailler. Les programmes qui existent sont trop peu nombreux et inadéquats.

L'Institut C.D. Howe a raison de dire que, lorsque les gouvernements imposent le travail obligatoire pour des raisons idéologiques, nous finissons par nous retrouver avec des programmes inefficaces et dotés de fonds insuffisants qui ne font qu'occuper les gens au lieu de les remettre véritablement au travail. Voilà le problème. Les bons programmes ont des listes d'attente qui sont très longues. Ils n'arrivent pas à répondre à la demande.

Le sénateur Cogger: Si vous estimez qu'une banque ne fait pas preuve de discrimination quand elle refuse d'accorder un prêt à une personne qui ne peut démontrer qu'elle est en mesure de le rembourser, n'est-il pas vrai alors que les services plus simples, comme le service téléphonique, constituent aussi une forme de prêt? Dès que la compagnie Bell installe un téléphone chez quelqu'un, rien n'empêche cette personne d'accumuler une facture de plusieurs milliers de dollars. Il est donc tout à fait normal que le fournisseur de service juge de la crédibilité ou de la solvabilité du requérant. N'êtes-vous pas du même avis?

Mme Jackman: Il n'y a pas vraiment de différence entre les deux cas. Il est tout à fait légitime que les banques appliquent les mêmes critères à tous les emprunteurs éventuels. Cette pratique n'est pas discriminatoire. Toutefois, les compagnies de téléphone, elles, n'appliquent pas les mêmes critères.

Si je veux obtenir un téléphone, je n'ai qu'à démontrer que je travaille et que j'habite à la même adresse depuis plus de deux ans pour en avoir un. C'est tout. On ne pose pas d'autres questions.

Le sénateur Cogger: Et qu'en est-il des cartes de crédit? L'émetteur n'a-t-il pas le droit d'évaluer la cote de crédit du requérant? Ne devrions-nous pas tous avoir le même droit?

Mme Jackman: Nous devrions tous être assujettis aux mêmes critères. Les institutions émettrices de cartes de crédit m'offrent constamment la possibilité d'augmenter ma limite de crédit. La banque exerce un grand contrôle. Elle accorde une marge de crédit et en fixe la limite.

Le sénateur Cogger: Mais la compagnie qui installe le téléphone ne peut pas fixer de limite.

Mme Jackman: Elle peut couper le service si vous ne payez pas votre facture.

Le sénateur Cogger: C'est vrai, elle couperait le service si votre facture atteignait des proportions exorbitantes.

Mme Jackman: C'est comme cela qu'on fait marcher les affaires. En cette ère de l'informatique, les entreprises peuvent facilement surveiller le solde de mon compte et décider de ne plus m'offrir de service s'il atteint des proportions démesurées.

Le sénateur Cogger: Ce geste serait discriminatoire parce qu'elles exerceraient un contrôle sur vos dépenses, mais pas sur ma facture de téléphone.

Mme Jackman: Ce que j'essaie de dire, c'est que les institutions sous réglementation fédérale -- et j'utilise les banques comme exemple parce qu'on dispose de preuves bien documentées à leur égard -- vont priver une personne d'un service pour des motifs fondés sur des stéréotypes et non pas à cause de sa cote de crédit.

Le sénateur Gigantès: Le grand J. P. Getty, qui en avait assez de payer les factures de téléphone exorbitantes que lui laissaient ses riches invités, a fait installer des téléphones payants à côté de chaque lit.

Le sénateur Cogger: Vous voudriez qu'on supprime le facteur coût des critères d'évaluation d'une contrainte excessive, et qu'on ne garde que les facteurs santé et sécurité?

Mme Jackman: Oui, le facteur coût devrait être supprimé. Le projet de loi serait ainsi conforme aux jugements et autres lois sur les droits de la personne.

Le sénateur Cogger: La dernière fois que nous avons discuté de ce projet de loi, quelqu'un a soulevé la question des édifices du patrimoine. J'ai indiqué à Mme Falardeau-Ramsay qu'on ne pourrait appliquer ces critères dans ce cas-là, et elle m'a répondu que le facteur coût pourrait, par exemple, être invoqué.

Vous dites que si le fournisseur ou l'auteur de l'acte discriminatoire présumé ne peut invoquer des motifs fondés sur la santé ou la sécurité, peu importe les coûts, il devra se conformer aux exigences.

Je ne veux pas me lancer dans un débat philosophique. Toutefois, le fait de supprimer le facteur coût d'un projet de loi qui impose des obligations et responsabilités aux fournisseurs de services me semble tout à fait irréaliste. Bien entendu, dans un monde idéal, les coûts ne seraient pas un facteur.

Mme Jackman: Je n'ai pas l'habitude de me retrouver en si bonne compagnie, mais la Cour suprême du Canada, dans son interprétation de l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, a statué qu'on ne peut invoquer les coûts pour justifier un acte discriminatoire. Ce sont les mesures correctives qui constituent l'élément clé. Cette loi est mise en application par une commission et un tribunal. Les membres d'un tribunal, tout comme les juges, sont fondamentalement prudents. Vous prenez de gros risques si vous vous présentez devant un tribunal ou une cour de justice en vue de dénoncer une mesure corrective qui impose une obligation financière même négligeable.

Il y en a beaucoup qui pensaient que nous allions nous retrouver perdants dans l'affaire Elderidge, même si les dommages-intérêts s'élevaient à 150 000 $ et non pas à 6 milliards. C'est parce que les tribunaux, dans certains jugements, avaient dit, «Nous sommes en période de restrictions financières. Nous ne pouvons pas ordonner au gouvernement de dépenser de l'argent pour corriger une pratique discriminatoire.»

Il ne faut pas croire qu'en qualifiant les coûts d'«excessifs», les tribunaux et les cours de justice vont se mettre à ordonner à l'État ou au secteur privé de verser des centaines de milliers de dollars aux victimes de discrimination.

Le sénateur Cogger: Pourquoi pas? Si l'on supprime la notion des coûts excessifs, il n'y a plus de juste milieu. Une fois ce critère supprimé, vous ouvrez la porte à toutes sortes de réclamations. En théorie, vous pourriez, par exemple, dire aux caisses populaires qu'elles doivent installer des rampes dans chacun de leurs édifices. Le coût ne serait pas un facteur, si vous pouvez pas invoquer des motifs de santé ou de sécurité.

Je comprends votre point de vue, sauf que je trouve qu'il n'est pas réaliste. Il ne tient pas compte de la réalité quotidienne.

Mme Jackman: Sénateur, tout ce que je peux dire à ma décharge, c'est que je suis très consciente de ce qui se passe dans la réalité quotidienne. Les décideurs sont extrêmement prudents. Quand vous ajoutez le mot «coût», vous légitimez une pratique déjà existante, mais souvent passée sous silence, qui consiste à nier des droits à l'égalité si cela risque de coûter quelque chose à l'État.

Cette notion ne figure dans aucune autre loi sur les droits de la personne. Elle n'existe pas. Ce serait une première et, je dois avouer, une première assez inquiétante.

La présidente: Vous dites que la notion de coût ne figure dans aucune autre loi?

Mme Jackman: Nous n'avons pas été en mesure de trouver une loi sur les droits de la personne qui qualifie les «coûts» de «contrainte excessive». Il s'agit là d'une démarche radicale, et même régressive.

La présidente: Et qu'en est-il de l'Ontario?

Le sénateur Cogger: Si l'on supprimait du projet de loi les mots coûts, santé et sécurité -- c'est-à-dire les deux dernières lignes de l'article -- le fournisseur de services pourrait toujours invoquer que les coûts lui causent une contrainte excessive. Cette notion figure vraisemblablement dans d'autres lois. En incluant le facteur coût, nous essayons peut-être tout simplement d'être un peu réalistes.

Mme Jackman: La notion de contrainte excessive est bien définie dans les jugements qui ont été rendus concernant les droits de la personne. Il serait préférable, à mon avis, de supprimer les mots «en matière de coûts, de santé et de sécurité», et de continuer de laisser aux tribunaux et aux cours de justice le soin d'interpréter cette notion, comme ils le font déjà.

Le sénateur Cogger: Vous dites que cette notion est déjà bien définie. Est-ce qu'elle englobe aussi les coûts?

Mme Jackman: La notion de contrainte excessive englobe depuis toujours les facteurs coût, santé et sécurité.

Le sénateur Cogger: Nous essayons d'être réalistes. Où est le mal?

Mme Jackman: Comme je l'ai mentionné dans ma déclaration liminaire, il est très difficile pour la personne qui cherche à justifier une pratique discriminatoire de démontrer que les coûts lui causent une contrainte excessive.

Le sénateur Cogger: Vous semblez dire que la personne qui est victime de discrimination doit non seulement prouver qu'il y a eu discrimination, mais aussi que les coûts n'entraînent aucune contrainte excessive. Je ne suis pas d'accord. Bien qu'elle doive prouver qu'elle est victime de discrimination, il revient au fournisseur du service de démontrer qu'il ne peut corriger la situation parce que cela représente pour lui une contrainte excessive. Le fardeau de la preuve ne repose pas sur la victime de discrimination.

Mme Jackman: Dans la loi actuelle, oui; mais vous feriez preuve de négligence si vous n'abordiez pas le motif de défense qui sera invoqué.

Le sénateur Cogger: Défendre un cas et réfuter une allégation sont deux choses bien différentes.

Mme Jackman: Je me suis peut-être trompée. Je ne voulais pas laisser entendre que le fardeau de la preuve reposait sur le plaignant.

Le sénateur Cogger: Techniquement, le plaignant peut dire au juge, «J'ai prouvé qu'il y a eu discrimination. J'ai fait mon devoir.» Il peut s'arrêter là. C'est à l'autre partie de réfuter l'allégation de discrimination. Si elle ne parvient pas à le faire, il faudrait alors qu'elle prouve l'existence d'une contrainte excessive.

Mme Jackman: Oui. Elle serait obligée de démontrer que les mesures correctives lui causeraient une contrainte excessive.

Le sénateur Lewis: Nous avons parfois tendance à oublier que la vie est dure et injuste. Certains des points que je voulais soulever ont déjà été abordés, notamment par le sénateur Beaudoin.

Il faudrait, à mon avis, définir les notions de «pauvreté» ou de «condition sociale». Je ne sais pas comment on s'y prendrait pour le faire. Il est très difficile de définir ces notions.

Laissons de côté pour l'instant les dispositions de la loi sur les lettres de change et de la Loi sur les banques. Qu'arriverait-il si une banque refusait d'encaisser le chèque d'une personne en raison de sa condition sociale? Si cette personne déposait une plainte auprès de la Commission des droits de la personne, je suppose que des mesures seraient prises contre la banque. Celle-ci retiendrait les services d'un avocat pour se défendre, mais rien ne changerait dans les faits.

Mme Jackman: La personne dont le chèque n'a pas été encaissé ne peut pas tout simplement déposer une plainte auprès de la Commission et dire qu'elle est victime de discrimination parce qu'elle est pauvre. La personne qui porte plainte doit convaincre la Commission, et ensuite un tribunal, que le fait de ne pas encaisser les chèques d'aide sociale d'une personne équivaut à une pratique discriminatoire dont sont victimes les pauvres ou les assistés sociaux.

J'utilise l'expression «condition sociale» parce que la Commission des droits de la personne du Québec s'est penchée sur cette question et qu'elle a défini la notion de «condition sociale». Cette définition englobe, entre autres, les sources de revenu et l'aide sociale. Ce sont le genre d'éléments qui sont pris en considération.

J'ai utilisé l'exemple des banques parce qu'il est bien établi qu'elles font preuve de discrimination systémique à l'égard des pauvres. Si la modification que je propose était apportée au projet de loi, les banques reconsidéreraient leurs pratiques actuelles et se demanderaient s'il est juste ou efficace de refuser de servir toute personne qui cherche à encaisser un chèque de l'aide sociale, ou encore si elles devraient prendre des mesures supplémentaires pour aider les pauvres à ouvrir des comptes.

Pourquoi les pauvres n'ouvrent-ils pas de comptes? Est-ce parce qu'un grand nombre d'entre eux ne savent ni lire, ni écrire et que cette démarche les intimide? Les banques devraient peut-être prendre des mesures supplémentaires pour aider ces personnes à ouvrir un compte.

Il y a bien des choses que les banques pourraient faire si elles voulaient offrir aux pauvres les mêmes services qu'elles offrent aux professionnels qu'elles pourchassent sans arrêt. Elles estiment qu'il n'est pas dans leur intérêt, économique ou autre, de déployer des efforts pour voir quels sont les services bancaires dont ont besoin les pauvres. Elles ne sont pas obligées de le faire. À cause de l'idée qu'elles se font des pauvres et des assistés sociaux, elles peuvent systématiquement et simplement refuser d'encaisser leurs chèques et les diriger vers des services d'encaissement de chèques qui imposent des frais de 5 p. 100.

M. Lewis: Est-ce que la Commission ne pourrait pas, comme solution de rechange, ordonner aux banques de fournir ces services?

Mme Jackman: Le dépôt d'une plainte ouvre en fait la voie à la négociation. Il incite la personne qui est l'objet d'une plainte à prendre des mesures. La Commission, si elle détenait un pouvoir de coercition, pourrait proposer aux banques divers moyens d'améliorer les services offerts aux pauvres sans que cela ne leur coûte trop cher.

M. Lewis: C'est bien beau de leur donner des suggestions, mais est-ce qu'on peut vraiment les obliger à les mettre en oeuvre? C'est comme si on obligeait les banques à encaisser les chèques de tous ceux qui se présentent à la caisse.

Mme Jackman: Comme je l'ai déjà dit, vous devez prouver que vous êtes victime de discrimination. Elles ne sont pas obligées d'encaisser les chèques de qui ce soit. Toutefois, elles ne peuvent pas systématiquement priver un groupe défavorisé, reconnu en vertu de la loi, d'un service qui est offert aux autres.

M. Lewis: Donc, ce sont les politiques des banques que vous dénoncez.

Mme Jackman: Dans bien des cas, oui. Souvent, c'est le pouvoir discrétionnaire qu'elles exercent que nous dénonçons. Le commis de banque n'est peut-être pas en forme et sait que la banque appuiera ce genre de décision arbitraire. Si vous appartenez à la classe moyenne ou que vous êtes scolarisé, vous allez insister, aller à la caisse suivante, demander à parler au directeur et vous finirez par vous faire servir. Toutefois, si vous êtes pauvre, il y a de fortes chances, si vous portez plainte, que ce soit le garde de sécurité qu'on vous présente, pas le directeur de la banque.

Je continue d'utiliser les banques comme exemple, mais comme on ne reconnaît pas la condition sociale ou la pauvreté comme un motif de discrimination, il y a très peu de données ou de jugements là-dessus.

Le sénateur Beaudoin sait fort bien qu'il y a très peu de subventions qui sont accordées pour faire des recherches sur les droits des pauvres. Si elles sont plutôt rares, c'est parce que la pauvreté n'est pas considérée comme un problème qui touche les droits de la personne. Or, la pauvreté est de plus en plus reconnue comme une question qui relève des droits de la personne. Le Canada, en tout cas le gouvernement fédéral, traîne derrière les autres pays à ce chapitre.

Le sénateur Watt: J'ai une question qui n'a absolument rien à voir avec ce dont nous discutons, mais elle concerne la discrimination.

En ce qui a trait aux Autochtones, surtout aux Inuit, les pratiques discriminatoires ont été décrétées par les lois adoptées à l'échelle provinciale et fédérale. Je fais référence aux droits individuels par rapport aux droits collectifs.

En vertu du concept des droits collectifs, un organisme chargé de défendre les intérêts de particuliers est, de par la loi, considéré comme une personne et a tendance à passer outre aux droits individuels; un particulier n'a plus alors aucun recours. Il ne sait parfois plus vers où se tourner et devient une victime. Je le sais par expérience. J'ai vu cette situation se produire peut-être pas quotidiennement, mais régulièrement.

Que recommandez-vous à cet égard? Avons-nous besoin d'une déclaration des droits qui nous protégerait de nous-mêmes?

La Charte des droits et libertés protège chaque citoyen contre toute faute du gouvernement. La situation est semblable. Que feriez-vous en pareil cas? Je sais que ma question n'est pas directement reliée au sujet qui nous occupe, mais elle demeure pertinente parce que nous devrons nous y attarder tôt ou tard. C'est un problème qui prend de plus en plus d'ampleur.

Mme Jackman: Vous venez de soulever un point très important. La solution réside en partie dans les conclusions des tribunaux. Nous accordons beaucoup d'importance à l'État, au lien qui existe entre l'individu et l'État, alors que, avec la mondialisation, les droits sont entravés non pas par l'État, mais par le secteur privé. Nous ne mettons peut-être pas l'accent au bon endroit.

C'est là que la Loi canadienne sur les droits de la personne détient un avantage par rapport à la Charte des droits et libertés. La charte régit uniquement le lien entre le gouvernement et l'individu alors que les codes fédéral et provinciaux des droits de la personne régissent également les comportements abusifs qui ont cours dans le secteur privé. C'est ce qui assure une certaine continuité des droits entre l'État et l'entreprise privée. Nous fixons généralement la limite à ce qui relève du domaine privé, les relations personnelles, les clubs privés et les relations familiales. Au-delà de cette limite, il n'y a plus de garantie. En dehors du club et de la maison, c'est certainement là l'objectif de la législation.

On peut voir par exemple que les lois sur les normes d'emploi sont assez uniformes. L'idéal serait que tous les aspects de votre vie qui sont du domaine public soient protégés de la même façon.

En ce qui concerne les droits sociaux et économiques, certains de mes collègues affirment que nous nous trompons de bouc émissaire parce que ce n'est plus le gouvernement qui viole les droits, ce sont plutôt les entreprises privées, les multinationales, le Fonds monétaire international que les gouvernements n'arrivent pas à contrôler. Selon eux, nous devons penser à une façon de régir ces types de liens.

Mon point faible, c'est que, en tant qu'avocate de droit public et de droit constitutionnel, je me concentre sur les lois qui régissent les liens entre l'individu et l'État. Toutefois, il y a lieu de se demander si nous ne devrions pas élargir notre champ d'étude.

Il importe que les lois de ce type soient rédigées de façon appropriée parce qu'elles touchent le secteur privé.

Le sénateur Doyle: Il y a environ deux ans, dans la riche ville de Toronto, un scandale a éclaté lorsqu'on a découvert que les banques à charte demandaient aux prestataires d'aide sociale de faire la queue à un endroit bien précis certains jours occupés. Si je ne m'abuse, même la commission a été alertée et un grand nombre d'éditoriaux énergiques ont été écrits à ce sujet. Si je ne me trompe pas, ces queues spéciales ont été éliminées.

Je vous ai donné cet exemple parce que ces pratiques, qui, comme vous l'avez vous-même mentionné, sont parfois attribuables à la fatigue d'un caissier, peuvent devenir des habitudes dans une banque occupée qui procède à une rationalisation. Il existe toutefois différentes façons d'envisager le problème. Les dispositions en question pourraient-elles être renforcées en en modifiant le libellé?

Mme Jackman: Je dois admettre que je ne connais pas cette histoire, mais je suis certaine que cette situation a pu se produire à différentes reprises. Vous avez raison de dire que, à certains niveaux, il est impossible de tout régir. Les banques trouveront des solutions pour servir les intérêts de leurs actionnaires et un caissier trouvera une façon de punir les clients s'il est de mauvaise humeur. Il nous arrive tous d'agir par méchanceté.

La différence dans le cas qui nous occupe, c'est que des groupes depuis longtemps reconnus comme particulièrement vulnérables à ce genre de méchanceté sont parfois protégés par la loi alors que d'autres ne le sont pas.

Ma profession m'a peut-être fait perdre le sens des réalités. Je crois toutefois qu'il est important sur le plan symbolique que ces droits soient reconnus dans des lois qui ne visent pas uniquement les caissiers de certaines banques.

Les pauvres ont l'impression que le secteur privé et l'État ne tiennent pas compte de leurs droits. Ils se sentent impuissants et blessés.

Le pouvoir législatif a le devoir de représenter tous les citoyens et pas uniquement les personnages puissants ni même les électeurs, tout particulièrement avec ce type de loi dont le but premier, comme le précise l'article 2, est d'assurer l'égalité des chances et la non-discrimination.

Le sénateur Doyle: Si je me rappelle bien, la plupart des personnes qui ont dénoncé les banques étaient des mères chefs de famille. Elles ont été invitées à tous les talk-shows, et tous les journaux ont raconté leur histoire. Les banques ont alors modifié leur politique.

Mme Jackman: Il ne fait aucun doute que les mères seul soutien de famille ou prestataires de l'aide sociale forment un sous-groupe qui éprouve actuellement des problèmes particuliers sur les plans économique et social. On pourrait affirmer qu'une mère seul soutien de famille est victime de discrimination en raison de sa situation familiale, car ce motif est reconnu. L'avantage qu'il y aurait à reconnaître expressément la condition sociale, c'est que vous pourriez invoquer l'article 3.1 proposé en disant: «Je ne sais pas si c'est parce que je suis une mère chef de famille, parce que je suis prestataire d'aide sociale ou parce que je suis pauvre, mais je me rends compte de la façon dont on me traite et que d'autres subissent systématiquement le même traitement que moi: cela doit prendre fin.»

Le sénateur Kinsella: Notre discussion sur la pauvreté est très importante. La pauvreté n'est pas incluse dans la liste des motifs de distinction illicites. Vous affirmez qu'elle devrait l'être parce que les tribunaux interprètent probablement la loi comme si elle l'était de toute façon. C'est au pouvoir législatif qu'il incombe de promulguer des lois et non au pouvoir judiciaire.

Toutefois, parmi les motifs de distinction illicites énumérés dans le projet de loi, il y en a un qui ne s'applique pas à tous les articles. Qu'en pensez-vous? Croyez-vous que tous les motifs de distinction illicites énumérés devraient s'appliquer à tous les domaines de discrimination visés par le projet de loi? Pour être plus précis, que pensez-vous du fait que l'un des motifs illicites ne s'applique pas à l'article 16?

Mme Jackman: Je préférerais que l'article 16.1 proposé nous renvoie tout simplement à l'article 3. Il semble quelque peu superflu de modifier les deux dispositions. Les gais et les lesbiennes se sont ainsi retrouvés dans une situation où, par suite d'une omission dans la loi ou d'un geste politique, ils étaient visés par une disposition mais pas par les autres. Je préférerais évidemment un renvoi à l'article 3.

J'aurais dû être plus explicite. Si le comité modifiait l'article 3.1 proposé pour y inclure la «condition sociale», j'espère qu'il modifierait également l'article 16.1 proposé pour inclure ce motif parce que les deux articles sont interdépendants.

Le sénateur Kinsella: Voilà une suggestion importante. La Commission des droits de la personne est également d'avis que tous les motifs de distinction illicites énumérés à l'article 3 s'appliquent à tous les articles de la loi.

J'ai une deuxième question plutôt technique. Dans la Loi sur les droits de la personne que je connais le mieux, c'est-à-dire celle du Nouveau-Brunswick, la Commission des droits de la personne détermine s'il existe une restriction justifiable.

Aux termes du projet de loi, un intimé peut invoquer une restriction justifiable comme défense quand il ne peut respecter l'obligation de satisfaire les besoins d'une personne handicapée.

Croyez-vous que la Loi canadienne sur les droits de la personne devrait, tout comme la loi en vigueur au Nouveau-Brunswick, autoriser un organisme fédéral assujetti à la loi, comme le CN, à demander à la Commission des droits de la personne de déterminer à l'avance l'existence d'un motif justifiable permettant à cet organisme de ne pas satisfaire aux besoins d'une personne handicapée? Je pose cette question du point de vue pratique. Disons que le CN sait qu'il aura des problèmes s'il ne respecte pas l'obligation d'accommodement et qu'il croit avoir de bonnes raisons pour en être exempté. Si le CN présente une telle demande à la commission et que celle-ci reconnaît l'existence d'un tel motif, imaginez l'angoisse et les souffrances qu'on évite au plaignant et à l'intimé, sans mentionner l'argent épargné. Cette procédure fonctionne extrêmement bien au Nouveau-Brunswick. Qu'en pensez-vous?

Mme Jackman: J'ai parlé plus tôt de la définition de l'expression «contrainte excessive». Si quelqu'un ne devrait pas avoir ce pouvoir, c'est bien le Cabinet. C'est pourtant ce que prévoit le projet de loi. Le Cabinet pourrait définir ce qui constitue une contrainte excessive. J'ai déjà suggéré que cette disposition disparaisse complètement du projet de loi.

En ce qui concerne une décision préalable de la commission, je ne travaille pas dans ce domaine. Je ne connais pas très bien les pratiques existantes, mais je présume que la commission, le plaignant et l'intimé tentent de régler ces différends pendant un certain temps pour ne pas se retrouver devant les tribunaux. Tout pouvoir qui serait accordé à la commission dans le but de faciliter cette démarche serait bénéfique.

Le sénateur Kinsella: Un ancien collègue du sénateur Beaudoin, feu le juge Tarnopolsky, a écrit un article intéressant sur la législation antidiscrimination et les lois sur les droits de la personne intitulé «The Iron Fist in the Velvet Glove» et publié dans le Canadian Bar Review. L'une des thèses avancées dans cet article, c'est que la législation sur les droits de la personne a un statut particulier, mais qu'elle ne vise pas à être punitive.

En ce qui concerne les modifications proposées, y compris celles relatives à la constitution d'un tribunal, quel conseil nous donneriez-vous au sujet de cette thèse de la main de fer dans un gant de velours?

Mme Jackman: Le Code des droits de la personne et la jurisprudence connexe ont toujours été axés sur la réparation des torts causés. C'est là l'avantage de la jurisprudence. L'idée derrière tout ça, ce n'est pas de punir mais de réparer.

Le projet de loi reconnaît que, dans certains cas, il faut recourir à la dissuasion. La littérature haineuse que l'on retrouve sur Internet constitue un bon exemple. Les personnes et les groupes en cause ont violé de façon flagrante la loi et les droits d'autrui. Certains ont l'impression que la loi ne peut être efficace si elle ne prévoit pas de punition. Bien sûr, les montants envisagés sont plutôt modestes sur le plan de la common law. Je ne crois pas que cela cause des problèmes.

Le sénateur Beaudoin: Allons-nous trop loin quand nous disons que nous ne pouvons refuser un droit pour des raisons d'argent? Autrement dit, on ne peut pas dire qu'un droit est trop onéreux à appliquer. Nous ne devrions pas en arriver à la conclusion que, parce qu'il serait trop onéreux d'appliquer un certain droit, on ne devrait pas l'inclure. Toutefois, pouvons-nous fixer certaines limites? Y a-t-il un pays au monde qui soit en mesure de dire «vous avez le droit de travailler et si vous ne trouvez pas d'emploi, on vous accordera une réparation»? Bien sûr, si une personne ne peut trouver un emploi dans une société civilisée, elle peut avoir recours à l'assurance-emploi ou d'autres régimes du même type. Mais où donc doit être fixée la limite exacte? Y a-t-il un principe voulant qu'on ne jamais puisse refuser un droit simplement parce qu'il serait trop coûteux?

Mme Jackman: En vertu de la Charte, cette question ne relève pas d'un droit fondamental ni d'un motif justifiable, mais bien d'une réparation. Il incombe au tribunal d'établir dans quelle mesure les besoins d'une personne doivent être satisfaits.

La réparation idéale pourrait être extrêmement coûteuse mais, au bout du compte, l'accommodement ordonné pourrait être moins onéreux. Cette question est également prévue à l'article 24 de la charte.

Le sénateur Gigantès: Je ne comprends pas tout à fait cette réponse.

Mme Jackman: Comme l'a souligné le sénateur Beaudoin, nous ne voulons pas dire qu'un droit n'existe pas parce qu'il est trop coûteux.

Le sénateur Beaudoin: Nous ne voulons pas dire cela.

Mme Jackman: Pas du tout. Cependant, nous pouvons parfois dire que l'exercice d'un droit engendrerait des coûts si élevés que nous ne pouvons offrir la réparation idéale mais que nous allons plutôt offrir une réparation moindre.

La Loi canadienne sur les droits de la personne précise que si les mesures destinées à répondre idéalement aux besoins d'une personne constituent une contrainte excessive, on peut satisfaire ces besoins d'une autre façon.

Ainsi, dans l'affaire Elderidge, les requérants ont demandé à la Cour suprême d'ordonner au gouvernement de la Colombie-Britannique de payer pour des services d'interprétation gestuelle destinés aux personnes qui vont par exemple voir le médecin. L'interprète aiderait la personne qui a besoin de ses services et serait remboursé comme l'est le médecin.

La Cour a décidé de renvoyer l'affaire au gouvernement de la Colombie-Britannique pour que celui-ci détermine la solution la plus efficace.

Le sénateur Beaudoin: Il a conclu que cette demande était acceptable.

Mme Jackman: Oui, mais le coût des services a été pris en considération pour déterminer la réparation convenable. Ce facteur est intervenu au moment où une réparation a été ordonnée et non au moment de décider s'il y avait ou non discrimination.

Le sénateur Beaudoin: Comment le pouvoir judiciaire pourrait-il dire au pouvoir exécutif ou au pouvoir législatif de se débrouiller pour trouver l'argent nécessaire? S'il n'y a pas d'argent, tout s'arrête là.

Mme Jackman: Ce que les tribunaux ont dit, c'est que les personnes sourdes sont lésées dans leurs droits si elles ne peuvent communiquer avec leur médecin ou leur hôpital. On doit s'assurer que les personnes sourdes peuvent communiquer.

Le sénateur Beaudoin: Qu'en est-il par exemple du droit au travail?

Le sénateur Kinsella: Si on analyse la législation sur les droits de la personne, n'est-il pas vrai qu'il existe un principe voulant que l'exercice des droits économiques, sociaux et culturels dépende de la capacité d'un État à payer? Ce principe est bien reconnu. N'est-il pas valable?

Mme Jackman: C'est tout à fait vrai. C'est un droit qui peut être exercé progressivement, en fonction des moyens dont dispose la société dans laquelle vous vivez. Tous les droits sont interprétés dans ce contexte.

Notre interprétation du droit de vote prévoirait par exemple que les recenseurs se présentent à votre porte et non que vous soyez obligé de vous déplacer vous-même. Cette façon de procéder est particulière à notre contexte politique.

En réponse à la question du sénateur Cogger, il a raison de dire que le coût est un facteur. Je ne suis toutefois pas d'accord pour que les coûts servent de prétexte. N'importe qui pourrait alors invoquer cet argument pour être exempté de ses obligations.

Il existe déjà une définition très précise de l'expression «contrainte excessive» qui tient compte des coûts et d'autres facteurs. Pourquoi la préciser davantage? J'éliminerais la dernière partie de cette phrase et je m'en remettrais à la jurisprudence. La notion de contrainte excessive existe, et elle a été interprétée. Nous savons ce qu'elle signifie. Je prévoie que cette précision superflue aura un effet néfaste, parce que les tribunaux hésitent déjà à dire à l'État et au secteur privé de dépenser davantage pour accorder une réparation.

Le sénateur Kinsella: Le sénateur Beaudoin et moi-même avons récemment eu l'occasion de participer à une réunion très intéressante des parlementaires des Amériques à Québec. Les participants à cette conférence ont adopté une résolution, présentée par le Sénat du Canada, selon laquelle nous tenterions, par l'entremise de nos parlements respectifs, d'examiner les rapports sur les droits de la personne soumis dans nos pays respectifs en vertu des divers instruments internationaux.

Dans votre exposé, vous avez fait allusion aux rapports présentés par le Canada en vertu de certains pactes. Vous avez également attiré notre attention sur certaines des recommandations émanant du comité des droits de l'homme chargé d'examiner la situation dans notre pays.

J'espère, madame la présidente, que nous examinerons les rapports que le Canada a présentés à cet égard, parce que nous venons tout juste d'entendre un témoin expert faire référence à une recommandation importante que les Nations Unies ont faite au Canada pour y améliorer la situation des droits de la personne.

Le sénateur Gigantès: Votre réponse à la question que j'ai posée plus tôt me laisse croire que les programmes de travail obligatoire ne fonctionnent pas et que, quand certains d'entre eux fonctionnent, les listes d'attente sont extrêmement longues. Si ces programmes étaient suffisamment nombreux et fonctionnaient bien, vous y opposeriez-vous?

Mme Jackman: Si nous faisions référence à des programmes de «travail obligatoire», je m'y opposerais parce que le mot obligatoire a bien des connotations.

Le sénateur Gigantès: Modifions le nom de ces programmes.

Mme Jackman: L'expression «perspectives d'emploi» n'est pas mieux; elle est devenue un euphémisme pour «travail obligatoire».

Les programmes conçus pour aider les prestataires d'aide sociale à réintégrer la population active sont des mesures positives. Dans notre économie, la seule façon d'assurer sa propre sécurité économique et celle de sa famille, c'est en occupant un emploi rémunéré. C'est là que le sexe d'une personne entre en jeu. L'une des questions qui me viennent à l'esprit quand on me parle de programmes de travail obligatoire, c'est: ont-ils prévu des places en garderie?

Une mère seul soutien de famille qui désire retourner sur le marché du travail a un salaire peu élevé et vit une situation terrible. Elle ne veut pas que ses enfants grandissent dans ce contexte. On l'oblige alors à participer à un programme qui ne prévoit rien pour ses enfants d'âge préscolaire.

L'impression que j'ai, c'est que ces programmes de travail obligatoire sont de plus en plus populaires dans la plupart des provinces canadiennes, parce qu'ils ont un caractère punitif et ne cherchent pas à réparer des torts.

Le sénateur Gigantès: Je suis tout à fait d'accord avec vous.

La présidente: Merci beaucoup, madame Jackman. Vous avez formulé de très bonnes idées. Je vous remercie d'être venue ici aujourd'hui.

La séance est levée.


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